Speaker #0Bienvenue dans ce nouvel épisode de lecture d'une histoire qui, j'en suis certain, vous plaira. Je vous souhaite de passer un très très bon moment. Et si ce n'est pas déjà fait, avant de vous endormir, vous pouvez vous abonner au podcast pour ne louper la sortie d'aucun épisode. Bonne écoute, bonne nuit. Et n'oubliez pas, vous êtes une personne formidable. Cette lettre était simple et elle plut à Philippe. Parmi toutes celles que lui avaient valu ses études en psychologie sur l'amour, c'était peut-être la seule qui ne fut point, comme elles le sont en général, d'une odieuse banalité et d'une prétention décourageante. Cette lettre était sensée, dénuée de toute recherche littéraire, et malgré les inévitables jérémiades sur la tristesse de la destinée et sur l'isolement des âmes sensibles, la femme qui s'y confessait devait être naturelle, naturelle et sincère. Un examen minutieux de l'écriture confirma Philippe dans cette opinion. Il écrivit selon les indications postes restantes à ce mur en ossoie. Trois jours après, il recevait une autre lettre. L'inconnu donnait son nom, Armande. son âge, trente-deux ans, et racontait sa vie, nettement, sans restriction, disant son mariage, plusieurs aventures inachevées, puis ses deux amours, l'un pour un homme qui ne l'aimait point et qui l'a trahi, l'autre pour un homme qui l'aimait et qui l'a trahi également. Tout cela narré d'un air d'ironie douloureuse. Tout cela écrit au courant de la plume, par quelqu'un que n'offusquait pas outre mesure deux ou trois fautes d'orthographe. Philippe, dont on connaît cependant le caractère défiant et les principes de prudence, Seda a un mouvement de sympathie, un mouvement irraisonné, a un besoin d'expansion qu'il ne s'expliqua jamais, et dévoila son âme. Il dévoila ses goûts, ses habitudes, ses aspirations, tout ce qu'il savait de lui, et un peu de ce qu'il n'en savait pas. Ainsi s'établit la correspondance. Elle fut régulière et très fréquente. Il leur fallut peu de temps pour se confier les moindres détails de leur passé, cela même qu'ils n'eussent pas avoué à leur plus intime amie. Mais les secrets semblent se perdre dans le mystère des lettres. Il semble se perdre comme des paroles jetées à l'abîme, et l'on se livre avec une sorte d'ivresse. C'est se parler à soi que de parler à qui l'on ne voit. C'est se parler à soi que de parler à qui l'on ne connaît. Ils se parlèrent à cœur ouvert, à vie ouverte. en s'efforçant de ne jamais mentir et en répondant avec loyauté aux questions qu'ils se posaient. Ainsi Armand et Philippe se connurent aussi bien que l'on peut se connaître. Leur âme, en sympathie d'abord, se prière d'affection, puis de tendresse. Elle se comprenait merveilleusement, et Philippe se sentait moins près de sa maîtresse actuelle, alors même qu'il était dans ses bras, qu'il ne se sentait près d'Armande quand il lisait une de ses longues lettres. et après un an. Ils résolurent de se voir, et Philippe voulut que ce fût à ce mur, dans la ville où elle vivait, à l'endroit qu'elle lui indiquerait comme celui de ses promenades et de ses rêves. C'est une ville des plus curieuses. Perchée sur un bloc de granit autour duquel se noue la boucle d'une rivière, vue d'en bas avec sa couronne de murailles posée sur la falaise, avec les débris de ses tours, les clochers de sa cathédrale, elle enthousiasma Philippe. Une sorte d'exemplaire parfait de ces vieilles cités de France où la vie fut forte et concentrée. Un dédale de rue étroite le menèrent vers le jardin public, lieu du rendez-vous. Il s'étend jusqu'à la crête des remparts et de grands ormes l'ombragent. Philippe sentit son cœur battre violemment. Quelle sorte de femme allait lui apparaître, et quel visage devrait-il donner désormais à la forme vague dont il revêtait ses sentiments ? Il ne douta point que ce fut cette silhouette qu'il apercevait contre le rebord de pierre. Silhouette gracieuse, habillée de couleur blanche qui égayait encore le clair soleil. Il marcha vers elle et vint s'appuyer à ses côtés. Elle affecta de ne point l'entendre et ne se retourna pas, inquiète, comme lui, du premier regard. Mais il vit que sa main tremblait et murmura. « C'est vous, Armande, n'est-ce pas ? » « Oh, Philippe, Philippe ! » soupira-t-elle. Ils se regardèrent. Elle avait un joli visage de douceur et de charme. des yeux infiniment tristes et une bouche souriante et désirable. Ils se plurent. Philippe eut voulu lui dire son impression tout de suite pour prévenir un silence qu'il devinait imminent et dont il craignait la gêne. Mais il ne le put. Et il parla de toute autre chose, en phrases banales et littéraires, de la ville, du ravin sinistre, de l'horizon, de solitude délicieuse. Et elle, elle répondait dans le même sens, incapable elle aussi de paroles plus intimes. Puis, silencieusement, ils contemplèrent les collines lointaines. D'un effort, il éclata de rire. « Voyons, c'est trop bête, nous avons tant de choses à nous dire. » « Oui, sourit-elle, tant de bonnes choses. » Sa voix étonna Philippe. Non qu'il se fût attendu à une autre voie, mais il ne s'attendait certainement pas à celle-là. D'ailleurs, Armand devait éprouver la même impression à son égard. Cette idée leur interdisait toute parole, toute parole bien entendue, qui répondit à leur attente. Car pour les autres, il n'avait aucun mal à les prononcer. Pas plus que deux étrangers qui se rencontrent sur un banc de province et qui échangent des idées relatives au paysage et aux mœurs de l'endroit. Plutôt que de continuer de la sorte, ils se turent. Et ils étaient très tristes, l'un et l'autre. Ils auraient voulu si ardemment s'entretenir de ce qu'ils écrivaient dans leurs lettres avec une telle aisance. Mais ils éprouvaient à s'épancher autant de répugnance que s'ils se fussent trouvés en face de véritables inconnus. Ils se faisaient l'effet de deux personnes qui n'ont point d'intérêt. Point de souvenir commun, et aucun d'eux n'eut une seule seconde la sensation que l'autre fut celui à qui il s'était confié. C'était un être nouveau, mais l'ami de sa pensée, l'élu de son âme, non, mille fois non. Philippe lui prit les mains brusquement, et les yeux dans les yeux il l'appela. Armande, Armande, comme s'il eût espéré la découvrir au fond de ses yeux. L'autre Armande, celle de son rêve, celle qui n'avait pas de forme. Mais il abandonna soudain, se jugeant aussi ridicule que s'il avait pris entre ses mains la tête d'une dame quelconque. Alors ce fut fini. Ils comprirent que rien ne pouvait plus les unir, et qu'impuissante à prononcer de douces paroles, leur bouche non plus ne se joindrait jamais. Leur espoir agonisa dans le silence et dans la tristesse. Oh Armande ! J'ai beau savoir le secret de vos pensées, votre apparence, elle, m'est nouvelle, et je vous regarde comme une personne que je ne connais pas. Il m'est impossible de sentir que l'âme que je connais soit ici, devant moi, dans cette forme inconnue. Vos yeux, votre front, vos cheveux sont des spectacles inattendus. Ce n'est pas Armande à qui je parle. Ce n'est pas elle que j'entends. Je ne vous connais pas. Hélas, murmura-t-elle. Pourquoi avons-nous détruit notre rêve ? Et puis, en vérité, s'écria Philippe, qu'espérions-nous que nous nous jetterions dans les bras l'un de l'autre comme des amoureux ? Fous que nous étions ! Mais l'amour, c'est d'abord et avant tout le désir des corps. C'est cela et pas autre chose. Le reste, l'harmonie des âmes, l'analogie des goûts et des aspirations, ce n'est qu'un tas d'ornements, d'excitation, de supercherie. Or, si belle que vous soyez, le désir que j'aurai pour vous ne pourrait être que le désir injurieux que vous inspire une jolie fille rencontrée. Vraiment, Armand, je ne vous connais pas. Eh bien, faisons connaissance. Une dernière fois ils se regardèrent, éperdument prêts à se tendre la main, mais ils ne bougèrent pas, ils ne parlèrent pas. bien qu'il la trouvât jolie et qu'elle le jugera à son goût. Il sentait qu'il n'y avait pas entre eux l'attraction physique et qu'il était trop tard. « Voyez-vous, Armande ? » dit Philippe. Un seul baiser nous en eût appris bien davantage sur nous-mêmes que toutes nos confidences. Deux amoureux de village, deux brutes qui joignent leurs lèvres, pénètrent dans des profondeurs que nous n'avons même pas entrevues. Allez-vous-en, allez-vous-en, dit Armand en pleurant. Et demain, nous recommencerons à nous écrire et tout sera réparé. » Il ne répondit pas. Il savait bien qu'il ne pourrait plus s'écrire puisqu'il se connaissait et qu'en écrivant, leur esprit serait importuné par l'évocation de leur image. Il murmura simplement « Adieu, Armande ! » et entre ses larmes, elle le vit s'éloigner.