Description
Pour cet Ă©pisode de Bio Is The New Black, nous Ă©tions dans le studio dâenregistrement de lâInstitut SupĂ©rieur des Arts de Toulouse (IsdaT), accueillis par Claude Tisseyre, en compagnie du comĂ©dien RaphaĂ«l Caire. Nous avons produit cette fiction Ă partir dâune confĂ©rence-performance donnĂ©e lors du festival du poulpe Ă©dition 2019 Ă Marseille. Le texte de la fiction radiophonique a Ă©tĂ© co-Ă©crit avec Anthony Masure. Ce podcast fait Ă©tat dâune recherche effectuĂ©e dans les archives de VilĂ©m Flusser Ă lâUniversitĂ© des arts de Berlin, nous vous livrons une fiction philosophique du thĂ©oricien des mĂ©dias VilĂ©m Flusser et de lâartiste para-naturaliste Louis Bec : Le Vampyroteuthis Infernalis. Ce projet nâaurait pas Ă©tĂ© possible sans la prĂ©cieuse aide dâAnita Jori, chercheure superviseure de la VilĂ©m Flusser archive.Â
Cette émission est diffusée sur radio FMR dans le programme CPU.
Edition écrite numérique du podcast : ici.
Dans cette release de CPU :
de lâĂ©pistĂ©mologie fabulatoire
des vampires des abysses
une histoire dâamitiĂ©
une performance les pieds dans lâeau
L'équipe aujourd'hui : Elise Rigot, Raphaël Caire, Claude Tisseyre et DaScritch
đč Musiques :Â
- 1. Para One et Arthur Simonini, Bande originale du film La Jeune fille en Feu, (2019)
- 2. Shigeru Umebayashi, Grace Davidson, Nigel Short, Yumejiâs Theme (A cappella), (2018)
- 3. Seu Jorge, Life On Mars ? (2005)
đ Fonds sonores de la crĂ©ation radiophonique :Â
- Epliglottis, album Selfish Rituals, Tranquility
- Radio Phaune, Tiny Tunes, Metamorphoses: Frog
- Radio Phaune, Tiny Tunes, Metamorphoses: Water
- Robertina Ć ebjaniÄ, Aquatocene
- Cheryl E. Leonard, Confluences
- Epliglottis, album Selfish Rituals, Star Crossed Align
- Yell, FountainPainPot
- David Toop, Dry keys echo in the dark and humid early hours
- Radio Phaune, Tiny Tunes, Metamorphoses: Starfish
đïžFONDS SONORES chroniques :Â
đ DocumentationÂ
CrĂ©ation radiophonique đĄ
- Masure, Rigot, texte de la création radiophonique, Le vampyroteuthis infernalis, 2019
- Masure, Rigot, site mobile dédié à la création radiophonique, Le vampyroteuthis infernalis, 2019
- Masure, Rigot, Slides, Sonder les abysses : vers un monde vampyroteuthique, JE « Sonder les dispositifs numériques. Pratiques archéologiques en art et en design », 2019
- Masure, Rigot, « Troubler les programmes », Contribution Ă lâouvrage collectif Les Ă©cologies du numĂ©rique, dir. Ludovic Duhem, Ă paraĂźtre aux Ă©ditions HYX
- Elise Rigot, Slides,  Le Vampyroteuthis Infernalis, SĂ©minaire Temps rĂ©el, Ăcole supĂ©rieure dâart dâAix-en-Provence, Jeudi 24 octobre 2019
- Entretien avec Anita Jori, Elise Rigot, 23 mai 2019, Berlin, VilĂ©m Flusser Archive, traduction depuis lâanglais, [en cours].
- What the vampire squid really eats, vidéo, Monterey Bay Aquarium Research Institute (California)
- Yves Citton, « Naviguer ou filtrer. VilĂ©m Flusser et lâalternative vampirique de lâimaginaire numĂ©rique », Hybrid, 2016
- Ecole de la biologie molĂ©culaireÂ
- Le moment du vivant
Vampy & Archives đïž
- VilĂ©m Flusser, Vampyroteuthis infernalis [1981-1987], trad. de lâallemand par Christophe Lucchese, Bruxelles, Zones Sensibles, 2015
- Vilém Flusser, Vampyroteuthis Infernalis [1988], trad. du portugais par Rodrigo Maltez Novaes, New-York, Atropos Press, 2011
- Vilém Flusser Archive, UdK Berlin
- Flusser Studies
- Flusseriana, An Intellectual Toolbox, 2015, Vilém Flusser, Edited by Siegfried Zielinski, Peter Weibel, and Daniel Irrgang, Univocal Publishing
- Vilém Flusser, Post-histoire [1982], postface de Yves Citton, préface de Anthony Masure, Paris, T&P Work UNiT, 2019.
- « Vilém Flusser : vivre dans les programmes », rédigés en français dirigé par Yves Citton et Anthony Masure, Multitudes, no 74, avril 2019.
- From Science to Fiction. Considering Vilém Flusser as an Artist, Marcel René Marburger
- La Civilisation Des Medias, Vilém Flusser
- Post-scriptum Ă Post-histoire, Yves Citton
Louis Bec đšâđŠł
- Louis Bec
- Zoosystémie, écrits d'un zoosystémicien, Louis Bec, édition Ciant, Apple Book, 2015
- Louis Bec, « VilĂ©m Flusser 1920/1991. Leçon dâĂ©pistĂ©mologie fabulatoire, no 12 », Flusser Studies, no 4, mai 2007
Donna Haraway đ”
- Terranova, Fabrizio. 2016. Donna Haraway: Story Telling for Earthly SurvivalÂ
- Haraway, Donna J. 2016. Staying with the Trouble: Making Kin in the Chthulucene. Durham: Duke University Press Books.
- Donna Haraway, Tentacular Thinking: Anthropocene, Capitalocene, Chthulucene
Introduction à la création radiophonique
ĂlancĂ©, au bord du promontoire, tu t'apprĂȘtes Ă hisser ton corps. Tu esquisses un premier plongeon. Bienvenue dans Bio is the new Black.
Dans cet Ă©pisode, jâaimerai te faire dĂ©couvrir une crĂ©ation radiophonique. Cette fiction, je lâai co-Ă©crite avec Anthony Masure. Elle est inspirĂ©e dâun ouvrage : le Vampyroteuthis Infernalis de VilĂ©m Flusser et de Louis Bec. Nous lâavons prĂ©sentĂ© une premiĂšre fois lors du festival du poulpe les pieds dans lâeau, dans une piscine naturelle, au vallon des Auffes de Marseille.
La lecture est interprĂ©tĂ©e par un ami comĂ©dien, RaphaĂ«l Caire. Nous avons codĂ© un mini-site mobile, Ă visionner en mĂȘme temps que lâĂ©coute, je te propose de te rendre sur lâadresse bit.ly/vampy-flusser sur ton tĂ©lĂ©phone mobile. Tu retrouveras cette information dans la description du podcast. Il nây rien Ă faire : des contenus images et textes dĂ©fileront automatiquement sur ton Ă©cran, tu peux slicer de droite Ă gauche.Â
Tu es prĂȘt.e ? On y va, je tâemmĂšne dans les abysses du vampyroteuthis infernalis.
Partie 1 : Création radiophonique
Texte de la fiction co-écrit avec Anthony Masure inspiré de l'ouvrage du Vampyroteuthis Infernalis de Vilém Flusser et Louis Bec
Partie 2 : Les archives de Vilém Flusser à Berlin
En Mai 2019 je suis partie Ă Berlin, dans les archives de VilĂ©m Flusser. Anthony mâavait suggĂ©rĂ© lâĂ©tude du vampyroteuthis, certainement un prĂ©texte pour me faire aimer Flusser. Et les archives mâont effectivement donnĂ© lâamour de la pensĂ©e et des essais de Flusser. Il faut sâimaginer ce travail de fouille, la recherche dâun texte inĂ©dit, qui donnerait de nouveaux Ă©clairages sur le vampy ou mĂȘme pour la communautĂ© des Flusser Studies.Â
La pensĂ©e de VilĂ©m Flusser est si tentaculaire, que ce que jâen ai ressorti est plutĂŽt de lâordre du trouble. On dit du « vampyroteuthis » quâil est un ouvrage de fiction philosophique et câest vrai. Jâai pour ma part, eu  la sensation que le compagnon octopode servait Ă Flusser Ă dĂ©crire un monde possible, oĂč sa vision de lâart, de la science, des technologies et des appareils prenaient une tournure toute autre.Â
Jâai aussi eu lâimpression quâil avait rĂ©ussi le tour de force de donner un imaginaire du savoir qui serait diffĂ©rent : Quand on y rĂ©flĂ©chit, comment Ă©tudier le poulpe ? Faut-il le ranger bien gentillement sur lâarbre de lâĂvolution ? Ou ne faudrait-il pas plutĂŽt penser en poulpe ? Au fond, Flusser nous amĂšne Ă penser avec le vampyroteuthis, quâest-il possible de penser avec lui ?Â
Ce point de vue de lâaltĂ©ritĂ©, souvent attribuĂ© Ă la femme ou au robot, est ici celui dâun animal Ă lâĂ©poque mĂ©connu. Pour autant, la dialectique dans la pensĂ©e de Flusser nâest pas si tranchĂ©e. Il nây a pas soi versus lâautre. Lâautre est plutĂŽt notre miroir. Ce trouble mâhabite depuis. Et si nous Ă©tudions la biologie, en pensant avec et depuis les organismes biologiques, depuis leur ĂȘtre-au-monde⊠Et si nous pensions lâĂ©cologie non pas comme une cartographie de la Terre mais comme lâaddition de multiples expĂ©riences, diverses, complĂ©mentaires, hĂ©tĂ©rogĂšnes, vĂ©cues depuis un point de vue particulierâŠ
Je ne sais pas encore quoi en faire. Mais je sais que le vampyroteuthis et Donna Haraway dialoguent ensemble et veulent dĂ©passer lâidĂ©e dâune science omnisciente, du point de vue de nulle-part, du point de vue de Dieu; une science puissante qui rĂ©duirait le vivant Ă un programme. Je sais aussi que pour Flusser, le programme nâest pas simplement informatique ou gĂ©nĂ©tique. Il est une condition de notre monde. Nous vivons parmi les programmes, et cette vie ne doit pas nous devenir impossible. VoilĂ le trouble, rien nâest clair, et nous habitons nous aussi un Ă©pais nuage de plancton.Â
Il ne faut pas cĂ©der Ă lâanthropocentrisme, ou Ă la volontĂ© dâune explication de la vie. Il ne faudrait pas, vois-tu, que nous tentions de donner un sens Ă tout ça. Cela nâa pas de sens : Seule la contingence arrive, seul ce que nous nâavions pas prĂ©vu est rĂ©el. Quand on se cogne dirait un autre.
VilĂ©m Flusser a Ă©tĂ© philosophe, Ă©crivain, journaliste, pionnier de la thĂ©orie des mĂ©dias. NĂ© Ă Prague dans une famille juive, il Ă©migre vers le BrĂ©sil oĂč il deviendra professeur de philosophie et de la communication. Ăgalement considĂ©rĂ© comme artiste, il aura vĂ©cu toute sa vie en exil. Dans cet exil, tout est inhabituel, inhabitable, tout nâest quâinformation, dans cet exil, il sâagit de crĂ©er ou pĂ©rir. VoilĂ ce que nous dit Flusser dans un joli texte, Exil et crĂ©ativitĂ©, que j'ai trouvĂ© aux archives.
Dans cet Ă©loge de lâexil, Flusser revient sur sa souffrance, souffrance selon lui, nĂ©cessaire Ă la crĂ©ation. Pour Flusser, quand on sâĂ©loigne de la douceur des habitudes, quand la couverture des habitudes est violemment retirĂ©e, on dĂ©couvre : tout devient montrable, monstrueux. Nous en savons quelque chose, nous qui sommes depuis plus de deux mois confinĂ©s dans nos intimitĂ©s que nous ne connaissions plus. Nous en savons quelque chose, nous qui sommes depuis deux mois confinĂ©s dans nos intimitĂ©s que nous ne connaissions plus. Nous en savons quelque chose, nous qui voyons avec une clartĂ© brutale tout devenir si Ă©vident, si visible, si monstrueux : nos non-choix politiques, notre lĂąchetĂ©, la sur-responsabilisation individuelle, la perte du collectif, et tant d'autres chosesâŠ
VoilĂ ce que fait lâexil : habiter en monstre octopodal. Flusser, dans le vampyroteuthis, nous plonge dans cette rĂ©alitĂ© de lâexil, rĂ©alitĂ© qui sâĂ©tendra bientĂŽt Ă une grande partie de lâHumanitĂ©. Nous serons exilĂ©s de nos terres devenues inhabitables et des terres inhabituelles devront ĂȘtre habitĂ©es Ă nouveau, par du nouveau et par de la crĂ©ation. La crĂ©ativitĂ© oblige Ă lâexil. Artistes, designers, philosophes, scientifiques, et tant d'autres allons chercher cet ailleurs, nous nous mettons en quĂȘte de cet exil, chaque chose nous devient nouvelle, perceptible dâune maniĂšre inĂ©dite. Mais nous savons aussi que nous vivons dans une Ă©poque rapide : tout change constamment ainsi que nous commencons par muter, nous aussi rapidement, Ă nous habituer Ă l'inhabituable, Ă l'inhabitable. Il nous faut rester des exilĂ©s.
Dans ces archives, des grands classeurs en carton Ă©pais noirs, rassemblent les essais Ă©crits en anglais, en français, en allemand, en tchĂšque et en portugais.Â
Ces textes sont rassemblĂ©s selon un code. Et pour naviguer dans la pensĂ©e de Flusser, pour Ă©tudier le vampy, jâai explorĂ© ces codes : "dialogu", "creat", "tech", "immatâ, "fenom", "future", "infor", "inters", "evolut", "nature",⊠. Si lâon dessine la cosmogonie du Vampyroteuthis, un diagramme liant ces diffĂ©rents termes nous apparaĂźtrait, comme une cartographie venue des abysses. Et elle viendrait nous glisser au creux de lâoreille des idĂ©es insidieuses dâun rapport au vivant, Ă la connaissance et au programme diffĂ©rent. Le diagramme, il faudrait imaginer en 3D et Ă©voluant dans le temps, il se jouerait de nos concepts trop Ă©troits, de notre rigide armoire oĂč nous avons Ă©pinglĂ© et classĂ© les catĂ©gories de MĂšre Nature.Â
Dans les archives qui se trouvent dans lâUniversitĂ© des Arts de Berlin : des essais publiĂ©s ou sous forme de tapuscrits, des notes de cours et de confĂ©rences, des livres parfois jamais publiĂ©s, ni mĂȘme traduits, ses agendas, sa correspondance, sa machine Ă Ă©crire, ses photographies, sa bibliothĂšque de voyage⊠Tout ça⊠Tout ça est lĂ âŠ
Jâai la sensation de pouvoir manipuler la pensĂ©e dâun personnage qui ne considĂ©rait pas de sujet trivial pour la pensĂ©e, de la vache, Ă la prairie, de la thĂ©orie des mĂ©dias, le design, la photographie, le bioart, des gestes. La pensĂ©e de Flusser fonctionne comme les couches dâun programme : une premiĂšre surface, en apparence simple offre une image saisissable de sa pensĂ©e. Dans les autres strates apparaissent dâautres codes, dâautres lectures qui surgissent, dâautres informations qui codent pour une pensĂ©e en mouvement. Le geste de lâenfouissement.Â
Dans mon geste de chercher, la rĂ©alitĂ© prend de lâĂ©paisseur. Elle sâempile en feuillets de tapuscrit. Elle sâempile en lettres et photographies personnelles, le vampy est lĂ parmi nous, il nâest pas monstrueux, ne me fait pas peur.
Dans la crĂ©ation radiophonique  que lâon vient dâentendre, le poulpe des abysse peut ĂȘtre perçu comme un appareil , nous permettant de filtrer notre monde de donnĂ©es, qui devient un monde intersubjectif et immatĂ©riel, Ă lâimage de la pluie de plancton que le vampyre habite.
Le mouvement inverse est Ă©galement possible : Comment la pensĂ©e des programmes de Flusser, incarnĂ©e dans lâĂȘtre-au-monde, les gestes, celui du vampyroteuthis peut-elle nous servir de phare, un phare bioluminescent dans le moment du vivant que nous traversons aujourdâhui ? Moment du vivant car il faut bien remarquer lâinstant Ă©trange dans lequel nous sommes. DĂ©jà « nous ne sommes pas le nombre que nous croyions ĂȘtre » ; les virus nous ne rappellent mais aussi, nous voyons bien que ces vivants avec qui nous cohabitons, il nous faut cesser de les objectiver, de les rendre si stupides et fonctionnels. Il nous faut arrĂȘter nos stupiditĂ©s.
En 1974, Flusser rencontre lâartiste para-naturaliste Louis Bec. InvitĂ©s un Ă©tĂ© Ă CabriĂšres dâAigues, prĂšs de Pertuis par Louis, VilĂ©m et Edith Flusser sâinstallent dans la rĂ©gion. Robion est entourĂ© de petits monts, situĂ© dans le Vaucluse. Câest dans un paysage provençal aux odeurs de cerisier, dâolivier et de lavande que naĂźt la fable du Vampyroteuthis. Dans les aprĂšs-midi de discussions et de dialogues auxquelles Edith prenait part elle aussi, un monstre octopodal sâinvite Ă la table.Â
Il devint un modĂšle pour une philosophie de lâAltĂ©ritĂ©, mais aussi un geste scientifique : de la gĂ©nĂ©alogie Ă lâintuition en passant par la phĂ©nomĂ©nologie, Flusser sâattache Ă Ă©tudier le Vampy comme on pourrait sâattacher Ă Ă©tudier les vivants avec qui nous co-habitons.
Il faut dire que nous sommes dans un moment particulier, spĂ©cifiquement en France. Une Ă©cole de la biologie molĂ©culaire commence son existence : AndrĂ© Lwoff, Jacques Monod et François Jacob obtiennent le prix Nobel de mĂ©decine en 1965. Les trois chercheurs de lâInstitut Pasteur ont dĂ©couvert Ă travers le modĂšle de lâopĂ©ron que nos gĂšnes ne sont pas exprimĂ©s de maniĂšre constante au fil du temps, mais quâils sont rĂ©gulĂ©s trĂšs finement, pour rĂ©pondre aux besoins de notre organisme. DerriĂšre cette explication, Jacob Ă©crira une histoire de la biologie sous le terme de programme, Ă lâimage du programme informatique. François Jacob note ainsi que « dans le programme sont contenues les opĂ©rations qui [...] conduisent chaque individu de la jeunesse Ă la mort. [...] Tout nâest pas fixĂ© avec rigiditĂ© par le programme gĂ©nĂ©tique. Bien souvent, celui-ci ne fait quâĂ©tablir des limites Ă lâaction du milieu. »Â
Plus prĂ©cisĂ©ment, la notion de notion de « programme » de lâhĂ©rĂ©ditĂ© est Ă©tablie par lâĂ©cole de la biologie molĂ©culaire pour rendre compte dâune histoire de lâĂ©volution, inscrite au cĆur de chaque cellule, et permettant Ă chaque entitĂ© vivante de transmettre des informations Ă la gĂ©nĂ©ration suivante. Sâopposant aux explications des mythes pour expliquer les phĂ©nomĂšnes du vivant, Jacob dĂ©crit lâhĂ©rĂ©ditĂ© en termes dâinformations, de message et de code. Pour autant, lâidĂ©e de programme elle-mĂȘme est problĂ©matique.Â
« Un programme câest un systĂšme oĂč toute virtualitĂ© inhĂ©rente se rĂ©alise par hasard, mais nĂ©cessairement. Il est un jeu » nous dit Flusser. Le problĂšme des programmes, c'est quâils font de nous des fonctionnaires :  Il nous place dans la dĂ©responsabilisation de nos actes,  ils enlĂšvent le sens de notre travail pour faire de nous les rouages dâune machine plus vaste. Pour Flusser, le programme occidental contient en lui-mĂȘme lâextermination de la vie : Auschwitz.
Flusser souligne la condition contemporaine, rĂ©gie par les programmes : lâabsurditĂ©.
« Nous ne devons ni anthropomorphiser ni objectiver les appareils. Mais les atteindre dans leur concrĂ©tude idiote : celle dâun fonctionnement programmĂ© par le hasard et pour le hasard. Dans leur absurditĂ©. Nous devons apprendre Ă accepter lâabsurde, si nous voulons nous libĂ©rer du fonctionnement. La libertĂ© est concevable, dĂ©sormais, comme jeu absurde avec des appareils absurdes. Comme jeu avec les programmes. Accepter que la politique est un jeu absurde, accepter que lâexistence est un jeu absurde. Câest Ă ce prix douloureux que nous pourrons un jour donner un sens Ă nos jeux. Ou accepter la leçon le plus tĂŽt possible, ou devenir des robots. Devenir des joueurs ou des pions. Des piĂšces du jeu ou des meneurs de jeu. »
( Vilém Flusser « Post-histoire » [1982], postface de Yves Citton, préface de Anthony Masure, Paris, T&P Work UNiT, 2019. Voir aussi : « Vilém Flusser : vivre dans les programmes », dossier des textes inédits rédigés en français dirigé par Yves Citton et Anthony Masure, Multitudes, no 74, avril 2019.)
Le programme est chez Flusser insĂ©parable dâune pensĂ©e sur le vivant. On peut y trouver des traces dans le vampyroteuthis lui-mĂȘme, dont la fable est Ă©crite comme un appareil de pensĂ©e. La Nature, en tant quâĂ©lĂ©ment de lâimaginaire humain peut alors ĂȘtre reconfigurĂ©e, LâidĂ©e de nature est pour Flusser un mensonge. En effet, dans un ouvrage qu'il intitule  « Natural:mente » (littĂ©ralement âla nature mentâ), il Ă©voque cette idĂ©e : Re-coder la nature, ne pas la voir comme une ressource, mais un milieu.
Entre les deux amis Louis et VilĂ©m naĂźt un monstre tentaculaire : le vampyroteuthis infernalis. Dans les archives, un entretien avec Anita Jori mâapprend lâhistoire de ce livre. Dâabord Ă©crit en français, lâouvrage sera Ă©ditĂ© pour la premiĂšre fois en allemand, avec une quinzaine dâillustration de Louis Bec. Comme Flusser traduisait lui-mĂȘme ses textes, il réécrivait en rĂ©alitĂ© tout lâouvrage, de sorte quâil faudrait lire tous les vampyroteuthis pour comprendre toutes les facettes de sa pensĂ©e. Puis, Flusser retravaille ce texte en portuguais et quelques passages en anglais. Ces textes restĂšrent dans les archives jusquâĂ ce que Rodrigo Maltez Novaes sâattĂšlent Ă la traduction du dernier vampyroteuthis, Ă©crit dans les derniĂšres annĂ©es de sa vie et maintenant disponible aux Ă©ditions Atropos. Tel un animal vivant, le Vampyroteuthis Infernalis en tant qu'ouvrage connaĂźt chez Flusser plusieurs stade de mutation. Dans sa version la plus proche de nous, dans lâĂ©volution taxonomique du Vampy, lâorganisme biologique, animal, devient lui-mĂȘme un appareil.Â
Partie 3 : Leçon dâĂ©pistĂ©mologie fabulatoire
L'artiste Louis Bec Ă©tait prĂ©sident de l'Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste. Sa forme de savoir mĂȘle la fiction et le rĂ©el : elle sâappelle lâĂ©pistĂ©mologie fabulatoire.Â
Avec VilĂ©m Flusser, il nous incite Ă crĂ©er d'autres façons de voir la nature, des âpara-naturesâ. Ce seraient des natures qui n'utilisent pas les mĂȘmes mĂ©thodes que les sciences naturelles : elles utiliseraient « des mĂ©thodes parallĂšles Ă celle des [ces] sciences [...] , mais qui avancent dans dâautres domaines du rĂ©el ».Â
(Orthonature, Paranature Institut de recherche paranaturaliste,1978, édition limitée, Vilém Flusser
Dans une leçon dâĂ©pistĂ©mologie fabulatoire, la numĂ©ro 12, Louis Bec rend hommage Ă son ami VilĂ©m Flusser rĂ©cemment dĂ©cĂ©dĂ© (1991). Je vais vous en faire la lecture.
« Je vais tenter de relater, trĂšs rapidement, une Ă©nigme hypozoologique que je ne peux plus taire. MĂȘme si cette relation doit porter atteinte Ă ma belle rĂ©putation de zoosystĂ©micien. Pour le faire de maniĂšre prĂ©cise, je prĂ©fĂšre lire ces quelques lignes, mon dĂ©sarroi actuel risquerait de trahir la rĂ©alitĂ© des faits.Â
Je ne suis, comme vous le savez, qu'un modeste zoosystĂ©micien, qui n'a fait aucun effort pour le devenir, car dĂšs l'Ăąge de 4 ans, j'ai su que je n'allais ĂȘtre qu'un artefact. Les faits qui vont suivre tendent Ă le prouver.Â
J'ai obtenu avec Ă©clat mon diplĂŽme de zoosystĂ©micien. Ce diplĂŽme m'a Ă©tĂ© dĂ©cernĂ© par l'Institut Scientifique de Recherche Paranaturaliste, Institut que j'avais pris soin de fonder quelques annĂ©es plus tĂŽt et dont je suis le seul diplĂŽmĂ© et apparemment le seul prĂ©sident.Â
Mes maĂźtres m'avaient pourtant dit que ce diplĂŽme me mettrait Ă l'abri des mĂ©saventures qui vont suivre. Je profite donc de l'occasion qui m'est donnĂ© ici, pour rendre public des Ă©vĂ©nements graves. Voici les faits : Depuis plus de 15 ans, VilĂ©m Flusser et moi-mĂȘme avons entamĂ© un dialogue amical et ininterrompu. Rien d'extraordinaire Ă cela.Â
Durant ces années, nous avons coulé des jours heureux, engoncés dans la confortable et moelleuse complexité de nos propos.
Pourtant, un jour, c'Ă©tait un samedi, je crois, un objet de forme "cĂ©phalopodique" s'est matĂ©rialisĂ© tout Ă coup au centre de notre discussion. Cet objet s'est mis Ă Ă©voluer dans notre espace "d'entre deux", avec une certaine arrogance et une certaine dĂ©sinvolture, qui me font encore frĂ©mir. J'ai longtemps pensĂ©, que j'avais Ă©tĂ© le seul Ă observer les Ă©volutions de ce cĂ©phalopode. J'ai mĂȘme cru qu'il faisait parti de ce type d'hallucinations qui se produit quand la pensĂ©e atteint de trĂšs hauts sommets. Le premier moment de surprise passĂ©e, et comme VilĂ©m Flusser ne semblait pas affectĂ© par ce phĂ©nomĂšne, je n'ai pas daignĂ© en parler, notre propos dĂ©veloppait des axes tellement plus profonds et essentiels pour l'avenir du monde.
Combien de temps ce cĂ©phalopode Ă©volua-t-il dans notre circonstance, je ne saurais le dire, car ce genre d'organisme a la propriĂ©tĂ© de devenir translucide par mimĂ©tisme, surtout dans le flot cristallin de la pensĂ©e. De plus il est dotĂ© de moyens de locomotion multiples et se dĂ©place avec la fulgurante rapiditĂ© des flux neuroniques.Â
Il faut reconnaĂźtre qu'il n'eut jamais l'outrecuidance de rĂ©pandre entre nous cette ancre noire qui brouille la vue, masque la prĂ©sence et macule les idĂ©es. Plusieurs annĂ©es s'Ă©coulĂšrent ainsi, dans l'oubli de cet Ă©vĂ©nement.Â
Notre dialogue amical et ininterrompu se poursuivit.
Par malheur, un jour, ce moment ne s'effacera jamais de ma mĂ©moire, VilĂ©m Flusser me montra triomphalement un texte qu'il venait d'Ă©crire. Ce manuscrit avait pour sujet le Vampyrotheutis Infernalis, un cĂ©phalopode Ă©voluant dans les grandes profondeurs des ocĂ©ans. Je me souviens de cette premiĂšre lecture. Lecture toujours difficile, car VilĂ©m Flusser qui parle des nouvelles technologies avec une rare intelligence, emploie une machine Ă Ă©crire de l'aprĂšs-guerre. De plus la version papier pelure et ruban bleu fatiguĂ©, dĂ©stabilisait ma lecture, comme les chromatophores irisĂ©s et changeants de la peau du Vampyrotheutis Infernalis.Â
Ses tentacules par ses ventouses syntaxiques aspiraient le peu de sens qui me restait. Les images de celui-ci s'imposĂšrent Ă mon esprit avec une incroyable force. Je fus convaincu tout-Ă -coup qu'il n'avait jamais disparu, qu'il s'Ă©tait installĂ© entre nous, d'une maniĂšre constante durant de longues annĂ©es. Il avait continuĂ© Ă se dĂ©placer et Ă croĂźtre dans la profondeur abyssale de nos concepts, sans que nous nous en doutions, se fortifiant vampyromorphiquement et infernalement de l'Ă©nergie de notre pensĂ©e. Au point d'avoir phagocytĂ© l'esprit de VilĂ©m Ă son insu. Je fus obligĂ© de constater, avec effroi, que le mien l'Ă©tait trĂšs probablement aussi.Â
Il y a trois ans maintenant, deux jeunes et fringants Ă©diteurs allemands, en plongeant dans les tiroirs du bureau de VilĂ©m Flusser, avec les scaphandres autonomes propre Ă cette corporation, renflouĂšrent ce texte et dĂ©cidĂšrent avec une belle insouciance de l'Ă©diter. Il me fut demandĂ© de prĂ©senter certaines facettes de ce Vampyrotheutis Infernalis. Je fus amenĂ©, sous domination cĂ©phalopodique, Ă mettre Ă l'exercice une prolifĂ©ration cladiques, proposant certaines bases d'une Ă©thologie de la prĂ©dation chez les Vampyromorpha et les aspects morphogĂ©nĂ©tiques qui en dĂ©coulent.Â
Ainsi plusieurs comportements trÚs amicalement prédateurs me furent imposés:
⹠La prédation par les pouvoirs fascinatoires des messages bioluminescents, pouvant constituer les éléments d'une Teuthotheologie.
âą La capture des proies, au moyen d'Ă©mission de substance gĂ©latineuse, permettant de les façonner au plan formel, comportemental, social et idĂ©ologique et de viser une approche hypostereorheomatique.Â
âą La prĂ©dation par des attitudes comportementales sĂ©ductiformes et par des Ă©missions de phĂ©nomĂšnes vibratoires zoosĂ©miotiques, facilitant la saisie d'un vivant au moyen d'organes spĂ©cialises.Â
âą La prĂ©dation par la constante transformation hypocrisique provoquant des dĂ©sarrois et des dĂ©rĂšglements mĂ©taboliques chez les proies.Â
Je vis maintenant, sous l'emprise du grand doute hypozoologique. Aucun zoosystĂ©micien consciencieux, de toute l'histoire de l'UpokrinomĂ©nologie, ne s'est trouvĂ© sous une telle pression Ă©pistĂ©mologique. Il apparaĂźt que le Vampyrotheutis Infernalis comme tous les autres Vampyromorpha d'ailleurs, est une chimĂ©risation Ă©mergeant des dessous troublants de l'amitiĂ©. Qu'il est la concrĂ©tion cĂ©phalopodique d'un dialogue. Qu'il est une chimĂ©risation, non de l'assemblage ou du collage occasionnel, mais d'un bien curieux clonage. La prĂ©sence de trois coeurs caractĂ©ristiques de cet organisme, ainsi que la ruse par laquelle il a su avaler sa coquille au cours des siĂšcles, pour passer de l'obscuritĂ© Ă la transparence, en donne la preuve.Â
Le zoosystĂ©micien doit en tirer les consĂ©quences :Â
1) Les cĂ©phalopodes, qui constituent la plus grande part de la biomasse dans le monde, seraient le produit d'une zoologie mentale et Ă©piphanique Ă©laborĂ©e artificiellement, une zoologie colloĂŻdale et fictionnelle de l'interface communicatoire.Â
2) L'embranchement des cĂ©phalopodes serait la matĂ©rialisation d'une morphogĂ©nĂ©tique envahissante et tentaculante, substitut vivant des tentatives dĂ©sespĂ©rĂ©es de l'espĂšce humaine pour purifier idĂ©alement ses comportements relationnels et locutoires.Â
3) Enfin, le plus grave. Les zoologistes en considĂ©rant les cĂ©phalopodes comme des animaux communs et en plaçant leur embranchement dans la classification zoologique ont donnĂ© la preuve Ă©vidente qu'ils n'avaient jamais eu d'amis, mĂȘme parmi les bĂȘtes et qu'ils ont vĂ©cu sans pieuvres d'amitiĂ©.
Depuis, le zoosystĂ©micien tente d'Ă©viter de tomber dans le piĂšge darwinien de l'authentification classificatoire du zoologisme objectif, il modĂ©lise systĂ©matiquement, lui-mĂȘme, avec vigilance, ses propres bestioles cĂ©phalopodiques. » Â
Lâartiste paranaturaliste Louis Bec enseignait Ă lâĂ©cole des Beaux Arts dâAix en Provence oĂč il supervisera notamment une grande exposition Le vivant et lâartificiel qui explorait tout azimut toutes les facettes de ce couple vivant/artificiel conçue, pour le festival dâAvignon en 1984. Il y avait dans cette exposition, un amoncellement dâobjets selons diffĂ©rents modĂšles : scientifiques, biotechnologiques, artistiques, et ils se cĂŽtoyaient : ils crĂ©aient un chaos. Ce bruit dĂ©stabilisait, tout devienait vivant et Ă la fois artificiel. Il paraĂźt que les Ă©tudiants des Beaux Arts nâeurent pas cours cette annĂ©e lĂ pour se consacrer Ă ce projet.Â
Que se passerait-il aujourdâhui si lâon se reposait ces questions avec des Ă©tudiants ? Et quâon lâon monte une autre genre dâexposition, fouillies, remplies, qui ne serait pas lisse, et dont les clefs de lecture ne seraient pas donnĂ©es Ă l'avance. On ferait participer celui qui voit, on l'inviterait Ă notre pensĂ©e. Geste de partager.
Donna Haraway aprĂšs le vampy
Parmi les esprits poulpesques qui peuvent nous animer, nous aimerions terminer par Donna Haraway, qui nous invite Ă rester dans le trouble. Ce trouble, câest celui dâun savoir, dâune science qui ne sera jamais omnisciente, mais toujours situĂ©e. Ce trouble est une chance, car depuis ce point de regard qui est aussi point de non vision, nous pouvons agir sur le monde et proposer un savoir responsable, du moins plus responsable. Haraway nous invite au marginal, Ă l'hĂ©tĂ©rogĂšne, au multiple, Ă ce qui est partiellement compris, pas encore traduit. Le monde qui nous entoure nâest alors pas vu comme une ressource Ă cartographier mais un sujet actif. Ce monde  devient un « encodeur filou avec lequel nous devons apprendre Ă parler. » ( Donna Haraway, Manifeste cyborg et autres essais. Sciences â Fictions â FĂ©minismes, Anthologie Ă©tablie par Laurence Allard, Delphine Gardey & Nathalie Magnan, Paris, EXILS Ă©diteur, 2007, Savoir StiuĂ© p.135)
J'espĂšre que nous aurons un peu appris Ă parler avec le Vampyroteuthis Infernalis, et que nous pourrons suivre d'importantes petites phrases que j'aimerais vous dire ici :
« It matters what matters we use to think other matters with; it matters what stories we tell to tell other stories with; it matters what knots knot knots, what thoughts think thoughts, what descriptions describe descriptions, what ties tie ties. It matters what stories make worlds, what worlds make stories »Â
Il importe les pensĂ©es avec lesquelles nous pensons dâautres pensĂ©es.Â
Il importe les histoires avec lesquelles nous racontons dâautres histoires.
Il importe quels nĆuds nouent dâautres nĆuds, quelles pensĂ©es pensent les pensĂ©es, quelles descriptions dĂ©crivent les descriptions, quels liens lient les liens.Â
Il importe quelles histoires font les mondes et quels mondes font des histoires.
(Donna Haraway, Staying with the Trouble Making Kin in the Chthulucene, Duke University Press, 2016.)
Il nous manquait de relire lâhistoire du Vampyroteuthis Infernalis. VoilĂ chose faite.
Pour cette release de la série Bio is the new black, l'équipe est composée de :
- Elise Rigot, Chief Writer Officer
- DaScritch, Chief CPU Officer
- Anthony Masure, Chief Researcher Officer
- Raphaël Caire, Chief Storyteller Officer
- Claude Tisseyre, Chief Sound Officer
La release a Ă©tĂ© shippĂ©e avec les moyens techniques de CPU, de Bio is the new black et du studio de lâisdaT â institut supĂ©rieur des arts de Toulouse.
La version anglaise de la crĂ©ation radiophonique est disponible ici.Â