Speaker #0Sélène est née sous le regard étoilé d'un ciel sans lune. Celle-ci s'était détachée du firmament pour se poser et marquait de son croissant le coin de l'œil gauche du nourrisson. Cette marque de naissance si particulière avait été l'objet de toutes les conversations dans la petite clinique de province, éveillant l'imagination des infirmières, ennuyées de se trouver de garde de nuit, et des nouvelles mamans exténuées. Le lendemain, les journaux télévisés et imprimés parlaient d'un jamais vu astronomique. Personne n'avait jamais connu de nouvelle lune de nuit de suite. Les conspirateurs les plus fous criaient au vol. Les Américains devaient forcément être à blâmer. Il ne leur suffisait pas d'avoir mis le pied dessus, il fallait qu'ils l'aient à eux tout seul, sans se soucier des conséquences écologiques que cette action aurait sur la planète. Les moins soucieux disaient qu'il faudrait tout simplement s'habituer à des nuits plus sombres. Des spécialistes avaient été interviewés, et ce qu'ils avaient dit avait créé une vague de panique. Sans Lune, la vie sur Terre changerait dangereusement et drastiquement. La force gravitationnelle de la Lune étant la cause du ralentissement de la rotation de la Terre, sans elle, les jours finiraient par durer entre 6 et 12 heures. Les marées diminueraient de taille, l'axe d'inclinaison de la Terre subirait une variation qui causerait des changements climatiques absolument effrayants, des saisons inexistantes ou extrêmes, sans oublier des phénomènes météorologiques catastrophiques. « Si la Lune n'avait pas existé, avait expliqué un professeur de l'université de Harvard, l'être humain tel que nous le connaissons n'aurait jamais existé. Si notre satellite bien-aimé venait à disparaître, la vie souffrirait de changements drastiques. Ce serait l'apocalypse. » Mais lorsque la nuit suivante la Lune avait reparu dans le ciel, reprenant le cours naturel de son cycle, l'événement avait été oublié avec l'embarras de celui qu'on surprend en pleine hystérie superstitieuse. Du jour au lendemain, les inquiétudes s'étaient tues, En revanche, la marque de naissance qui lui avait valu le prénom de Sélène était restée, symbole indélébile de son destin hors du commun. Sa mère, Anne Martin, sans être une véritable spiritualiste, avait néanmoins une fascination pour tout ce qui était païen et symbolique. Elle avait été radieuse en découvrant ce petit détail qui rendait sa fille si unique. Se détacher de la norme avait toujours été une sorte de religion pour Anne. Elle était loin de se douter que c'était justement ce désir d'être unique qui la rendait si désespérément identiques aux autres. Anne et son bébé avaient emménagé chez ses parents dans un petit village côtier de Bretagne du nom de Loargan. Ils habitaient dans la maison du gardien de phare, en haut d'une falaise surplombant les humeurs de l'océan Atlantique. A leur arrivée, les villageois s'étaient précipités, aussi vite que l'abrupte montée vers le phare et la maison le leur permettait, curieux et plein de bonne volonté pour donner leur bénédiction au bébé. Ils admirèrent ses beaux yeux bleus étonnants, qu'elle tenait de sa mère, déduisirent que ses cheveux blonds lui venaient de son père, qu'Anne avait gardé anonyme, mais ce fut la symbolique de la naissance de Sélène qui avait fait le plus parler. Sélène était destinée à de grandes choses, mais toujours sous l'anonymat des ténèbres lunaires. Anne avait ri. Ils avaient insisté. Née un premier du mois, le premier jour de la semaine, lors de la première phase du cycle lunaire, il n'y avait aucun doute qu'elle était née sous le signe du renouveau et de la renaissance. Ce que cela signifiait réellement, ils l'ignoraient. Le renouveau pouvait se manifester de plusieurs manières, mais une chose était sûre, elle serait différente et solitaire, à l'image d'un ciel sans lune. Claire et Pierre Martin, les parents d'Anne, n'étaient pas des gens superstitieux, et ce fut bien la seule chose qu'ils avaient réussi à inculquer à leur fille. Tandis qu'ils avaient remercié poliement les pâtisseries apportées, ainsi que les visions de l'avenir de leur petite fille, Anne avait raccompagné les visiteurs à la porte en leur riant effrontément au nez.
Fille populaire à l'école, Anne était allée étudier les beaux-arts à Paris, mais avait vite abandonné l'idée en comprenant qu'elle gagnait déjà très bien sa vie en posant pour les artistes. Affectée par une aventure passionnée avec l'un des peintres, Anne était rentrée chez ses parents, enceinte, prête à assumer cette nouvelle étape de sa vie, déterminée à être la mère dont tous les enfants rêvaient. À la naissance de sa fille, elle s'était réjouie à l'idée de toutes les choses qu'elles allaient pouvoir faire ensemble. Mais plus Sélène grandissait, moins elle ressemblait à ce que sa mère avait imaginé. Elle était pleine de curiosité pour les étoiles que son grand-père nommait, pour les chants marins sur les sirènes et les contrées lointaines qu'il lui chantait de sa belle voix rauque, pleine d'admiration pour cette lumière salvatrice dont il était le gardien. Elle apprit à marcher dans le potager, entre les carottes et les choux, tenant les mains noueuses et douces de sa grand-mère, tandis que son grand-père l'encouragait avec enthousiasme, marquant la cadence avec ses mains. Elle avait donné un nom à chaque poule, chaque lapin. Bercée par les contes de sa grand-mère, Sélène avait très vite compris que le livre détenait des merveilles auxquelles elle aurait un accès illimité si elle savait lire. Ce fut tâche vite accomplie. À l'âge de quatre ans, elle lisait déjà ses contes préférés. À l'école, son intelligence et sa politesse lui avaient valu d'être remarquées tant par ses professeurs que par ses camarades, mais de manière différente. L'admiration et la gentillesse des premiers ne faisaient qu'accentuer la moquerie et la méchanceté des autres. Les vieux du village avaient eu raison. Sélène était différente. Elle n'appartenait à aucun groupe. Isolée et bibliophile, elle était devenue l'opposée de sa mère, qui avait vécu toutes ses années d'école dans la popularité.
Speaker #1Vous écoutez Inky et Pete se livrent, le podcast lecture en 15 minutes, à peu près, qui donne vie et voix aux premiers mots d'un livre et vous donne envie de découvrir les suivants. Ou pas. Je suis Mafalda Vidal, amoureuse des jolis mots et des belles histoires. L'incipit que vous venez d'entendre est celui de Constellation, écrit par Marenne Bivar Letemple, publié en 2019, et lu par l'autrice elle-même. L'histoire de Constellation, c'est l'histoire de Sélène. Sélène est une jeune fille un peu perdue, elle ne sait pas trop quoi faire de sa vie, et elle va se retrouver téléportée sur la Lune. Et là, elle va apprendre, un, que la Lune est habitée, et ensuite qu'elle est l'objet d'une prophétie. Qu'elle est donc la guerrière que tous les Séléniens, les habitants de la Lune, attendent, et qu'elle va devoir sauver la Lune, et la Terre tant qu'à faire, de la vengeance de Dieux rancuniers. Dans ce roman, beaucoup de choses tournent autour de cette prophétie. Le thème de l'élu est très présent, et on peut penser que c'est classique, mais en réalité, ces thématiques sont traitées avec brio et originalité. Sélène, c'est le cliché de l'élue. Elle a la tête de l'élue, elle a les cheveux blancs, elle a une tâche de naissance en forme de croissant de lune sur la pommette. Son statut est donc littéralement imprimé sur son visage. On ne parle plus du nez au milieu de la figure, on parle du croissant de lune sur la joue de Sélène. En plus, elle vit avec ses grands-parents, et son grand-père est gardien de phare. Donc elle a presque appris à marcher en montant les marches d'un phare, avec la mer déchaînée en décor. Ah oui, puis aussi elle est bibliothécaire. Donc en fait, sa vie est romantique à souhait. Nous, on le voit, mais Sélène, elle ne le voit pas. Et même, c'est le contraire, elle vit très mal ces différences, parce qu'au fond, Sélène est humaine. Elle est comme vous, comme moi, et je pense qu'on touche là à la grande force du roman. Tous les personnages, qu'ils soient terriens ou séléniens, sont profondément humains et sont extrêmement bien décrits. Quand Sélène apprend qu'en fait, elle est destinée à sauver le monde, elle commence par refuser. Comme presque tous les élus de presque toutes les histoires d'élus et de prophéties. Mais elle ne refuse pas longtemps. Elle accepte vite parce que c'est dans sa nature d'aider. Et que les Séléniens ont besoin d'aide. Mais quelle angoisse ! Quelle pression folle ! Ok, c'est la bonne chose à faire. Mais Sélène, c'est une jeune fille qui est faible, qui est paumée. Elle va forcément décevoir tout le monde. Elle n'arrive déjà pas à s'aider elle-même, alors comment elle va pouvoir aider tout un peuple ? Et donc elle craque. Elle va se relever grâce à ses nouveaux amis. Et aussi grâce à sa curiosité de lectrice. Sa curiosité qui fait qu'aujourd'hui elle est bibliothécaire. Cette curiosité prend le dessus. Et elle va appréhender toutes les épreuves qui l'attendent, toutes les nouveautés qu'elle va découvrir, avec un esprit ouvert et émerveillé. Parce qu'évidemment sur la Lune, tout ou presque est nouveau. La lune, c'est une sorte de havre de paix, où la saison est toujours constante, un mix de printemps-été éternel, où donc il y a toujours des fleurs, toujours la nature, qui est certes différente de la nature terrienne, mais qui est merveilleuse tout le temps. Ce monde lunaire correspond tout à fait aux codes de ce qu'on appelle le solar punk. Qu'est-ce que c'est le solar punk ? Pour être très très bref, c'est de la science-fiction optimiste. Donc la description d'un futur où les choses se seraient améliorées et ne se seraient pas dégradées. Ce monde lunaire n'a pris que le meilleur de la Terre et est resté très proche de la mythologie grecque qui est au fondement du roman. Tout ça déjà, c'est magique. Et c'est sublimé encore par la plume de Maren Bivar. Il faut savoir que Maren est polyglotte, elle parle au moins six langues et elle est aussi polyculturelle. Ça se sent dans ses mots. Ça se sent à travers ces formulations. C'est juste, c'est beau, ça touche. Avec Constellation, on a donc une sorte de conte initiatique aux accents magiques et mythologiques, où les personnages, et surtout leur humanité, montrent qu'avoir la tête dans la lune et les pieds sur la terre, c'est possible. C'est un roman qui invite au voyage, qui invite aussi aux rêves, à la poésie, et qui invite également à se poser la question sur ce que veut dire grandir, sur ce que veut dire trouver sa famille de cœur, créer des liens avec des personnes différentes et accepter ces différences pour en faire une force. Merci de m'avoir écoutée jusqu'au bout. Si vous avez passé un bon moment, dites-le moi. Dites-le aussi à votre plateforme d'écoute et n'hésitez pas à partager le podcast avec d'autres amoureux et amoureuses des mots. À bientôt !