Speaker #0espèce de crétin ! Et puis je suis partie. J'ai eu de la chance, quand je suis arrivée à la gare, j'ai attendu le train pas plus de dix minutes. D'habitude, j'aime bien prendre le train. La nuit en particulier. Avec la lumière allumée et les vitres tellement noires. Et puis le type qui circule dans le couloir en vendant du café, des sandwiches et des magazines. Mais cette fois, c'était différent. Ça me disait vraiment pas grand-chose. Je suis restée assise. Sans rien faire. Et voilà qu'à Trenton, il y a une dame qui est montée et qui s'est assise auprès de moi. Pratiquement, le wagon était vide, because ça commençait à être tard et tout, mais elle s'est assise auprès de moi, plutôt que sur une banquette vide, parce que j'étais sur la banquette près du couloir et qu'elle avait un gros sac. Les femmes, ça me tue. Sincèrement. Je veux pas dire que je suis un obsédé sexuel. Oh non. Quoique ça m'intéresse, le sexe, mais... Les femmes, je les aime bien, voilà tout. Elle laisse toujours leur foutu sac en plein milieu du couloir. Bon, on était assis, là, et brusquement, elle me dit Excusez-moi, mais n'est-ce pas un autocollant de Pensée Prep ? Elle regardait mes valises dans le filet à bagages. J'ai dit Exact Elle a dit Vous êtes à Pensée ? Elle avait une voix agréable, ou plus précisément, comme une agréable voix de téléphone. Elle aurait dû transporter un téléphone avec elle. J'ai dit Oui, c'est merveilleux peut-être que vous connaissez mon fils, Ernest Moreau. Il est à Pensée. Oui, bien sûr, on est dans la même classe. Son fils était sans aucun doute le plus sale con qui soit jamais allé à Pensée dans toute l'histoire pourrie de ce collège. Son fils, quand il venait de prendre sa douche, il arrêtait pas de faire claquer sa vieille serviette mouillée sur le cul des gars qu'il rencontrait dans le couloir. Voilà le genre de mec que c'était. Mon mari et moi, nous ne sommes pas sans inquiétude au sujet d'Ernest. Nous avons l'impression qu'il n'est pas très sociable. Pas sociable ? Comment ça ? Eh bien, c'est un garçon très sensible. Il a toujours eu du mal à se faire des amis. Peut-être prend-il les choses trop au sérieux pour son âge. Sensible ? Ça m'a tué. Ce type, moro, il est à peu près aussi sensible qu'une lunette de WC. Je l'ai bien regardée, elle n'avait pas l'air d'une andouille. Elle avait l'air d'une personne très capable de se faire une idée claire du genre de petit con qu'elle a pour fils. On ne peut jamais dire avec les mères, elles sont toutes légèrement phéliques. En tout cas, celle-là me plaisait. La mère du gars moro. Elle était très chouette. Je lui ai demandé Puis-je vous offrir une cigarette ? Elle a accepté la cigarette et je lui ai donné du feu. Elle s'y prenait bien. Elle aspirait la fumée et tout, mais elle l'avalait pas à toute pompe, comme le font la plupart des femmes de son âge. Elle avait du charme. Elle avait aussi beaucoup de sex-appeal, si vous voulez savoir. Elle me regardait d'un air bizarre. Elle a dit tout d'un coup, Je me trompe peut-être, mais j'ai l'impression que vous saignez du nez. J'ai Ausha tête et sorti mon mouchoir. La première chose que j'ai faite en débarquant à Penn Station, ça a été d'entrer dans une cabine téléphonique. J'avais envie de donner un coup de bigot à quelqu'un. J'ai laissé mes bagages dehors, en m'arrangeant pour pouvoir les surveiller, mais à peine j'étais à l'intérieur, je me suis demandé qui je pourrais bien appeler. Alors... Pour finir, j'ai appelé personne. Au bout de 20 minutes, au moins, je suis ressortie de la cabine. J'ai repris mes valises et j'ai marché vers ce tunnel où sont les taxis. Et j'en ai pris un. L'attrape-cœur, Salinger. Jérôme David Salinger, enfant à la scolarité dite médiocre, écrivait à la lumière de sa lampe torche sous la couette de son pensionnat en Pennsylvanie. C'est là-bas qu'il puisa l'inspiration pour son incontournable chef-d'œuvre dont vous venez d'entendre un extrait. Vivant le reste de son existence tel un hibou, seul, sur sa branche, dans sa maison de New Hampshire, reclus, Salinger ne considéra pas la soudaine notoriété de l'attrape-cœur comme un don du ciel. mais plutôt comme un supplice social qu'il décida de fuir pour le reste de sa vie. Écrivain mystérieux, prenant sa plume à la lumière de sa bougie solitaire, Salinger entretint le mythe, en déclarant un jour avoir achevé un livre romantique se déroulant durant la Seconde Guerre mondiale, sans que rien ne fût jamais publié. De quoi laisser ses lecteurs dans un suspense permanent. Seules ses œuvres, ainsi que les rares écrits personnels publiés, nous en apprennent un petit peu plus sur lui. Ici, chez Bougie, nous vous recommandons de lire Franny et Zoe, le récit d'une sœur et d'un frère à la frontière de l'âge adulte, des questions sans réponse plein la caboche. La quête de sens adolescent et de liberté fut indéniablement le nerf de la plume de Salinger. Si ces thèmes sont les vôtres, vous êtes au bon endroit. Jérôme, joyeux anniversaire !