Speaker #0Bienvenue dans ce nouvel épisode de lecture d'une histoire qui, j'en suis certain, vous plaira. Je vous souhaite de passer un très, très bon moment. Et si ce n'est pas déjà fait, avant de vous endormir, vous pouvez vous abonner au podcast pour ne louper la sortie d'aucun épisode. Bonne écoute, bonne nuit, et n'oubliez pas, vous êtes une personne formidable. Quand on n'a pas de fortune, il ne sert à rien d'être un charmant garçon. Le roman est un privilège des riches et non une profession pour ceux qui n'ont pas d'emploi. Il vaut mieux avoir un revenu fixe que d'être un charmeur. Tels sont les grands axiomes de la vie moderne, et Hugui Erskine ne se les ait jamais assimilés. Pauvre Hugui ! Au point de vue intellectuel, nous devons reconnaître qu'il n'était point un phénomène. Jamais il ne lui était arrivé en sa vie de lancer un trait brillant, ni même une rosserie. Cela n'empêche qu'il était étonnamment séduisant, avec sa chevelure frisée, son profil nettement dessiné et ses yeux gris. Il était aussi en faveur auprès des hommes qu'auprès des femmes. Il possédait toutes les sortes de talents, excepté celui de gagner de l'argent. Son père lui avait légué sa latte de cavalerie et une histoire de la guerre de la péninsule en quinze volumes. Hugui avait accroché le premier de ses legs au-dessus de son miroir et rangé le second sur une étagère entre le guide de Ruff et le magazine de Bailey, et il vivait d'une pension annuelle de deux cents livres que lui faisait sa vieille tante. Il avait essayé de tout. Il avait fréquenté la bourse pendant six mois. Mais que voulez-vous ? Que voulez-vous que devienne un papillon parmi des taureaux et des ours ? Il s'était établi commerçant hanté, et il l'était resté un peu plus longtemps, mais il avait fini par en avoir assez du pékéo et du chouchong. Puis il avait essayé de vendre du shéris sec. Cela ne lui avait pas réussi. Le chéri était un peu trop sec. Finalement, il devint rien du tout. Un charmant jeune homme, impropre à quoi que ce fût, toujours avec un profil parfait, toujours sans profession. Et pour que son malheur fût complet, il devint amoureux. La jeune fille qu'il aimait avait pour nom Laura Merton. Son père était un colonel retraité qui avait perdu toute sa patience et toutes ses facultés digestives dans l'Inde. Laura, Laura adorait Hugui, et celui-ci eut baisé les cordons des souliers de Laura. C'était le couple le plus charmant qu'on pût voir à Londres, et à eux deux, ils ne possédaient pas un pénis. Le colonel avait beaucoup d'affection pour Hugui, mais il ne voulait pas entendre parler de mariage. Mon garçon, disait-il souvent, venez me retrouver quand vous serez à la tête de dix mille livres, bien à vous, alors on verra. Et ces jours-là, Hugui avait l'air très bougon, et il lui fallait pour se consoler la société de Laura. Un matin, comme il se rendait à Holland Park où habitaient les Merton, il lui prit fantaisie d'aller voir en passant son grand ami, Alan Trevor. Trevor était peintre, et actuellement, peu de gens échappent à cette contagion, mais il était en outre un artiste, et les artistes sont assez rares. En jugé par son extérieur, Alan était un singulier personnage, sauvage, avec une figure toute pointillée de taches de rousseur et une barbe rouge. Dès qu'il avait un pinceau à la main, on se trouvait en présence d'un maître, et ses tableaux étaient recherchés avec empressement. Il avait éprouvé tout d'abord à l'égard de Hugui une vive attraction, due, il faut le dire, Ausha personnel de celui-ci uniquement. Les seuls gens qu'un peintre devrait connaître, répétait-il, ce sont des êtres beaux et bêtes, des gens dont la vue vous donne un plaisir artistique et dont la conversation est pour vous un repos intellectuel. Et il poursuivait. Les hommes qui sont des dandys et les femmes qui sont des coquettes, voilà les êtres qui gouvernent le monde, ou qui du moins devraient le gouverner. Mais quand il en fut à mieux connaître Hugui, il finit par l'aimer tout autant à cause de son entrain, de sa bonne humeur, de sa nature étourdiment généreuse. et il lui donna le droit d'entrer à toute heure dans son atelier. Quand il entra, Hugui trouva Trévor en train de donner les derniers coups de pinceau à une magistrale peinture qui représentait, en grandeur naturelle, un mendiant. Le mendiant, en personne, posait sur une plateforme placée dans un angle de l'atelier. C'était un homme vieux, tout ratatiné, dont la figure avait l'air d'être un parchemin froissé, avec une expression pitoyable. Sur ses épaules était jeté un manteau de grossier drap brun, fait de loques et de trous. Ses grosses bottes étaient rapiécées. Il avait une main appuyée sur un gros bâton, et de l'autre il tendait un chapeau pour demander l'aumône. Quel superbe modèle ! fit Hugui à voix basse en serrant la main de son ami. Un superbe modèle ! s'écria Trévor à pleine voix. Je le crois bien. Des mendiants comme ça, on n'en rencontre pas tous les jours. Une trouvaille, mon cher. Quelle gravure ! Pauvre vieux, dit Hugui, comme il a l'air malheureux. Mais je suppose que pour vous les peintres, sa figure est en rapport avec sa fortune. Certainement, dit Trévor. Vous ne voudriez pas qu'un mendiant ait l'air heureux ? Combien gagne un modèle par séance ? demanda Hugui. Un shilling par heure. Et vous, Alain, combien vous rapporte votre tableau ? Ah, celui-là, on me le prend pour deux mille. Eh bien ! s'écria Hugui, je suis d'avis que le modèle devrait avoir autant que vous, car il fait autant de besogne que vous. Tout ça, ce sont des bêtises. Rien que la peine qu'on se donne à étendre les couleurs et d'être toujours debout, le pinceau à la main. Vous en parlez à votre aise, Hugui, mais je vous réponds qu'à des certains moments, l'art s'élève jusqu'au niveau d'un métier manuel. Mais assez causé comme cela. Je suis très occupé. Prenez une cigarette et tenez-vous tranquille. Quelques instants après, le domestique entra et dit à Trévor que l'encadreur demandait à lui parler. Le vieux mendiant profita de l'absence de Trévor. Pour se reposer un moment sur le banc de bois qui se trouvait derrière lui, il avait l'air si abandonné, si misérable, Hugui ne put s'empêcher d'avoir compassion de lui, et il tâta ses poches pour savoir combien il lui restait. Il n'y trouva qu'un souverain et quelques menus monnaies. Pauvre vieux ! se disait-il intérieurement. Il en a plus besoin que moi. Mais ça veut dire que je devrais me passer de fiacre pendant un mois. Et traversant l'atelier, il glissa le souverain dans la main du mendiant. Le vieux sursauta, puis un vague sourire erra sur ses lèvres flétries. Merci, monsieur, dit-il. Merci. Trévor étant rentré, Hugui lui dit adieu en rougissant un peu de son action. Il passa toute la journée avec Laura, reçut une charmante réprimande pour sa prodigalité, et se vit forcé de rentrer à pied. Ce soir-là, il entra au club de la Palette vers onze heures, et trouva Trévor seul dans le fumoir devant un verre de vin blanc. Eh bien, Alan, lui dit-il en allumant sa cigarette, avez-vous terminé votre tableau ? Fini et encadré, mon garçon, répondit Trévor. À propos... Vous avez fait une conquête. Ce vieux modèle que vous avez vu est tout à fait enchanté de vous. Il a fallu que je lui parle de vous, que je lui dise tout, qui vous êtes, où vous demeurez, votre revenu, vos projets d'avenir, etc. Mon cher Alan, s'écria Hugui, je suis sûr que je vais le trouver en faction devant ma porte quand je rentrerai. Mais non, ce n'est qu'une plaisanterie, pauvre vieux bonhomme. Je voudrais pouvoir faire quelque chose pour lui. Je trouve terrible qu'on soit aussi misérable. J'ai des quantités de vieux effets chez moi. Alan, pensez-vous que cela ferait son affaire ? Mais ça lui allait superbement, dit Trévor. Pour rien au monde, je ne ferai son portrait en habit noir. Ce que vous appelez des guenilles, je l'appelle du pittoresque. Ce qui vous paraît pauvreté me semble à moi de la couleur locale. Néanmoins, je lui dirai un mot de votre offre. Alan, dit Hugui d'un air sérieux, vous autres peintres, vous êtes des gens sans cœur. Et Alan répondit. Un artiste a son cœur dans sa tête. D'ailleurs, nous avons à voir le monde comme il est, et non à le refaire d'après ce que nous en savons. A chacun son métier. Maintenant, donnez-moi des nouvelles de Laura. Le vieux modèle s'est vraiment intéressé à elle. Vous ne voulez pas dire que vous lui en avez parlé, fit Hugui. Mais si, certainement, il sait tout. Le colonel, la charmante Laura et les dix mille livres. Hugui s'écria. Vous avez raconté toutes mes affaires particulières à ce vieux mendiant. Mon vieux, dit Trévor en souriant, ce vieux mendiant, comme vous dites, est l'un des hommes les plus riches de l'Europe. Il pourrait acheter tout Londres demain sans épuiser sa fortune. Il a une maison dans toutes les capitales, il dîne dans de la vaisselle en or, et s'il lui déplait que la Russie fasse la guerre, il peut l'en empêcher. Qu'est-ce que vous me racontez donc là ? s'écria Hugui. C'est comme je vous le dis, reprit Trévor. Le vieux que vous avez vu aujourd'hui dans l'atelier, c'est le baron Osberg. C'est un de mes grands amis. Il achète tous mes tableaux et des quantités d'autres. Et il y a un mois, il m'a demandé de faire son portrait en costume de mendiant. Que voulez-vous, une fantaisie de millionnaire ? Et je dois convenir qu'il faisait une magnifique figure dans ses guenilles. Je devrais plutôt dire dans mes guenilles. C'est un vieux costume que j'ai rapporté d'Espagne. Le baron Osberg, grand Dieu ! s'écria Hugui. Et moi qui lui ai donné un souverain ? Et il se laissa tomber dans un fauteuil, et il eut l'air de personnifier le désappointement. Vous lui avez donné un souverain ! cria Trévor en éclatant de rire. Mon garçon, ce souverain-là, vous ne le reverrez jamais. Il me semble, Alain, que vous auriez bien pu me prévenir, au lieu de me laisser commettre une bêtise aussi ridicule. Voyons, Hugui, dit Trévor, en premier lieu, il ne pouvait me venir à l'esprit que vous alliez distribuer ainsi l'aumône. Que vous embrassiez un joli modèle, cela je le comprends, mais que vous donniez un souverain à un modèle de laideur, par Jupiter, non. Et d'autre part, ma porte était fermée ce jour-là pour tout le monde. Lorsque vous êtes venu, je me suis demandé si Osberg serait flatté de s'entendre nommer. Vous savez, il n'était pas en tenue de balle. Mais je suis sûr qu'il me prend pour un aigre fin maintenant, dit Hugui. Pas du tout. Il était enchanté quand vous êtes partis. Il ne cessait de se parler tout bas, de se frotter ses vieilles mains ridées. Je me demandais pourquoi il mettait tant d'insistance à savoir tout ce qui vous concernait, et je n'y comprenais rien. Mais j'y vois clair maintenant. Il va placer votre souverain à votre nom, Hugui. Tous les six mois, il vous enverra l'intérêt, et il aura une histoire superbe à compter au dessert. Je suis un pauvre diable de malheureux, grommela Hugui, et ce que j'ai de mieux à faire, c'est d'aller me coucher. Quant à vous, mon cher Alan, n'en parlez à personne. Des bêtises, cela fait le plus grand honneur à votre esprit de philanthropie, Hugui. Et ne partez pas. Prenez une autre cigarette. Vous me parlerez de Laura tant que vous voudrez. Mais Hugui ne voulut pas rester. Il rentra chez lui à pied, se sentant très malheureux. Et il quitta Alain au milieu d'une crise de fou rire. Le lendemain matin, pendant qu'il déjeunait, le domestique lui remit une carte portant ses mots. M. Gustave Naudin, de la part de M. le Baron de Osberg, je suppose qu'il m'envoie demander des excuses, se dit Hugui. Et il donna au domestique l'ordre de faire entrer. Un vieux gentleman avec des lunettes d'or et des cheveux gris fut introduit et dit avec un léger accent français à Hugui. C'est bien à M. Hugui Erskine que j'ai l'honneur de parler ? Hugui s'inclina. Je viens de la part du baron Osberg. Je vous prie, monsieur, de lui présenter mes excuses les plus sincères, balbutia Hugui. Le baron, reprit le vieux gentleman, en souriant, m'a chargé de vous remettre la lettre que voici. Et il tendit une enveloppe cachetée. Sur cette enveloppe étaient écrits ses mots. Cadeau de mariage offert à Hugui et à Laura Merton par un vieux mendiant. Et dans cette enveloppe... Il y avait un chèque de dix mille livres. Quand le mariage eut lieu, Alan fut un des garçons d'honneur, et le baron fit un speech au déjeuner de noces. Des modèles millionnaires, fit remarquer Alan, c'est déjà bien rare. Mais des millionnaires modèles, c'est bien plus rare encore.