- Speaker #0
Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu, le podcast engagé qui remet la philosophie au cœur de l'actualité. Ici, pas de philo prétentieuse et déconnectée du monde, mais une philo accessible et ancrée dans la société. Tous les mercredis, je vous propose une chronique commentant l'actualité et, une fois par mois, l'interview d'un ou d'une philosophe contemporaine. Prêt et prête pour une philosophie vivante et engagée ? Bienvenue dans le fil d'actu. Qu'est-ce que le corps des femmes ? Et comment façonne-t-il une expérience singulière du monde ? Comment dépasser les conceptions traditionnelles de la féminité pour en faire un véritable lieu de libération ? Voici les questions que pose la philosophe Camille Froidevaux-Métry. Elle développe une approche féministe incarnée qui montre que le corps féminin est d'abord un lieu d'aliénation Un objet de désir, de contrôle social, mais qu'il peut également être le lieu d'une émancipation. Avec Camille Froide-Vaumétry, nous avons parlé du corps des femmes, de toutes les femmes, et du féminisme comme projet de transformation politique de la société tout entière. Vous allez entendre parler de patriarcat, d'intersectionnalité, de vulnérabilité, de grossesse, du politique et de la place des hommes dans cette lutte. Vous allez entendre une réflexion subtile et libératrice qui pense un féminin pluriel et créateur. Un formidable message d'émancipation collective, aussi bien pour les femmes que pour les hommes. Bonjour à toutes et à tous, je suis ravie de recevoir aujourd'hui Camille Froide-Vaumétry, philosophe féministe et engagée, qui va nous parler de sa conception de la philosophie et de sa pratique. Bonjour Camille, merci d'avoir accepté l'invitation.
- Speaker #1
Bonjour Alice, je suis ravie d'être là.
- Speaker #0
Alors on va commencer avec une question à la fois très simple et en fait très compliquée quand on la pose à un philosophe. Qu'est-ce que c'est pour toi la philosophie ?
- Speaker #1
J'allais dire un peu immédiatement comme ça que la philosophie c'était ma vie et peut-être aussi la vie tout court, mais je vais quand même détailler un peu. C'est en fait, je crois, quelque chose qui a à voir avec une posture face au monde. qui consiste à ne pas prendre les choses et les idées pour ce qu'elles sont et à les chercher derrière, à regarder un peu plus loin et à faire émerger, à révéler. J'ai observé que dans mon écriture, il y a des verbes qui reviennent un peu souvent, peut-être parfois un peu trop souvent, comme mettre au jour, révéler, mettre en lumière. Je crois que c'est ça la philosophie.
- Speaker #0
Oui, d'accord. Donc ça reviendrait à ne pas se contenter de ce qu'on croit savoir et de ce qu'on voit. Et aller mettre au jour, interroger. Alors ça, c'est un courant en fait que tu pratiques, qui s'appelle la phénoménologie. C'est l'idée de dévoiler les phénomènes. C'est comme ça que tu définis toi ta pratique de la philosophie. Est-ce que tu peux nous en dire un peu plus sur ce que c'est que pour toi la phénoménologie, en particulier dans un registre féministe ?
- Speaker #1
Oui. Alors, le point de départ de la phénoménologie, qui est un courant philosophique de la première moitié du XXe siècle, qui est né en Allemagne avec Heidegger et surtout Husserl, et puis en France avec notamment Merleau-Ponty. Son point de départ, c'est de réévaluer d'une certaine façon la place du corps dans la réflexivité. C'est cette idée qui peut paraître assez évidente, que le sujet qui pense est toujours nécessairement incarné et situé. Mais quand on y réfléchit, c'est une proposition qui n'est pas si évidente dans une perspective philosophique, puisque la phénoménologie vient en fait rompre avec des siècles de dualisme corps-esprit. Une très vieille tradition qui s'enracine dans la philosophie platonicienne, mais qui a surtout été déployée à partir de Descartes, cette idée qu'il y a d'un côté le corps, la matière, le périssable, ce qui est aussi indigne, et puis de l'autre côté l'esprit, la raison et la dignité des idées. Et ce dualisme corps-esprit qui a si longtemps préévalu dans la philosophie, la phénoménologie vient le réunifier en quelque sorte, en posant... ce postulat de départ que la corporité fait partie intégrante de la subjectivité et que nous sommes tous des corps sujets. Et ce qui veut dire aussi, et c'est ça que je trouve la proposition la plus puissante, c'est que la pensée elle-même est incarnée. C'est-à-dire que nous ne pensons et nous n'élaborons d'idées que par le truchement de nos corps sujets qui sont par ailleurs, comme le précisent les phénoménologues, situés, c'est-à-dire inscrits dans une société, dans un... temps donné. Mais ce qui est très curieux, c'est que les phénoménologues, les pères fondateurs de ce courant, qui ont travaillé beaucoup, comme l'a fait par exemple Merleau-Ponty, la question des sens et de la façon dont le monde nous apparaissait, dont les phénomènes, justement, se révélaient à nous, ces pères fondateurs ne pensent pas que le corps puisse être sexué. C'est-à-dire que ce fameux corps qu'ils remettent au centre, c'est un corps générique, mais qui est en fait un corps mâle.
- Speaker #0
Ah, quelle surprise ! Voilà !
- Speaker #1
Et alors ? Ce qui est assez beau dans cette histoire, c'est qu'il se trouve que Maurice Merleau-Ponty est très proche de Simone de Beauvoir, ils sont amis et qu'ils vont même correspondre très intensément pendant toute l'écriture du deuxième sexe. Et le deuxième sexe, c'est très précisément une réaction par rapport à cet aveuglement. de Merleau-Ponty vis-à-vis de la question sexuée du corps. Et ce que pose Beauvoir dans ce livre, et c'est en ça qu'elle va fonder la phénoménologie féministe dans le sillage de laquelle je m'inscris, c'est que toute femme, en tant qu'individu, a le droit à une destinée de liberté. Elle a la capacité de se projeter dans le monde pour y développer ses projets. Elle a surtout cette puissance de sujet libre et volontaire. Or, dit-elle, très vite, il se trouve que parmi les individus, il y en a une catégorie qui se trouve d'emblée privée de cette liberté originelle ou foncière. Et ces individus, ce sont les femmes, parce que dès la puberté, elles se trouvent enfermées dans le statut de l'autre. Elle l'écrit avec une majuscule, un A majuscule. L'autre, en fait, c'est l'immanence d'une condition de corps objet. qui fait que finalement, les femmes se trouvent en quelque sorte exclues du projet philosophique, en général, mais plus spécifiquement aussi de l'aspiration existentialiste à la liberté et à l'action dans le monde.
- Speaker #0
Déjà, tu as parlé de phénoménologie féministe, en parlant de Beauvoir. Est-ce que tu ferais une distinction entre phénoménologie féministe et phénoménologie féminine ? Dans le sens où, est-ce qu'il y a une différence entre décrire la condition de corps des femmes et défendre une certaine place. Est-ce que pour toi, c'est forcément intimement lié ? Est-ce que tu fais une différence entre ces deux conceptions-là ?
- Speaker #1
C'est une question vraiment intéressante parce que ce point terminologique, il est vraiment au cœur de mon travail. C'est-à-dire que je pense le corps féminin, donc j'endosse cet adjectif que j'ai essayé de définir précisément, notamment dans Un corps à soi, mais qu'il ne faut absolument pas confondre avec la question de la féminité. Et c'est pour ça que quand j'entends phénoménologie féminine, il y a quelque chose qui coince. C'est-à-dire que... Pour moi, ça renvoie à quelque chose qui aurait à voir avec une forme d'essence ou en tout cas quelque chose qui renverrait à une condition commune qui serait donc féminine. Je préfère l'utiliser au masculin, c'est un peu paradoxal, mais je préfère dire le féminin et surtout parler du corps féminin. Alors, je définis le féminin de la sorte, c'est un rapport à soi d'abord, aux autres et au monde qui passe nécessairement par le corps et qui de ce fait est déterminé par lui. Cela signifie, et le mot important ici c'est l'adverbe nécessairement, que les femmes, contrairement aux hommes, ne peuvent pas faire comme si elles n'avaient pas de corps. Et que les femmes sont leur corps, toujours, partout, depuis l'aube des temps jusqu'à aujourd'hui, quel que soit leur âge, quelle que soit leur condition sociale, toutes les femmes font cette expérience quasi quotidiennement de ce qu'elles sont leur corps, c'est-à-dire qu'elles ne peuvent pas vivre indépendamment de cette condition incarnée. Alors que les hommes le peuvent très bien, ils peuvent tout à fait oublier qu'ils ont un corps, voire même le dénier. Pour les filles et les femmes, dès le matin, face à leur miroir, tout au long de la journée et jusqu'au soir, toutes ces heures passées à penser à l'image d'elles qu'elles renvoient, à penser à ce qu'elles vont manger et à ce qu'elles ne devraient pas manger, à penser à la façon dont elles doivent prendre soin des autres et les satisfaire, à penser au plaisir qu'elles aimeraient prendre et à celui qu'on leur demande trop souvent de donner. Et bien à chaque fois, dans toutes les sphères de leur existence, dans leur vie maternelle, dans leur vie sexuelle, dans leur vie professionnelle, Elles sont toujours irréductiblement incarnées. Et ça produit des effets, des effets en termes de discrimination, mais aussi des effets en termes d'aspiration à la libération. Et donc pour moi, c'est ça le féminisme phénoménologique. C'est une approche qui consiste à remettre le corps au centre de la réflexion, parce qu'on aura peut-être l'occasion d'en parler, mais au sein du féminisme et de la pensée féministe, ce n'est pas quelque chose qui va de soi nécessairement. Remettre le corps dans sa dimension sexuelle, au cœur de la... de la réflexion, sous ce double aspect d'objectivation-aliénation d'un côté et de libération-réappropriation de l'autre. Et ça, c'est quelque chose que Beauvoir pose dans le deuxième sexe, c'est-à-dire, le corps, montre-t-elle, est le lieu privilégié de la domination. Il est le ressort principal des mécanismes patriarcaux qui assignent les femmes à leurs fonctions corporelles, parce que c'est ça le fondement de la société patriarcale, c'est ça le socle, en fait, de tout le système hiérarchiquement genré. qu'est le patriarcat, c'est cette assignation des femmes à leurs fonctions sexuelles et maternelles. Et donc il y a cette dimension d'enfermement, d'objectivation, être un corps-objet, d'aliénation, c'est-à-dire être rendu étrangère à soi-même en tant que sujet. Le fait d'être réduit à leur corps fait que les femmes se voient dénier leurs conditions de sujet pour être justement enfermées dans le carcan du corps-objet. Et donc elles sont... étrangères à leurs propres conditions d'individus, de sujets. Mais, et c'est un point qui n'a pas été si souvent repéré dans l'œuvre bauvoirienne, et d'ailleurs il faut dire les choses comme elles sont, c'est pas ce qu'elle développe le plus dans le deuxième sexe, mais elle le pose, et c'est très important de le rappeler, ce même corps, dans ces mêmes dimensions, les plus quotidiennes, les plus intimes, celles que j'évoquais tout à l'heure, est, ou plus exactement, doit être le lieu d'une libération et d'une réappropriation. C'est-à-dire que la sexualité, la maternité, la question de l'apparence, c'est autant de domaines de l'existence des femmes dont elles peuvent se ressaisir dans une dimension réflexive, c'est-à-dire des éléments de leur vie qu'elles peuvent réfléchir.
- Speaker #0
C'est intéressant parce que ça me fait penser à une critique qu'on a pu te faire au fur et à mesure de tes réflexions, et cette idée de l'ambivalence du corps. Certains ont pu dire oui, mais... ce que tu proposes comme philosophie, est-ce que ce n'est pas revenir à une définition biologique de la femme ? Est-ce que ce n'est pas se dire, la femme, c'est avant tout son corps, et donc, c'est une conception qui peut être excluante, qui peut être essentialisante, dans le sens où, on va dire, la femme est définie par son corps, par sa fonction, justement, comme tu disais, fonction sexuelle, fonction reproductrice. Et donc, finalement, paradoxalement, en pensant le corps des femmes, ça les réassigne, justement, à leur biologie. Et je trouve que tu exposes bien cette ambivalence. Est-ce que tu veux un petit peu expliciter comment justement ta démarche ne revient pas à une conception biologique des femmes ?
- Speaker #1
Oui, parce que c'est vraiment un enjeu épistémologique central, c'est-à-dire c'est le piège dans lequel il ne faut pas tomber. Mais en même temps, il y a aussi une histoire. Moi, je suis très attachée à l'historicisation. J'ai une formation de philosophie politique, mais aussi d'histoire des idées. C'est quelque chose que je mobilise sans cesse. Dans l'histoire de la pensée féministe, le moment fondateur, en tout cas pour ce qui concerne notre modernité, ce sont les théories développées par les féministes des années 70, qui redécouvrent Beauvoir d'ailleurs, parce que Beauvoir, le deuxième sexe que j'évoquais, qui est écrit en 1949, va mettre des décennies avant d'infuser vraiment la pensée féministe. Et donc dans les années 70, il s'agit pour ces femmes de libérer, les femmes, c'est le mouvement de libération des femmes, et de les libérer de quoi ? Bien précisément de cette condition corporelle. qui les enferment dans l'hétérosexualité et la maternité obligatoires. Donc, elle développe une pensée qui pointe et qui met au jour j'avais dit que j'utilisais souvent ce verbe la façon dont les femmes sont sans cesse réduites à cette condition corporelle et notamment maternelle. Et donc, il y a aux origines de notre pensée féministe contemporaine ce postulat très fort que ce que nous visons, c'est à nous affranchir de cette condition corporelle. Comme si... d'une certaine façon, c'est avéré, ce carcan qui, depuis des siècles, a enfermé les femmes et les a privées, surtout, de toute participation à la vie sociale, publique et à la vie de l'esprit aussi, à la vie de la pensée. Et pour certaines d'entre elles, pour les plus radicales, donc les féministes radicales aux Etats-Unis et les féministes matérialistes en France, ce combat passe aussi par une proposition politique très forte qui est celle du lesbianisme politique, qui consiste à proposer aux femmes de se libérer absolument de la domination masculine en faisant le choix de ne plus vivre avec eux.
- Speaker #0
C'est inspiré par Monique Wittig ?
- Speaker #1
C'est exactement ça, c'est Monique Wittig, Christine Delphi en France et puis d'autres ailleurs. Et très honnêtement, il n'y a pas mieux. Je veux dire, si on peut vraiment se débarrasser de toutes les discriminations et les violences que les femmes subissent du fait de la domination masculine, c'est une proposition quasi idéale. Le problème, c'est qu'elle est compliquée à mettre en œuvre, même si dans les années 70, il y a eu quelques tentatives de communautés lesbiennes. et de monde sans les hommes. Et puis aussi, il y a la question de la présence de nombreuses femmes hétérosexuelles et de femmes qui aiment les hommes. Et on en reparlera peut-être.
- Speaker #0
Oui, on aura l'occasion de repasser, d'en parler de la place des hommes, qui est un vaste sujet dans la question féministe, évidemment.
- Speaker #1
Et donc, cette tradition de pensée, articulée avec ce que Beauvoir en a écrit, notamment de la maternité. Les pages de Beauvoir sur la maternité sont d'une violence assez folle. C'est-à-dire, il y a une espèce de... Vraiment, on sent... détestation de cette...
- Speaker #0
Elle a choisi d'avoir d'enfants d'ailleurs, Beauvoir.
- Speaker #1
Elle a avorté plusieurs fois et c'était effectivement un choix. Donc, quand on tient ensemble cette tradition beauvoirienne, d'une forme de... Justement, je ne veux pas qu'on la réduise à ça, mais néanmoins, il y a quand même dans sa pensée ce refus, en fait, de l'enfermement des femmes dans leur corps, redoubler des propositions théoriques des années 70, et puis si on ajoute à cela, pour terminer, si je puis dire... la question de toutes les pensées du genre qui se développent à partir des années 1980 aux Etats-Unis et un petit peu plus tard en France, qui élargissent la réflexion en proposant de dépasser le binarisme. des sexes et des genres, ça donne une sorte de constellation intellectuelle dans laquelle le corps féminin, c'est-à-dire dans sa sexuation, est bien plus un objet d'une sorte de repoussoir, même théorique, que quelque chose dont on peut se saisir. Il y a cette tradition intellectuelle qui s'est déployée aussi, alors il y a eu des résistances et des contre-propositions et notamment l'existence en France d'un féminisme qu'on a appelé différentialiste qui défendait la cause des femmes et au nom de la... différences, justement, notamment de leur capacité procréatrice, qui était présentée comme une puissance spécifique. Et donc, quand, au début des années 2010, je commence de réfléchir à tous ces sujets et que paraît mon premier ouvrage qui s'appelle La révolution du féminin dans lequel j'explore notamment cette question de comment nous pouvons nous réapproprier, par exemple, la question du souci esthétique ou de la maternité, la réception du livre se concentre sur ces sujets très féminins que j'explore. Et tout de suite, ce qu'on me renvoie, c'est une forte suspicion de différentialisme, c'est-à-dire aussi d'essentialisme. Oui,
- Speaker #0
d'accentuer la féminité dont tu parlais tout à l'heure et qui peut paraître, toi, un problème alors que tu parles du féminin.
- Speaker #1
Voilà, on me fait ce reproche de revenir, je me souviens de discussions avec des féministes en me disant mais c'est quoi cette ritournelle de la biologie ou du corps féminin ? Et donc je me suis aperçue d'abord qui ? C'est ça qui a éveillé en moi ce souci aussi de creuser, d'un point de vue terminologique, cette notion de féminin. Et au passage, ça me permet de dire aussi comment je définis la féminité, qui n'est pas le féminin. Le féminin, en fait, c'est cette condition qui fait que nous sommes nos corps, toutes les femmes, y compris les femmes trans au passage, puisque c'est une façon de penser la condition incarnée au prisme de l'expérience vécue. C'est l'expérience que nous faisons quotidiennement de nos corps. et des discriminations et des violences qui accompagnent notre condition incarnée, c'est cette expérience quotidienne qui définit ce que j'appelle le féminin. La féminité, c'est pour le dire simplement le programme du patriarcat pour les femmes, c'est-à-dire un doux mélange de dévouement maternel, de disponibilité sexuelle et de minoration sociale.
- Speaker #0
Est-ce qu'on pourrait le dire, dis-moi si tu es d'accord avec cette formulation-là, le féminin tel que tu le décris, c'est notre condition donnée ? la condition dans laquelle en tant que femmes nous évoluons, alors que la féminité, ce serait l'injonction, les normes auxquelles on est censé se conformer ?
- Speaker #1
Oui, peut-être. Mais dans le donné, il y a quelque chose qui renverrait à quelque chose qui est déjà là,
- Speaker #0
donc de l'ordre de la nature. Non, je disais donner les conditions matérielles, c'est ça que je voulais dire.
- Speaker #1
Le féminisme, c'est une condition historique et sociale. J'aime bien cette idée que, pour définir ce qu'est le féminisme, de le dire... avec cette perspective incarnée en disant que le féminisme, c'est une pensée et un combat pour faire en sorte que les femmes ne soient plus que des corps. C'est-à-dire qu'en fait, la condition féminine, à l'échelle de l'histoire de l'humanité, c'est cette condition corporelle, mais effectivement sous la forme d'injonctions et d'enfermement. Le féminisme va faire advenir des corps sujets, et donc, peut-être même ultimement, moi je crois que c'est ce que visent d'ailleurs les développements beaucoup plus contemporains de la pensée féministe. qui travaillent par exemple sur l'idée de post-humanisme, qui travaillent sur la fluidité des genres. C'est ça,
- Speaker #0
la fluidité en fait. Voilà,
- Speaker #1
la fluidité. Donc c'est un horizon finalement où toutes les conditions incarnées de nos existences, quels qu'elles soient, le genre, la couleur de peau, la situation de validité ou de handicap, etc. Tout ce qu'on pense aujourd'hui dans une perspective intersectionnelle, vraiment c'est une utopie totale, mais disparaîtrait, s'évanouirait, et que nous ne serions plus définis que par nos singularités, nos volontés, nos idées, mais que disons... les spécificités corporelles seraient aussi incidentes et anodines si je puis dire, les unes que les autres
- Speaker #0
Oui, c'est qu'en fait les singularités les catégories les dichotomies, les binarités ne soient pas aussi synonymes de hiérarchisation parce que c'est bien ça qui est en jeu c'est qu'en réalité quand on fait des catégories c'est pas juste pour le plaisir de catégoriser, on hiérarchise immédiatement c'est vrai sur féminin-masculin c'est vrai sur les couleurs de peau également Et c'est pour ça que j'aime bien,
- Speaker #1
je croise en ce moment cette idée d'une philosophie du genre parce que On dit philosophie féministe et de fait, il y a un champ assez protéiforme de pensée féministe au pluriel. J'ai pu m'en rendre compte, je travaille un projet très exaltant qui consiste à réunir une centaine d'autorices pour travailler toutes les idées, les concepts, les courants, les autrices féministes de l'histoire jusqu'à aujourd'hui et peut-être un petit peu jusqu'à demain. Et je vois, j'observe ce foisonnement intellectuel. Donc, il y a cette galaxie comme ça de pensée féministe. Mais j'essaye de réfléchir à une façon de condenser pour qu'on puisse accepter cette idée qui est si compliquée en France, que ça puisse constituer un champ scientifique à part entière. En fait, on n'enseigne pas la philosophie féministe dans les universités françaises.
- Speaker #0
Pourquoi il y a une réticence en France alors que, par exemple, aux Etats-Unis, c'est quand même un petit peu plus développé, dans les pays anglo-saxons ?
- Speaker #1
Dans la plupart des grandes démocraties occidentales, on a des départements de philosophie féministe ou d'études de genre. Alors d'abord parce qu'en France, on a une... Petite quinzaine d'années de retard sur à peu près tout pour ce qui concerne la vie des idées. Et puis je crois qu'il y a en effet des motifs plus spécifiquement français de réticence, et notamment cette tradition si prégnante de l'universalisme républicain. C'est-à-dire que la définition... du sujet de droit dans son abstraction juridique, c'est-à-dire le sujet qui, de par sa naissance, est doté des droits fondamentaux que sont la liberté et l'égalité, qui est un magnifique projet. Il est très beau, mais il est tout simplement, j'allais dire hors sol, c'est le mot qui me vient un peu qui n'est pas très philosophique. Voilà, dans une perspective de pensée féministe et notamment quand on y intègre la pensée intersectionnelle, ce à quoi on essaye de réfléchir, c'est à la possibilité de ce que Sarah Mazouz a qualifié de un... d'universalisme concret. J'aime beaucoup cette expression. Je précise que c'est Sarah Mazows et Eleonore Lépinard, dans un petit livre très percutant qui s'appelle Intersectionnalité, tout simplement. Cette idée d'universalisme concret qui consiste à tenir, évidemment, l'idéal des droits humains, des droits fondamentaux, mais en intégrant la question simplement des singularités individuelles, et donc des conditions concrètes dans lesquelles ces droits devraient être mis en œuvre, et qui, bien souvent, ces conditions concrètes et ces conditions incarnées en fait sont des obstacles à la réalisation de ces droits c'est-à-dire que ce dont il s'agit et c'est pour ça que je trouve que c'est vraiment un enjeu de faire reconnaître l'existence de ce champ d'une philosophie du genre et surtout de l'institutionnaliser, c'est-à-dire en fait de l'enseigner et puis de lui donner des moyens et une légitimité,
- Speaker #0
et une noblesse et une reconnaissance, parce que c'est ça aussi, c'est un peu relégué aujourd'hui.
- Speaker #1
Eh bien c'est l'enjeu c'est justement parce que cette philosophie du genre, elle porte une véritable philosophie politique, elle porte une proposition de renouvellement, en fait, de la pensée démocratique, puisque selon ce qu'il s'agit, c'est rien moins que de parachever et d'accomplir le projet démocratique moderne en tenant ensemble, en fait, la perspective universaliste des droits humains et la perspective qu'on pourrait qualifier de féministe, en fait, des singularités incarnées. Et j'en profite pour signaler, parce que c'est important, il se trouve qu'au moment où on enregistre cette émission... Je prépare une intervention au Collège de France qui s'intitulera pour une philosophie du genre en France.
- Speaker #0
Au Collège de France, c'est courageux. Ce n'est pas... C'est ouvert.
- Speaker #1
Moi, je trouve que c'est un très beau signal. C'est-à-dire que tous les ans, il y a un colloque de rentrée. Cette année, ce colloque s'intitule Genre et Sciences. Et donc, ça va durer deux journées entières. Et je clôt ces deux journées par une intervention qui s'intitule pour une philosophie du genre en France. Et je le dis parce qu'elle sera filmée. Et... est disponible sur le site du Collège de France. Et comme le colloque a lieu les 17 et 18 octobre, je pense que c'est déjà en ligne. Oui. On fait un petit exercice temporel.
- Speaker #0
Absolument. Au moment où l'épisode sera diffusé, la conférence sera en ligne, donc je ne manquerai pas de la diffuser, évidemment. Je voulais juste revenir brièvement sur un terme que tu as employé à plusieurs reprises. Et je ne sais pas si tous les auditeurs et auditrices connaissent précisément ce que c'est. C'est la question de l'intersectionnalité. Est-ce que tu peux nous en parler un petit peu, nous expliquer ce terme et puis comment toi tu dialogues avec cette conception-là et ce paradigme intersectionnel ?
- Speaker #1
Une fois encore, un peu d'histoire, d'éviter. Dès le grand moment d'effervescence à la fois théorique et militante des années 70, on trouve aux Etats-Unis notamment des féministes afro-américaines pour critiquer l'absolitisation par les féministes blanches de l'époque de l'expérience qu'est la leur en tant que femmes. blanches, bourgeoises, privilégiées. Et on trouve une critique féministe, en fait, d'une forme de solipsisme blanc, c'est-à-dire d'une forme d'aveuglement à la multiplicité des facteurs d'oppression. Et quelques années plus tard, à la fin des années 80, Kimberley Crenshaw, en Grande-Bretagne, et d'autres aux États-Unis aussi, vont théoriser cette notion d'intersectionnalité qui renvoie à cette idée assez simple que toute expérience vécue de l'oppression se situe toujours à l'intersection. de plusieurs facteurs d'oppression relevant du genre, bien sûr, mais aussi de la race, de la classe, mais également de l'âge, de la situation de handicap ou de validité et de quelques autres.
- Speaker #0
axes de pouvoir. Et donc, l'intersectionnalité, c'est une notion qui permet d'ouvrir la réflexion sur l'oppression à cette pluralité des facteurs, ce qui permet aussi d'élargir à la fois le champ de la réflexion et le champ de la lutte. Et en fait, dans mon travail, je travaille de façon cumulative, c'est-à-dire, et ça c'est aussi important dans une perspective féministe, c'est-à-dire que je pense à la suite d'autres femmes et avec d'autres femmes. Et à partir de concepts qui ont été forgés, le concept de genre, le concept d'intersectionnalité et le concept queer, qui forment une sorte de trilogie philosophique qui permet ensuite d'explorer. Alors moi, je le fais avec ma propre perspective phénoménologique. Je me concentre sur les dimensions incarnées qui scandent la vie des femmes, de la naissance des bébés-filles jusqu'au grand âge, quand des processus corporels qui sont aussi souvent des transformations, qu'elles soient, disons, physiologiques, naturelles ou... ou artificielles, viennent bouleverser la vie des femmes, c'est-à-dire à la puberté, ou lors d'une grossesse, ou lorsqu'on subit une maladie ou une agression. Tous ces bouleversements corporels qui changent à la fois le rapport à soi, c'est-à-dire qui produisent un ébranlement intime, mais aussi un changement dans les représentations sociales, et du fait de ce changement dans les représentations sociales, des attentes politiques, c'est-à-dire en termes de droits. Et c'est ce que j'appelle les nœuds phénoménologiques, c'est-à-dire... ces bouleversements corporels qui sont toujours simultanément et indissolublement intimes, sociales et politiques. Et donc ça, c'est ma perspective phénoménologique, mais elle vient se poser sur une trame, une trame conceptuelle qui est faite de ces traditions de pensée gender, queer et intersectionnelle.
- Speaker #1
Ça m'intéresse, quand tu dis intimes, sociales et politiques, ça me fait penser au fait que ta philosophie, il y a quelque chose qui est la caractéristique, c'est que tu dis beaucoup je dans tes livres. Tu parles de ton expérience à toi. Tu n'as pas une position de surplomb dans ta pratique de la philosophie. Tu te livres aussi, tu racontes toi ton parcours. Est-ce que tu peux nous parler de toi, de ton éveil philosophique ? Qu'est-ce qui t'a amenée à la philosophie, à la philosophie de manière générale, à cette philosophie en particulier ? On peut commencer par cette question.
- Speaker #0
Oui, alors moi, j'ai une formation de philosophe, mais de philosophe politique. J'ai fait une thèse de philosophie politique à l'École des hautes études en sciences sociales. J'ai travaillé pendant une petite quinzaine d'années. à l'articulation du religieux et du politique. J'ai fait beaucoup de philosophie de la religion aussi, et donc de la philosophie politique, et j'ai travaillé longtemps dans une perspective qui consistait à essayer de comprendre le développement de la modernité politique, et notamment des concepts qui ont permis de penser et de construire la démocratie. C'est par la philosophie politique, et en travaillant à cette histoire de la modernité démocratique, que peu à peu je me suis rendue compte que les femmes dans cette histoire n'avaient quasiment... aucune place. Et dans mon premier livre, La révolution du féminin, il y a toute une première partie, justement, où je redéroule le fil de l'histoire de la modernité pour montrer comment, y compris les plus grands des philosophes de cette modernité, Rousseau, au premier chef, sont, de façon totalement, finalement, à la fois paradoxale et scandaleuse, restés absolument fidèles au schéma patriarcal tel qu'il a été fondé par Aristote et perpétué à travers les siècles jusqu'à nous. C'est-à-dire, une fois encore, cette idée que les femmes étant par essence... voué à la reproduction et donc enfermé dans la sphère domestique pour cela, cette assignation produisait cette hiérarchie genrée du monde avec une sphère privée féminine inférieure, une sphère publique masculine supérieure. C'est ça le patriarcat. C'est cette hiérarchie-là, mais qui est aussi une organisation de notre monde commun. Et ce qu'au fond les penseurs de la modernité, c'est qu'ils la récupèrent telle qu'elle, cette hiérarchie du monde, et simplement ils l'augmentent d'un nouveau projet politique qui est celui de la liberté et de l'égalité. dans lequel, pour le coup, les femmes n'ont pas leur place. Et ce n'est pas un hasard si, la même année qu'il écrit le contrat social, en 1762, Rousseau écrit aussi Émile ou de l'éducation, qui est un traité de pédagogie, dans lequel il veut apprendre aux parents comment élever leurs garçons, mais aussi comment élever leurs filles. Et en l'occurrence, pour Rousseau, élever les filles, c'est les élever à devenir de futures épouses et de mères. Et il a même une façon tout à fait choquante de considérer que c'est parce que les femmes restent à la maison à élever leurs enfants dans les valeurs. modernes, qui sont celles de la nouvelle république, que cette nouvelle république ou cette nouvelle démocratie peut être construite par les hommes. C'est comme si, d'une certaine façon, la famille patriarcale était la condition d'existence de la société démocratique. Quand j'ai fait ce constat-là de cette occultation des femmes et surtout de cette perpétuation du système patriarcal dans notre démocratie... Oui, c'est ça,
- Speaker #1
ça va au-delà de l'occultation. non seulement l'occultation des grandes figures féminines, mais c'est aussi... Non, non, on en parle des femmes, mais de manière misogyne. Oui, c'est-à-dire qu'on conserve,
- Speaker #0
en fait. Oui, c'est ça, bien sûr. On reste dans la tradition de pensée patriarcale. Ce que ça me permet d'observer, c'est que... Ce sont les théoriciennes féministes des années 70 qui vont rompre cette longue occultation. Parce qu'en militant et en pensant la nécessité de reprendre possession de nos corps maternels, donc en militant pour les droits reproductifs et en les conquérant, elles vont produire, j'en parle dans la réflexion du film là, vraiment une rupture anthropologique. C'est-à-dire ce que c'est que d'être une femme à partir du moment où les femmes ont la possibilité de choisir le moment d'une grossesse, voire de refuser même d'être mère grâce à... au droit à la contraception et à l'avortement, eh bien, anthropologiquement, cela fait d'elles, enfin, des individus modernes, c'est-à-dire des sujets qui peuvent, parce qu'elles sont débarrassées du fardeau de ce qui était vécu jusque-là comme un destin, c'est-à-dire les femmes avaient des enfants, qu'elles le veuillent ou non, et de nombreux enfants par ailleurs, et donc ce qui a contribué à les tenir si longtemps loin des activités et de l'esprit et de la vie sociale et professionnelle, eh bien ces conquêtes-là et cette pensée-là d'une émancipation, d'une libération, c'est le grand tournant moderne pour les femmes. Et donc ça, c'est quelque chose, dans l'histoire de la philosophie politique, jamais on parle de cette contribution si précieuse des théoriciennes féministes, en fait, au parachèvement, d'une certaine façon, du projet démocratique.
- Speaker #1
Oui, parce que finalement, pour reprendre la dichotomie, la distinction que tu faisais tout à l'heure entre les corps-objets et les sujets, c'est l'idée qu'à partir du moment où on est décisionnaire de... de son destin, de ce qu'on veut avoir des enfants ou pas, on cesse d'être un corps objet, c'est-à-dire passif, pour devenir décisionnaire, c'est-à-dire un vrai sujet de droit et de liberté. Donc comme tu dis, c'est une vraie révolution anthropologique. Mais c'est vrai qu'on en parle, même encore dans les hommes philosophes, on parle pas énormément aujourd'hui encore, c'est totalement... C'est encore un peu occulté finalement.
- Speaker #0
Oui oui, non mais c'est pas que c'est occulté, c'est que c'est même pas pensé. Oui. Parce que c'était même pas pensable, enfin voilà, il y a quelque chose aussi, j'aime bien cette idée de ce qui est pensable, et quand ça devient pensable... Même si ce n'est pas actualisé sociologiquement, ça existe. Et quand je dis ça, par exemple, je pense, j'ai écrit un livre sur la question de la grossesse, dans lequel j'ai beaucoup travaillé la perspective queer, en fait. C'est-à-dire, comment on peut courir la grossesse, et comment on peut découpler la question maternelle de la question féminine. Et dans cette perspective, ce qui se dessine, en fait, c'est une possibilité de dégenrer l'enfantement, et de dégenrer aussi la grossesse. notamment parce que pour ce livre, j'ai rencontré un homme trans qui est le premier homme trans à avoir porté un enfant et avoir été reconnu juridiquement comme son père. C'est ce cas assez rare, mais signale que quelque chose est devenu pensable, c'est-à-dire quelque chose qui a à voir avec la fin de ce lien immémorial entre féminin et maternité.
- Speaker #1
C'est très intéressant que tu parles de la grossesse, c'est un sujet que je voulais aborder avec toi. Tu as écrit un livre magnifique sur le sujet. Moi, il se trouve que ça résonne, parce que moi-même, j'étais enceinte, j'ai eu un enfant. Et c'est vrai que la maternité, la grossesse, c'est une expérience très particulière, qu'on veuille des enfants, qu'on n'en veuille pas. Quand on est une femme, on est quelque part en permanence assignée à répondre à la question. Est-ce que tu veux des enfants ? Si oui, comment ? Pas trop jeune, pas trop vieille ? Enfin, il y a un ensemble d'injonctions et de normes sociales qui s'exercent de manière très forte sur la question de la grossesse. Est-ce que tu veux nous parler un peu plus ? plus longuement de ce livre, de ce que tu as voulu montrer. Donc, c'est un si gros ventre, je le dis, pour les auditeurs et auditrices qui voudraient le lire. C'est vraiment formidable. Surtout que ça va vraiment dans ta manière d'écrire la philosophie, qui est une manière très accessible, en fait, où à la fois tu conceptualises, mais tu décris aussi des expériences. Donc, c'est quelque chose qui est très incarné, en fait, encore une fois. Est-ce que tu veux nous parler un petit peu de ton livre ?
- Speaker #0
Oui, et puis d'autant plus que ça me permet de revenir à cette question que tu me posais, à laquelle je n'ai pas répondu au passage, la question de l'écriture. Alors, je dis moi en première personne. Oui,
- Speaker #1
tu dis je dans tes livres.
- Speaker #0
Alors, voilà. Mais dire je c'est parce qu'on pourrait dire à la première personne, écrire à la première personne du singulier. Mais écrire en première personne, c'est non seulement dire je mais c'est aussi parler de soi. Voilà. Moi, je suis convaincue, et je pense que c'est un des éléments qui caractérisent la philosophie féministe, de la valeur heuristique de l'écriture en première personne et du récit de soi. Et quand je dis valeur heuristique, c'est cette idée qu'en fait, ça produit. quelque chose de fructueux pour la pensée que de reconnaître que le récit de soi en première personne puisse apporter quelque chose. Donc, j'écris à la première personne et puis en première personne, en parlant de mes propres expériences vécues, des différents phénomènes corporels que j'explore. Et par ailleurs, je recueille des récits de femmes. Je pratique ce que j'appelle l'enquête phénoménologique. Et donc, je rencontre des femmes. Et là, en l'occurrence, j'ai rencontré une femme qui m'a dit une trentaine de femmes dans leur dernier trimestre de grossesse. Et puis pour un tiers d'entre elles, je les ai à nouveau rencontrées après leur accouchement. Et donc l'idée, c'est de recueillir ces récits. Alors j'insiste sur le mot de récit, parce que ce ne sont pas des témoignages, ce sont de longs entretiens qui durent au moins une heure et demie, si ce n'est plus. Et je demande à ces femmes, comme je l'ai fait d'ailleurs dans mon livre sur les seins, de me parler de ce qu'elles éprouvent. au prisme de cette expérience corporelle, là en l'occurrence de la grossesse, et puis avant c'était donc l'expérience d'avoir des seins. Et donc ce qui m'intéresse, ce n'est pas le fait de devenir mère, ou la question de la maternité, etc. Mais c'est pour ça que le sous-titre du livre, c'est donc Ainsi gros ventre, expérience vécue du corps en seins J'ai essayé de penser la grossesse comme une expérience corporelle, en la découplant le plus possible justement du féminin, ou là pour le coup peut-être plus de la féminité. Et ça permet de penser des choses, par exemple ça permet de repérer comment la grossesse dans ces transformations si intenses et irréversibles, parce que le corps il y a cette fameuse injonction sociale à retrouver son hashtag corps d'avant.
- Speaker #1
Hashtag meilleure version de toi-même.
- Speaker #0
Il n'y a plus de corps d'avant. Une femme qui a porté un enfant, son corps n'a jamais transformé. J'ai fait un parallèle dans le livre entre la transformation du corps en sein, un parallèle avec les transformations de la puberté, qui sont tout aussi radicales et définitives.... et par ailleurs aussi un parallèle avec l'expérience vécue de la transition pour les personnes trans. Il s'agit à chaque fois de mutations physiques qui sont aussi des mutations sociales et politiques. On retrouve cette articulation intime sociale et politique. Et en l'occurrence, ce qui m'a frappée dans cette enquête phénoménologique sur la grossesse, c'est qu'elle m'a révélé ce dont je me doutais un peu, mais franchement pas à ce point, à savoir que... La grossesse, c'est vraiment le moment d'une dépossession radicale. On parle beaucoup depuis tout à l'heure du corps-objet. Moi, il se trouve que ce n'est pas un hasard, c'est par mes grossesses que je suis entrée en féminisme. Parce que la grossesse, c'est le moment de la vie d'une femme, où si elle a la chance d'avoir échappé à un certain nombre d'expériences corporelles un peu pénibles, voire traumatisantes, là, pour le coup, elle ne peut pas y échapper. C'est-à-dire que dès lors qu'une femme est enceinte, et a fortiori quand ça commence à se voir, et que son ventre se voit, elle disparaît en tant que sujet derrière son si gros ventre. C'est pour ça que j'ai choisi ce titre. C'est-à-dire qu'aux yeux de la société, aux yeux des médecins, et même aux yeux de leur entourage le plus proche, bien souvent, elle n'est plus que cela. Ce corps-machine a fabriqué un bébé. Donc, on le touche, on le commente, on se permet toutes sortes d'évaluations et de commentaires, et on ne parle plus que de ça. Et donc, la femme enceinte n'est plus que cela. Elle n'a plus de métier, elle n'a plus de projet. Elle n'a plus de choix même et de volonté dans ce qu'elle veut faire, même de sa propre grossesse et de son propre accouchement. Elle est littéralement désubjectivée. Et ça, c'est quelque chose qu'on peut réfléchir quand on fait cet effort de penser le corps. J'allais dire, là pour le coup, que le corps.
- Speaker #1
C'est très intéressant. C'est vrai que je pense que toutes les personnes qui ont été enceintes ont vécu ça. C'est ce que tu expliques dans ton livre, à quel point tout d'un coup, en tant que corps qui fabrique un enfant, On appartient à la sphère publique, on est dépossédé de soi-même. Et en même temps, tu parles aussi de cette possibilité, et ça c'est quelque chose dont on a parlé tout à l'heure et qui travaille toute ta réflexion, c'est comment ça peut être une réappropriation. Alors comment concrètement, pour toi, la question de la grossesse et de la maternité, ou du choix de la non-maternité aussi, parce que je pense que c'était impliqué, peut-être justement un lieu de réappropriation et d'émancipation ?
- Speaker #0
Elle peut l'être, je pense d'abord grâce aux luttes féministes, parce que je trouve que c'est une chance pour les jeunes femmes d'aujourd'hui de... pour celles qui ont le projet d'avoir un enfant, de pouvoir le faire dans un monde où on commence enfin de considérer qu'elle demeure des personnes, y compris quand elles sont enceintes. Donc il s'agit simplement de rappeler à son entourage, mais aussi au monde médical, que la personne qui porte cet enfant, elle a son mot à dire dans les processus auxquels elle est associée. Moi, je ne suis pas du tout opposée à la médicalisation de la grossesse. Il ne s'agit pas du tout de dire que chaque femme... doit pouvoir faire ce qu'elle veut et si elle souhaite... Très honnêtement, tout au contraire, comme je le raconte dans le livre d'ailleurs, sans la médication de la grossesse, je ne serais pas là pour en parler aujourd'hui parce que j'ai traversé quelques épreuves durant mes quatre grossesses. Je tiens aussi à dire ça, j'ai vécu quatre grossesses et j'ai deux enfants. Ça fait partie des choses que les féministes d'aujourd'hui aussi permettent de tenir, c'est-à-dire pourquoi l'expérience vécue des femmes dans la grossesse et notamment cette... expérience spécifique de l'arrêt naturel, les mal nommés fausses couches, qui sont tous fausses, qui sont très très vraies. Qu'est-ce qui se passe dans cette injonction faite à la silenciation ? Si ce n'est ce constat que quelque chose n'a pas marché, le corps a dysfonctionné, il n'a pas rempli sa fonction, il a failli à sa tâche.
- Speaker #1
Il y a une honte en fait, quelque part.
- Speaker #0
Il y a quelque chose qui a à voir avec en effet une forme de reproche latent fait à celle qui ne... réussit pas, et donc elle doit, un, se taire, et surtout se dépêcher de recommencer pour que, enfin, cela marche. Ces expressions si maladroites, ça marchera la prochaine fois, etc. Il y a quelque chose là-dedans, une fois encore, qui nous ramène, encore et toujours, à la facilité avec laquelle on objective les femmes, c'est-à-dire qu'une fois encore, on nie leur subjectivité. Oui,
- Speaker #1
leur souffrance, leur expérience. Oui, bien sûr.
- Speaker #0
Et fort heureusement, les choses sont en train de changer. Il y a des mobilisations, il y a des revendications, il y a des lois qui sont votées, qui permettent de mieux prendre en considération toutes ces étapes d'un projet parental.
- Speaker #1
Alors, c'est très bien parce que tu parles ici de loi, donc on s'approche de la question politique. Et ça me permet de faire la transition vers un peu le dernier moment de cette interview, qui va nous mettre dans une bonne ambiance parce qu'on va parler de l'actualité. Allons-y. quand même dans une actualité politique assez réjouissante, il faut quand même le dire. Et comment est-ce que tu envisages, justement, quelles seraient les possibilités de mobilisation politique, vers quoi il faudrait aller, et comment tu envisages aujourd'hui la direction qui est prise, l'actualité ? On rappelle qu'on a un gouvernement qui est peuplé de manifs pour tous, donc c'est quand même, on arrive à une biologisation, on revient quand même à une assignation des femmes à un certain rôle. Comment est-ce que toi, tu analyses tout ça ? Comment est-ce que tu te positionnes dans toutes ces réflexions et ces situations-là ?
- Speaker #0
Oui, merci Alice, parce que ça me donne l'occasion de parler, on a parlé de beaucoup d'expériences corporelles, mais il y en a une qui est au cœur de l'actualité depuis quelques années, qui sont les violences sexistes et surtout sexuelles. On parle beaucoup de MeToo et moi j'ai essayé d'observer, c'était le motif un peu, enfin je vais te dire un peu, c'est un peu curieux de le dire comme ça, mais quand j'ai compris en fait que toutes ces mobilisations féministes autour des violences sexuelles s'inscrivaient dans une dynamique de terrain dont le fil rouge était la question de... la réappropriation de nos corps dans toutes leurs dimensions, je me suis rendue compte que j'écrivais en réalité, puisque j'ai commencé au début des années 2010, que j'avais commencé à réfléchir sur ces questions et à écrire sur ces questions au moment même où les féministes militantes sur le terrain commençaient elles de se ressaisir de tous ces sujets corporels. On prend souvent MeToo comme un point de repère, mais MeToo c'est un moment paroxystique certes, mais ce n'est qu'un moment dans une dynamique que j'ai appelée la bataille de l'intime. qui commence au début des années 2010, qui commence sur la question des règles. Alors une fois encore, surtout en Amérique du Nord d'abord, puis ça vient plutôt autour de 2015 en France. La question des règles qui a conduit à la question des organes génitaux, de la sexualité sur le versant positif du plaisir, mais aussi sur le versant négatif des violences. Puis la question de la maternité, et puis on en est là depuis 2-3 ans, à des thématiques liées au vieillissement, à la ménopause, etc. C'est-à-dire que depuis une bonne dizaine d'années, les féministes ont décidé de reprendre possession de leur corps, jusqu'aux plus intimes. Ça se traduit par des revendications, des combats, des mobilisations, et dont l'un des principaux est la mobilisation contre les violences sexuelles. Mais, en dépit de l'intensité de cette dynamique, et en dépit aussi de la récurrence des affaires qui explosent, des mobilisations, on observe qu'en fait pas grand-chose ne bouge, enfin spécifiquement en France, et qu'il y a une forme de résistance très forte de notre société. d'hommes, mais aussi de certaines femmes, à accepter qu'il puisse y avoir derrière tout ça un système. Parce que c'est ça en fait le nœud du problème. Je pense que toutes les tentatives récentes pour d'une certaine façon réduire la question des violences à des affaires, ou à des règlements de comptes, ou à une forme d'hystérie collective dont il faudrait finalement... Il serait maintenant grand temps d'arrêter et de se calmer un peu, comme disent pas mal de personnes en ce moment, et spécifiquement des femmes. Tout ça, c'est comme une forme... Moi, je le reçois comme une résistance très forte à lever le voile, c'est-à-dire à... Une fois encore.
- Speaker #1
Oui, mettre un jour.
- Speaker #0
Et révéler que nous sommes dans une logique systémique, c'est-à-dire que nous sommes les héritières et les héritiers d'une très longue histoire d'objectivation et d'aliénation. Une très longue histoire de hiérarchisation de genre et de la société, une très longue histoire de domination masculine et de soumission féminine. Et cette histoire, elle s'enracine dans des préceptes, dans des principes, dans des institutions, dans des mécanismes et dans des représentations sociales qu'il faut déconstruire. Quand on parle, comme on le fait beaucoup en ce moment, de culture du viol, c'est pour pointer un certain nombre de représentations qui sont associées aux violences sexuelles. et qui consiste finalement à toujours tenter de renverser le stigmate et de culpabiliser les victimes, et de les rendre d'une façon ou d'une autre responsables de ce qu'elles ont subi. C'est un des éléments dans un échiquier qui en comporte beaucoup, et dont les principaux, et ça c'est mon rôle, et c'est en ce sens que je considère que oui, en effet, la philosophie féministe a un rôle social, c'est une philosophie politique, enfin vraiment, voilà. Le féminisme, ce ne sont pas des politiques. Alors, c'est ça, oui, des politiques d'égalité femmes-hommes, des politiques de lutte contre le sexisme, etc. Mais c'est bien davantage que cela. Je définis le féminisme comme un projet politique de transformation de la société tout entière. Et en tant que philosophe féministe, je me situe du côté de la théorie politique de ce projet-là, de transformation, puisque ce dont... Ce que nous cherchons à faire, c'est quand même rien moins que de mettre à bas ce socle patriarcal de l'objectivation corporelle des femmes. Et à partir de là, quand ça, ça bougera, tout le reste bougera et tout s'effondrera. Et ce n'est pas un hasard, tu évoquais la présence de ministres qui ont milité à la manif pour tous. Ce n'est pas du tout anodin que ce soit cette question des nouvelles familles qui est concentrée tant de hargne et tant de résistance. Parce que oui. Quand la famille patriarcale sera défaite, et je pense que c'est largement le cas, c'est-à-dire qu'aujourd'hui, quand on voit sociologiquement comment sont faites les familles, l'immense majorité des familles sont des familles non patriarcales, dans le sens où, par exemple, le mariage n'est plus du tout une condition, et d'ailleurs, elle n'est plus du tout une... conditions majoritaires au sein des familles aujourd'hui.
- Speaker #1
C'est un enfant sur deux qui naît hors mariage, c'est ça ?
- Speaker #0
Oui, c'est ça.
- Speaker #1
Donc c'est considérable, c'est devenu la nouvelle norme.
- Speaker #0
Voilà, la nouvelle norme. J'ai eu l'occasion d'observer, quand j'ai mené mon enquête auprès des femmes enceintes, j'ai été submergée de demandes de femmes qui menaient un projet d'enfant seul, qui voulaient témoigner. J'ai dû dire à un moment, écoutez, sociologiquement, statistiquement, ça ne va pas le faire, il y en a trop. Mais ça m'a montré la force de ce phénomène aujourd'hui. les familles monoparentales, alors il y a celles qui sont subies, mais il y a de plus en plus de familles monoparentales choisies, ça dit quelque chose aussi, sans parler des familles homoparentales, etc. Et des familles queer. Et s'il y a tant de résistance politique, c'est parce que je pense que ce sont des personnes qui, plus ou moins confusément, parce que je ne suis pas sûre qu'elles aient une réflexivité suffisamment lucide pour comprendre, mais elles savent, elles sentent qu'on touche au socle. et que le reste risque de s'effondrer si ça disparaît. Et ça, c'est l'obligation faite aux femmes et aux hommes à rentrer dans ce rôle à la fois hétéronormé, hétérosexualisé, et aussi l'injonction à la maternité obligatoire, puisque tu l'as dit à deux reprises, et donc je vais l'attraper au vol, c'est important. En tant que féministe, nous luttons pour que, et c'est une chance aussi en tant que féministe occidentale que nous puissions aussi le vivre, et pas seulement le lutter, cette ouverture des... possibles, ouvrir au maximum les possibles, c'est-à-dire les choix dans le domaine de la vie sexuelle, de la vie maternelle, familiale, de la vie professionnelle, etc. Et dans le domaine de la vie familiale, cette ouverture des possibles à un bout, elle comporte cette possibilité qui doit être faite aux femmes et aux personnes qui le désirent de ne pas avoir d'enfants. Et donc c'est quand même un truc assez fou qu'aujourd'hui, en dépit d'une loi qui existe depuis 2001, les jeunes femmes qui n'ont pas d'enfants et qui n'en veulent pas ne parviennent pas à... à se faire stériliser, alors que cette loi de 2001 les y autorise et que c'est remboursé par la sécurité sociale. Et donc aujourd'hui, on trouve des femmes qui s'échangent des noms de praticiens, comme autrefois leur grand-mère, des noms de médecins qui pratiquaient l'avortement. Cette obsession patriarcale pour le rôle maternel des femmes, qui s'est traduite dans les propos ahurissants de notre président, mais en fait non, ce n'est pas le mien en l'occurrence. Mais cette histoire de réarmement démographique, c'est un truc... Voilà ! C'est pour dire la puissance de cette injonction patriarcale faite aux femmes, que leur fonction dans la société, c'est de donner des enfants à la société.
- Speaker #1
Parce que ta caractéristique aussi, on a parlé beaucoup de ta manière de pratiquer la philosophie, mais tu ne pratiques pas que de la philosophie stricte, puisque tu as écrit aussi un roman qui s'appelle Plaine et Douce, où finalement tu adaptes un petit peu tes problématiques et tes réflexions au champ de la littérature. Tu me parlais d'un projet de bande dessinée... Tu travailles avec ton mari Laurent Métry, qui est réalisateur. Tu as un projet aussi de troupe chorégraphique. Comment est-ce que tu conçois cette pluralité des canaux d'expression, le lien avec justement la lutte politique féministe ? Écoute,
- Speaker #0
c'est très lié parce que la philosophie féministe, comme je l'ai dit tout à l'heure, d'un point de vue méthodologique, elle part d'une valorisation du récit de soi et de l'expérience vécue des femmes. Et elle part de cette idée que l'expérience singulière produit du sens, mais dans une perspective féministe. Ce sens, il naît et il se met en mouvement dans la rencontre collective. C'est-à-dire que, de la même façon que les féministes des années 70 pratiquaient les cercles de conscientisation, c'est-à-dire des réunions en non-mixité lors desquelles elles échangeaient leurs expériences vécues de phénomènes plus ou moins intenses et douloureux, et de cette prise de conscience de ce qu'elle partageait cette commune condition d'oppression naissait la volonté de s'engager politiquement et puis donc de réclamer des droits pour les femmes. Eh bien, ce principe du cercle, pour moi, j'en ai fait une pratique philosophique. C'est-à-dire que penser en rond, j'aime bien cette expression, penser en rond, c'est d'abord penser ensemble, donc penser avec les autres théoriciennes féministes, mais aussi penser avec toutes les femmes que je rencontre et dont je recueille les récits, et faire résonner ces voix ensemble. Et penser en rond, ça veut dire aussi que, comme tu l'évoquais tout à l'heure, c'est-à-dire que traditionnellement, la philosophie, elle se fait d'une position de surplomb, elle se fait d'en haut, avec ce nous de majesté, des hommes philosophes qui... pensent, mais en fait qui pensent à partir de leurs propres conditions, et puis surtout qui ont cette ambition... j'allais dire, oui, presque dominatrice, de faire tomber du ciel des idées la lumière sur le peuple ignorant.
- Speaker #1
C'est presque prophétique, en fait. Oui,
- Speaker #0
il y a cette dimension-là. Les philosophes féministes, en fait, nous, on travaille sur Terre, on travaille à partir de nos corps, et on travaille ensemble, et on travaille en rond, et on travaille pour changer le monde. Donc, c'est quelque chose... qui est éminemment politique, mais qui aussi, j'allais dire, est éminemment sororal et puissant. Même si je ne suis pas très fan de toute cette terminologie d'empouvoirment.
- Speaker #1
Est-ce que ça fait trop développement personnel ?
- Speaker #0
Non, je trouve que c'est un registre emprunté au monde des hommes.
- Speaker #1
Et au monde du business aussi, excellent, au monde capitaliste.
- Speaker #0
Et tu as raison de le préciser, parce que c'est vrai que ça va vraiment de pair. J'ai observé qu'en fait, le modèle dominant du corps, le modèle dominant de corporealité, c'est un modèle non seulement masculin, mais même viriliste. c'est-à-dire le corps pensé au prisme de la performance, de la constance, de l'excellence, de la perfectibilité, cette fameuse meilleure version de nous-mêmes, etc. Or nos corps, tous les corps, les corps masculins comme les corps féminins, tous les corps, c'est tout l'inverse. C'est un peu ce que la crise, la pandémie a révélé, dont je pensais que je me disais, enfin nous allons pouvoir penser nos corps autrement qu'à travers ce prisme viriliste de la corporealité performante, constante, excellente. Tous nos corps sont vulnérables. sont changeants, s'adaptent, sont fluides. En fait, je me suis rendue compte qu'en pensant le corps des femmes, on pense la corporité en général, et on peut prolonger cette réflexion vraiment par une forme de modèle de corporité qui tienne compte de cet essentiel. adaptabilité, de cette essentielle fluidité, de cette essentielle variabilité. Et donc, en intégrant ça, par exemple, ça donne tout de suite des pensées qui permettent d'intégrer les connexions entre nous, les interrelations, la question du soin, du souci, de l'autre, de la sollicitude. Et donc, ça ouvre aussi à une philosophie qui est une philosophie politique, mais qui est aussi une éthique.
- Speaker #1
Oui, c'est ça.
- Speaker #0
Une éthique féministe spécifique. Et donc, c'est toutes les pensées du care, comme on dit. Donc, ce mot anglais care, qu'on traduit par soin ou par sollicitude. et qui permettent de prendre au sérieux et de prendre en compte la voix des personnes que l'on n'entend jamais.
- Speaker #1
Alors, il y a des personnes dont on a beaucoup parlé en filigrane pendant toute cette discussion, ce sont les hommes, parce que finalement, ils sont quand même importants dans cette réflexion. Comment est-ce que toi, parce que là, tu as parlé beaucoup du féminin, de communes conditions, tu as parlé de non-mixité aussi, tu as parlé de pensée en cercle, en rond. Comment est-ce que toi, tu conçois la place des hommes ? dans cette lutte féministe ? Est-ce qu'ils en font partie ? Est-ce qu'ils n'en font pas partie ? C'est oui, dans quelles conditions ? C'est une question qui est éminemment difficile. Il y a beaucoup de discussions, beaucoup de débats. Donc voilà, qu'est-ce que toi tu en penses ? Comment tu te situes sur cette réflexion-là ?
- Speaker #0
Alors, de façon absolument claire, catégorique et convaincue, ça fait longtemps que je le dis, les hommes ont une place à prendre dans le féminisme et je vais même jusqu'à dire que nous, féministes, avons besoin d'eux. Et je vais même jusqu'à dire, et ça m'a valu pas mal de critiques, que nous avons aussi une responsabilité et... nous féministes, dans la frilosité, la réticence de pas mal d'hommes aujourd'hui à prendre part à nos discussions et à nos combats. Cela étant posé, je dis tout de suite que ma façon de concevoir le rôle que pourraient jouer les hommes dans le féminisme consiste d'abord à leur demander de se renseigner, de s'informer, de faire cet effort de connaissance, comprendre de quoi nous parlons. écouter des podcasts,
- Speaker #1
écouter cet épisode, par exemple,
- Speaker #0
faire cet effort d'essayer de comprendre ce qu'on met sous le mot de patriarcat, ce qu'on met, voilà, c'est quoi le continuum des violences sexistes et sexuelles, qu'est-ce que l'emprise, bref, il y a tout un champ de pensée, mais aussi tout un ensemble de revendications concrètes qui sont les nôtres, et la première chose à faire quand on est un homme et qu'on souhaite trouver une place et prendre sa place là-dedans, c'est de faire cet effort et de nous épargner aussi à nous féministes la charge pédagogique de devoir éduquer nos frères, nos pères, nos fils, etc. Et à partir de cet effort de connaissance, deuxième étape, un effort de silence, nous écouter et nous croire. Et faire, comme c'est le cas en ce moment, et je trouve que c'est vraiment de ce point de vue-là quelque chose peut-être qui va être un tournant historique, à l'occasion du procès des viols de Mazan. Nous avons l'opportunité de faire entendre la voix d'une femme dont la condition de victime est absolument inquestionnable, qui porte nos voix et qui porte la voix des femmes surtout qui ont subi des violences elles aussi, et qui oblige les hommes à l'écouter parce qu'il s'avère que le cas concret dont il est question, c'est un cas qui implique une grande multiplicité d'hommes à une échelle toute petite en France. On parle beaucoup, ils sont nombreux, mais ils viennent aussi d'une toute petite échelle.
- Speaker #1
Oui, dans le chapitre kilomètre.
- Speaker #0
Voilà. Ça questionne quand même sur la facilité, finalement, avec laquelle un homme qui souhaite mettre sa femme à disposition des autres hommes peut trouver des personnes volontaires, des hommes volontaires pour cela.
- Speaker #1
Puis ça revient, pardon de t'interrompre, mais ça revient à ce que tu disais tout à l'heure, où on a tendance, dans des cas comme ça, à tenter de réduire à des affaires, des affaires singulières. Oh là là, mais c'est vraiment 70 monstres. Vraiment pas de chance, quoi. Et à en faire des cas, justement, des cas de faits divers, alors que ça nie... la dimension systémique dont tu parlais tout à l'heure. C'est vrai que ce cas, ce procès des viols de Mazan avec Gisèle Pellicot effectivement est très important. Est-ce qu'on peut être optimiste ? Je ne sais pas.
- Speaker #0
Moi, ce que j'observe, c'est qu'il y a une très forte polarisation. C'est-à-dire qu'on a d'un côté des personnes, des femmes, mais aussi des hommes qui s'interrogent. Je crois que c'est un procès qui est rentré dans pas mal de familles, beaucoup de discussions.
- Speaker #1
Partout dans le monde d'ailleurs.
- Speaker #0
Partout dans le monde, etc. Donc, il y a d'un côté... ceux, en parlant des hommes, ceux qui acceptent face à l'évidence et à la brutalité de cette affaire de s'arrêter, de questionner et d'écouter et d'essayer de comprendre, et puis il y a tous les autres, enfin ceux qui continuent de répéter ad nauseum pas tous les hommes Et ce pas tous les hommes il faut le reprendre et pédagogiquement essayer de montrer, de dire qu'en fait, si tous les hommes, j'ai écrit une tribune récemment qui disait tous les hommes doivent avoir honte à minima, honte d'avoir été des indifférents ordinaires. Et quand on dit tous les hommes, c'est évidemment pas que nous, féministes, pensons que tous les hommes sont des agresseurs potentiels. C'est que nous, féministes, savons que tous les hommes ont été éduqués et socialisés dans une société qui leur a appris à considérer que le corps des filles et des femmes était des corps disponibles, des corps à disposition. Et c'est tellement fortement imprégné dans les mentalités qu'il se produit ce qu'on observe, c'est-à-dire qu'on peut facilement trouver des dizaines et des dizaines d'hommes prêts à venir abuser d'un corps qu'un mari a endormi. Donc, il y a quelque chose dont, enfin, voilà, une forme de révélation à l'échelle de la société toute entière que, oui, tous les hommes, parce que tous les hommes vivent dans une société patriarcale fondée sur les principes dont on a parlé pendant cette discussion.
- Speaker #1
Et donc, si je reprends les étapes dont tu parlais sur la question de la place des hommes, tu disais se renseigner, ensuite faire preuve de silence et d'écoute. Et est-ce qu'il y aurait une autre étape ?
- Speaker #0
Oui, oui, il y a une nouvelle. Ensuite, éventuellement... prendre part, concrètement, venir aux grands rendez-vous féministes, manifestations, mais surtout, je crois que c'est vraiment le plus important, parce qu'être un allié, on n'a pas besoin de visibilité masculine dans nos défilés, c'est pas de ça dont nous avons besoin. Nous avons besoin que des hommes prennent la parole dans leur vie quotidienne, dans leurs interactions quotidiennes, sur leur lieu de travail, dans leur club de sport, en allant chercher leurs enfants à l'école, en discutant avec leur fils et leur fille, etc. Et que là, Dans ces occasions quotidiennes, les hommes réagissent enfin au sexisme. Laurent, mon mari qui est réalisateur, s'est lancé dans une série de documentaires féministes portant justement sur la question du lien entre les hommes et le féminisme, à partir d'une expérience choquante pour moi, mais aussi pour lui, qui avait consisté à être témoin d'une scène sexiste dans un bar où il prenait son café avec des hommes qui interpellaient la serveuse de façon... vraiment agressives, vulgaires et sexistes, d'avoir été très choquée par cela, mais de n'avoir rien dit. Il est rentré, il parle de cette scène, et je le regarde avec des yeux ronds, et je lui dis, mais pourquoi tu n'as rien dit ? C'était vraiment le point de départ, ça donnait un premier documentaire, Les Mals du siècle, où on a rencontré une trentaine d'hommes adultes. Moi, j'étais conseillère scientifique sur le film, et j'avais une hypothèse, qui était que la génération des trentenaires latiennes, je crois, était peut-être la première génération d'hommes féministes de l'histoire de l'humanité.
- Speaker #1
J'en suis pas si sûre, malheureusement.
- Speaker #0
Eh bien, malheureusement, c'était une des conclusions du film. Et donc, on est partis sur un projet qui a donné lieu à un second film qui s'appelle Les Petits Mâles, où on a rencontré cette fois-ci des garçons de 7 à 18 ans. Et dans les deux cas, il s'agit de les interroger sur des tas de thématiques sur lesquelles les féministes sont mobilisées. La question des violences, mais pas seulement. Les tâches domestiques, la question de l'apparence, etc. Et de fait, on observe des évolutions assez flagrantes, mais aussi des... des crispations et des réticences aussi qui demeurent. Et dans tous les cas, ça m'amène à cette question de l'éducation. Est-ce que c'est là que ça se passe ? Dans les familles, à l'école, dans la société d'une façon plus générale. Mais pour éduquer à la lutte contre le sexisme et pour l'égalité, il faut des outils. Et c'est de ça dont nous avons besoin aussi. D'hommes qui produisent des outils. des podcasts, il y en a eu, des livres, des documentaires, et puis qui font l'effort aussi de s'engager, c'est-à-dire, il y a aussi des travailleurs sociaux qui font un énorme travail dans les collèges et les lycées, voilà, il y a des personnes, des hommes qui sont engagés aussi, mais il n'y en a pas assez. Et surtout, on ne les entend pas assez. On n'entend pas assez ceux qui travaillent au quotidien, sur le terrain, et on n'entend pas assez ceux qui ont la capacité du fait de leur... situation dans la société, le fait que ce soit des hommes un peu connus, on ne les entend pas assez. Ça commence, mais on a besoin de davantage de résonance, en quelque sorte.
- Speaker #1
Merci Camille Froide-Vaumétry pour cet entretien passionnant. Je retiens une pratique plurielle de la philosophie, une pratique incarnée. C'était vraiment un plaisir d'échanger avec toi, et merci d'être venue dans le fil d'actu.
- Speaker #0
C'était un grand plaisir. Merci à toi, Alice.
- Speaker #1
Vous venez d'écouter un entretien du fil d'actu. J'espère que l'épisode vous a plu et avant de se quitter, je voulais vous dire un petit mot important. Ce podcast est totalement gratuit, indépendant et sans publicité. Et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci d'avance pour votre soutien et on se retrouve mercredi pour un nouvel épisode du fil d'actu.