undefined cover
undefined cover
A Voix Forte -Albert Camus  discours prix Nobel 10 décembre 1957- Yannick Debain cover
A Voix Forte -Albert Camus  discours prix Nobel 10 décembre 1957- Yannick Debain cover
A Voix Haute

A Voix Forte -Albert Camus discours prix Nobel 10 décembre 1957- Yannick Debain

A Voix Forte -Albert Camus discours prix Nobel 10 décembre 1957- Yannick Debain

10min |29/03/2024|

4181

Play
undefined cover
undefined cover
A Voix Forte -Albert Camus  discours prix Nobel 10 décembre 1957- Yannick Debain cover
A Voix Forte -Albert Camus  discours prix Nobel 10 décembre 1957- Yannick Debain cover
A Voix Haute

A Voix Forte -Albert Camus discours prix Nobel 10 décembre 1957- Yannick Debain

A Voix Forte -Albert Camus discours prix Nobel 10 décembre 1957- Yannick Debain

10min |29/03/2024|

4181

Play

Description

Albert Camus, né le 7 novembre 1913 à Mondovi (aujourd’hui Dréan), près de Bône (aujourd’hui Annaba), en Algérie, et mort le 4 janvier 1960 à Villeblevin dans un accident de voiture, dans l'Yonne en France, est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il est aussi journaliste militant engagé dans la Résistance française et, proche des courants libertaires, dans les combats moraux de l'après-guerre.


Son œuvre comprend des pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, des films, des poèmes et des essais dans lesquels il développe un humanisme fondé sur la prise de conscience de l'absurde de la condition humaine mais aussi sur la révolte comme réponse à l'absurde, révolte qui conduit à l'action et donne un sens au monde et à l'existence. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957.


Dans le journal Combat, ses prises de position sont audacieuses, aussi bien sur la question de l'indépendance de l'Algérie que sur ses rapports avec le Parti communiste algérien, qu'il quitte après un court passage de deux ans. Il ne se dérobe devant aucun combat, protestant successivement contre les inégalités qui frappent les musulmans d'Afrique du Nord, puis contre la caricature du pied-noir exploiteur, ou prenant la défense des Espagnols exilés antifascistes, des victimes du stalinisme et des objecteurs de conscience. En marge des courants philosophiques, Camus est d'abord témoin de son temps, refusant toute compromission. Il n'a cessé de lutter contre les idéologies et les abstractions qui détournent de l'humain. Il est ainsi amené à s'opposer à l'existentialisme et au marxisme, sa critique du totalitarisme soviétique lui vaut les anathèmes de communistes et sa rupture avec Jean-Paul Sartre.

                  


Le discours qu'Albert Camus prononce ce 10 décembre 1957, à Oslo, est à l'image de sa vie et de ses combats : engagé. Né dans une famille française le 7 novembre 1913 en Algérie, il fréquente une école primaire communale où il rencontre un instituteur, Louis Germain, qui l'aidera – remplaçant d'une certaine manière son père, mort à la première bataille de la Marne. C'est à lui qu'il dédie son Prix Nobel. 

Revenu en France, il s'engage, dans la résistance française, pendant la Seconde Guerre mondiale, et par la suite, pour l'indépendance de l'Algérie – intellectuellement, même s'il le vit comme un drame personnel puisque ses racines se trouvent là-bas. 

En 1957, Albert Camus a publié de nombreux romans comme L'Envers et l'Endroit en 1937, Le Mythe de Sisyphe et L'Étranger en 1942, La Peste en 1947, L'Homme révolté en 1951 ainsi que La Chute en 1956. 

Dans son discours, il revient sur le mythe de l'écrivain solitaire, dans sa tour d'ivoire, au-dessus des hommes tel un albatros. « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. » 

Puis, il insiste sur l'engagement de l'écrivain : « Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. » Avant de rajouter : « Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir — le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression. »


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    A voix haute, à voix forte, 10 décembre 1957, discours d'Albert Camus pour la réception du prix Nobel. Sœurs, madame, altesses royales, mesdames, messieurs. En recevant la distinction dont votre libre académie a bien voulu m'honorer, ma gratitude était d'autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme, et à plus forte raison tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m'a pas été possible d'apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d'une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l'amitié, n'aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d'un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d'une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l'heure où, en Europe, D'autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant. J'ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m'a fallu en somme me mettre en règle avec un sort trop généreux, et puisque je ne pouvais m'égaler à lui en m'appuyant sur mes seuls mérites, je n'ai rien trouvé d'autre pour m'aider que ce qui m'a soutenu tout au long de ma vie et dans les circonstances les plus contraires, l'idée que je me fais de mon art et du rôle de l'écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d'amitié, je vous dise aussi simplement que je le pourrais, quelle est cette idée. Je ne puis vivre personnellement sans mon art, mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire, au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne et me permet de vivre tel que je suis au niveau de tous. La... n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige l'artiste à ne pas se séparer. Il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle, et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait Différent apprend bien vite qu'il ne nourrira son art et sa différence qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien. Ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et s'ils ont un parti à prendre en ce monde, Ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel. Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire, il est au service de ceux qui la subissent, ou sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie, avec leurs millions d'hommes, ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'ils consentent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écripin de l'exil chaque fois du moins qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l'art. Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation, mais dans toutes les circonstances de sa vie, obscures ou provisoirement célèbres, jetées dans les fers de la tyrannie ou libres pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier, le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où il règne, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir, le refus de mentir sur ce que l'on sait et le refus de mentir sur ce que l'on sait. et la résistance à l'oppression. Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdue sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi, par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et il obligeait à ne pas écrire seulement, il m'obligeait particulièrement à porter tel que j'étais, Et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions, ces hommes nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu 20 ans au moment où s'installait à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui furent confrontés ensuite pour parfaire leur éducation à la guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, A l'Europe de la torture et des prisons doivent aujourd'hui élever leur fils et leur œuvre dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimiste. Et je suis même d'avis que nous devons comprendre sans cesser de lutter contre l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur et se sont rués dans les nihilismes de l'époque. Mais... Il reste que la plupart d'entre nous dans mon pays et en Europe ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité. Il aura fallu se forger un art de vivre partant de catastrophes pour naître une seconde fois et lutter ensuite à visage découvert contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire. Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû en elle-même... et autour d'elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, Où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et à l'occasion sait mourir sans haine pour lui. C'est elle qui mérite d'être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C'est sur elle, en tout cas, que, certains de votre accord profond, je voudrais reporter l'honneur que vous venez de me faire. Du même coup... Après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autre titre que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte vulnérables, mais entêtés, injustes et passionnés de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, sans cesse partagée entre la douleur et la beauté, et vouée, enfin, à tirer de son être double les créations qu'il laissait obstinément dédifiées dans le mouvement destructeur de l'histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ses deux buts, péniblement mais résolument. Certains avancent de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain, dès lors, oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être à la vie libre où j'ai grandi, mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier. Elle m'aide encore à me tenir aveuglément. auprès de tous ces hommes silencieux qui me supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de bref et libre bonheur ramener ainsi à ce que je suis réellement à mes limites à mes dettes comme à ma foi difficile Je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l'étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m'accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n'ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors... à vous remercier du fond du cœur et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même dans le silence.

Description

Albert Camus, né le 7 novembre 1913 à Mondovi (aujourd’hui Dréan), près de Bône (aujourd’hui Annaba), en Algérie, et mort le 4 janvier 1960 à Villeblevin dans un accident de voiture, dans l'Yonne en France, est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il est aussi journaliste militant engagé dans la Résistance française et, proche des courants libertaires, dans les combats moraux de l'après-guerre.


Son œuvre comprend des pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, des films, des poèmes et des essais dans lesquels il développe un humanisme fondé sur la prise de conscience de l'absurde de la condition humaine mais aussi sur la révolte comme réponse à l'absurde, révolte qui conduit à l'action et donne un sens au monde et à l'existence. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957.


Dans le journal Combat, ses prises de position sont audacieuses, aussi bien sur la question de l'indépendance de l'Algérie que sur ses rapports avec le Parti communiste algérien, qu'il quitte après un court passage de deux ans. Il ne se dérobe devant aucun combat, protestant successivement contre les inégalités qui frappent les musulmans d'Afrique du Nord, puis contre la caricature du pied-noir exploiteur, ou prenant la défense des Espagnols exilés antifascistes, des victimes du stalinisme et des objecteurs de conscience. En marge des courants philosophiques, Camus est d'abord témoin de son temps, refusant toute compromission. Il n'a cessé de lutter contre les idéologies et les abstractions qui détournent de l'humain. Il est ainsi amené à s'opposer à l'existentialisme et au marxisme, sa critique du totalitarisme soviétique lui vaut les anathèmes de communistes et sa rupture avec Jean-Paul Sartre.

                  


Le discours qu'Albert Camus prononce ce 10 décembre 1957, à Oslo, est à l'image de sa vie et de ses combats : engagé. Né dans une famille française le 7 novembre 1913 en Algérie, il fréquente une école primaire communale où il rencontre un instituteur, Louis Germain, qui l'aidera – remplaçant d'une certaine manière son père, mort à la première bataille de la Marne. C'est à lui qu'il dédie son Prix Nobel. 

Revenu en France, il s'engage, dans la résistance française, pendant la Seconde Guerre mondiale, et par la suite, pour l'indépendance de l'Algérie – intellectuellement, même s'il le vit comme un drame personnel puisque ses racines se trouvent là-bas. 

En 1957, Albert Camus a publié de nombreux romans comme L'Envers et l'Endroit en 1937, Le Mythe de Sisyphe et L'Étranger en 1942, La Peste en 1947, L'Homme révolté en 1951 ainsi que La Chute en 1956. 

Dans son discours, il revient sur le mythe de l'écrivain solitaire, dans sa tour d'ivoire, au-dessus des hommes tel un albatros. « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. » 

Puis, il insiste sur l'engagement de l'écrivain : « Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. » Avant de rajouter : « Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir — le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression. »


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    A voix haute, à voix forte, 10 décembre 1957, discours d'Albert Camus pour la réception du prix Nobel. Sœurs, madame, altesses royales, mesdames, messieurs. En recevant la distinction dont votre libre académie a bien voulu m'honorer, ma gratitude était d'autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme, et à plus forte raison tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m'a pas été possible d'apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d'une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l'amitié, n'aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d'un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d'une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l'heure où, en Europe, D'autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant. J'ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m'a fallu en somme me mettre en règle avec un sort trop généreux, et puisque je ne pouvais m'égaler à lui en m'appuyant sur mes seuls mérites, je n'ai rien trouvé d'autre pour m'aider que ce qui m'a soutenu tout au long de ma vie et dans les circonstances les plus contraires, l'idée que je me fais de mon art et du rôle de l'écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d'amitié, je vous dise aussi simplement que je le pourrais, quelle est cette idée. Je ne puis vivre personnellement sans mon art, mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire, au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne et me permet de vivre tel que je suis au niveau de tous. La... n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige l'artiste à ne pas se séparer. Il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle, et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait Différent apprend bien vite qu'il ne nourrira son art et sa différence qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien. Ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et s'ils ont un parti à prendre en ce monde, Ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel. Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire, il est au service de ceux qui la subissent, ou sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie, avec leurs millions d'hommes, ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'ils consentent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écripin de l'exil chaque fois du moins qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l'art. Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation, mais dans toutes les circonstances de sa vie, obscures ou provisoirement célèbres, jetées dans les fers de la tyrannie ou libres pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier, le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où il règne, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir, le refus de mentir sur ce que l'on sait et le refus de mentir sur ce que l'on sait. et la résistance à l'oppression. Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdue sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi, par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et il obligeait à ne pas écrire seulement, il m'obligeait particulièrement à porter tel que j'étais, Et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions, ces hommes nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu 20 ans au moment où s'installait à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui furent confrontés ensuite pour parfaire leur éducation à la guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, A l'Europe de la torture et des prisons doivent aujourd'hui élever leur fils et leur œuvre dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimiste. Et je suis même d'avis que nous devons comprendre sans cesser de lutter contre l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur et se sont rués dans les nihilismes de l'époque. Mais... Il reste que la plupart d'entre nous dans mon pays et en Europe ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité. Il aura fallu se forger un art de vivre partant de catastrophes pour naître une seconde fois et lutter ensuite à visage découvert contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire. Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû en elle-même... et autour d'elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, Où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et à l'occasion sait mourir sans haine pour lui. C'est elle qui mérite d'être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C'est sur elle, en tout cas, que, certains de votre accord profond, je voudrais reporter l'honneur que vous venez de me faire. Du même coup... Après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autre titre que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte vulnérables, mais entêtés, injustes et passionnés de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, sans cesse partagée entre la douleur et la beauté, et vouée, enfin, à tirer de son être double les créations qu'il laissait obstinément dédifiées dans le mouvement destructeur de l'histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ses deux buts, péniblement mais résolument. Certains avancent de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain, dès lors, oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être à la vie libre où j'ai grandi, mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier. Elle m'aide encore à me tenir aveuglément. auprès de tous ces hommes silencieux qui me supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de bref et libre bonheur ramener ainsi à ce que je suis réellement à mes limites à mes dettes comme à ma foi difficile Je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l'étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m'accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n'ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors... à vous remercier du fond du cœur et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même dans le silence.

Share

Embed

You may also like

Description

Albert Camus, né le 7 novembre 1913 à Mondovi (aujourd’hui Dréan), près de Bône (aujourd’hui Annaba), en Algérie, et mort le 4 janvier 1960 à Villeblevin dans un accident de voiture, dans l'Yonne en France, est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il est aussi journaliste militant engagé dans la Résistance française et, proche des courants libertaires, dans les combats moraux de l'après-guerre.


Son œuvre comprend des pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, des films, des poèmes et des essais dans lesquels il développe un humanisme fondé sur la prise de conscience de l'absurde de la condition humaine mais aussi sur la révolte comme réponse à l'absurde, révolte qui conduit à l'action et donne un sens au monde et à l'existence. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957.


Dans le journal Combat, ses prises de position sont audacieuses, aussi bien sur la question de l'indépendance de l'Algérie que sur ses rapports avec le Parti communiste algérien, qu'il quitte après un court passage de deux ans. Il ne se dérobe devant aucun combat, protestant successivement contre les inégalités qui frappent les musulmans d'Afrique du Nord, puis contre la caricature du pied-noir exploiteur, ou prenant la défense des Espagnols exilés antifascistes, des victimes du stalinisme et des objecteurs de conscience. En marge des courants philosophiques, Camus est d'abord témoin de son temps, refusant toute compromission. Il n'a cessé de lutter contre les idéologies et les abstractions qui détournent de l'humain. Il est ainsi amené à s'opposer à l'existentialisme et au marxisme, sa critique du totalitarisme soviétique lui vaut les anathèmes de communistes et sa rupture avec Jean-Paul Sartre.

                  


Le discours qu'Albert Camus prononce ce 10 décembre 1957, à Oslo, est à l'image de sa vie et de ses combats : engagé. Né dans une famille française le 7 novembre 1913 en Algérie, il fréquente une école primaire communale où il rencontre un instituteur, Louis Germain, qui l'aidera – remplaçant d'une certaine manière son père, mort à la première bataille de la Marne. C'est à lui qu'il dédie son Prix Nobel. 

Revenu en France, il s'engage, dans la résistance française, pendant la Seconde Guerre mondiale, et par la suite, pour l'indépendance de l'Algérie – intellectuellement, même s'il le vit comme un drame personnel puisque ses racines se trouvent là-bas. 

En 1957, Albert Camus a publié de nombreux romans comme L'Envers et l'Endroit en 1937, Le Mythe de Sisyphe et L'Étranger en 1942, La Peste en 1947, L'Homme révolté en 1951 ainsi que La Chute en 1956. 

Dans son discours, il revient sur le mythe de l'écrivain solitaire, dans sa tour d'ivoire, au-dessus des hommes tel un albatros. « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. » 

Puis, il insiste sur l'engagement de l'écrivain : « Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. » Avant de rajouter : « Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir — le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression. »


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    A voix haute, à voix forte, 10 décembre 1957, discours d'Albert Camus pour la réception du prix Nobel. Sœurs, madame, altesses royales, mesdames, messieurs. En recevant la distinction dont votre libre académie a bien voulu m'honorer, ma gratitude était d'autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme, et à plus forte raison tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m'a pas été possible d'apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d'une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l'amitié, n'aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d'un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d'une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l'heure où, en Europe, D'autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant. J'ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m'a fallu en somme me mettre en règle avec un sort trop généreux, et puisque je ne pouvais m'égaler à lui en m'appuyant sur mes seuls mérites, je n'ai rien trouvé d'autre pour m'aider que ce qui m'a soutenu tout au long de ma vie et dans les circonstances les plus contraires, l'idée que je me fais de mon art et du rôle de l'écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d'amitié, je vous dise aussi simplement que je le pourrais, quelle est cette idée. Je ne puis vivre personnellement sans mon art, mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire, au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne et me permet de vivre tel que je suis au niveau de tous. La... n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige l'artiste à ne pas se séparer. Il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle, et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait Différent apprend bien vite qu'il ne nourrira son art et sa différence qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien. Ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et s'ils ont un parti à prendre en ce monde, Ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel. Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire, il est au service de ceux qui la subissent, ou sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie, avec leurs millions d'hommes, ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'ils consentent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écripin de l'exil chaque fois du moins qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l'art. Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation, mais dans toutes les circonstances de sa vie, obscures ou provisoirement célèbres, jetées dans les fers de la tyrannie ou libres pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier, le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où il règne, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir, le refus de mentir sur ce que l'on sait et le refus de mentir sur ce que l'on sait. et la résistance à l'oppression. Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdue sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi, par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et il obligeait à ne pas écrire seulement, il m'obligeait particulièrement à porter tel que j'étais, Et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions, ces hommes nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu 20 ans au moment où s'installait à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui furent confrontés ensuite pour parfaire leur éducation à la guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, A l'Europe de la torture et des prisons doivent aujourd'hui élever leur fils et leur œuvre dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimiste. Et je suis même d'avis que nous devons comprendre sans cesser de lutter contre l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur et se sont rués dans les nihilismes de l'époque. Mais... Il reste que la plupart d'entre nous dans mon pays et en Europe ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité. Il aura fallu se forger un art de vivre partant de catastrophes pour naître une seconde fois et lutter ensuite à visage découvert contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire. Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû en elle-même... et autour d'elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, Où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et à l'occasion sait mourir sans haine pour lui. C'est elle qui mérite d'être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C'est sur elle, en tout cas, que, certains de votre accord profond, je voudrais reporter l'honneur que vous venez de me faire. Du même coup... Après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autre titre que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte vulnérables, mais entêtés, injustes et passionnés de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, sans cesse partagée entre la douleur et la beauté, et vouée, enfin, à tirer de son être double les créations qu'il laissait obstinément dédifiées dans le mouvement destructeur de l'histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ses deux buts, péniblement mais résolument. Certains avancent de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain, dès lors, oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être à la vie libre où j'ai grandi, mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier. Elle m'aide encore à me tenir aveuglément. auprès de tous ces hommes silencieux qui me supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de bref et libre bonheur ramener ainsi à ce que je suis réellement à mes limites à mes dettes comme à ma foi difficile Je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l'étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m'accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n'ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors... à vous remercier du fond du cœur et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même dans le silence.

Description

Albert Camus, né le 7 novembre 1913 à Mondovi (aujourd’hui Dréan), près de Bône (aujourd’hui Annaba), en Algérie, et mort le 4 janvier 1960 à Villeblevin dans un accident de voiture, dans l'Yonne en France, est un écrivain, philosophe, romancier, dramaturge, essayiste et nouvelliste français. Il est aussi journaliste militant engagé dans la Résistance française et, proche des courants libertaires, dans les combats moraux de l'après-guerre.


Son œuvre comprend des pièces de théâtre, des romans, des nouvelles, des films, des poèmes et des essais dans lesquels il développe un humanisme fondé sur la prise de conscience de l'absurde de la condition humaine mais aussi sur la révolte comme réponse à l'absurde, révolte qui conduit à l'action et donne un sens au monde et à l'existence. Il reçoit le prix Nobel de littérature en 1957.


Dans le journal Combat, ses prises de position sont audacieuses, aussi bien sur la question de l'indépendance de l'Algérie que sur ses rapports avec le Parti communiste algérien, qu'il quitte après un court passage de deux ans. Il ne se dérobe devant aucun combat, protestant successivement contre les inégalités qui frappent les musulmans d'Afrique du Nord, puis contre la caricature du pied-noir exploiteur, ou prenant la défense des Espagnols exilés antifascistes, des victimes du stalinisme et des objecteurs de conscience. En marge des courants philosophiques, Camus est d'abord témoin de son temps, refusant toute compromission. Il n'a cessé de lutter contre les idéologies et les abstractions qui détournent de l'humain. Il est ainsi amené à s'opposer à l'existentialisme et au marxisme, sa critique du totalitarisme soviétique lui vaut les anathèmes de communistes et sa rupture avec Jean-Paul Sartre.

                  


Le discours qu'Albert Camus prononce ce 10 décembre 1957, à Oslo, est à l'image de sa vie et de ses combats : engagé. Né dans une famille française le 7 novembre 1913 en Algérie, il fréquente une école primaire communale où il rencontre un instituteur, Louis Germain, qui l'aidera – remplaçant d'une certaine manière son père, mort à la première bataille de la Marne. C'est à lui qu'il dédie son Prix Nobel. 

Revenu en France, il s'engage, dans la résistance française, pendant la Seconde Guerre mondiale, et par la suite, pour l'indépendance de l'Algérie – intellectuellement, même s'il le vit comme un drame personnel puisque ses racines se trouvent là-bas. 

En 1957, Albert Camus a publié de nombreux romans comme L'Envers et l'Endroit en 1937, Le Mythe de Sisyphe et L'Étranger en 1942, La Peste en 1947, L'Homme révolté en 1951 ainsi que La Chute en 1956. 

Dans son discours, il revient sur le mythe de l'écrivain solitaire, dans sa tour d'ivoire, au-dessus des hommes tel un albatros. « L’art n’est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d’émouvoir le plus grand nombre d’hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige donc l’artiste à ne pas s’isoler ; il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle. » 

Puis, il insiste sur l'engagement de l'écrivain : « Par définition, il ne peut se mettre aujourd’hui au service de ceux qui font l’histoire : il est au service de ceux qui la subissent. » Avant de rajouter : « Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir — le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression. »


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • #0

    A voix haute, à voix forte, 10 décembre 1957, discours d'Albert Camus pour la réception du prix Nobel. Sœurs, madame, altesses royales, mesdames, messieurs. En recevant la distinction dont votre libre académie a bien voulu m'honorer, ma gratitude était d'autant plus profonde que je mesurais à quel point cette récompense dépassait mes mérites personnels. Tout homme, et à plus forte raison tout artiste, désire être reconnu. Je le désire aussi. Mais il ne m'a pas été possible d'apprendre votre décision sans comparer son retentissement à ce que je suis réellement. Comment un homme presque jeune, riche de ses seuls doutes et d'une œuvre encore en chantier, habitué à vivre dans la solitude du travail ou dans les retraites de l'amitié, n'aurait-il pas appris avec une sorte de panique un arrêt qui le portait d'un coup, seul et réduit à lui-même, au centre d'une lumière crue ? De quel cœur aussi pouvait-il recevoir cet honneur à l'heure où, en Europe, D'autres écrivains, parmi les plus grands, sont réduits au silence et dans le temps même où sa terre natale connaît un malheur incessant. J'ai connu ce désarroi et ce trouble intérieur. Pour retrouver la paix, il m'a fallu en somme me mettre en règle avec un sort trop généreux, et puisque je ne pouvais m'égaler à lui en m'appuyant sur mes seuls mérites, je n'ai rien trouvé d'autre pour m'aider que ce qui m'a soutenu tout au long de ma vie et dans les circonstances les plus contraires, l'idée que je me fais de mon art et du rôle de l'écrivain. Permettez seulement que, dans un sentiment de reconnaissance et d'amitié, je vous dise aussi simplement que je le pourrais, quelle est cette idée. Je ne puis vivre personnellement sans mon art, mais je n'ai jamais placé cet art au-dessus de tout. S'il m'est nécessaire, au contraire, c'est qu'il ne se sépare de personne et me permet de vivre tel que je suis au niveau de tous. La... n'est pas à mes yeux une réjouissance solitaire. Il est un moyen d'émouvoir le plus grand nombre d'hommes en leur offrant une image privilégiée des souffrances et des joies communes. Il oblige l'artiste à ne pas se séparer. Il le soumet à la vérité la plus humble et la plus universelle, et celui qui, souvent, a choisi son destin d'artiste parce qu'il se sentait Différent apprend bien vite qu'il ne nourrira son art et sa différence qu'en avouant sa ressemblance avec tous. L'artiste se forge dans cet aller-retour perpétuel de lui aux autres, à mi-chemin de la beauté dont il ne peut se passer et de la communauté à laquelle il ne peut s'arracher. C'est pourquoi les vrais artistes ne méprisent rien. Ils s'obligent à comprendre au lieu de juger. Et s'ils ont un parti à prendre en ce monde, Ce ne peut être que celui d'une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne règnera plus le juge, mais le créateur, qu'il soit travailleur ou intellectuel. Le rôle de l'écrivain, du même coup, ne se sépare pas de devoirs difficiles. Par définition, il ne peut se mettre aujourd'hui au service de ceux qui font l'histoire, il est au service de ceux qui la subissent, ou sinon, le voici seul et privé de son art. Toutes les armées de la tyrannie, avec leurs millions d'hommes, ne l'enlèveront pas à la solitude, même et surtout s'ils consentent à prendre leur pas. Mais le silence d'un prisonnier inconnu, abandonné aux humiliations à l'autre bout du monde, suffit à retirer l'écripin de l'exil chaque fois du moins qu'il parvient, au milieu des privilèges de la liberté, à ne pas oublier ce silence, et à le relayer pour le faire retentir par les moyens de l'art. Aucun de nous n'est assez grand pour une pareille vocation, mais dans toutes les circonstances de sa vie, obscures ou provisoirement célèbres, jetées dans les fers de la tyrannie ou libres pour un temps de s'exprimer, l'écrivain peut retrouver le sentiment d'une communauté vivante qui le justifiera, à la seule condition qu'il accepte, autant qu'il peut, les deux charges qui font la grandeur de son métier, le service de la vérité et celui de la liberté. Puisque sa vocation est de réunir le plus grand nombre d'hommes possible, elle ne peut s'accommoder du mensonge et de la servitude qui, là où il règne, font proliférer les solitudes. Quelles que soient nos infirmités personnelles, la noblesse de notre métier s'enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir, le refus de mentir sur ce que l'on sait et le refus de mentir sur ce que l'on sait. et la résistance à l'oppression. Pendant plus de vingt ans d'une histoire démentielle, perdue sans secours, comme tous les hommes de mon âge, dans les convulsions du temps, j'ai été soutenu ainsi, par le sentiment obscur qu'écrire était aujourd'hui un honneur, parce que cet acte obligeait, et il obligeait à ne pas écrire seulement, il m'obligeait particulièrement à porter tel que j'étais, Et selon mes forces, avec tous ceux qui vivaient la même histoire, le malheur et l'espérance que nous partagions, ces hommes nés au début de la première guerre mondiale, qui ont eu 20 ans au moment où s'installait à la fois le pouvoir hitlérien et les premiers procès révolutionnaires, qui furent confrontés ensuite pour parfaire leur éducation à la guerre d'Espagne, à la deuxième guerre mondiale, à l'univers concentrationnaire, A l'Europe de la torture et des prisons doivent aujourd'hui élever leur fils et leur œuvre dans un monde menacé de destruction nucléaire. Personne, je suppose, ne peut leur demander d'être optimiste. Et je suis même d'avis que nous devons comprendre sans cesser de lutter contre l'erreur de ceux qui, par une surenchère de désespoir, ont revendiqué le droit au déshonneur et se sont rués dans les nihilismes de l'époque. Mais... Il reste que la plupart d'entre nous dans mon pays et en Europe ont refusé ce nihilisme et se sont mis à la recherche d'une légitimité. Il aura fallu se forger un art de vivre partant de catastrophes pour naître une seconde fois et lutter ensuite à visage découvert contre l'instinct de mort à l'œuvre dans notre histoire. Chaque génération, sans doute, se croit vouée à refaire le monde. La mienne sait pourtant qu'elle ne le refera pas. Mais sa tâche est peut-être plus grande. Elle consiste à empêcher que le monde se défasse. Héritière d'une histoire corrompue où se mêlent les révolutions déchues, les techniques devenues folles, les dieux morts et les idéologies exténuées, où de médiocres pouvoirs peuvent aujourd'hui tout détruire mais ne savent plus convaincre, où l'intelligence est abaissée jusqu'à se faire la servante de la haine et de l'oppression, cette génération a dû en elle-même... et autour d'elle, restaurer à partir de ses seules négations un peu de ce qui fait la dignité de vivre et de mourir. Devant un monde menacé de désintégration, Où nos grands inquisiteurs risquent d'établir pour toujours les royaumes de la mort, elle sait qu'elle devrait, dans une sorte de course folle contre la montre, restaurer entre les nations une paix qui ne soit pas celle de la servitude, réconcilier à nouveau travail et culture, et refaire avec tous les hommes une arche d'alliance. Il n'est pas sûr qu'elle puisse jamais accomplir cette tâche immense, mais il est sûr que partout dans le monde, elle tient déjà son double pari de vérité et de liberté, et à l'occasion sait mourir sans haine pour lui. C'est elle qui mérite d'être saluée et encouragée partout où elle se trouve, et surtout là où elle se sacrifie. C'est sur elle, en tout cas, que, certains de votre accord profond, je voudrais reporter l'honneur que vous venez de me faire. Du même coup... Après avoir dit la noblesse du métier d'écrire, j'aurais remis l'écrivain à sa vraie place, n'ayant d'autre titre que ceux qu'il partage avec ses compagnons de lutte vulnérables, mais entêtés, injustes et passionnés de justice, construisant son œuvre sans honte ni orgueil à la vue de tous, sans cesse partagée entre la douleur et la beauté, et vouée, enfin, à tirer de son être double les créations qu'il laissait obstinément dédifiées dans le mouvement destructeur de l'histoire. Qui, après cela, pourrait attendre de lui des solutions toutes faites et de belles morales ? La vérité est mystérieuse, fuyante, toujours à conquérir. La liberté est dangereuse, dure à vivre autant qu'exaltante. Nous devons marcher vers ses deux buts, péniblement mais résolument. Certains avancent de nos défaillances sur un si long chemin. Quel écrivain, dès lors, oserait, dans la bonne conscience, se faire prêcheur de vertu ? Quant à moi, il me faut dire une fois de plus que je ne suis rien de tout cela. Je n'ai jamais pu renoncer à la lumière, au bonheur d'être à la vie libre où j'ai grandi, mais bien que cette nostalgie explique beaucoup de mes erreurs et de mes fautes, elle m'a aidé sans doute à mieux comprendre mon métier. Elle m'aide encore à me tenir aveuglément. auprès de tous ces hommes silencieux qui me supportent dans le monde la vie qui leur est faite que par le souvenir ou le retour de bref et libre bonheur ramener ainsi à ce que je suis réellement à mes limites à mes dettes comme à ma foi difficile Je me sens plus libre de vous montrer, pour finir, l'étendue et la générosité de la distinction que vous venez de m'accorder, plus libre de vous dire aussi que je voudrais la recevoir comme un hommage rendu à tous ceux qui, partageant le même combat, n'ont reçu aucun privilège, mais ont connu au contraire malheur et persécution. Il me restera alors... à vous remercier du fond du cœur et à vous faire publiquement, en témoignage personnel de gratitude, la même et ancienne promesse de fidélité que chaque artiste vrai, chaque jour, se fait à lui-même dans le silence.

Share

Embed

You may also like