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Parole de philosophe

La philosophie d'Albert Camus

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21min |15/03/2024
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Description

Pour Albert Camus, la question philosophique fondamentale est : quelle est la valeur de la vie ? Cette question traduit l'angoisse existentielle dans laquelle l'humanité est plongée. Dans ses deux essais "Le Mythe de Sisyphe" et "L'Homme révolté", Camus propose une issue : la prise de conscience de l'absurdité de l'existence doit provoquer une révolte qui donne un sens à notre vie.


➔ Regardez la version vidéo de cet épisode : https://youtu.be/dREQA9Eeoi8


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Transcription

  • Dès la première ligne de la première page de son premier livre de philosophie, le mythe de Sisyphe, publié en 1942, Albert Camus affirme, je cite, Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux, c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux. Il faut d'abord répondre. Fin de citation. Alors, c'est une citation tellement connue que l'on a presque du mal à entendre ce qu'elle a de démesuré. En trois lignes, Albert Camus parle à la fois comme s'il était le premier et le dernier philosophe de l'histoire. Le tout premier philosophe, puisqu'il déclare qu'il va poser le seul problème philosophique sérieux. Le problème par lequel il faudrait commencer toute réflexion philosophique. Le problème à côté duquel tous les autres problèmes sont secondaires. Mais il parle aussi comme s'il était le dernier philosophe, car ce problème, il a fallu d'abord toute l'histoire de la philosophie pour enfin le formuler dans sa radicalité. Et il faut bien comprendre que si Camus s'autorise une telle audace, ce n'est pas parce qu'il aurait un égo démesuré, mais c'est tout simplement parce que, selon lui, l'heure est venue de se poser la question fondamentale. En 1942, le monde est plongé dans le chaos de la Seconde Guerre mondiale et l'humanité fait face à des horreurs sans précédent. Les fondements même de la civilisation vacillent. Et bientôt l'humanité découvrira, avec la bombe atomique, qu'elle a désormais le pouvoir de s'anéantir elle-même, autrement dit de se suicider collectivement. La question que pose Camus au début du mythe de Sisyphe n'a donc rien d'une question purement spéculative. C'est au contraire une question qui traduit, en quelques mots, l'angoisse existentielle dans laquelle l'humanité est désormais plongée. Au moment où Camus pose la question de la valeur de l'existence, il s'agit, paradoxalement, à la fois de la question la plus intemporelle et de la question la plus actuelle. Pour le dire autrement, on ne peut plus reculer, on ne peut plus penser à autre chose. Il y a urgence. Il faut se concentrer sur ce problème fondamental. Car il est à la fois minuit et midi. Il est minuit dans le monde, minuit dans l'histoire humaine. C'est l'heure la plus sombre. Mais il est aussi midi, parce que l'heure la plus sombre nous permet d'entrevoir la seule question vraiment importante. La seule question qui pourrait permettre de sortir de la nuit. Quelle est la valeur de la vie ? Pour répondre à cette question, Albert Camus convoque donc le mythe de Sisyphe. Sisyphe a été condamné par les dieux à une punition particulièrement cruelle. Son châtiment consiste à pousser un énorme rocher en haut d'une montagne, mais chaque fois qu'il atteint le sommet, le rocher retombe de son propre poids vers le bas de la montagne, obligeant Sisyphe à recommencer éternellement la même tâche. C'est donc un travail inutile et sans espoir qui illustre à la perfection la notion d'absurde, qui est la notion centrale de la philosophie d'Albert Camus. Mais que signifie exactement le mot absurde Ce qui est absurde, c'est ce qui est dépourvu de sens, ce dont on ne connaît ni la fin ni la raison d'être. Toute chose à propos de laquelle on ne peut pas répondre à la question pourquoi cette chose existe ? est une chose absurde. Et il s'est produit un changement fondamental dans la mentalité humaine moderne. Un drame que Nietzsche a résumé en trois mots Dieu est mort Et c'est dans cette formule de Nietzsche que la philosophie d'Albert Camus trouve son origine. Dieu est mort, cela ne veut pas dire bien sûr que quelqu'un qui serait Dieu serait mort tel jour à telle heure. Dieu est mort, cela veut dire que l'idée de Dieu en tant qu'être créateur qui donnait un sens à la vie humaine, a peu à peu perdu toute sa force dans la culture occidentale. Or, tant qu'il y avait un Dieu, la vie n'était pas absurde, car on pouvait lui trouver un sens. La vie humaine était au centre de la création divine. La vie humaine n'était rien moins que la raison d'être de l'univers tout entier. Dieu avait créé le monde afin de créer l'homme. C'était ça le sens de la création. Et vu dans une telle perspective, la vie avait forcément un sens, puisque l'être humain était la finalité de toute la création, la finalité de l'univers tout entier. On a du mal aujourd'hui à se représenter une telle façon de penser. Mais il faut essayer d'imaginer que cette façon de penser fut naturelle, qu'elle allait de soi pendant des millénaires, que tout pouvait arriver à l'humanité, le meilleur comme le pire, et lorsque c'était le pire, les guerres les plus sanglantes, les grandes catastrophes naturelles, les famines, les grandes épidémies de peste, tous ces fléaux étaient perçus comme des moyens en vue d'une fin. Parce que les grandes religions imposaient une vision de l'histoire dans laquelle tout événement participait à un plan divin, à une finalité suprême. Donc rien, absolument rien n'était absurde. Alors que tout, absolument tout devient absurde à partir du moment où notre croyance en Dieu se désagrège. Dans un monde sans Dieu, il va falloir trouver notre raison d'être, notre raison de vivre, non plus hors de nous-mêmes, non plus dans le projet divin, mais en nous-mêmes. Il va falloir inventer notre raison de vivre. Il va falloir la créer parce qu'à la base, elle n'existe pas. Or, l'homme qui va être capable de créer, de conquérir lui-même sa raison de vivre, c'est celui que Camus appelle l'homme absurde. Donc, vous le voyez, l'absurde chez Camus n'a rien d'un pessimisme. L'homme absurde n'est pas un homme résigné. C'est au contraire un conquérant, un créateur de sens. Mais avant d'être un créateur, c'est d'abord un homme qui accepte l'impuissance de l'entendement humain à connaître le pourquoi des choses. L'absurde, écrit Albert Camus, naît de la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde. Ce que Camus veut dire par là, c'est que ce n'est pas la vie qui est absurde, mais le sentiment d'incompréhension que nous ressentons à l'égard de la vie, ce qui n'est pas du tout la même chose. Et ce n'est pas parce que notre raison est limitée, parce qu'elle n'est pas équipée pour comprendre le sens du monde, que le monde n'a pas de sens. Seulement, s'il a un sens, c'est un sens qui nous dépasse. Ce n'est donc pas au non-sens que nous sommes en réalité confrontés, mais à la lucidité de notre raison qui finit par constater ses propres limites. Et ces limites peuvent se résumer ainsi. Aucun vivant ne peut juger de la valeur de la vie, car il est à la fois juge et parti. Mais avant d'aller plus loin, revenons au mythe de Sisyphe. Sisyphe est donc condamné à faire rouler éternellement un rocher vers le sommet d'une montagne pour le voir retomber inlassablement. Cela signifie que Sisyphe n'atteindra jamais son but. Et Sisyphe n'atteindra jamais son but tout simplement parce qu'il n'y a pas de but à atteindre. Sisyphe doit vivre, Sisyphe doit travailler et Sisyphe doit apprendre à accepter l'idée que non seulement sa vie est absurdement répétitive, mais surtout que sa vie ne tend vers aucune fin, qu'elle ne sert aucun projet, qu'elle se résume seulement à recommencer encore et toujours la même chose. C'est cruel, n'est-ce pas ? Et ni vous ni moi ne supporterions un tel châtiment. Et pourtant, nous nous sommes levés ce matin et nous avons plus ou moins fait la même chose qu'hier. Nous nous sommes préparés, nous sommes allés travailler, à midi nous avons déjeuné, ce soir nous dînerons, un peu plus tard nous nous coucherons et demain nous ferons la même chose. Et après-demain aussi, comme hier, comme avant-hier, comme l'année dernière, comme l'année prochaine, comme l'année d'après. Heureusement, bientôt il y aura des vacances, mais on pourrait dire encore des vacances. Comme l'année dernière, comme l'année prochaine, comme l'année d'après. Nous connaissons tous la chanson de Claude François. Je me lève et je te bouscule, tu ne te réveilles pas, comme d'habitude. Et puis je m'habille très vite, je sors de la chambre, comme d'habitude. Comme d'habitude je vais sourire, comme d'habitude je vais même rire, comme d'habitude, enfin je vais vivre. Certes, notre vie n'est pas rectiligne. Nous avons tous fait quelque chose qui a donné du sens à notre vie. Par exemple, nous avons fait des enfants. Mais nos parents aussi ont fait des enfants. Et nos grands-parents aussi avaient donné vie à nos parents. Tout comme nos enfants auront sans doute eux-mêmes des enfants, qui auront à leur tour des enfants. Où est la nouveauté ? Bien sûr, il y a eu des joies dans notre vie, des plaisirs d'amour. Mais après avoir aimé telle personne, nous avons aimé telle autre personne, puis encore telle autre personne, et peut-être demain, encore telle autre personne. Et à chaque nouvelle histoire qui recommence, ce sont exactement les mêmes rituels qui se renouvellent. Je suis en train de réaliser cette vidéo, mais la semaine dernière aussi j'ai réalisé une vidéo. Et la semaine d'avant aussi, et la semaine prochaine j'en ferai encore une autre. Mais si ce n'était que ça, toute notre vie se déroule elle-même dans un décor, dans un monde où tout n'est que répétition. Comme le disent les premiers versets de l'Ecclésiaste, je cite : "Une génération passe et une autre lui succède, mais la terre demeure toujours. Le soleil se lève et se couche et il retourne d'où il était parti pour s'y lever de nouveau. Tous les fleuves entrent dans la mer et la mer n'en regorge point. Les fleuves retournent au même lieu d'où ils étaient partis pour couler encore. Qu'est-ce qui a été autrefois, c'est ce qui doit être à l'avenir. Qu'est-ce qui s'est fait, c'est ce qui doit se faire encore." Soyons honnêtes, quelle est vraiment la différence entre Sisyphe et nous ? Eh bien, il n'y en a aucune. Ou plutôt si, Sisyphe est presque plus chanceux que nous, parce que lui, il ne fait qu'une seule chose, dans un seul décor, et donc il a conscience de sa condition. Alors que nous, qui faisons mille fois les mêmes petites choses, nous avons l'illusion que notre vie n'est pas une suite de répétitions sans but. Albert Camus écrit, je cite : "Si le mythe de Sisyphe est tragique, c'est parce que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine si, à chaque pas, l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille tous les jours de sa vie aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde, mais il n'est tragique qu'au rare moment où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition. C'est à elle qu'il pense pendant la descente et alors la lucidité qui devait faire son tourment signe du même coup sa victoire. C'est parce qu'il y a de la révolte que la vie de Sisyphe mérite d'être vécue. La raison seule ne lui permet pas de trouver un sens à l'absurdité du monde." Fin de citation. Il va donc falloir prendre conscience que nous partageons le même destin que Sisyphe. Et une fois que nous en aurons pris conscience, il va falloir vivre. Vivre dans la contradiction insoluble entre d'un côté notre raison humaine qui cherche un sens au monde et de l'autre un monde déraisonnable qui n'offre aucune réponse aux questions que nous nous posons. mais vivre malgré tout, car Camus finalement rejette le suicide. En conclusion de la première partie du mythe de Sisyphe, Camus écrit que perdre la vie c'est, je cite, "perdre à jamais la plus pure des joies. Je tire ainsi de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui était une invitation à la mort et je refuse le suicide." Cette citation représente un véritable coup de théâtre au milieu du livre de Camus. Le sentiment de l'absurde qui aurait dû nous ôter tout désir de vivre va en réalité, si on l'accepte avec lucidité, provoquer en nous une révolte. Une révolte contre l'absurde qui va nous inciter non pas à refuser la vie, mais au contraire à lui donner une plus grande valeur encore. De l'absurde va naître non pas un refus du monde, mais un consentement au monde. La prise de conscience de l'absurdité de l'existence doit donc provoquer une métamorphose. Il s'agit de devenir ce que Camus appelle un homme absurde. Alors là, attention au contresens. L'expression d'homme absurde ne désigne pas chez Camus un homme qui agit de manière irrationnelle et insensée. L'homme absurde de Camus, c'est un peu l'équivalent du surhomme de Nietzsche. C'est celui qui, malgré l'absurdité de l'existence, désire l'existence. L'homme absurde, ce serait un Sisyphe heureux. Mais à quoi ressemblerait un Sisyphe heureux ? Eh bien par exemple au personnage de Don Juan. Si l'on y réfléchit, qui est Don Juan sinon un Sisyphe heureux ? Tout comme Sisyphe qui pousse inlassablement son rocher en haut de la montagne, Don Juan recommence inlassablement le jeu de la séduction et des aventures amoureuses. Mais Don Juan trouve sa joie dans cette répétition. Il va jusqu'à en faire le sens même de sa vie. Et pourtant, il répète à chaque femme qu'il rencontre les mêmes formules de séduction. Il consomme la relation et puis il recommence à nouveau et encore à nouveau. Mais il s'en réjouit. Don Juan, selon Camus, est le contraire absolu d'un homme triste. L'homme triste, c'est quelqu'un qui ignore sa condition mais qui espère. Alors que Don Juan, lui, connaît sa condition mais n'espère rien. Son seul besoin, son seul désir, c'est celui de la répétition. Si vous écoutez dans l'opéra de Mozart le moment où les conquêtes de Don Juan sont énumérées, vous entendrez que Mozart répète inlassablement les quatre mêmes notes, comme pour souligner l'ennui provoqué par l'absurdité de la vie que mène Don Juan. Écoutez comment le motif se répète. Cette répétition du même motif musical cela pourrait très bien être la bande-son d'un film consacré à Sisyphe et pourtant dans ce même air Mozart parle aussi d'autre chose que de la répétition. Il parle de la joie. Écoutez le début de l'air. Que nous dit Mozart en réunissant dans le même air la répétition et la joie ? Exactement ce que nous dit Camus quand il écrit que le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Don Juan est avant tout un révolté. Il fonde son existence sur le refus de se conformer aux normes sociales et à la morale. Il défie l'autorité, que ce soit celle de son père qu'il moque ouvertement, celle des rois et surtout celle de la religion. L'homme absurde est donc aussi l'homme révolté. Mais la révolte ne peut pas être éternellement une révolte individuelle, comme l'est celle de Don Juan. Et c'est pourquoi dans L'homme révolté, Camus écrit : "Je me révolte, donc nous sommes". Je, donc : nous. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que le sentiment d'appartenance à l'humanité, la solidarité de chaque être humain avec le destin commun de l'humanité tout entière, se nous dans une expérience commune et cette expérience commune c'est celle de notre révolte face à l'absurde. C'est parce que tout être humain à un moment décisif de sa vie se révolte qu'il se reconnaît comme solidaire de ses semblables. C'est donc par l'expérience de la révolte que l'humanité se lie à un même destin et qu'elle peut donc elle-même donner un sens à la vie, un sens qui n'existait pas avant d'être créé par les humains eux-mêmes. Albert Camus écrit, je cite : "Dans l'expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir du mouvement de révolte, elle a conscience d'être collective. Elle est l'aventure de tous. Cette évidence tire l'individu hors de sa solitude." Pour Camus, se révolter, c'est donc ne plus être étranger aux autres et ne plus voir les autres comme étrangers à soi. C'est ma révolte, ta révolte, sa révolte, la révolte de chacun et la révolte de tous qui donne naissance au "Nous" de l'humanité. Et c'est cette révolte face à l'absurde qui nous engage à créer une destinée humaine, et donc à pallier à l'absurde par un acte de création. Mais non pas un acte de création qui nous ferait repousser le moment de vivre dans le lointain, non pas dans la création d'un idéal, d'un au-delà, ni dans les lendemains qui chantent de la révolution. Créer le sens de la vie, c'est créer les conditions d'une vie libre, ici et maintenant. D'ailleurs, que font les révoltés ? Ils ne demandent pas qu'on leur donne de l'espoir. Ils ne demandent pas des promesses. Ils ne demandent pas le bonheur dans l'au-delà. Au contraire, toutes ces impostures ne font qu'attiser leur révolte. Ce que veut profondément l'homme révolté, c'est se tenir en parfait équilibre entre vivre sans espoir et vivre sans désespoir. L'homme absurde qui est devenu l'homme révolté aspire à célébrer ses noces avec la vie et avec le monde d'ici-bas. Et lorsque la vie lui demande s'il veut bien l'épouser, il répond : oui, je veux bien, oui. Parole de philosophe.

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Pour Albert Camus, la question philosophique fondamentale est : quelle est la valeur de la vie ? Cette question traduit l'angoisse existentielle dans laquelle l'humanité est plongée. Dans ses deux essais "Le Mythe de Sisyphe" et "L'Homme révolté", Camus propose une issue : la prise de conscience de l'absurdité de l'existence doit provoquer une révolte qui donne un sens à notre vie.


➔ Regardez la version vidéo de cet épisode : https://youtu.be/dREQA9Eeoi8


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  • Dès la première ligne de la première page de son premier livre de philosophie, le mythe de Sisyphe, publié en 1942, Albert Camus affirme, je cite, Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux, c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux. Il faut d'abord répondre. Fin de citation. Alors, c'est une citation tellement connue que l'on a presque du mal à entendre ce qu'elle a de démesuré. En trois lignes, Albert Camus parle à la fois comme s'il était le premier et le dernier philosophe de l'histoire. Le tout premier philosophe, puisqu'il déclare qu'il va poser le seul problème philosophique sérieux. Le problème par lequel il faudrait commencer toute réflexion philosophique. Le problème à côté duquel tous les autres problèmes sont secondaires. Mais il parle aussi comme s'il était le dernier philosophe, car ce problème, il a fallu d'abord toute l'histoire de la philosophie pour enfin le formuler dans sa radicalité. Et il faut bien comprendre que si Camus s'autorise une telle audace, ce n'est pas parce qu'il aurait un égo démesuré, mais c'est tout simplement parce que, selon lui, l'heure est venue de se poser la question fondamentale. En 1942, le monde est plongé dans le chaos de la Seconde Guerre mondiale et l'humanité fait face à des horreurs sans précédent. Les fondements même de la civilisation vacillent. Et bientôt l'humanité découvrira, avec la bombe atomique, qu'elle a désormais le pouvoir de s'anéantir elle-même, autrement dit de se suicider collectivement. La question que pose Camus au début du mythe de Sisyphe n'a donc rien d'une question purement spéculative. C'est au contraire une question qui traduit, en quelques mots, l'angoisse existentielle dans laquelle l'humanité est désormais plongée. Au moment où Camus pose la question de la valeur de l'existence, il s'agit, paradoxalement, à la fois de la question la plus intemporelle et de la question la plus actuelle. Pour le dire autrement, on ne peut plus reculer, on ne peut plus penser à autre chose. Il y a urgence. Il faut se concentrer sur ce problème fondamental. Car il est à la fois minuit et midi. Il est minuit dans le monde, minuit dans l'histoire humaine. C'est l'heure la plus sombre. Mais il est aussi midi, parce que l'heure la plus sombre nous permet d'entrevoir la seule question vraiment importante. La seule question qui pourrait permettre de sortir de la nuit. Quelle est la valeur de la vie ? Pour répondre à cette question, Albert Camus convoque donc le mythe de Sisyphe. Sisyphe a été condamné par les dieux à une punition particulièrement cruelle. Son châtiment consiste à pousser un énorme rocher en haut d'une montagne, mais chaque fois qu'il atteint le sommet, le rocher retombe de son propre poids vers le bas de la montagne, obligeant Sisyphe à recommencer éternellement la même tâche. C'est donc un travail inutile et sans espoir qui illustre à la perfection la notion d'absurde, qui est la notion centrale de la philosophie d'Albert Camus. Mais que signifie exactement le mot absurde Ce qui est absurde, c'est ce qui est dépourvu de sens, ce dont on ne connaît ni la fin ni la raison d'être. Toute chose à propos de laquelle on ne peut pas répondre à la question pourquoi cette chose existe ? est une chose absurde. Et il s'est produit un changement fondamental dans la mentalité humaine moderne. Un drame que Nietzsche a résumé en trois mots Dieu est mort Et c'est dans cette formule de Nietzsche que la philosophie d'Albert Camus trouve son origine. Dieu est mort, cela ne veut pas dire bien sûr que quelqu'un qui serait Dieu serait mort tel jour à telle heure. Dieu est mort, cela veut dire que l'idée de Dieu en tant qu'être créateur qui donnait un sens à la vie humaine, a peu à peu perdu toute sa force dans la culture occidentale. Or, tant qu'il y avait un Dieu, la vie n'était pas absurde, car on pouvait lui trouver un sens. La vie humaine était au centre de la création divine. La vie humaine n'était rien moins que la raison d'être de l'univers tout entier. Dieu avait créé le monde afin de créer l'homme. C'était ça le sens de la création. Et vu dans une telle perspective, la vie avait forcément un sens, puisque l'être humain était la finalité de toute la création, la finalité de l'univers tout entier. On a du mal aujourd'hui à se représenter une telle façon de penser. Mais il faut essayer d'imaginer que cette façon de penser fut naturelle, qu'elle allait de soi pendant des millénaires, que tout pouvait arriver à l'humanité, le meilleur comme le pire, et lorsque c'était le pire, les guerres les plus sanglantes, les grandes catastrophes naturelles, les famines, les grandes épidémies de peste, tous ces fléaux étaient perçus comme des moyens en vue d'une fin. Parce que les grandes religions imposaient une vision de l'histoire dans laquelle tout événement participait à un plan divin, à une finalité suprême. Donc rien, absolument rien n'était absurde. Alors que tout, absolument tout devient absurde à partir du moment où notre croyance en Dieu se désagrège. Dans un monde sans Dieu, il va falloir trouver notre raison d'être, notre raison de vivre, non plus hors de nous-mêmes, non plus dans le projet divin, mais en nous-mêmes. Il va falloir inventer notre raison de vivre. Il va falloir la créer parce qu'à la base, elle n'existe pas. Or, l'homme qui va être capable de créer, de conquérir lui-même sa raison de vivre, c'est celui que Camus appelle l'homme absurde. Donc, vous le voyez, l'absurde chez Camus n'a rien d'un pessimisme. L'homme absurde n'est pas un homme résigné. C'est au contraire un conquérant, un créateur de sens. Mais avant d'être un créateur, c'est d'abord un homme qui accepte l'impuissance de l'entendement humain à connaître le pourquoi des choses. L'absurde, écrit Albert Camus, naît de la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde. Ce que Camus veut dire par là, c'est que ce n'est pas la vie qui est absurde, mais le sentiment d'incompréhension que nous ressentons à l'égard de la vie, ce qui n'est pas du tout la même chose. Et ce n'est pas parce que notre raison est limitée, parce qu'elle n'est pas équipée pour comprendre le sens du monde, que le monde n'a pas de sens. Seulement, s'il a un sens, c'est un sens qui nous dépasse. Ce n'est donc pas au non-sens que nous sommes en réalité confrontés, mais à la lucidité de notre raison qui finit par constater ses propres limites. Et ces limites peuvent se résumer ainsi. Aucun vivant ne peut juger de la valeur de la vie, car il est à la fois juge et parti. Mais avant d'aller plus loin, revenons au mythe de Sisyphe. Sisyphe est donc condamné à faire rouler éternellement un rocher vers le sommet d'une montagne pour le voir retomber inlassablement. Cela signifie que Sisyphe n'atteindra jamais son but. Et Sisyphe n'atteindra jamais son but tout simplement parce qu'il n'y a pas de but à atteindre. Sisyphe doit vivre, Sisyphe doit travailler et Sisyphe doit apprendre à accepter l'idée que non seulement sa vie est absurdement répétitive, mais surtout que sa vie ne tend vers aucune fin, qu'elle ne sert aucun projet, qu'elle se résume seulement à recommencer encore et toujours la même chose. C'est cruel, n'est-ce pas ? Et ni vous ni moi ne supporterions un tel châtiment. Et pourtant, nous nous sommes levés ce matin et nous avons plus ou moins fait la même chose qu'hier. Nous nous sommes préparés, nous sommes allés travailler, à midi nous avons déjeuné, ce soir nous dînerons, un peu plus tard nous nous coucherons et demain nous ferons la même chose. Et après-demain aussi, comme hier, comme avant-hier, comme l'année dernière, comme l'année prochaine, comme l'année d'après. Heureusement, bientôt il y aura des vacances, mais on pourrait dire encore des vacances. Comme l'année dernière, comme l'année prochaine, comme l'année d'après. Nous connaissons tous la chanson de Claude François. Je me lève et je te bouscule, tu ne te réveilles pas, comme d'habitude. Et puis je m'habille très vite, je sors de la chambre, comme d'habitude. Comme d'habitude je vais sourire, comme d'habitude je vais même rire, comme d'habitude, enfin je vais vivre. Certes, notre vie n'est pas rectiligne. Nous avons tous fait quelque chose qui a donné du sens à notre vie. Par exemple, nous avons fait des enfants. Mais nos parents aussi ont fait des enfants. Et nos grands-parents aussi avaient donné vie à nos parents. Tout comme nos enfants auront sans doute eux-mêmes des enfants, qui auront à leur tour des enfants. Où est la nouveauté ? Bien sûr, il y a eu des joies dans notre vie, des plaisirs d'amour. Mais après avoir aimé telle personne, nous avons aimé telle autre personne, puis encore telle autre personne, et peut-être demain, encore telle autre personne. Et à chaque nouvelle histoire qui recommence, ce sont exactement les mêmes rituels qui se renouvellent. Je suis en train de réaliser cette vidéo, mais la semaine dernière aussi j'ai réalisé une vidéo. Et la semaine d'avant aussi, et la semaine prochaine j'en ferai encore une autre. Mais si ce n'était que ça, toute notre vie se déroule elle-même dans un décor, dans un monde où tout n'est que répétition. Comme le disent les premiers versets de l'Ecclésiaste, je cite : "Une génération passe et une autre lui succède, mais la terre demeure toujours. Le soleil se lève et se couche et il retourne d'où il était parti pour s'y lever de nouveau. Tous les fleuves entrent dans la mer et la mer n'en regorge point. Les fleuves retournent au même lieu d'où ils étaient partis pour couler encore. Qu'est-ce qui a été autrefois, c'est ce qui doit être à l'avenir. Qu'est-ce qui s'est fait, c'est ce qui doit se faire encore." Soyons honnêtes, quelle est vraiment la différence entre Sisyphe et nous ? Eh bien, il n'y en a aucune. Ou plutôt si, Sisyphe est presque plus chanceux que nous, parce que lui, il ne fait qu'une seule chose, dans un seul décor, et donc il a conscience de sa condition. Alors que nous, qui faisons mille fois les mêmes petites choses, nous avons l'illusion que notre vie n'est pas une suite de répétitions sans but. Albert Camus écrit, je cite : "Si le mythe de Sisyphe est tragique, c'est parce que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine si, à chaque pas, l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille tous les jours de sa vie aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde, mais il n'est tragique qu'au rare moment où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition. C'est à elle qu'il pense pendant la descente et alors la lucidité qui devait faire son tourment signe du même coup sa victoire. C'est parce qu'il y a de la révolte que la vie de Sisyphe mérite d'être vécue. La raison seule ne lui permet pas de trouver un sens à l'absurdité du monde." Fin de citation. Il va donc falloir prendre conscience que nous partageons le même destin que Sisyphe. Et une fois que nous en aurons pris conscience, il va falloir vivre. Vivre dans la contradiction insoluble entre d'un côté notre raison humaine qui cherche un sens au monde et de l'autre un monde déraisonnable qui n'offre aucune réponse aux questions que nous nous posons. mais vivre malgré tout, car Camus finalement rejette le suicide. En conclusion de la première partie du mythe de Sisyphe, Camus écrit que perdre la vie c'est, je cite, "perdre à jamais la plus pure des joies. Je tire ainsi de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui était une invitation à la mort et je refuse le suicide." Cette citation représente un véritable coup de théâtre au milieu du livre de Camus. Le sentiment de l'absurde qui aurait dû nous ôter tout désir de vivre va en réalité, si on l'accepte avec lucidité, provoquer en nous une révolte. Une révolte contre l'absurde qui va nous inciter non pas à refuser la vie, mais au contraire à lui donner une plus grande valeur encore. De l'absurde va naître non pas un refus du monde, mais un consentement au monde. La prise de conscience de l'absurdité de l'existence doit donc provoquer une métamorphose. Il s'agit de devenir ce que Camus appelle un homme absurde. Alors là, attention au contresens. L'expression d'homme absurde ne désigne pas chez Camus un homme qui agit de manière irrationnelle et insensée. L'homme absurde de Camus, c'est un peu l'équivalent du surhomme de Nietzsche. C'est celui qui, malgré l'absurdité de l'existence, désire l'existence. L'homme absurde, ce serait un Sisyphe heureux. Mais à quoi ressemblerait un Sisyphe heureux ? Eh bien par exemple au personnage de Don Juan. Si l'on y réfléchit, qui est Don Juan sinon un Sisyphe heureux ? Tout comme Sisyphe qui pousse inlassablement son rocher en haut de la montagne, Don Juan recommence inlassablement le jeu de la séduction et des aventures amoureuses. Mais Don Juan trouve sa joie dans cette répétition. Il va jusqu'à en faire le sens même de sa vie. Et pourtant, il répète à chaque femme qu'il rencontre les mêmes formules de séduction. Il consomme la relation et puis il recommence à nouveau et encore à nouveau. Mais il s'en réjouit. Don Juan, selon Camus, est le contraire absolu d'un homme triste. L'homme triste, c'est quelqu'un qui ignore sa condition mais qui espère. Alors que Don Juan, lui, connaît sa condition mais n'espère rien. Son seul besoin, son seul désir, c'est celui de la répétition. Si vous écoutez dans l'opéra de Mozart le moment où les conquêtes de Don Juan sont énumérées, vous entendrez que Mozart répète inlassablement les quatre mêmes notes, comme pour souligner l'ennui provoqué par l'absurdité de la vie que mène Don Juan. Écoutez comment le motif se répète. Cette répétition du même motif musical cela pourrait très bien être la bande-son d'un film consacré à Sisyphe et pourtant dans ce même air Mozart parle aussi d'autre chose que de la répétition. Il parle de la joie. Écoutez le début de l'air. Que nous dit Mozart en réunissant dans le même air la répétition et la joie ? Exactement ce que nous dit Camus quand il écrit que le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Don Juan est avant tout un révolté. Il fonde son existence sur le refus de se conformer aux normes sociales et à la morale. Il défie l'autorité, que ce soit celle de son père qu'il moque ouvertement, celle des rois et surtout celle de la religion. L'homme absurde est donc aussi l'homme révolté. Mais la révolte ne peut pas être éternellement une révolte individuelle, comme l'est celle de Don Juan. Et c'est pourquoi dans L'homme révolté, Camus écrit : "Je me révolte, donc nous sommes". Je, donc : nous. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que le sentiment d'appartenance à l'humanité, la solidarité de chaque être humain avec le destin commun de l'humanité tout entière, se nous dans une expérience commune et cette expérience commune c'est celle de notre révolte face à l'absurde. C'est parce que tout être humain à un moment décisif de sa vie se révolte qu'il se reconnaît comme solidaire de ses semblables. C'est donc par l'expérience de la révolte que l'humanité se lie à un même destin et qu'elle peut donc elle-même donner un sens à la vie, un sens qui n'existait pas avant d'être créé par les humains eux-mêmes. Albert Camus écrit, je cite : "Dans l'expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir du mouvement de révolte, elle a conscience d'être collective. Elle est l'aventure de tous. Cette évidence tire l'individu hors de sa solitude." Pour Camus, se révolter, c'est donc ne plus être étranger aux autres et ne plus voir les autres comme étrangers à soi. C'est ma révolte, ta révolte, sa révolte, la révolte de chacun et la révolte de tous qui donne naissance au "Nous" de l'humanité. Et c'est cette révolte face à l'absurde qui nous engage à créer une destinée humaine, et donc à pallier à l'absurde par un acte de création. Mais non pas un acte de création qui nous ferait repousser le moment de vivre dans le lointain, non pas dans la création d'un idéal, d'un au-delà, ni dans les lendemains qui chantent de la révolution. Créer le sens de la vie, c'est créer les conditions d'une vie libre, ici et maintenant. D'ailleurs, que font les révoltés ? Ils ne demandent pas qu'on leur donne de l'espoir. Ils ne demandent pas des promesses. Ils ne demandent pas le bonheur dans l'au-delà. Au contraire, toutes ces impostures ne font qu'attiser leur révolte. Ce que veut profondément l'homme révolté, c'est se tenir en parfait équilibre entre vivre sans espoir et vivre sans désespoir. L'homme absurde qui est devenu l'homme révolté aspire à célébrer ses noces avec la vie et avec le monde d'ici-bas. Et lorsque la vie lui demande s'il veut bien l'épouser, il répond : oui, je veux bien, oui. Parole de philosophe.

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Description

Pour Albert Camus, la question philosophique fondamentale est : quelle est la valeur de la vie ? Cette question traduit l'angoisse existentielle dans laquelle l'humanité est plongée. Dans ses deux essais "Le Mythe de Sisyphe" et "L'Homme révolté", Camus propose une issue : la prise de conscience de l'absurdité de l'existence doit provoquer une révolte qui donne un sens à notre vie.


➔ Regardez la version vidéo de cet épisode : https://youtu.be/dREQA9Eeoi8


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Transcription

  • Dès la première ligne de la première page de son premier livre de philosophie, le mythe de Sisyphe, publié en 1942, Albert Camus affirme, je cite, Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux, c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux. Il faut d'abord répondre. Fin de citation. Alors, c'est une citation tellement connue que l'on a presque du mal à entendre ce qu'elle a de démesuré. En trois lignes, Albert Camus parle à la fois comme s'il était le premier et le dernier philosophe de l'histoire. Le tout premier philosophe, puisqu'il déclare qu'il va poser le seul problème philosophique sérieux. Le problème par lequel il faudrait commencer toute réflexion philosophique. Le problème à côté duquel tous les autres problèmes sont secondaires. Mais il parle aussi comme s'il était le dernier philosophe, car ce problème, il a fallu d'abord toute l'histoire de la philosophie pour enfin le formuler dans sa radicalité. Et il faut bien comprendre que si Camus s'autorise une telle audace, ce n'est pas parce qu'il aurait un égo démesuré, mais c'est tout simplement parce que, selon lui, l'heure est venue de se poser la question fondamentale. En 1942, le monde est plongé dans le chaos de la Seconde Guerre mondiale et l'humanité fait face à des horreurs sans précédent. Les fondements même de la civilisation vacillent. Et bientôt l'humanité découvrira, avec la bombe atomique, qu'elle a désormais le pouvoir de s'anéantir elle-même, autrement dit de se suicider collectivement. La question que pose Camus au début du mythe de Sisyphe n'a donc rien d'une question purement spéculative. C'est au contraire une question qui traduit, en quelques mots, l'angoisse existentielle dans laquelle l'humanité est désormais plongée. Au moment où Camus pose la question de la valeur de l'existence, il s'agit, paradoxalement, à la fois de la question la plus intemporelle et de la question la plus actuelle. Pour le dire autrement, on ne peut plus reculer, on ne peut plus penser à autre chose. Il y a urgence. Il faut se concentrer sur ce problème fondamental. Car il est à la fois minuit et midi. Il est minuit dans le monde, minuit dans l'histoire humaine. C'est l'heure la plus sombre. Mais il est aussi midi, parce que l'heure la plus sombre nous permet d'entrevoir la seule question vraiment importante. La seule question qui pourrait permettre de sortir de la nuit. Quelle est la valeur de la vie ? Pour répondre à cette question, Albert Camus convoque donc le mythe de Sisyphe. Sisyphe a été condamné par les dieux à une punition particulièrement cruelle. Son châtiment consiste à pousser un énorme rocher en haut d'une montagne, mais chaque fois qu'il atteint le sommet, le rocher retombe de son propre poids vers le bas de la montagne, obligeant Sisyphe à recommencer éternellement la même tâche. C'est donc un travail inutile et sans espoir qui illustre à la perfection la notion d'absurde, qui est la notion centrale de la philosophie d'Albert Camus. Mais que signifie exactement le mot absurde Ce qui est absurde, c'est ce qui est dépourvu de sens, ce dont on ne connaît ni la fin ni la raison d'être. Toute chose à propos de laquelle on ne peut pas répondre à la question pourquoi cette chose existe ? est une chose absurde. Et il s'est produit un changement fondamental dans la mentalité humaine moderne. Un drame que Nietzsche a résumé en trois mots Dieu est mort Et c'est dans cette formule de Nietzsche que la philosophie d'Albert Camus trouve son origine. Dieu est mort, cela ne veut pas dire bien sûr que quelqu'un qui serait Dieu serait mort tel jour à telle heure. Dieu est mort, cela veut dire que l'idée de Dieu en tant qu'être créateur qui donnait un sens à la vie humaine, a peu à peu perdu toute sa force dans la culture occidentale. Or, tant qu'il y avait un Dieu, la vie n'était pas absurde, car on pouvait lui trouver un sens. La vie humaine était au centre de la création divine. La vie humaine n'était rien moins que la raison d'être de l'univers tout entier. Dieu avait créé le monde afin de créer l'homme. C'était ça le sens de la création. Et vu dans une telle perspective, la vie avait forcément un sens, puisque l'être humain était la finalité de toute la création, la finalité de l'univers tout entier. On a du mal aujourd'hui à se représenter une telle façon de penser. Mais il faut essayer d'imaginer que cette façon de penser fut naturelle, qu'elle allait de soi pendant des millénaires, que tout pouvait arriver à l'humanité, le meilleur comme le pire, et lorsque c'était le pire, les guerres les plus sanglantes, les grandes catastrophes naturelles, les famines, les grandes épidémies de peste, tous ces fléaux étaient perçus comme des moyens en vue d'une fin. Parce que les grandes religions imposaient une vision de l'histoire dans laquelle tout événement participait à un plan divin, à une finalité suprême. Donc rien, absolument rien n'était absurde. Alors que tout, absolument tout devient absurde à partir du moment où notre croyance en Dieu se désagrège. Dans un monde sans Dieu, il va falloir trouver notre raison d'être, notre raison de vivre, non plus hors de nous-mêmes, non plus dans le projet divin, mais en nous-mêmes. Il va falloir inventer notre raison de vivre. Il va falloir la créer parce qu'à la base, elle n'existe pas. Or, l'homme qui va être capable de créer, de conquérir lui-même sa raison de vivre, c'est celui que Camus appelle l'homme absurde. Donc, vous le voyez, l'absurde chez Camus n'a rien d'un pessimisme. L'homme absurde n'est pas un homme résigné. C'est au contraire un conquérant, un créateur de sens. Mais avant d'être un créateur, c'est d'abord un homme qui accepte l'impuissance de l'entendement humain à connaître le pourquoi des choses. L'absurde, écrit Albert Camus, naît de la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde. Ce que Camus veut dire par là, c'est que ce n'est pas la vie qui est absurde, mais le sentiment d'incompréhension que nous ressentons à l'égard de la vie, ce qui n'est pas du tout la même chose. Et ce n'est pas parce que notre raison est limitée, parce qu'elle n'est pas équipée pour comprendre le sens du monde, que le monde n'a pas de sens. Seulement, s'il a un sens, c'est un sens qui nous dépasse. Ce n'est donc pas au non-sens que nous sommes en réalité confrontés, mais à la lucidité de notre raison qui finit par constater ses propres limites. Et ces limites peuvent se résumer ainsi. Aucun vivant ne peut juger de la valeur de la vie, car il est à la fois juge et parti. Mais avant d'aller plus loin, revenons au mythe de Sisyphe. Sisyphe est donc condamné à faire rouler éternellement un rocher vers le sommet d'une montagne pour le voir retomber inlassablement. Cela signifie que Sisyphe n'atteindra jamais son but. Et Sisyphe n'atteindra jamais son but tout simplement parce qu'il n'y a pas de but à atteindre. Sisyphe doit vivre, Sisyphe doit travailler et Sisyphe doit apprendre à accepter l'idée que non seulement sa vie est absurdement répétitive, mais surtout que sa vie ne tend vers aucune fin, qu'elle ne sert aucun projet, qu'elle se résume seulement à recommencer encore et toujours la même chose. C'est cruel, n'est-ce pas ? Et ni vous ni moi ne supporterions un tel châtiment. Et pourtant, nous nous sommes levés ce matin et nous avons plus ou moins fait la même chose qu'hier. Nous nous sommes préparés, nous sommes allés travailler, à midi nous avons déjeuné, ce soir nous dînerons, un peu plus tard nous nous coucherons et demain nous ferons la même chose. Et après-demain aussi, comme hier, comme avant-hier, comme l'année dernière, comme l'année prochaine, comme l'année d'après. Heureusement, bientôt il y aura des vacances, mais on pourrait dire encore des vacances. Comme l'année dernière, comme l'année prochaine, comme l'année d'après. Nous connaissons tous la chanson de Claude François. Je me lève et je te bouscule, tu ne te réveilles pas, comme d'habitude. Et puis je m'habille très vite, je sors de la chambre, comme d'habitude. Comme d'habitude je vais sourire, comme d'habitude je vais même rire, comme d'habitude, enfin je vais vivre. Certes, notre vie n'est pas rectiligne. Nous avons tous fait quelque chose qui a donné du sens à notre vie. Par exemple, nous avons fait des enfants. Mais nos parents aussi ont fait des enfants. Et nos grands-parents aussi avaient donné vie à nos parents. Tout comme nos enfants auront sans doute eux-mêmes des enfants, qui auront à leur tour des enfants. Où est la nouveauté ? Bien sûr, il y a eu des joies dans notre vie, des plaisirs d'amour. Mais après avoir aimé telle personne, nous avons aimé telle autre personne, puis encore telle autre personne, et peut-être demain, encore telle autre personne. Et à chaque nouvelle histoire qui recommence, ce sont exactement les mêmes rituels qui se renouvellent. Je suis en train de réaliser cette vidéo, mais la semaine dernière aussi j'ai réalisé une vidéo. Et la semaine d'avant aussi, et la semaine prochaine j'en ferai encore une autre. Mais si ce n'était que ça, toute notre vie se déroule elle-même dans un décor, dans un monde où tout n'est que répétition. Comme le disent les premiers versets de l'Ecclésiaste, je cite : "Une génération passe et une autre lui succède, mais la terre demeure toujours. Le soleil se lève et se couche et il retourne d'où il était parti pour s'y lever de nouveau. Tous les fleuves entrent dans la mer et la mer n'en regorge point. Les fleuves retournent au même lieu d'où ils étaient partis pour couler encore. Qu'est-ce qui a été autrefois, c'est ce qui doit être à l'avenir. Qu'est-ce qui s'est fait, c'est ce qui doit se faire encore." Soyons honnêtes, quelle est vraiment la différence entre Sisyphe et nous ? Eh bien, il n'y en a aucune. Ou plutôt si, Sisyphe est presque plus chanceux que nous, parce que lui, il ne fait qu'une seule chose, dans un seul décor, et donc il a conscience de sa condition. Alors que nous, qui faisons mille fois les mêmes petites choses, nous avons l'illusion que notre vie n'est pas une suite de répétitions sans but. Albert Camus écrit, je cite : "Si le mythe de Sisyphe est tragique, c'est parce que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine si, à chaque pas, l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille tous les jours de sa vie aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde, mais il n'est tragique qu'au rare moment où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition. C'est à elle qu'il pense pendant la descente et alors la lucidité qui devait faire son tourment signe du même coup sa victoire. C'est parce qu'il y a de la révolte que la vie de Sisyphe mérite d'être vécue. La raison seule ne lui permet pas de trouver un sens à l'absurdité du monde." Fin de citation. Il va donc falloir prendre conscience que nous partageons le même destin que Sisyphe. Et une fois que nous en aurons pris conscience, il va falloir vivre. Vivre dans la contradiction insoluble entre d'un côté notre raison humaine qui cherche un sens au monde et de l'autre un monde déraisonnable qui n'offre aucune réponse aux questions que nous nous posons. mais vivre malgré tout, car Camus finalement rejette le suicide. En conclusion de la première partie du mythe de Sisyphe, Camus écrit que perdre la vie c'est, je cite, "perdre à jamais la plus pure des joies. Je tire ainsi de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui était une invitation à la mort et je refuse le suicide." Cette citation représente un véritable coup de théâtre au milieu du livre de Camus. Le sentiment de l'absurde qui aurait dû nous ôter tout désir de vivre va en réalité, si on l'accepte avec lucidité, provoquer en nous une révolte. Une révolte contre l'absurde qui va nous inciter non pas à refuser la vie, mais au contraire à lui donner une plus grande valeur encore. De l'absurde va naître non pas un refus du monde, mais un consentement au monde. La prise de conscience de l'absurdité de l'existence doit donc provoquer une métamorphose. Il s'agit de devenir ce que Camus appelle un homme absurde. Alors là, attention au contresens. L'expression d'homme absurde ne désigne pas chez Camus un homme qui agit de manière irrationnelle et insensée. L'homme absurde de Camus, c'est un peu l'équivalent du surhomme de Nietzsche. C'est celui qui, malgré l'absurdité de l'existence, désire l'existence. L'homme absurde, ce serait un Sisyphe heureux. Mais à quoi ressemblerait un Sisyphe heureux ? Eh bien par exemple au personnage de Don Juan. Si l'on y réfléchit, qui est Don Juan sinon un Sisyphe heureux ? Tout comme Sisyphe qui pousse inlassablement son rocher en haut de la montagne, Don Juan recommence inlassablement le jeu de la séduction et des aventures amoureuses. Mais Don Juan trouve sa joie dans cette répétition. Il va jusqu'à en faire le sens même de sa vie. Et pourtant, il répète à chaque femme qu'il rencontre les mêmes formules de séduction. Il consomme la relation et puis il recommence à nouveau et encore à nouveau. Mais il s'en réjouit. Don Juan, selon Camus, est le contraire absolu d'un homme triste. L'homme triste, c'est quelqu'un qui ignore sa condition mais qui espère. Alors que Don Juan, lui, connaît sa condition mais n'espère rien. Son seul besoin, son seul désir, c'est celui de la répétition. Si vous écoutez dans l'opéra de Mozart le moment où les conquêtes de Don Juan sont énumérées, vous entendrez que Mozart répète inlassablement les quatre mêmes notes, comme pour souligner l'ennui provoqué par l'absurdité de la vie que mène Don Juan. Écoutez comment le motif se répète. Cette répétition du même motif musical cela pourrait très bien être la bande-son d'un film consacré à Sisyphe et pourtant dans ce même air Mozart parle aussi d'autre chose que de la répétition. Il parle de la joie. Écoutez le début de l'air. Que nous dit Mozart en réunissant dans le même air la répétition et la joie ? Exactement ce que nous dit Camus quand il écrit que le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Don Juan est avant tout un révolté. Il fonde son existence sur le refus de se conformer aux normes sociales et à la morale. Il défie l'autorité, que ce soit celle de son père qu'il moque ouvertement, celle des rois et surtout celle de la religion. L'homme absurde est donc aussi l'homme révolté. Mais la révolte ne peut pas être éternellement une révolte individuelle, comme l'est celle de Don Juan. Et c'est pourquoi dans L'homme révolté, Camus écrit : "Je me révolte, donc nous sommes". Je, donc : nous. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que le sentiment d'appartenance à l'humanité, la solidarité de chaque être humain avec le destin commun de l'humanité tout entière, se nous dans une expérience commune et cette expérience commune c'est celle de notre révolte face à l'absurde. C'est parce que tout être humain à un moment décisif de sa vie se révolte qu'il se reconnaît comme solidaire de ses semblables. C'est donc par l'expérience de la révolte que l'humanité se lie à un même destin et qu'elle peut donc elle-même donner un sens à la vie, un sens qui n'existait pas avant d'être créé par les humains eux-mêmes. Albert Camus écrit, je cite : "Dans l'expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir du mouvement de révolte, elle a conscience d'être collective. Elle est l'aventure de tous. Cette évidence tire l'individu hors de sa solitude." Pour Camus, se révolter, c'est donc ne plus être étranger aux autres et ne plus voir les autres comme étrangers à soi. C'est ma révolte, ta révolte, sa révolte, la révolte de chacun et la révolte de tous qui donne naissance au "Nous" de l'humanité. Et c'est cette révolte face à l'absurde qui nous engage à créer une destinée humaine, et donc à pallier à l'absurde par un acte de création. Mais non pas un acte de création qui nous ferait repousser le moment de vivre dans le lointain, non pas dans la création d'un idéal, d'un au-delà, ni dans les lendemains qui chantent de la révolution. Créer le sens de la vie, c'est créer les conditions d'une vie libre, ici et maintenant. D'ailleurs, que font les révoltés ? Ils ne demandent pas qu'on leur donne de l'espoir. Ils ne demandent pas des promesses. Ils ne demandent pas le bonheur dans l'au-delà. Au contraire, toutes ces impostures ne font qu'attiser leur révolte. Ce que veut profondément l'homme révolté, c'est se tenir en parfait équilibre entre vivre sans espoir et vivre sans désespoir. L'homme absurde qui est devenu l'homme révolté aspire à célébrer ses noces avec la vie et avec le monde d'ici-bas. Et lorsque la vie lui demande s'il veut bien l'épouser, il répond : oui, je veux bien, oui. Parole de philosophe.

Description

Pour Albert Camus, la question philosophique fondamentale est : quelle est la valeur de la vie ? Cette question traduit l'angoisse existentielle dans laquelle l'humanité est plongée. Dans ses deux essais "Le Mythe de Sisyphe" et "L'Homme révolté", Camus propose une issue : la prise de conscience de l'absurdité de l'existence doit provoquer une révolte qui donne un sens à notre vie.


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Transcription

  • Dès la première ligne de la première page de son premier livre de philosophie, le mythe de Sisyphe, publié en 1942, Albert Camus affirme, je cite, Il n'y a qu'un problème philosophique vraiment sérieux, c'est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d'être vécue, c'est répondre à la question fondamentale de la philosophie. Le reste, si le monde a trois dimensions, si l'esprit a neuf ou douze catégories, vient ensuite. Ce sont des jeux. Il faut d'abord répondre. Fin de citation. Alors, c'est une citation tellement connue que l'on a presque du mal à entendre ce qu'elle a de démesuré. En trois lignes, Albert Camus parle à la fois comme s'il était le premier et le dernier philosophe de l'histoire. Le tout premier philosophe, puisqu'il déclare qu'il va poser le seul problème philosophique sérieux. Le problème par lequel il faudrait commencer toute réflexion philosophique. Le problème à côté duquel tous les autres problèmes sont secondaires. Mais il parle aussi comme s'il était le dernier philosophe, car ce problème, il a fallu d'abord toute l'histoire de la philosophie pour enfin le formuler dans sa radicalité. Et il faut bien comprendre que si Camus s'autorise une telle audace, ce n'est pas parce qu'il aurait un égo démesuré, mais c'est tout simplement parce que, selon lui, l'heure est venue de se poser la question fondamentale. En 1942, le monde est plongé dans le chaos de la Seconde Guerre mondiale et l'humanité fait face à des horreurs sans précédent. Les fondements même de la civilisation vacillent. Et bientôt l'humanité découvrira, avec la bombe atomique, qu'elle a désormais le pouvoir de s'anéantir elle-même, autrement dit de se suicider collectivement. La question que pose Camus au début du mythe de Sisyphe n'a donc rien d'une question purement spéculative. C'est au contraire une question qui traduit, en quelques mots, l'angoisse existentielle dans laquelle l'humanité est désormais plongée. Au moment où Camus pose la question de la valeur de l'existence, il s'agit, paradoxalement, à la fois de la question la plus intemporelle et de la question la plus actuelle. Pour le dire autrement, on ne peut plus reculer, on ne peut plus penser à autre chose. Il y a urgence. Il faut se concentrer sur ce problème fondamental. Car il est à la fois minuit et midi. Il est minuit dans le monde, minuit dans l'histoire humaine. C'est l'heure la plus sombre. Mais il est aussi midi, parce que l'heure la plus sombre nous permet d'entrevoir la seule question vraiment importante. La seule question qui pourrait permettre de sortir de la nuit. Quelle est la valeur de la vie ? Pour répondre à cette question, Albert Camus convoque donc le mythe de Sisyphe. Sisyphe a été condamné par les dieux à une punition particulièrement cruelle. Son châtiment consiste à pousser un énorme rocher en haut d'une montagne, mais chaque fois qu'il atteint le sommet, le rocher retombe de son propre poids vers le bas de la montagne, obligeant Sisyphe à recommencer éternellement la même tâche. C'est donc un travail inutile et sans espoir qui illustre à la perfection la notion d'absurde, qui est la notion centrale de la philosophie d'Albert Camus. Mais que signifie exactement le mot absurde Ce qui est absurde, c'est ce qui est dépourvu de sens, ce dont on ne connaît ni la fin ni la raison d'être. Toute chose à propos de laquelle on ne peut pas répondre à la question pourquoi cette chose existe ? est une chose absurde. Et il s'est produit un changement fondamental dans la mentalité humaine moderne. Un drame que Nietzsche a résumé en trois mots Dieu est mort Et c'est dans cette formule de Nietzsche que la philosophie d'Albert Camus trouve son origine. Dieu est mort, cela ne veut pas dire bien sûr que quelqu'un qui serait Dieu serait mort tel jour à telle heure. Dieu est mort, cela veut dire que l'idée de Dieu en tant qu'être créateur qui donnait un sens à la vie humaine, a peu à peu perdu toute sa force dans la culture occidentale. Or, tant qu'il y avait un Dieu, la vie n'était pas absurde, car on pouvait lui trouver un sens. La vie humaine était au centre de la création divine. La vie humaine n'était rien moins que la raison d'être de l'univers tout entier. Dieu avait créé le monde afin de créer l'homme. C'était ça le sens de la création. Et vu dans une telle perspective, la vie avait forcément un sens, puisque l'être humain était la finalité de toute la création, la finalité de l'univers tout entier. On a du mal aujourd'hui à se représenter une telle façon de penser. Mais il faut essayer d'imaginer que cette façon de penser fut naturelle, qu'elle allait de soi pendant des millénaires, que tout pouvait arriver à l'humanité, le meilleur comme le pire, et lorsque c'était le pire, les guerres les plus sanglantes, les grandes catastrophes naturelles, les famines, les grandes épidémies de peste, tous ces fléaux étaient perçus comme des moyens en vue d'une fin. Parce que les grandes religions imposaient une vision de l'histoire dans laquelle tout événement participait à un plan divin, à une finalité suprême. Donc rien, absolument rien n'était absurde. Alors que tout, absolument tout devient absurde à partir du moment où notre croyance en Dieu se désagrège. Dans un monde sans Dieu, il va falloir trouver notre raison d'être, notre raison de vivre, non plus hors de nous-mêmes, non plus dans le projet divin, mais en nous-mêmes. Il va falloir inventer notre raison de vivre. Il va falloir la créer parce qu'à la base, elle n'existe pas. Or, l'homme qui va être capable de créer, de conquérir lui-même sa raison de vivre, c'est celui que Camus appelle l'homme absurde. Donc, vous le voyez, l'absurde chez Camus n'a rien d'un pessimisme. L'homme absurde n'est pas un homme résigné. C'est au contraire un conquérant, un créateur de sens. Mais avant d'être un créateur, c'est d'abord un homme qui accepte l'impuissance de l'entendement humain à connaître le pourquoi des choses. L'absurde, écrit Albert Camus, naît de la confrontation entre l'appel humain et le silence déraisonnable du monde. Ce que Camus veut dire par là, c'est que ce n'est pas la vie qui est absurde, mais le sentiment d'incompréhension que nous ressentons à l'égard de la vie, ce qui n'est pas du tout la même chose. Et ce n'est pas parce que notre raison est limitée, parce qu'elle n'est pas équipée pour comprendre le sens du monde, que le monde n'a pas de sens. Seulement, s'il a un sens, c'est un sens qui nous dépasse. Ce n'est donc pas au non-sens que nous sommes en réalité confrontés, mais à la lucidité de notre raison qui finit par constater ses propres limites. Et ces limites peuvent se résumer ainsi. Aucun vivant ne peut juger de la valeur de la vie, car il est à la fois juge et parti. Mais avant d'aller plus loin, revenons au mythe de Sisyphe. Sisyphe est donc condamné à faire rouler éternellement un rocher vers le sommet d'une montagne pour le voir retomber inlassablement. Cela signifie que Sisyphe n'atteindra jamais son but. Et Sisyphe n'atteindra jamais son but tout simplement parce qu'il n'y a pas de but à atteindre. Sisyphe doit vivre, Sisyphe doit travailler et Sisyphe doit apprendre à accepter l'idée que non seulement sa vie est absurdement répétitive, mais surtout que sa vie ne tend vers aucune fin, qu'elle ne sert aucun projet, qu'elle se résume seulement à recommencer encore et toujours la même chose. C'est cruel, n'est-ce pas ? Et ni vous ni moi ne supporterions un tel châtiment. Et pourtant, nous nous sommes levés ce matin et nous avons plus ou moins fait la même chose qu'hier. Nous nous sommes préparés, nous sommes allés travailler, à midi nous avons déjeuné, ce soir nous dînerons, un peu plus tard nous nous coucherons et demain nous ferons la même chose. Et après-demain aussi, comme hier, comme avant-hier, comme l'année dernière, comme l'année prochaine, comme l'année d'après. Heureusement, bientôt il y aura des vacances, mais on pourrait dire encore des vacances. Comme l'année dernière, comme l'année prochaine, comme l'année d'après. Nous connaissons tous la chanson de Claude François. Je me lève et je te bouscule, tu ne te réveilles pas, comme d'habitude. Et puis je m'habille très vite, je sors de la chambre, comme d'habitude. Comme d'habitude je vais sourire, comme d'habitude je vais même rire, comme d'habitude, enfin je vais vivre. Certes, notre vie n'est pas rectiligne. Nous avons tous fait quelque chose qui a donné du sens à notre vie. Par exemple, nous avons fait des enfants. Mais nos parents aussi ont fait des enfants. Et nos grands-parents aussi avaient donné vie à nos parents. Tout comme nos enfants auront sans doute eux-mêmes des enfants, qui auront à leur tour des enfants. Où est la nouveauté ? Bien sûr, il y a eu des joies dans notre vie, des plaisirs d'amour. Mais après avoir aimé telle personne, nous avons aimé telle autre personne, puis encore telle autre personne, et peut-être demain, encore telle autre personne. Et à chaque nouvelle histoire qui recommence, ce sont exactement les mêmes rituels qui se renouvellent. Je suis en train de réaliser cette vidéo, mais la semaine dernière aussi j'ai réalisé une vidéo. Et la semaine d'avant aussi, et la semaine prochaine j'en ferai encore une autre. Mais si ce n'était que ça, toute notre vie se déroule elle-même dans un décor, dans un monde où tout n'est que répétition. Comme le disent les premiers versets de l'Ecclésiaste, je cite : "Une génération passe et une autre lui succède, mais la terre demeure toujours. Le soleil se lève et se couche et il retourne d'où il était parti pour s'y lever de nouveau. Tous les fleuves entrent dans la mer et la mer n'en regorge point. Les fleuves retournent au même lieu d'où ils étaient partis pour couler encore. Qu'est-ce qui a été autrefois, c'est ce qui doit être à l'avenir. Qu'est-ce qui s'est fait, c'est ce qui doit se faire encore." Soyons honnêtes, quelle est vraiment la différence entre Sisyphe et nous ? Eh bien, il n'y en a aucune. Ou plutôt si, Sisyphe est presque plus chanceux que nous, parce que lui, il ne fait qu'une seule chose, dans un seul décor, et donc il a conscience de sa condition. Alors que nous, qui faisons mille fois les mêmes petites choses, nous avons l'illusion que notre vie n'est pas une suite de répétitions sans but. Albert Camus écrit, je cite : "Si le mythe de Sisyphe est tragique, c'est parce que son héros est conscient. Où serait en effet sa peine si, à chaque pas, l'espoir de réussir le soutenait ? L'ouvrier d'aujourd'hui travaille tous les jours de sa vie aux mêmes tâches et ce destin n'est pas moins absurde, mais il n'est tragique qu'au rare moment où il devient conscient. Sisyphe, prolétaire des dieux, impuissant et révolté, connaît toute l'étendue de sa misérable condition. C'est à elle qu'il pense pendant la descente et alors la lucidité qui devait faire son tourment signe du même coup sa victoire. C'est parce qu'il y a de la révolte que la vie de Sisyphe mérite d'être vécue. La raison seule ne lui permet pas de trouver un sens à l'absurdité du monde." Fin de citation. Il va donc falloir prendre conscience que nous partageons le même destin que Sisyphe. Et une fois que nous en aurons pris conscience, il va falloir vivre. Vivre dans la contradiction insoluble entre d'un côté notre raison humaine qui cherche un sens au monde et de l'autre un monde déraisonnable qui n'offre aucune réponse aux questions que nous nous posons. mais vivre malgré tout, car Camus finalement rejette le suicide. En conclusion de la première partie du mythe de Sisyphe, Camus écrit que perdre la vie c'est, je cite, "perdre à jamais la plus pure des joies. Je tire ainsi de l'absurde trois conséquences qui sont ma révolte, ma liberté et ma passion. Par le seul jeu de la conscience, je transforme en règle de vie ce qui était une invitation à la mort et je refuse le suicide." Cette citation représente un véritable coup de théâtre au milieu du livre de Camus. Le sentiment de l'absurde qui aurait dû nous ôter tout désir de vivre va en réalité, si on l'accepte avec lucidité, provoquer en nous une révolte. Une révolte contre l'absurde qui va nous inciter non pas à refuser la vie, mais au contraire à lui donner une plus grande valeur encore. De l'absurde va naître non pas un refus du monde, mais un consentement au monde. La prise de conscience de l'absurdité de l'existence doit donc provoquer une métamorphose. Il s'agit de devenir ce que Camus appelle un homme absurde. Alors là, attention au contresens. L'expression d'homme absurde ne désigne pas chez Camus un homme qui agit de manière irrationnelle et insensée. L'homme absurde de Camus, c'est un peu l'équivalent du surhomme de Nietzsche. C'est celui qui, malgré l'absurdité de l'existence, désire l'existence. L'homme absurde, ce serait un Sisyphe heureux. Mais à quoi ressemblerait un Sisyphe heureux ? Eh bien par exemple au personnage de Don Juan. Si l'on y réfléchit, qui est Don Juan sinon un Sisyphe heureux ? Tout comme Sisyphe qui pousse inlassablement son rocher en haut de la montagne, Don Juan recommence inlassablement le jeu de la séduction et des aventures amoureuses. Mais Don Juan trouve sa joie dans cette répétition. Il va jusqu'à en faire le sens même de sa vie. Et pourtant, il répète à chaque femme qu'il rencontre les mêmes formules de séduction. Il consomme la relation et puis il recommence à nouveau et encore à nouveau. Mais il s'en réjouit. Don Juan, selon Camus, est le contraire absolu d'un homme triste. L'homme triste, c'est quelqu'un qui ignore sa condition mais qui espère. Alors que Don Juan, lui, connaît sa condition mais n'espère rien. Son seul besoin, son seul désir, c'est celui de la répétition. Si vous écoutez dans l'opéra de Mozart le moment où les conquêtes de Don Juan sont énumérées, vous entendrez que Mozart répète inlassablement les quatre mêmes notes, comme pour souligner l'ennui provoqué par l'absurdité de la vie que mène Don Juan. Écoutez comment le motif se répète. Cette répétition du même motif musical cela pourrait très bien être la bande-son d'un film consacré à Sisyphe et pourtant dans ce même air Mozart parle aussi d'autre chose que de la répétition. Il parle de la joie. Écoutez le début de l'air. Que nous dit Mozart en réunissant dans le même air la répétition et la joie ? Exactement ce que nous dit Camus quand il écrit que le bonheur et l'absurde sont deux fils de la même terre. Don Juan est avant tout un révolté. Il fonde son existence sur le refus de se conformer aux normes sociales et à la morale. Il défie l'autorité, que ce soit celle de son père qu'il moque ouvertement, celle des rois et surtout celle de la religion. L'homme absurde est donc aussi l'homme révolté. Mais la révolte ne peut pas être éternellement une révolte individuelle, comme l'est celle de Don Juan. Et c'est pourquoi dans L'homme révolté, Camus écrit : "Je me révolte, donc nous sommes". Je, donc : nous. Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que le sentiment d'appartenance à l'humanité, la solidarité de chaque être humain avec le destin commun de l'humanité tout entière, se nous dans une expérience commune et cette expérience commune c'est celle de notre révolte face à l'absurde. C'est parce que tout être humain à un moment décisif de sa vie se révolte qu'il se reconnaît comme solidaire de ses semblables. C'est donc par l'expérience de la révolte que l'humanité se lie à un même destin et qu'elle peut donc elle-même donner un sens à la vie, un sens qui n'existait pas avant d'être créé par les humains eux-mêmes. Albert Camus écrit, je cite : "Dans l'expérience absurde, la souffrance est individuelle. À partir du mouvement de révolte, elle a conscience d'être collective. Elle est l'aventure de tous. Cette évidence tire l'individu hors de sa solitude." Pour Camus, se révolter, c'est donc ne plus être étranger aux autres et ne plus voir les autres comme étrangers à soi. C'est ma révolte, ta révolte, sa révolte, la révolte de chacun et la révolte de tous qui donne naissance au "Nous" de l'humanité. Et c'est cette révolte face à l'absurde qui nous engage à créer une destinée humaine, et donc à pallier à l'absurde par un acte de création. Mais non pas un acte de création qui nous ferait repousser le moment de vivre dans le lointain, non pas dans la création d'un idéal, d'un au-delà, ni dans les lendemains qui chantent de la révolution. Créer le sens de la vie, c'est créer les conditions d'une vie libre, ici et maintenant. D'ailleurs, que font les révoltés ? Ils ne demandent pas qu'on leur donne de l'espoir. Ils ne demandent pas des promesses. Ils ne demandent pas le bonheur dans l'au-delà. Au contraire, toutes ces impostures ne font qu'attiser leur révolte. Ce que veut profondément l'homme révolté, c'est se tenir en parfait équilibre entre vivre sans espoir et vivre sans désespoir. L'homme absurde qui est devenu l'homme révolté aspire à célébrer ses noces avec la vie et avec le monde d'ici-bas. Et lorsque la vie lui demande s'il veut bien l'épouser, il répond : oui, je veux bien, oui. Parole de philosophe.

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