- Speaker #0
Codcast, podcast juridique de la Faculté de droit et de sciences politiques d'Aix-Marseille Université. Bonjour à toutes et à tous et bienvenue dans ce nouvel épisode de CodeCast. Aujourd'hui, nous nous penchons sur une notion de droit civil, plus particulièrement de droit des personnes et de la famille, la notion de devoir conjugal. La Cour européenne des droits de l'homme a condamné la France le jeudi 23 janvier pour l'usage de la notion de devoir conjugal dans sa jurisprudence. Une décision très attendue qui montre qu'il reste du chemin à faire sur la question des droits des femmes en France. Quels sont les tenants et les aboutissants de cette notion en droit français ? Quels sont les arguments de la CEDH ? Quelle sera la portée de cette décision sur le droit civil ? Pour répondre à toutes ces interrogations, nous avons le plaisir d'accueillir sur le podcast M. Sébastien Cacioppo, docteur en droit privé et chercheur associé au laboratoire interdisciplinaire de droit des médias et des mutations sociales d'Aix-Marseille. Merci d'être parmi nous et bienvenue. On va débuter avec la première question. Tout d'abord, la France a été condamnée par la CEDH jeudi dernier. Pouvez-vous nous rappeler le statut de cette juridiction ? Qui peut la saisir ?
- Speaker #1
Alors la CEDH, c'est la Cour européenne des droits de l'Homme. C'est l'organe juridictionnel, la juridiction si vous préférez, du Conseil de l'Europe. Le Conseil de l'Europe, à ne pas confondre avec l'Union européenne, c'est une organisation qui regroupe 46 États européens, qui ont tous signé et ratifié une convention qui est très connue, qui est la Convention européenne des droits de l'homme, qui est dicte à un catalogue de droits et libertés fondamentaux. Et l'idée, c'est que la CEDH vienne contrôler le respect par les États signataires de cette convention sur leur territoire des droits et libertés fondamentaux que celle-ci garantit. Alors, très rapidement, comment un particulier peut-il saisir ? la Cour européenne des droits de l'homme. Il y a une procédure, on va dire, à respecter. Si vous êtes parti à un procès et que la décision définitive dans votre affaire a été rendue contre vous et que vous n'avez plus la possibilité d'exercer un recours devant une juridiction nationale, la dernière possibilité qu'il vous reste, c'est de saisir la Cour européenne des droits de l'homme et de faire valoir que la décision définitive vous condamnant en France porte atteinte. aux droits et libertés fondamentaux qui sont garantis par la Convention européenne.
- Speaker #0
Alors merci pour ce rappel. Précisément, la France vient d'être condamnée par la CEDH justement le 23 janvier dernier dans une affaire relative aux devoirs conjugales. Pouvez-vous nous parler de cette affaire et nous dire comment la notion de devoir conjugal peut-elle se définir ?
- Speaker #1
Alors dans cette affaire, on a une dame mariée contre laquelle les juridictions françaises ont prononcé le divorce au tort exclusif car elle a manqué à son devoir conjugal. Le devoir conjugal, c'est quoi ? C'est l'obligation, j'ai envie de dire implicite parce qu'elle n'est pas expressément consacrée par le code civil, en tout cas l'obligation pour chaque époux d'entretenir avec son conjoint des relations sexuelles. Ce devoir conjugal, il puise ses fondements dans le droit canonique, c'est-à-dire qu'originellement, le mariage avait une fonction principale bien définie, c'était la fondation, si on peut dire, d'une famille. de procréer, on va dire, dans un cadre institutionnel et d'avoir des enfants, donc de fonder une famille. Donc, par définition, il fallait bien pour que le mariage puisse produire son effet procréatif, si j'ose dire, que les époux entretiennent des relations sexuelles, d'où l'existence de ce devoir conjugal et qui en vérité s'est perpétué par la suite, quand bien même l'institution du mariage a été sécularisée. Il est rattaché aujourd'hui ce devoir conjugal. aux dispositions de l'article 215 du Code civil, dont le premier alinéa dispose que les époux s'engagent à une communauté de vie, traditionnellement considérée comme revêtant trois dimensions, une communauté de toit. Les époux s'engagent donc à vivre sous le même toit, à faire résidence commune, une communauté d'intérêt, et les époux ont effectivement une communauté d'intérêt qui les concerne communément. Et enfin, ce qu'on appelle une communauté de lit, et c'est cette... communauté de lits qui fonde quelque part l'existence de ce devoir d'entretenir avec son conjoint des relations sexuelles. Voilà. Et en l'occurrence, en l'espèce, dans cette affaire, l'épouse se refusait à son mari et donc le divorce a été prononcé contre elle à cet heure exclusif. Et la Cour européenne des droits de l'homme, et on y reviendra, a donc condamné la France en ce que ce divorce prononcé au tort exclusif de l'épouse pour manquement à son devoir conjugal constitue une violation du droit à la vie privée de cette dame, car imposer à un époux un devoir conjugal, c'est contraire en fait au droit à l'autodétermination, ainsi qu'au droit de disposer librement de son corps, qui sont des éléments essentiels du droit à la vie privée au sens de la Convention européenne.
- Speaker #0
Alors, dans quel sens allait la jurisprudence à ce sujet jusqu'à la décision de la Cour européenne des droits de l'homme ?
- Speaker #1
Alors, en vérité, la jurisprudence française admettait l'existence de ce devoir conjugal. On a des décisions des juridictions du fond, mais aussi des décisions de la Cour de cassation qui ont admis que le divorce pouvait être prononcé au tort exclusif de l'époux qui ne satisfaisait pas à ce devoir conjugal. Néanmoins, avec... Avec la prise en compte parallèle, notamment en droit pénal, de l'existence du violon trépoux et de la possibilité de sanctionner le violon trépoux, on a eu de moins en moins de saisines de juridiction en matière de divorce sur le fondement d'un manquement au devoir conjugal. Et du reste, la Cour de cassation avait admis qu'il était parfois des situations dans lesquelles un époux pouvait se soustraire à ce devoir conjugal, notamment pour des raisons de santé. L'institution du mariage... consacre, encore implicitement, une forme de présomption de consentement aux relations sexuelles. C'est-à-dire que lorsque vous vous mariez, vous êtes présumé consentir aux relations sexuelles futures que vous entretiendrez avec votre conjoint et ça sous-tendait donc l'existence de ce devoir conjugal. Ça n'allait pas véritablement de pair avec le développement d'une législation venant réprimer pénalement le viol entre conjoints.
- Speaker #0
Merci beaucoup. Alors, quelles seront les conséquences ? Quelle sera la portée de cette décision ? de la Cour européenne des droits de l'homme pour la loi française.
- Speaker #1
Ce que dit ici, et qui est très important à mon sens, la Cour européenne des droits de l'homme, c'est qu'on ne peut pas, quel que soit le contexte, consentir par anticipation dans la mesure où, et là je cite l'arrêt, le consentement doit traduire la libre volonté d'avoir une relation sexuelle déterminée au moment où elle intervient et en tenant compte de ses circonstances. Donc ça c'est particulièrement important. Ça signifie... que pour la Cour européenne, le consentement aux relations sexuelles doit intervenir au moment où cette relation sexuelle-là est en passe d'intervenir. Il ne peut pas y avoir de consentement par avance aux relations sexuelles futures. C'est le refus de l'existence de ce devoir conjugal comme étant une obligation d'entretenir des relations avec son conjoint au motif qu'on aurait, au jour de la célébration du mariage, de manière totalement implicite, consenti par la suite à entretenir des relations sexuelles avec son conjoint. Alors sur les conséquences, ça va être certainement, comme ça arrive à chaque fois que la France est condamnée par la CEDH, une réception de la solution de la Cour européenne des droits de l'homme dans l'ordre juridique français. On a vu, par exemple, si je reste dans le domaine du droit de la famille, que lorsque la France, en 2014 de mémoire, a été condamnée dans l'arrêt Ménesson, Pour avoir refusé de transcrire sur les actes d'état civil français les actes de naissance d'enfants nés à l'étranger d'une gestation pour autrui, on a vu que la Cour européenne a condamné la France considérant que ce refus de transcription était contraire à la vie privée des enfants nés de cette gestation pour autrui. Et par la suite, la législation en soi n'a pas évolué en la matière, mais depuis dix ans, la Cour de cassation... assouplit considérablement sa jurisprudence en la matière, en admettant désormais que la transcription des actes de naissance de ces enfants nés à l'étranger d'une GPA soit transcrite sur les registres français. Et donc, en l'occurrence ici pour le devoir conjugal, peut-être que la loi ne sera pas modifiée et du reste doit-elle être modifiée dans la mesure où le devoir conjugal n'est pas expressément consacré par le code civil ? Peut-être que ça ne servira à rien. Toujours est-il que... Très certainement, la jurisprudence prendra acte de la solution de la Cour européenne des droits de l'homme et refusera désormais de considérer les relations sexuelles comme étant une obligation du mariage et donc refusera de prononcer le divorce au tort exclusif de l'époux qui se refuserait à son conjoint. Mais en soi, ce n'est pas du tout, et j'en terminerai par là, une décision surprenante. Car au fil des années, le mariage a totalement changé de physionomie. Comme on le disait tout à l'heure, le mariage avait pour fonction originelle la création d'une famille et donc la procréation. Aujourd'hui, ce n'est plus du tout la fonction principale, pour ne pas dire fondamentale du mariage. D'une part, la famille peut tout à fait être normalement constituée, si vous me permettez l'expression, en dehors du cadre du mariage. Dans la mesure où aujourd'hui, on ne fait plus de distinction entre la filiation naturelle c'est-à-dire l'enfant né hors mariage et l'affiliation légitime, c'est-à-dire l'enfant né durant le mariage, il n'y a plus de nécessité de se marier pour offrir à l'enfant, on va dire, un cadre juridique protecteur. Donc la famille peut tout à fait se construire en dehors du mariage. D'autre part, deuxième raison, c'est que le mariage, aujourd'hui, n'a plus, du moins socialement parlant, nécessairement pour vocation, la création d'une famille. Des gens se marient tout simplement pour sceller leur amour sans... pour autant avoir comme intention d'avoir des enfants. Le mariage a changé de visage et en conséquence, certains devoirs du mariage, qui initialement apparaissaient comme étant fondamentaux, le sont aujourd'hui plus du tout. Et du reste, j'ai envie de vous dire tant mieux, car ce devoir conjugal est très largement en contradiction avec la question du consentement aux relations sexuelles. C'est in fine une bonne chose. J'en terminerai par là.
- Speaker #0
Alors merci beaucoup pour ces précisions, M. Cassiopo. Merci d'avoir été parmi nous. Et à bientôt pour un nouvel épisode de Codecast, le podcast juridique de la Faculté de droit et sciences politiques d'Aix-Marseille Université.