- Speaker #0
Bienvenue dans Éclats de voix, le podcast des prises de parole engagées, qui donne envie de s'exprimer et met à l'honneur une forme de communication vibrante, percutante, décomplexée, parce qu'elle vient du cœur. Je suis Anne-Claire Delva, l'ancienne journaliste, auteure, modératrice, facilitatrice de cette prise de parole engagée. À ce micro, je reçois des invités qui, justement, s'engagent pour une cause, un projet, une idée, pour vous donner à vous de l'impulsion, de la matière à réflexion, méditation, réaction, pour que vous vous enflammiez, pour provoquer ce désir qui sommeille en vous de prendre à votre tour la parole, pour porter haut et fort vos convictions, dire plutôt que taire. Chacun a une voix et cette voix compte. Osez la faire entendre. Bon, pour ce qui est d'être engagé, Donato Rotuno se pose là. Il est réalisateur, producteur, fondateur et CEO de la société de production Tarantula et il assure la promotion, la distribution de films indépendants Ausha rédactionnel affirmé. Ouais, vraiment, il se pose là. J'avais succombé à l'intensité de son dernier film, La fourchette à gauche, qui retrace à la veille de la destruction du bâtiment qui l'accueillit pendant… plus de 50 ans, l'histoire du cercle culturel courriel qui, sous des allures de trattoria, a eu une influence majeure sur la vie politique et culturelle au Luxembourg. Et j'ai succombé à la profondeur de ses propos durant notre entretien. En allant le rencontrer dans les locaux de Tarantula, j'étais au comble de la curiosité. J'avais mille et une questions qui me brûlaient les lèvres. Heureusement que j'y suis allée en vélo, ça a... Ça a permis à mon cerveau de ralentir un peu. Mais comment cette communauté italienne, la troisième communauté étrangère la plus importante au Luxembourg après les Portugais et les Français, et plus encore cette frange de gauche communiste, comment avait-elle pu se rendre à ce point incontournable dans un pays où quand même, il faut bien le dire, les valeurs sont vraiment différentes et davantage tournées, même si c'est un peu caricatural, vers le... capitalisme, le profit et l'argent. Comment, comment, mais comment ce circolo avait-il pu à la fois rester, entre guillemets, dans son jus simple, authentique, naturel, et devenir il posso restare, autrement dit en italien, the place to be, pour bon nombre de politiciens, d'artistes, d'ondonatos, d'intellectuels, de personnes publiques, locales. Et puisque vous me suivez, vous savez qu'il y a peu J'ai fugué en Italie, vous pouvez retrouver mes échanges avec Alice Chéron d'Ali di Frenze, dans ce pays pour lequel je nourris une attirance toute particulière. Je me demandais comment il y avait une telle alchimie entre sud-nord, soleil-nuage, discrétion-volubilité, finalement entre des cultures tellement différentes au fond. Le point de vue de Donato sur ces questions est précis, ciselé, taillé dans le bon sens, l'évidence. Mais attention, pas celle qui saute aux yeux, celle qui est nourrie d'expériences, d'observations, d'immersions. Alors je vous préviens, l'épisode s'ouvre directement sur notre conversation qui avait commencé et que je ne voulais pas interrompre par quelque chose du style Bon, on y va là maintenant ? Non, parce qu'en fait on y était déjà et je ne voulais pas en perdre une miette, ou plutôt un son. Et aussi parce que je voulais que, de votre côté, vous soyez embarqués dans sa narration. en même temps que moi. Alors, oui, cet épisode ressemble à une histoire qu'on écouterait un peu au coin du feu, et ça tombe bien parce que c'est ce qu'il nous faut dans ce brouillard, cette humidité, cette luminosité réduite de fin d'année. Alors, un bon plaid, une tasse de café ou de chocolat chaud, une tisane bien fumante, et laissez-vous porter. Bonjour Donato ! Tu es bien chez le restaurant des communistes ? Je dis mais vous êtes à le courrier. Et quand moi je répondais au téléphone, ils me demandaient Madame Kulian. Alors on s'est mis bien. Alors tu as commencé à te dire, ok je vais faire un film sur le sujet. Bon, j'imagine comme tout le monde, tu t'es dit, ah, allons voir les archives. Et oh, mais finalement, il n'y en a pas tant que ça. Parce que ce qui était important... qui est effectivement le fil conducteur qu'on va retrouver dans tout le film, c'est cette notion de parole. Tu disais qu'il y avait peu d'archives parce que la parole était plus importante. Et tu l'as bien transcrit, je trouve, dans le documentaire, justement en accordant une grande place, enfin c'est ça, du témoignage de tous ceux qui ont... fréquenter ce lieu.
- Speaker #1
Je pense que la question fondamentale c'est est-ce que la parole est éphémère ? En fait elle ne l'est pas. Quand tu vois les contes qui restent comme ça gravés à travers les générations dans les cultures, oui, certes à un moment donné on les fixe par l'écrit, mais d'abord, d'abord ils existent à travers la parole. Alors la grande liberté de la parole c'est qu'elle peut se tromper, on peut faire évoluer les choses, on peut nuancer. ramener son propre imaginaire dans les choses. Mais la parole a une force de résistance au temps qui est incroyable. Je pense qu'on vient aussi d'une époque analogique. Il ne faut pas oublier que c'était une époque où la digitalisation, le fait de capter chaque moment par la photo, par la vidéo, par toute une série d'outils digitaux et technologiques que nous avons à disposition aujourd'hui n'existait pas, ou à peine. Et faire une photo, c'était... C'était à la fin d'un repas ou à la fin d'une réunion. On fixait quelque chose, mais avant de fixer quelque chose, il y avait d'abord un très long tunnel, un très long temps de partage à travers la parole. Et effectivement, il n'y avait pas beaucoup d'archives. Les archives que j'ai retrouvées, qu'on a retracées jusqu'à Rome, parce qu'il y avait un lien politique avec les partis communistes italiens, ce sont des archives assez sèches, assez didactiques, administratives. comptables, etc. Un peu froid, quoi. Oui. Ce qui est intéressant, c'est qu'on a parfois des échanges de paroles et d'engolades ou de points de vue comme ça, en opposition, qui sont fixés par des comptes rendus. Mais ce n'est pas l'émotion, ça. C'est juste des faits.
- Speaker #0
Ce que je relève dans ce que tu as dit tout à l'heure, c'est cette notion de capter. Et on pense qu'on capte avec nos outils actuels. Mais j'ai un ami photographe qui a pour habitude de dire que les gens se trompent, qu'ils ne captent absolument rien. Avec ces photos qu'on fait constamment, c'est comme si on mettait quelque chose dans une boîte, mais on disait c'est mort, c'est du froid C'est ce que tu dis, on ne les regarde même plus, elles sont empilées. Alors qu'une belle photo qu'on faisait avant, on la faisait, comme tu dis, à la fin du repas. Après, elle était affichée ou installée dans un cadre dans la maison. Enfin, il y avait quelque chose d'un peu sacré. Oui, c'est ça. Et je pense que... Pour la parole, c'est pareil, même si effectivement, l'écrit permet de tracer. Tu parlais des contes, même si on sait très bien que ce qu'on retrouve aujourd'hui, ce n'est pas forcément exactement la manière dont ça a été imaginé. Non, bien sûr que non.
- Speaker #1
Mais je me rappelle, je te donne un exemple très personnel. Le premier voyage que j'ai fait à New York, je suis parti avec ma caméra Super 8. J'avais un petit film, les bobines faisaient trois minutes. Je suis resté presque deux semaines là-bas. Je suis rentré, il y avait encore 30 secondes de... de bobine que je n'avais pas utilisée parce que je me promenais avec cette caméra dans New York et chaque fois je cadrais ce que j'avais envie de filmer et j'hésitais, ce n'était pas encore ça ce n'était pas vraiment nécessaire, ce n'était pas utile et donc en rentrant, j'ai fini la bobine avec ma fille qui avait 4 ans qui sautait sur le lit 3 minutes de super beats sur 2 semaines, aujourd'hui tu parles avec ton appareil photo, tu reviens tu as 1200 photos c'est ça, exactement tu as 1600 photos Voilà, c'est une autre époque, c'est une autre façon de capter le moment.
- Speaker #0
Alors, c'est vrai, il y a quelque chose, tu parlais de New York, de voyages et de différentes cultures. Moi, ce qui m'a frappée dans le parcours que tu as retracé de l'histoire du Circolo, c'est la mixité des intervenants.
- Speaker #1
J'ai dû y aller parce qu'il y avait un truc politique. C'était incontournable d'une certaine manière. Ah, le communisme, c'est un peu comme ça. Et si vous voulez,
- Speaker #0
voilà. Je ne savais pas si je pouvais y aller ou non. Qui est-ce qui, aujourd'hui, se tâche pour un bien commun ? Je m'en souviens de Luxembourg. On a bien compris qu'il y a des racines italiennes. Et j'ai trouvé ça assez marrant. Ça m'a fait penser aux boutures de plantes qu'on aurait mises ici, dans un terreau luxembourgeois, et qui se sont finalement mêlées aux couleurs un peu politiques et locales, puis sociales aussi. On parle souvent d'immigration, d'intégration, pour moi ça en est un parfait exemple. Mais à quoi ça tient d'après toi le fait que, tu as parlé tout à l'heure un peu de magie, du moment de la porte qui s'ouvre, mais quand même il y a eu quelque chose qui s'est créé là, dans ce lieu précis.
- Speaker #1
Ça ne se décrète pas. Je pense que c'est effectivement dû à la rencontre entre personnes qui avaient une envie. Dans envie, il y a vie. C'est-à-dire qu'ils avaient... qu'ils avaient un engagement à partager. C'est quelque chose de l'ordre du partage, de la confrontation parfois. de l'échange en tout cas, qui allait au-delà, à travers la parole, et qui allait au-delà de leur propre langue. Oui, la communauté italienne a été à l'initiative de cet espace, très vite accompagnée d'une communauté portugaise qui a trouvé refuge dans ces murs. Et puis le monde associatif avait les mêmes intérêts, les mêmes questionnements, les mêmes engagements à faire valoir dans une société luxembourgeoise en construction. Et voilà, parce qu'il y a une envie. quelque chose naît et reste. En fait, ce qui est intéressant, c'est que cet endroit, on pouvait y rentrer librement, mais c'est comme si cet endroit captait la parole des gens, et c'est comme si c'était des murs qui servaient de réservoir de la pensée. Je trouve que symboliquement, les endroits physiques qui apportent cela vont au-delà de toute force qu'on peut imaginer pour faire avancer les choses. Et le courriel, voilà, était un endroit pareil. Autour du repas aussi, tu vois, il y avait des éléments constitutifs du vivre ensemble qui faisaient que la parole restait là. Je trouvais ça magnifique d'aller méditer en allant manger, et bien en plus. C'était forcément un accélérateur d'intégration énorme. C'était là qu'il fallait être, absolument.
- Speaker #0
Oui, dans le film, il y a un des intervenants qui dit, c'est un endroit, c'est bien de s'engueuler autour d'un bon repas et après on repart copain de cette... de ce moment-là et c'est comme si c'était un endroit où on pouvait faire de la politique, débattre sans que les... sans forcément... ça sort des murs justement.
- Speaker #1
Oui, mais on a tous cet exemple en famille. Les repas de famille, d'anniversaire, de Noël, de que sais-je, de rencontres élargies de la famille comme ça et dans lesquelles à un moment donné il y a un débat. Ça peut être un débat politique, ça peut être autour du sport, du foot, de l'engagement, sur des choses personnelles qu'on s'est dites ou pas dites, sur un héritage. On s'engueule autour du repas, mais finalement, cette famille, elle reste. Alors, pas toujours, on peut aussi avoir des familles qui explosent, mais en général, on se retrouve au prochain repas.
- Speaker #0
Oui, alors, j'ai quand même tendance à ressentir... C'est peut-être personnel, mais que depuis quelques années, on est quand même rentré dans un fonctionnement qui est de plus en plus une société, qui est de plus en plus clivée, de plus en plus clivante, et t'es pour, t'es contre, entre les deux, c'est comme s'il n'y avait pas de nuance, de possibilité de se rencontrer, et que je trouve qu'on n'est plus dans l'angle là, pour moi, dans le conflit de plus en plus tendu, et de plus en plus opposant, c'est de plus en plus dur. Alors Jacques, moi je ressens...
- Speaker #1
Alors le ressenti, je suis d'accord avec toi, mais est-ce vraiment comme ça ? Pensons au monde d'avant la chute du mur, c'était quand même un monde très clivé. À partir de la Deuxième Guerre mondiale, les positions se figent dans des blocs politiques. On est pro-soviétique, ou en tout cas pro-agressiste d'un côté, ou on est pro-américain, pro-temp, pro... On est pro-temp. monde capitaliste. Donc en fait, la radicalité, le positionnement radical, il existait aussi. Mais ce qui était différent, je pense, c'est que il y avait un espace de rencontre dans cette radicalité par l'échange. Et aujourd'hui, cette radicalité, elle existe peut-être sous d'autres formes, mais il n'y a plus cet espace de rencontre. C'est-à-dire l'engueulade raisonnable, si tu veux, a disparu. C'est ça. Ou autant a disparaître.
- Speaker #0
mais ce que je trouve aussi c'est que ça infusait dans toutes les strates dans tous les sujets de la société parce qu'effectivement avant politiquement pouvait être pro soviétique ou en anti américain dans le sens soit mais là j'ai l'impression que sur n'importe quel sujet qu'on va aborder on est là dedans et c'est comme si sous prétexte qu'on a internet et qu'on a accès à l'information on considère que ça y est moi je sais je sais mieux que toi Donc toi, ce que tu me dis, ça ne peut pas être autrement que ce que je te dis. Mais ta vérité, c'est juste ta vérité avec tes filtres, la mienne c'est autre chose. Et comment est-ce que tu peux justement rencontrer ce lien ?
- Speaker #1
C'est parce qu'aujourd'hui on ne sait pas. Il fut un temps où, alors, ce temps-là existe encore, mais il était plus normal ou habituel d'argumenter ces engueulades. C'est-à-dire qu'on avait un espace de conflit ou de confrontation assez radicale avec l'autre, mais qui devait être argumentée. Et il y avait un temps d'argumentation nécessaire. Pour utiliser ce temps, il fallait savoir, en tout cas s'informer. Aujourd'hui, ce temps-là, ce laps de temps a disparu. Et ça, c'est aussi dû aux nouveaux outils de communication. C'est-à-dire, c'est oui ou c'est non. Je like, je like pas. On ne lit plus un article de fond, on lit le chapeau. La newsletter fonctionne mieux que le journal. Donc, on a réduit cet espace de réflexion qui permet une confrontation raisonnable. On est tout de suite dans le positionnement. Et il y a des étapes qui ont sauté. Et je crois que c'est ça le gros problème. Le problème, c'est aussi l'outil de communication que nous avons à portée de main à travers les réseaux sociaux, qui fait qu'on s'est déshabitué du raisonnement. C'est-à-dire qu'il fallait, pour avoir raison, il faut savoir.
- Speaker #0
Oui, et en même temps, je me dis, aujourd'hui, il y a quand même, on voit plusieurs endroits dans lesquels émergent ces fameux tiers-lieux, des espaces qu'on voudrait recréer pour renouer avec cette tradition. orale qui est essentielle en fait. Cet engagement qu'on peut avoir et qu'on peut partager ou pas avec certains. Je me dis que c'est peut-être aussi là une petite porte qui s'ouvre pour retrouver ces espaces de discussion, de réflexion, de confrontation aussi.
- Speaker #1
L'espace en tant que tel ne suffit pas. Il faut se réapproprier ses habitudes. Je prends l'exemple du Club du Livre. Si tu fais partie d'un club littéraire où tu te retrouves une fois par mois ou deux fois par mois à échanger des livres et à parler et présenter un livre, tu dois avoir lu le livre. C'est vrai. Tu dois commencer par lire les 400 pages, 200 pages, 600 pages en fonction du livre que tu as choisi à présenter, disons à défendre, dans une confrontation avec les autres. Tu dois commencer par le livre. Eh bien, ça, c'est quelque chose qu'on a perdu. On lit le quatrième de couverture et le titre et on se dit voilà je vais te parler du livre. En fait c'est impossible.
- Speaker #0
Est-ce que toute cette histoire, ça n'a pas pu émerger aussi grâce à... Moi j'ai passé quelques semaines en Italie cette année et je trouve qu'il y a quand même encore... Alors c'est peut-être mon interprétation. ces échanges constants, ça parle énormément dans la rue, ça s'engueule aussi dans la rue, mais ça s'engueule comme ça se reparle après. Et cette mixité, est-ce qu'elle n'a pas justement pu se faire parce qu'il y a peut-être plus ce côté latin qu'il y a moins dans le nord de l'Europe, enfin là où on est situé, ou différemment je veux dire.
- Speaker #1
Oui, l'espace extérieur, le fait de vivre dehors, le fait de se... croisés, des espaces ouverts, ça permet évidemment tout ça. Je crois fondamentalement dans la culture italienne, pour rester en tout cas dans les cultures latines, celles que je connais, les espagnols, les italiens, mais il y a déjà des nuances avec d'autres cultures, que ce soit les grecs ou les portugais, c'est déjà un peu différent, mais dans ces cultures méditerranéennes, l'échange à travers la parole, c'est quelque chose de fondamental. structurer les civilisations de ce bassin. Ça permet évidemment de faire vivre et perdurer des espaces comme le courriel. C'est évident que la culture populaire de cet échange-là, ça structurait les 15 premières années du lieu, avant de se transformer. de s'accaparer d'autres formes de partage. Mais l'avantage du courriel reste encore le fait qu'on partageait aussi le repas. Et autour de la table, il se passe quelque chose de magique, les règles sont... quelque part elles sont données, elles sont posées. Dans un espace vide, dans lequel il n'y a pas de règles, ce sera toujours la culture prédominante qui va prendre le dessus. On parle trop, on ne parle pas assez, on parle à travers... une hiérarchie, on organise les débats, ça peut être politisé, etc. Mais autour de la table, en tout cas la table à l'italienne comme le courriel le proposait, à un moment donné il y avait des règles. Les règles c'est, on mange tous ensemble, il n'y a pas un qui mange avant l'autre, c'est un droit commun et collectif, ça parle de toutes les langues et ça parle de tous les sujets dans un même espace, et voilà, donc quelque part ça fige un petit peu, enfin ça offre. une espèce de modus vivendi collectif parce qu'il y a aussi un reste en vous.
- Speaker #0
C'est pertinent et je ne me rendais pas compte, mais dit comme ça, c'est évident que chacun du coup est aussi, et ça c'est important, au même niveau.
- Speaker #1
On a le diapason.
- Speaker #0
On a le diapason.
- Speaker #1
Je donne un exemple qui est, on arrive, on commande, on est encore en pleine discussion du débat qu'on vient d'avoir. C'est encore animé. Hop, premier arrêt, première petite pause, il faut passer commande. À un moment donné, le débat s'arrête parce qu'on va passer commande. Donc il y a une pause qui s'installe, une espèce de respiration qui s'installe. Là, comme on est passé, on reprend la discussion. Elle est toujours animée, elle n'est toujours pas claire, on a encore des oppositions, etc. L'assiette arrive à table pour tout le monde au même temps. Deuxième pause. Il y a des règles comme ça de vivre ensemble qui s'installent, qui font qu'à un moment donné, ce débat est apaisé par le fait qu'on partage le repas. Et à la fin du repas, on est reparti sur un débat parce qu'il est alimenté. par le vin, par l'enthousiasme du partage. Mais tu vois, on ne fait pas n'importe quoi, malgré tout. Et malgré nous, on ne fait pas n'importe quoi.
- Speaker #0
Ça, c'est le point super important que j'étais en train de relever dans ma tête en tentant d'en parler, c'est malgré nous. On n'arrive pas avec, tu sais, j'entends souvent comme ça, quand on prépare des débats. ou quand on anime des formations, quand on va rencontrer des gens. Alors, on va d'abord définir les règles de la rencontre. Et souvent, moi, je trouve que ça glace. C'est une manière de faire qui me chiffonne. Mais là, tel que tu le décris, ah ben oui, ça paraît évident vu de l'extérieur. Mais finalement, c'est tellement évident qu'on ne s'en rend pas compte et qu'on accepte la règle tacite finalement.
- Speaker #1
Parce que c'est une règle qui est acceptable. Oui. C'est le fait qu'on a faim. On doit manger. Non mais, tu vois, tu mettrais une autre règle en disant, à ce moment-là, il faut tous se lever, ouvrir la fenêtre et respirer un bon coup parce que c'est bon pour le cerveau et puis se rasseoir, ça ne marcherait pas. Ça ne marcherait pas ou ça marcherait autrement. Je pense que le fait qu'on partage ce besoin de se nourrir, qui est physique, de boire, de manger, pour pouvoir parler, surtout à des heures bien précises. On se rencontre en fin de journée, on ne se rencontre pas à 4h de l'après-midi au courriel. c'est des arts aussi particulières. Donc, oui, malgré nous, on accepte ce rythme imposé par le besoin du corps, qui est celui de se nourrir, et il se fait qu'on se nourrit collectivement autour d'une table, pour en plus débattre. C'est pas mal.
- Speaker #0
Oui, moi ce qui m'a beaucoup touchée en regardant le film, c'est l'affection, l'émotion, le lien que tous les gens qui ont vécu un moment de leur vie garde avec ce lieu, ce courriel. Et je me demandais aujourd'hui, parce que malgré tout, les idées qui étaient et qui seront, j'espère, plus tard développées ou échangées, restent celles d'un courant politique qui, aujourd'hui, est minoritaire. Et je me demandais, enfin déjà, donc je trouve que c'est génial de se dire on continue à porter notre voix, à s'engager quoi qu'il arrive. Qu'est-ce qui motive les gens et comment est-ce qu'on peut garder la foi que ce qu'on dit ou ce qu'on propose n'est pas forcément un peu d'écho ?
- Speaker #1
Le raisonnable. J'ai dû y aller parce qu'il y avait un truc politique. C'était incontournable d'une certaine manière. Rêver des choses qui étaient beaucoup plus radicales que ce qu'on a pu faire. Il ne fallait pas absolument qu'on ait des écolos avec nous pour s'engueuler. On arrivait très bien à le faire tout seul. Et on était également persuadés que la révolution socialiste était à l'ordre du jour. Ça s'est passé différemment. Il est raisonnable de penser que nous sommes d'abord des êtres humains avec un besoin du vivre ensemble. Au-delà des courants politiques, il y a un vrai besoin du collectif. On l'a tous en nous. On a beau se dire de droite ou capitaliste pur ou libertaire, que sais-je, libertarien, on a quand même tous besoin du vivre ensemble, enfin une grosse majorité des gens et de cultures diverses et de cette planète. Donc, Il est raisonnable de penser que même une culture minoritaire ou une vision au point de vue minoritaire, dans ce monde qui va un petit peu contre le mur quand même, a le droit d'exister. Et la parole que je retrouve ces derniers mois, et en faisant ce film, mais aussi pour des raisons personnelles, ce n'est plus tellement résistance, c'est insistance. C'est-à-dire qu'en fait, moi je ne résiste pas au monde qui m'entoure, j'insiste sur les valeurs qu'on a. Je pense qu'on a le droit d'insister sur les valeurs qu'on porte. Ça fait du bien d'insister et pas de résister. Résister, c'est presque comme si on avait déjà perdu une bataille. Alors qu'insister sur des valeurs qui sont en fait fondamentales pour le vivre ensemble, ça me paraît tout à fait raisonnable. Donc oui, on reste peut-être minoritaire, mais c'est raisonnable de continuer à insister.
- Speaker #0
J'aime beaucoup la formule. Et puis je me dis aussi que ce à quoi on résiste persiste. Donc mieux vaut insister.
- Speaker #1
Oui, oui.
- Speaker #0
Alors, dans cette idée d'insistance, est-ce que le cinéma peut servir de porte-voix ou est-ce que c'est illusoire ?
- Speaker #1
Si c'est illusoire, c'est une belle illusion. Et puisqu'elle est belle, je veux bien vivre avec. Je ne sais pas. Ce que je sais, c'est que le cinéma, la littérature, le théâtre, une chanson, ce sont des éléments qui m'ont construit moi en tant qu'être humain. aussi. Et donc ça a marché avec moi. Donc ça peut marcher avec d'autres. Évidemment que ça marche avec d'autres. Et je ne crois pas que ce soit une illusion. C'est une illusion de croire qu'avec un seul film, on fera une révolution, qu'on changera le monde. Ce qui n'est pas illusoire, c'est le fait que chaque petit élément constitutif d'un ensemble d'éléments qui provoquent la pensée, qui provoquent l'émotion, fait bouger les choses. Et le cinéma en fait partie.
- Speaker #0
J'en suis aussi convaincue, mais... Parfois on se dit peut-être que les gens regardent ça avec le même principe que ce qu'on disait tout à l'heure, le fait de surconsommer très vite, de jeter de l'info. Je me disais, est-ce que justement les gens vont prendre assez de temps pour se dire, mais voilà, il y a…
- Speaker #1
Non, le cinéma comme outil complet de communication est violenté. On consomme aujourd'hui des films qu'on met deux ou trois ans à faire, sur des petits écrans, à la double vitesse, sans écouter le son, en lisant les sous-titres mal traduits. Oui, ça c'est une violence faite à l'œuvre.
- Speaker #0
Je suis d'accord.
- Speaker #1
Et ça, elle existe. Et pourtant, on fait tout, nous, pour arriver à une finition la plus juste possible. Est-ce que la porte doit claquer à ce moment-là dans la prise de vue ? On peut prendre deux heures avant de décider où on fait claquer la porte et ça sera consommé.
- Speaker #0
Peut-être qu'on ne la verra pas en vitesse accélérée.
- Speaker #1
Exactement. Donc, je pense effectivement, il y a un manque de respect, mais en tout cas, il y a une violence. La consommation du cinéma en tant que tel a évolué, se rapproche à ce qu'on disait tout à l'heure sur ce manque de temps, de parole, de réflexion avant du coup. pouvoir prendre une position, on a envie de prendre une position rapidement, de voir le film rapidement, alors qu'il fait deux heures et demie, on va le regarder, on va l'accélérer. Oui, certes, mais s'il en reste encore quelque chose, s'il provoque quelque chose, ça vaut la peine de se battre pour. La question, c'est plutôt quel type de film est-ce qu'on a encore l'énergie aujourd'hui de proposer ?
- Speaker #0
Moi, ce qui me turlupine aussi beaucoup, c'est qu'aujourd'hui, le temps, qui nous est accordé pour aller au cinéma voir une oeuvre est de plus en plus restreint. Et que j'ai... enfin ou alors c'est moi qui...
- Speaker #1
Non, je crois que ça c'est nous. Le temps ne bouge pas.
- Speaker #0
Non, mais je veux dire, c'est pas ça. Ce que je veux dire c'est que la proposition, combien de temps le film va rester à l'affiche ? Oui,
- Speaker #1
oui, mais ça évidemment. Ah oui ?
- Speaker #0
C'est ça, c'est cette question-là. Parce que, alors sauf les gros succès, et encore même parfois je me dis mais, c'est tellement éphémère et autant de travail pour... se dire, mais parfois je me dis, il y a des gens à qui je vais parler du film, et puis le temps qu'ils se disent peut-être, ah tiens, non, là j'ai un frac plan, et vont se retourner, fini.
- Speaker #1
Ça c'est sûr. Alors, ça c'est le gros problème, Internet c'est la liberté promise pour l'accès à l'information, pour l'accès à l'expression de tous et toutes, etc. C'est une erreur, franchement c'est le contraire qui se passe. On noie de plus en plus, se noyer et donc ne plus respirer les informations, les projets, les œuvres, les propositions, dans une énorme masse d'informations, et nous ne sommes pas faits pour absorber toute cette masse d'informations.
- Speaker #0
1. Il y a l'impression que de toute façon, on n'arrivera jamais, et qu'on est dans la frustration permanente, parce qu'on n'arrivera jamais à tout absorber. Donc cette frustration, elle nous alimente, elle nous détruit psychologiquement. 2. Il y a le fait que tout le monde peut dire n'importe quoi. C'est-à-dire qu'il n'y a plus de filtre. À un moment donné, le nombre de... Alors, le livre se porte très bien, puisque tout le monde produit des livres, enfin, édite des livres soi-même. Tant mieux, là-dedans, il y a des choses magnifiques, mais pas que. Alors, ce filtre des maisons d'édition était un filtre qui pouvait fonctionner. Il y avait un choix limité de choses. Au cinéma, c'est un peu pareil. Aujourd'hui, on a une superbe surproduction de cinéma et de films. Et la question se pose là aussi, c'est est-ce que ça fait sens ou est-ce que ça ne tue pas le cinéma ? Oui. Je parle du cinéma indépendant européen, notamment. En tant que producteur, je ne devrais pas le dire, parce qu'évidemment, moi, j'ai tout intérêt à continuer à produire et avant. de plus d'espace possible pour produire. Mais en fait, non. Parce que la frustration de ne pas pouvoir livrer une œuvre à un public et rencontrer un public, elle est énorme. Une fois que le film est là, on dépend des grands groupes de distribution. Si vous ne vendez pas assez de popcorn sur les trois premiers jours, le film n'a aucune chance de rester à l'affiche. Et il y a d'autres critères, etc. Il n'y a pas que ça. Mais oui, il y a une accélération de la consommation, ça c'est sûr. Mais le temps, il n'a pas bougé. C'est nous qui nous plaçons dans cette espèce de course à l'échalote. Et on souffre. On souffre d'avoir l'impression, en tout cas, de ne pas trouver les créneaux nécessaires pour vraiment consommer à sa guise, comme un bon repas nécessite le temps, de la digestion, lire un livre, aller au théâtre, voir un film, etc. Le théâtre, c'est encore une belle résistance parce qu'une fois qu'on est dans la pièce, c'est difficile d'en sortir. Donc c'est génial, tu payes ta place, tu vas au théâtre, mais tu dois rester. C'est difficile que les gens se lèvent et quittent, à moins que ce soit une catastrophe. Mais aujourd'hui, la consommation de cinéma, elle souffre de ça. On peut arrêter, on change, on consomme tout seul, on ne partage plus.
- Speaker #1
Oui, ça c'est interpellant aussi cette notion de on consomme tout seul et on ne partage plus Parce qu'un film comme La Fourchette à Ausha nécessite pour moi d'être à plusieurs. Être tous ensemble, ça crée quand même un égrégore particulier qu'on ne retrouvera jamais devant sa télé ou encore moins dans le métro, sur son petit téléphone, puis les vitesses accélérées, ça, ce n'est pas possible.
- Speaker #0
Absolument. C'est pour ça que je parle de rencontres, de rencontres humaines, parce que ces moments de partage collectif, surtout avec des gens qu'on ne connaît pas, ça nous alimente. Il y a quelque chose qui naît dans le silence. à observer un film se dérouler devant soi, qui est magique. C'est quelque chose de laquelle on était probablement plus habitués il y a quelques décennies. Mais quand les jeunes, ou quand encore nous, avons la chance de vivre ces moments-là, on trouve ça bien.
- Speaker #1
Oui, mes plus beaux souvenirs, c'était à Namur. J'avais été voir un film très local, le nom m'échappe, mais qui racontait l'histoire de jeunes qui faisaient de l'aviron. jusqu'à la cendre. Et à la fin, on était assez nombreux. La salle était petite, on était assez nombreux, mais ça a suscité immédiatement des discussions et on s'est tous retrouvés autour d'un verre après des gens que je n'avais jamais rencontrés dans ma vie et que je n'ai jamais pu revu. Mais ce temps était tellement précieux comme suspendu. Mais là, c'était un petit peu pareil après avoir vu ce film et la manière dont tu l'as fait nous plonge aussi là-dedans, nous donne envie de retrouver... ces moments qui sont à la fois collectif et intime, le collectif pouvant être intime. Ça, c'est quelque chose que j'ai vraiment appris.
- Speaker #0
Mais c'est le grand débat. Le collectif ne doit pas nous noyer en tant qu'individu. C'est le contraire. C'est que l'individu enrichi, l'individu plus l'individu plus l'individu, un plus un égale trois. Ce trois, c'est le collectif. Alors qu'il y en a deux. Moi, j'y crois beaucoup à ça. C'est-à-dire qu'effectivement, le collectif, se nourrir de nos différences et ne pas toujours être d'accord, mais continuer à partager un moment collectif, c'est ça qui fait que ça vaut la peine de vivre, en tout cas pour moi. Et j'ai voulu faire le film comme j'ai vécu le courriel. C'est-à-dire que je voulais retrouver dans la structure, dans la mise en scène du documentaire, quelque chose qui permette de replonger dans cet intime, personnel donc, individuel. partagé par d'autres, et souvent les gens ne savaient pas qui allait être interviewé, le puzzle se construit au montage. Je crois que le film ressemble beaucoup à ce qui s'est passé au courriel pendant 50 ans.
- Speaker #1
Ce qu'on ressent dans tous les cas. Et pour terminer, j'ai envie de te demander comment tu imagines, si tu imagines le courriel une fois qu'il sera reconstruit. Est-ce qu'il y a déjà...
- Speaker #0
Je crois que la clé de voûte de ce nouvel endroit, qui doit être différent, qui va trouver une autre forme, une autre formule. et qui va être fréquentée aussi par de nouvelles personnes, j'espère, etc. Je crois que la clé de goût reste le repas, et donc l'offre autour du restaurant. Ça doit être quelque chose de simple, d'accessible psychologiquement pour les gens, d'accessible financièrement, quelque chose qui ressemble à... C'est la porte d'entrée pour permettre à ce collectif de naître, et se trouver, se chercher en tout cas. Si cette porte d'entrée fait peur, est inaccessible, on aura un gros problème. Donc je pense que ça, c'est vraiment la réflexion première. Et l'équipe de cette cuisine proposée, c'est déjà la forme d'engagement qu'on va essayer de chercher, à mon avis. Puisque c'est comme ça qu'est né aussi le courrier.
- Speaker #1
Est-ce qu'il y a quelque chose que tu voudrais ajouter ?
- Speaker #0
La seule chose que je peux... dire c'est que dans et ça fait presque 20 ans maintenant faire plus que 20 ans que je réalise des films et je crois que c'est un film qui est dans la continuité de ce que je cherche et surtout un film qui a continué à me construire mais ça c'est quand même là je dois dire merci à comité de m'avoir offert cette opportunité j'étais un peu Je ne savais pas du tout où j'allais aller mais C'est en fait un film qui s'est trouvé de façon très naturelle. Et donc, c'est une évidence.
- Speaker #1
Moi, l'évidence, c'est de proposer à tous les auditeurs d'aller le voir et de nous partager ce qu'ils en auront retenu, parce que c'est vraiment une œuvre à aller savourer. Merci Donato.
- Speaker #0
Merci à toi. Ciao.
- Speaker #1
Après cette plongée dans l'univers d'Er Sil Colo, entre assiette et débat, dans cette ambiance particulière qui résulte d'une immigration puis émigration réussie, il ne vous reste plus qu'à filer au cinéma pour y planter votre fourchette à gauche. Vous vous y regalerez jusqu'au dernier miette du courriel avant sa future réouverture dans des locaux flambant neufs. Un nouveau menu à la carte et des ambitions différentes, évidemment. Cette conversation avec Donato fut délicieuse, à l'image de son film. Et franchement, vous ne serez pas déçus. Vous ne pourrez pas être déçus. Laissez-moi d'ailleurs un message pour m'en dire des nouvelles et retrouvez-moi sur mon site anne-claire-delval.com ou bien sur les réseaux sociaux pour continuer ces échanges. Et si vous avez aimé ce podcast, abonnez-vous sur votre plateforme d'écoute préférée pour ne manquer aucune de mes vidéos. aucun épisode, mettez-lui des étoiles pour le faire briller et en attendant de se retrouver, je vous souhaite des engagés à l'approche des explosions et des vociens prégnatés. Bref, des éclats de voix. Engagés !