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Parole de philosophe

La philosophie de Diogène

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24min |29/03/2024
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Description

Diogène le Cynique ne fut pas seulement le personnage le plus scandaleux de l'Antiquité. Contemporain de Platon, il refuse à celui-ci toute légitimité. Car pour Diogène, la vertu est une philosophie en acte : il fait redescendre la philosophie sur terre. Mais pour incarner la philosophie, Diogène doit se poser la plus grave question qui soit.


➔ Regardez la version vidéo de cet épisode : https://youtu.be/aNUDOhr9yLs


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Transcription

  • Bonjour, aujourd'hui nous allons étudier la philosophie de Diogène. Et pour commencer, je vais vous demander d'oublier tous les clichés que vous avez pu entendre sur lui. Diogène vivant dans un tonneau, Diogène marchant dans les rues en plein jour avec une lanterne à la main, etc. Certes, il y a du vrai dans ces clichés, mais tout dépend de la façon dont on les considère. Si l'on dresse une liste de toutes les anecdotes qui nous ont été rapportées sur Diogène, On dresse le portrait du personnage le plus excentrique, le plus scandaleux de l'Antiquité, au risque de passer à côté de la véritable philosophie de Diogène. Et ce que je vous propose, c'est de faire l'inverse. Commencer par cerner le cœur de la philosophie de Diogène, pour ensuite comprendre quel est le sens des nombreuses anecdotes rapportées à son sujet. Pour comprendre Diogène, il faut d'abord revenir à la question qui se trouve à la racine de toute la philosophie : Qu'est-ce que la philosophie ? Et donc, que signifie être un philosophe ? Pratiquer la philosophie, est-ce une méthode de vie ou bien une méthode de pensée ? Toute la question est là. Diogène est né vers 413 avant notre ère. Il est donc le contemporain de Platon, qu'il a connu. Et le meilleur point de départ pour comprendre la philosophie de Diogène, c'est de voir en lui l'ennemi principal de Platon. Diogène est l'antithèse de Platon et la lutte que mène Diogène contre Platon est une sorte de procès en légitimité. Diogène conteste à Platon le droit de dire ce qu'est la vertu. Tout simplement parce que, pour Diogène, Platon a corrompu la vocation première de la philosophie. Il l'a corrompue en transformant la philosophie, qui était une méthode de vie, en une méthode de pensée abstraite. Mais alors que Platon a transformé la philosophie en pure discipline intellectuelle, allant jusqu'à affirmer que les seules réalités sont des idées immatérielles, Diogène va faire redescendre la philosophie sur Terre et va ramener la philosophie dans les corps. En un mot, le projet de Diogène, c'est d'incarner la philosophie. Mais pour être capable d'incarner la philosophie, il faut avoir le courage de se poser la plus grave question qu'un homme puisse se poser. Et quelle est cette question, à votre avis ? Quel est le sens de la vie ? C'est un peu abstrait. Qu'est-ce que la vérité ? C'est un peu flou. Qu'est-ce que le bien et le mal ? Comment devrions-nous vivre ? Oui, mais bon, cela varie selon les cultures et les personnes. Quelles sont les limites de notre raison ? À la rigueur, mais c'est une question très complexe sur laquelle on ne pourra jamais vraiment trancher. Allons, soyons honnêtes une minute. La question la plus grave que nous pouvons nous poser n'est aucune de celles-ci. Pourtant, nous la connaissons tous cette question, mais elle nous fait peur. Tellement peur que nous hésitons à la formuler. Alors ne soyons pas timides et osons la formuler telle qu'elle. La vraie question qui détermine nos vies, c'est : jusqu'où sommes-nous prêts à aller ? Vous aimez telle femme, mais jusqu'où êtes-vous prêts à aller pour la conquérir ? Vous aimeriez être riche ou célèbre, mais jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour atteindre votre but ? Vous voulez la révolution, mais jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour qu'elle se produise ? En fait, peu importe ce que vous souhaitez, l'important c'est de soumettre la valeur de votre désir à cette question. Demandez-vous ce que vous désirez le plus au monde. Et ensuite, demandez-vous : jusqu'où suis-je prêt à aller pour l'obtenir ? Et là, vous saurez à coup sûr ce que vaut vraiment votre désir. Vous saurez si ce que vous souhaitez n'est qu'un rêve ou bien un véritable désir. Et vous saurez si vous êtes honnête avec vous-même. Seriez-vous prêt à tout sacrifier pour réaliser votre désir ? À perdre tout confort matériel ? À abandonner toute sécurité ? À risquer tout ce que vous avez ? À mettre en péril votre vie personnelle, familiale, amicale, sociale ? Eh bien, Diogène, c'est celui qui s'est posé cette question et qui a montré qu'il était capable d'aller jusqu'au bout de son désir de vivre en philosophe. Et lorsqu'on a compris ça, on a compris le cœur de la philosophie de Diogène. Et dès lors, sa vie n'apparaît plus comme une suite d'excentricité, de scandales et de provocations, mais au contraire comme un modèle d'unité, comme le modèle de l'existence la plus vertueuse, parce que la plus conséquente qui soit. Et c'est sans doute ce qui explique que sa renommée soit arrivée jusqu'à nous. Alors vous pourriez me dire : d'accord mais Diogène n'est pas le premier à s'être confronté à cette question. Le premier philosophe qui est allé jusqu'au bout c'est Socrate. Et vous avez raison. Parce que finalement, si l'on devait ramener tout le procès de Socrate à une seule question et à une seule réponse, cette question serait : Socrate, es-tu prêt à risquer ta vie pour philosopher ? Et la réponse de Socrate, nous la connaissons tous : Oui, je suis prêt à risquer ma vie pour philosopher. Et il faudra que vous me condamniez à mort pour m'empêcher de pratiquer la philosophie. Voilà jusqu'où je suis prêt à aller. Voilà la valeur qu'a la philosophie pour moi. Et à partir de là, il y a deux attitudes possibles. Celle des disciples de Socrate, comme Platon, ou bien celle de Diogène. Que font les disciples de Socrate ? Eh bien, ils se comportent en très mauvais disciples. Ils essayent de convaincre Socrate de payer une lourde amende au tribunal afin de lui éviter sa peine. Puis, lorsque Socrate est condamné, ils l'incitent à s'évader de sa prison. Bref, ils ont peut-être beaucoup dialogué avec lui, mais force est de constater que finalement, ils n'ont pas appris grand-chose. Parce que leur comportement nous montre que la philosophie était pour eux, en fin de compte, un loisir. Certes, un loisir très noble, le plus beau, le plus grand des loisirs, mais tout de même un loisir. Diogène, lui, n'était pas un disciple de Socrate. Mais qu'importe. Au moins, il avait compris la leçon principale de Socrate. Il a pris Socrate au mot. Ainsi, lorsque Diogène pense qu'il est un ennemi de la société, il se pose la question : Jusqu'où suis-je prêt à aller pour vivre en ennemi de la société ? Suis-je prêt à être sans-abri et à vivre de la mendicité ? Et il répond oui. Et lorsque Diogène pense que les tabous sexuels n'ont pas de raison d'être, il se pose aussi la question : suis-je prêt à montrer que je ne crois pas aux tabous sexuels, quitte à pratiquer la masturbation en public ? Et il répond oui. Et lorsque Diogène remet en question les conventions sociales en urinant sur les personnes qui se moquent de lui, il se demande encore : suis-je prêt à être considéré comme un fou pour défier les normes sociales ? Et il répond oui. Ainsi, comme vous le voyez, la question que nous pose Diogène, jusqu'où sommes-nous prêts à aller, devient en quelque sorte la grande question philosophique. Parce que c'est la question qui permet de mettre en harmonie l'esprit et le corps, autrement dit de réconcilier les pensées et les actes. Diogène est donc un philosophe en acte. Et en tant que philosophe en acte, le procès que fait Diogène à la société peut se résumer en une phrase. Les humains, pour vivre en société, dissocient leurs pensées de leurs actes. Leurs actes ne correspondent pas à leurs pensées. En un mot, la société oblige les individus à vivre de façon hypocrite. Diogène est donc un philosophe antisocial, un philosophe misanthrope. Mais comment Diogène est-il devenu Diogène ? Diogène est né en Asie mineure, dans la ville de Sinope, qui se trouve aujourd'hui en Turquie. Il est né en homme libre et en citoyen dans un milieu prospère, puisque son père avait la charge de superviser les échanges entre les monnaies locales et les monnaies étrangères. Diogène a donc reçu l'éducation qui était donnée aux enfants des familles aisées. Et il était d'ailleurs désigné pour reprendre la charge de son père. Et c'est là que commence la légende. Diogène avait consulté l'oracle de Delphes pour connaître quel était son destin. Et l'oracle lui répondit "to politikon nomisma". Traduction : détourner le nomisma. Or, en grec, nomisma signifie à la fois la monnaie et les coutumes. On retrouve d'ailleurs nomisma dans le mot français numismatique qui désigne tout ce qui se rapporte à la monnaie. Mais on retrouve aussi le mot nomisma dans le mot nomade par exemple, qui désigne ceux qui ne vivent pas selon les coutumes. Et d'ailleurs, dans la langue française, il y a aujourd'hui encore la même ambiguïté entre la monnaie et les coutumes. Par exemple, avec le verbe commercer qui ne signifie pas seulement faire du commerce, mais qui signifie aussi discuter. Et quand on dit de quelqu'un qu'il est d'un commerce agréable, cela signifie que cette personne sait comment se comporter en société. L'oracle d'Apollon pouvait donc signifier deux choses à Diogène. Au sens propre, to politikon nomisma, cela veut dire falsifier la monnaie, mais au sens figuré... To politikon nomisma cela signifie falsifier les coutumes et donc troubler la société, subvertir la société. Diogène interprète d'abord l'oracle au sens propre. Et avec l'aide de son père, il falsifie la monnaie de Sinope. Mais Diogène est pris en flagrant délit et il doit s'exiler. Il se réfugie à Athènes et il comprend alors le sens réel de l'oracle. Ce n'étaient pas les valeurs monétaires qu'il s'agissait de détourner, mais bien les valeurs publiques. Les normes sociales, les usages, les coutumes, bref, la culture. La culture est à entendre ici au sens de la civilisation. La culture comme tout ce qui s'oppose à la nature. Or, qu'est-ce que la culture ? Eh bien la culture, c'est tout ce qui sépare l'humanité de l'animalité. La culture, c'est le don que fait Prométhée aux hommes en leur offrant le feu sacré. Le feu qui permet à l'humanité de passer de l'état de nature à l'état de culture, à l'état de civilisation. Le feu qui représente la lumière, la chaleur, la capacité de cuire les aliments, de se protéger du froid, de forger des outils. et de développer la technique. En un mot, la culture, c'est ce qui nous éloigne de notre nature brute, ce qui nous incite à renier notre animalité, ce qui permet à l'humanité de quitter le règne animal. Et d'une certaine façon, la philosophie est l'aboutissement du geste de Prométhée, puisqu'elle est censée donner aux hommes non plus seulement le feu qui appartenait aux Dieux, mais la connaissance qui appartenait aux Dieux. Et donc, la philosophie est censée donner aux humains la méthode intellectuelle pour accomplir leur sortie définitive du règne animal. A l'époque de Diogène, toutes ces certitudes semblent déjà aller de soi. Et elles n'ont jamais été remises en question par aucun philosophe. Elles sont l'impensé de la philosophie. Et il serait fou le philosophe qui remettrait en question la vocation de la philosophie à faire sortir l'homme de l'animalité. Il serait fou le philosophe anti-prométhéen qui prônerait l'ensauvagement de l'homme, qui placerait l'animal au-dessus de l'homme, qui interrogerait à la racine le problème de la civilisation et de la vie en société. Et ce philosophe, vous l'avez compris, ce fut Diogène. "C'est Socrate devenu fou" disait d'ailleurs Platon en parlant de Diogène. Diogène prend donc l'animal pour modèle. Et c'est pourquoi on parle de lui comme de Diogène le cynique. Le mot cynique en grec ancien kynikos signifiant littéralement comme un chien Alors ici, attention aux contresens. Ce que prône Diogène, ce n'est pas que l'homme s'abaisse à l'animalité. Parce que s'abaisser à l'animalité, cela signifierait pour l'homme faire marche arrière dans son évolution. Or, pour Diogène, il ne s'agit pas de s'abaisser, mais de s'élever jusqu'à l'animalité. Et toute la subtilité est là. S'élever jusqu'à l'animalité ne doit pas être une régression, mais plutôt un progrès, un perfectionnement de l'homme, une conquête de la vertu authentique. Et la vertu authentique, selon Diogène, consiste à vivre en accord avec la nature et avec sa nature. Il ne s'agit donc pas d'en finir avec la civilisation, ni avec la vie en société, ni avec le langage et l'intelligence. Il ne s'agit pas d'en finir avec tout ce que la culture nous apporte de bon, mais il s'agit d'en finir avec tout ce que la culture nous apporte de faux. Il s'agit d'en finir avec toutes les normes artificielles de la vie sociale. D'en finir avec les simagrées, avec la comédie humaine de la duplicité, de la fourberie et de l'imposture. Bref, il s'agit d'en finir avec l'hypocrisie. Le cynisme, ce n'est pas seulement une insolence radicale, mais bien une philosophie qui nous invite à vivre en accord avec nous-mêmes, à mettre sur le même plan nos pensées, nos paroles et nos actes. Un chien n'est pas hypocrite. Un animal ne se soucie d'aucune norme sociale. Il ne se comporte jamais de manière artificielle. Alors bien sûr, il ne s'agit pas d'adopter un mode de vie animal. Le philosophe cynique n'enjoint pas tout le monde à devenir comme lui. Au contraire, il est l'exception. Il est celui qui éclaire les autres sur les simulacres auxquels ils se livrent quotidiennement. Ainsi, lorsque Diogène se promène dans les rues en plein jour, une lanterne à la main en disant "je cherche un homme", il faut bien comprendre que ce qu'il veut dire, c'est : je vous éclaire. Je me suis donné pour mission de vous éclairer. Et je cherche un homme cela veut dire : ne vous imaginez pas que vous n'êtes plus des animaux Ne soyez pas dupes des artifices sociaux. Je ne vois pas d'hommes parmi vous. Je ne vois que des animaux qui se prennent pour des hommes. N'oubliez pas votre condition première. N'oubliez pas que nous sommes des animaux. Diogène, le citoyen exilé de Sinope, devient donc en débarquant à Athènes un métèque, non pas dans le sens péjoratif qu'a ce mot aujourd'hui, mais dans le sens que lui donnaient les anciens, c'est-à-dire un étranger résidant à Athènes sans avoir les droits d'un citoyen, un exilé, un apatride. Mais l'idée même de patrie n'est-elle pas un vice de la civilisation ? Les animaux ont-ils une patrie ? Les animaux meurent-ils pour la patrie ? Non bien sûr. Et Diogène invente donc pour se désigner lui-même le mot de cosmopolite, c'est-à-dire de citoyen du monde. Et ici il faut entendre le mot cosmopolite au sens fort. Celui qui est citoyen du monde, c'est celui qui se permet la plus grande mobilité possible dans sa vie. Par exemple, Diogène, c'est connu, vivait non pas dans un tonneau, mais dans une jarre. Et précisons qu'on parle d'une grande jarre, une jarre dans laquelle il pouvait aussi bien s'allonger que se tenir debout. Vivre dans une jarre, c'est ne pas avoir d'adresse, n'être nulle part chez soi, mais donc aussi partout chez soi. Ainsi, Diogène, s'il passe l'hiver à Athènes, car le climat y est doux, quitte la ville lorsque vient l'été et part en marchant jusqu'à Corinthe, où l'air est plus frais. Et il voyage aussi dans de nombreuses autres villes de la Grèce, de l'Asie centrale, du Péloponnèse et dans les îles du sud de la mer Égée comme la Crète. Mais la mobilité de Diogène n'est pas seulement géographique, elle est aussi sociale. Diogène fut ainsi un citoyen libre, puis un exilé. Il fut ensuite capturé par des pirates pendant l'un de ses voyages et réduit en esclavage. D'ailleurs, le jour où il fut vendu comme esclave, tandis qu'on lui demandait ce qu'il savait faire, Diogène répondit qu'il savait gouverner les hommes et qu'il fallait donc le vendre à quelqu'un qui avait besoin d'un maître. Une fois esclave, il devint le précepteur des enfants de son maître et il finit par être affranchi. Diogène fut donc successivement citoyen, exilé, esclave et affranchi. Autant de déplacements sur l'échelle sociale qui sont à l'image de ses déplacements géographiques. Diogène n'est prisonnier d'aucun lieu, ni d'aucun rôle social. Tout ce dont il a besoin, c'est d'un manteau pour se vêtir, d'un bâton pour marcher, d'une besace et d'une écuelle. Et encore, un jour où il vit un enfant boire à la fontaine en prenant l'eau dans ses mains, Diogène brisa son écuelle et déclara Ce jeune enfant est mon maître, car il m'apprend que je n'ai pas besoin du superflu et que je peux vivre encore plus frugalement. Cette histoire est très connue parce qu'elle éclaire l'une des critiques principales que Diogène adresse aux hommes. Leurs besoins de confort les mènent fatalement à un excès de confort. Diogène, nous l'avons dit, vivait de la mendicité, ce qui le contraignait à l'existence la plus frugale possible. Mais cette existence frugale était aussi une critique radicale, une critique en acte du confort. Diogène avait compris que la quête du confort ne s'arrête jamais et qu'elle a nécessairement des conséquences gravissimes pour la liberté. Cette critique est d'ailleurs plus que jamais d'actualité aujourd'hui. Regardons autour de nous. Sans même parler des téléphones et des applications qui nous maintiennent prisonniers dans notre cocon technologique, nous ne remarquons même plus les innombrables objets qui nous découragent de faire le moindre effort. les ascenseurs, les escalators, les télécommandes ou encore les portes des magasins qui s'ouvrent et se referment toutes seules. En 2022, Stefano Boni a publié un livre dans lequel il montre comment l'homo sapiens est finalement devenu un homo confort. Dans ce livre, précisément intitulé Homo confort, Stefano Boni écrit, je cite, que la recherche d'un mode de vie centré sur le confort, c'est-à-dire débarrassé de toute forme de contrainte, de fatigue ou d'effort, est devenue un idéal absolu. Mais le prix à payer c'est l'affaiblissement de nos capacités cognitives et sensorielles, la perte d'autonomie au profit de dispositifs technologiques, l'appauvrissement des relations sociales et enfin la mise à distance de la nature et sa destruction. En nous privant de toute expérience considérée comme désagréable ou négative, le confort nous enferme dans un cocon protecteur qui nous coupe du monde extérieur, de nous-mêmes et de tout ce qui fait le sel de la vie. Fin de citation. Souvenez-vous du roman de Jack Kerouac : "Sur la route". Il raconte la vie de personnages nomades, qui ont pour tout bien une besace, qui n'ont pas d'attache dans un lieu précis, qui vivent dans une liberté de mœurs quasi totale et qui vont jusqu'à pratiquer la mendicité lorsque c'est nécessaire. Bref, une vie de chien sauvage, une vie de cynique, ou bien, pour reprendre les mots de Kerouac lui-même, une vie de clochard céleste. Et c'est pourquoi on a pu dire que la philosophie cynique représentait dans la Grèce antique ce que nous appellerions aujourd'hui une contre-culture. Et même si l'expression est anachronique en ce qui concerne Diogène et le cynisme, elle est tout de même pertinente dans le sens où une contre-culture se construit toujours contre le pouvoir. Or, l'épisode le plus célèbre de la vie de Diogène exprime précisément sa position vis-à-vis du pouvoir. Cette histoire, nous la connaissons tous et elle semble presque trop belle pour être vraie. Mais pourtant, elle est historiquement attestée. Il s'agit bien sûr de la rencontre entre Diogène et Alexandre le Grand qui eut lieu à Corinthe en 336 avant notre ère. L'empereur Alexandre, curieux de rencontrer Diogène, se rendit jusqu'à la jarre dans laquelle vivait le philosophe. À ce moment-là, Diogène était en train de se prélasser au soleil. Alexandre le Grand se pencha vers lui et lui demanda s'il avait besoin de quelque chose, offrant de lui accorder tout ce qu'il demanderait. Et Diogène lui répondit : "ôte-toi de mon soleil". Cette anecdote est peut-être la plus commentée dans l'histoire de la philosophie. Mais trop souvent, on réduit la répartie de Diogène à une simple insolence, comme si finalement il avait juste eu le cran de dire à l'empereur Pousse-toi de là, tu me gênes. Bien sûr, il y a un peu de ça, mais ce n'est pas le sens principal de la déclaration de Diogène. La question que pose cette anecdote est beaucoup plus délicate. Et cette question, c'est : Qui est le maître ? Alexandre le Grand et Diogène sont comme des doubles l'un de l'autre. Au moment où ils se rencontrent, ils sont tous les deux arrivés à un stade de maîtrise absolue. L'un, Alexandre, est le plus grand maître du monde que l'histoire ait connu. L'autre, Diogène, est pour ainsi dire le plus grand maître de soi-même que l'histoire ait connue. Et les voilà face à face pour un duel au soleil. Un duel dont tout l'enjeu est de savoir qu'est-ce qui est préférable, être le maître du monde ou bien être le maître de soi. Alexandre et Diogène se parlent d'égal à égal. Mais c'est Diogène qui remporte ce duel. Et Alexandre le reconnaît puisqu'il s'éloigne et déclare à son entourage : Si je n'étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. Pourquoi Alexandre reconnaît-il sa défaite ? Parce qu'il a beau demander à Diogène ce dont il a besoin, il ne peut rien lui offrir d'autre que ce qu'il possède, même s'il s'agit de la terre entière. Et lorsque Diogène répond : ôte-toi de mon soleil, il lui dit explicitement : c'est devant mon soleil que tu es, et non pas ton soleil. Tu possèdes peut-être le monde, mais tu ne possèdes pas le soleil. Ton pouvoir, aussi grand qu'il soit, te donne peut-être tout ce qu'il y a sur la terre, mais ce soleil, en revanche, il est à moi. Il est à moi parce que j'ai conquis la liberté de m'y prélasser. Il est à moi parce que, malgré la puissance de tes armées, tu ne pourras jamais t'en emparer. Il est à moi, surtout, parce que l'homme qui est le maître de lui-même est plus puissant que l'homme qui est le maître du monde. Parole de philosophe.

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Diogène le Cynique ne fut pas seulement le personnage le plus scandaleux de l'Antiquité. Contemporain de Platon, il refuse à celui-ci toute légitimité. Car pour Diogène, la vertu est une philosophie en acte : il fait redescendre la philosophie sur terre. Mais pour incarner la philosophie, Diogène doit se poser la plus grave question qui soit.


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  • Bonjour, aujourd'hui nous allons étudier la philosophie de Diogène. Et pour commencer, je vais vous demander d'oublier tous les clichés que vous avez pu entendre sur lui. Diogène vivant dans un tonneau, Diogène marchant dans les rues en plein jour avec une lanterne à la main, etc. Certes, il y a du vrai dans ces clichés, mais tout dépend de la façon dont on les considère. Si l'on dresse une liste de toutes les anecdotes qui nous ont été rapportées sur Diogène, On dresse le portrait du personnage le plus excentrique, le plus scandaleux de l'Antiquité, au risque de passer à côté de la véritable philosophie de Diogène. Et ce que je vous propose, c'est de faire l'inverse. Commencer par cerner le cœur de la philosophie de Diogène, pour ensuite comprendre quel est le sens des nombreuses anecdotes rapportées à son sujet. Pour comprendre Diogène, il faut d'abord revenir à la question qui se trouve à la racine de toute la philosophie : Qu'est-ce que la philosophie ? Et donc, que signifie être un philosophe ? Pratiquer la philosophie, est-ce une méthode de vie ou bien une méthode de pensée ? Toute la question est là. Diogène est né vers 413 avant notre ère. Il est donc le contemporain de Platon, qu'il a connu. Et le meilleur point de départ pour comprendre la philosophie de Diogène, c'est de voir en lui l'ennemi principal de Platon. Diogène est l'antithèse de Platon et la lutte que mène Diogène contre Platon est une sorte de procès en légitimité. Diogène conteste à Platon le droit de dire ce qu'est la vertu. Tout simplement parce que, pour Diogène, Platon a corrompu la vocation première de la philosophie. Il l'a corrompue en transformant la philosophie, qui était une méthode de vie, en une méthode de pensée abstraite. Mais alors que Platon a transformé la philosophie en pure discipline intellectuelle, allant jusqu'à affirmer que les seules réalités sont des idées immatérielles, Diogène va faire redescendre la philosophie sur Terre et va ramener la philosophie dans les corps. En un mot, le projet de Diogène, c'est d'incarner la philosophie. Mais pour être capable d'incarner la philosophie, il faut avoir le courage de se poser la plus grave question qu'un homme puisse se poser. Et quelle est cette question, à votre avis ? Quel est le sens de la vie ? C'est un peu abstrait. Qu'est-ce que la vérité ? C'est un peu flou. Qu'est-ce que le bien et le mal ? Comment devrions-nous vivre ? Oui, mais bon, cela varie selon les cultures et les personnes. Quelles sont les limites de notre raison ? À la rigueur, mais c'est une question très complexe sur laquelle on ne pourra jamais vraiment trancher. Allons, soyons honnêtes une minute. La question la plus grave que nous pouvons nous poser n'est aucune de celles-ci. Pourtant, nous la connaissons tous cette question, mais elle nous fait peur. Tellement peur que nous hésitons à la formuler. Alors ne soyons pas timides et osons la formuler telle qu'elle. La vraie question qui détermine nos vies, c'est : jusqu'où sommes-nous prêts à aller ? Vous aimez telle femme, mais jusqu'où êtes-vous prêts à aller pour la conquérir ? Vous aimeriez être riche ou célèbre, mais jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour atteindre votre but ? Vous voulez la révolution, mais jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour qu'elle se produise ? En fait, peu importe ce que vous souhaitez, l'important c'est de soumettre la valeur de votre désir à cette question. Demandez-vous ce que vous désirez le plus au monde. Et ensuite, demandez-vous : jusqu'où suis-je prêt à aller pour l'obtenir ? Et là, vous saurez à coup sûr ce que vaut vraiment votre désir. Vous saurez si ce que vous souhaitez n'est qu'un rêve ou bien un véritable désir. Et vous saurez si vous êtes honnête avec vous-même. Seriez-vous prêt à tout sacrifier pour réaliser votre désir ? À perdre tout confort matériel ? À abandonner toute sécurité ? À risquer tout ce que vous avez ? À mettre en péril votre vie personnelle, familiale, amicale, sociale ? Eh bien, Diogène, c'est celui qui s'est posé cette question et qui a montré qu'il était capable d'aller jusqu'au bout de son désir de vivre en philosophe. Et lorsqu'on a compris ça, on a compris le cœur de la philosophie de Diogène. Et dès lors, sa vie n'apparaît plus comme une suite d'excentricité, de scandales et de provocations, mais au contraire comme un modèle d'unité, comme le modèle de l'existence la plus vertueuse, parce que la plus conséquente qui soit. Et c'est sans doute ce qui explique que sa renommée soit arrivée jusqu'à nous. Alors vous pourriez me dire : d'accord mais Diogène n'est pas le premier à s'être confronté à cette question. Le premier philosophe qui est allé jusqu'au bout c'est Socrate. Et vous avez raison. Parce que finalement, si l'on devait ramener tout le procès de Socrate à une seule question et à une seule réponse, cette question serait : Socrate, es-tu prêt à risquer ta vie pour philosopher ? Et la réponse de Socrate, nous la connaissons tous : Oui, je suis prêt à risquer ma vie pour philosopher. Et il faudra que vous me condamniez à mort pour m'empêcher de pratiquer la philosophie. Voilà jusqu'où je suis prêt à aller. Voilà la valeur qu'a la philosophie pour moi. Et à partir de là, il y a deux attitudes possibles. Celle des disciples de Socrate, comme Platon, ou bien celle de Diogène. Que font les disciples de Socrate ? Eh bien, ils se comportent en très mauvais disciples. Ils essayent de convaincre Socrate de payer une lourde amende au tribunal afin de lui éviter sa peine. Puis, lorsque Socrate est condamné, ils l'incitent à s'évader de sa prison. Bref, ils ont peut-être beaucoup dialogué avec lui, mais force est de constater que finalement, ils n'ont pas appris grand-chose. Parce que leur comportement nous montre que la philosophie était pour eux, en fin de compte, un loisir. Certes, un loisir très noble, le plus beau, le plus grand des loisirs, mais tout de même un loisir. Diogène, lui, n'était pas un disciple de Socrate. Mais qu'importe. Au moins, il avait compris la leçon principale de Socrate. Il a pris Socrate au mot. Ainsi, lorsque Diogène pense qu'il est un ennemi de la société, il se pose la question : Jusqu'où suis-je prêt à aller pour vivre en ennemi de la société ? Suis-je prêt à être sans-abri et à vivre de la mendicité ? Et il répond oui. Et lorsque Diogène pense que les tabous sexuels n'ont pas de raison d'être, il se pose aussi la question : suis-je prêt à montrer que je ne crois pas aux tabous sexuels, quitte à pratiquer la masturbation en public ? Et il répond oui. Et lorsque Diogène remet en question les conventions sociales en urinant sur les personnes qui se moquent de lui, il se demande encore : suis-je prêt à être considéré comme un fou pour défier les normes sociales ? Et il répond oui. Ainsi, comme vous le voyez, la question que nous pose Diogène, jusqu'où sommes-nous prêts à aller, devient en quelque sorte la grande question philosophique. Parce que c'est la question qui permet de mettre en harmonie l'esprit et le corps, autrement dit de réconcilier les pensées et les actes. Diogène est donc un philosophe en acte. Et en tant que philosophe en acte, le procès que fait Diogène à la société peut se résumer en une phrase. Les humains, pour vivre en société, dissocient leurs pensées de leurs actes. Leurs actes ne correspondent pas à leurs pensées. En un mot, la société oblige les individus à vivre de façon hypocrite. Diogène est donc un philosophe antisocial, un philosophe misanthrope. Mais comment Diogène est-il devenu Diogène ? Diogène est né en Asie mineure, dans la ville de Sinope, qui se trouve aujourd'hui en Turquie. Il est né en homme libre et en citoyen dans un milieu prospère, puisque son père avait la charge de superviser les échanges entre les monnaies locales et les monnaies étrangères. Diogène a donc reçu l'éducation qui était donnée aux enfants des familles aisées. Et il était d'ailleurs désigné pour reprendre la charge de son père. Et c'est là que commence la légende. Diogène avait consulté l'oracle de Delphes pour connaître quel était son destin. Et l'oracle lui répondit "to politikon nomisma". Traduction : détourner le nomisma. Or, en grec, nomisma signifie à la fois la monnaie et les coutumes. On retrouve d'ailleurs nomisma dans le mot français numismatique qui désigne tout ce qui se rapporte à la monnaie. Mais on retrouve aussi le mot nomisma dans le mot nomade par exemple, qui désigne ceux qui ne vivent pas selon les coutumes. Et d'ailleurs, dans la langue française, il y a aujourd'hui encore la même ambiguïté entre la monnaie et les coutumes. Par exemple, avec le verbe commercer qui ne signifie pas seulement faire du commerce, mais qui signifie aussi discuter. Et quand on dit de quelqu'un qu'il est d'un commerce agréable, cela signifie que cette personne sait comment se comporter en société. L'oracle d'Apollon pouvait donc signifier deux choses à Diogène. Au sens propre, to politikon nomisma, cela veut dire falsifier la monnaie, mais au sens figuré... To politikon nomisma cela signifie falsifier les coutumes et donc troubler la société, subvertir la société. Diogène interprète d'abord l'oracle au sens propre. Et avec l'aide de son père, il falsifie la monnaie de Sinope. Mais Diogène est pris en flagrant délit et il doit s'exiler. Il se réfugie à Athènes et il comprend alors le sens réel de l'oracle. Ce n'étaient pas les valeurs monétaires qu'il s'agissait de détourner, mais bien les valeurs publiques. Les normes sociales, les usages, les coutumes, bref, la culture. La culture est à entendre ici au sens de la civilisation. La culture comme tout ce qui s'oppose à la nature. Or, qu'est-ce que la culture ? Eh bien la culture, c'est tout ce qui sépare l'humanité de l'animalité. La culture, c'est le don que fait Prométhée aux hommes en leur offrant le feu sacré. Le feu qui permet à l'humanité de passer de l'état de nature à l'état de culture, à l'état de civilisation. Le feu qui représente la lumière, la chaleur, la capacité de cuire les aliments, de se protéger du froid, de forger des outils. et de développer la technique. En un mot, la culture, c'est ce qui nous éloigne de notre nature brute, ce qui nous incite à renier notre animalité, ce qui permet à l'humanité de quitter le règne animal. Et d'une certaine façon, la philosophie est l'aboutissement du geste de Prométhée, puisqu'elle est censée donner aux hommes non plus seulement le feu qui appartenait aux Dieux, mais la connaissance qui appartenait aux Dieux. Et donc, la philosophie est censée donner aux humains la méthode intellectuelle pour accomplir leur sortie définitive du règne animal. A l'époque de Diogène, toutes ces certitudes semblent déjà aller de soi. Et elles n'ont jamais été remises en question par aucun philosophe. Elles sont l'impensé de la philosophie. Et il serait fou le philosophe qui remettrait en question la vocation de la philosophie à faire sortir l'homme de l'animalité. Il serait fou le philosophe anti-prométhéen qui prônerait l'ensauvagement de l'homme, qui placerait l'animal au-dessus de l'homme, qui interrogerait à la racine le problème de la civilisation et de la vie en société. Et ce philosophe, vous l'avez compris, ce fut Diogène. "C'est Socrate devenu fou" disait d'ailleurs Platon en parlant de Diogène. Diogène prend donc l'animal pour modèle. Et c'est pourquoi on parle de lui comme de Diogène le cynique. Le mot cynique en grec ancien kynikos signifiant littéralement comme un chien Alors ici, attention aux contresens. Ce que prône Diogène, ce n'est pas que l'homme s'abaisse à l'animalité. Parce que s'abaisser à l'animalité, cela signifierait pour l'homme faire marche arrière dans son évolution. Or, pour Diogène, il ne s'agit pas de s'abaisser, mais de s'élever jusqu'à l'animalité. Et toute la subtilité est là. S'élever jusqu'à l'animalité ne doit pas être une régression, mais plutôt un progrès, un perfectionnement de l'homme, une conquête de la vertu authentique. Et la vertu authentique, selon Diogène, consiste à vivre en accord avec la nature et avec sa nature. Il ne s'agit donc pas d'en finir avec la civilisation, ni avec la vie en société, ni avec le langage et l'intelligence. Il ne s'agit pas d'en finir avec tout ce que la culture nous apporte de bon, mais il s'agit d'en finir avec tout ce que la culture nous apporte de faux. Il s'agit d'en finir avec toutes les normes artificielles de la vie sociale. D'en finir avec les simagrées, avec la comédie humaine de la duplicité, de la fourberie et de l'imposture. Bref, il s'agit d'en finir avec l'hypocrisie. Le cynisme, ce n'est pas seulement une insolence radicale, mais bien une philosophie qui nous invite à vivre en accord avec nous-mêmes, à mettre sur le même plan nos pensées, nos paroles et nos actes. Un chien n'est pas hypocrite. Un animal ne se soucie d'aucune norme sociale. Il ne se comporte jamais de manière artificielle. Alors bien sûr, il ne s'agit pas d'adopter un mode de vie animal. Le philosophe cynique n'enjoint pas tout le monde à devenir comme lui. Au contraire, il est l'exception. Il est celui qui éclaire les autres sur les simulacres auxquels ils se livrent quotidiennement. Ainsi, lorsque Diogène se promène dans les rues en plein jour, une lanterne à la main en disant "je cherche un homme", il faut bien comprendre que ce qu'il veut dire, c'est : je vous éclaire. Je me suis donné pour mission de vous éclairer. Et je cherche un homme cela veut dire : ne vous imaginez pas que vous n'êtes plus des animaux Ne soyez pas dupes des artifices sociaux. Je ne vois pas d'hommes parmi vous. Je ne vois que des animaux qui se prennent pour des hommes. N'oubliez pas votre condition première. N'oubliez pas que nous sommes des animaux. Diogène, le citoyen exilé de Sinope, devient donc en débarquant à Athènes un métèque, non pas dans le sens péjoratif qu'a ce mot aujourd'hui, mais dans le sens que lui donnaient les anciens, c'est-à-dire un étranger résidant à Athènes sans avoir les droits d'un citoyen, un exilé, un apatride. Mais l'idée même de patrie n'est-elle pas un vice de la civilisation ? Les animaux ont-ils une patrie ? Les animaux meurent-ils pour la patrie ? Non bien sûr. Et Diogène invente donc pour se désigner lui-même le mot de cosmopolite, c'est-à-dire de citoyen du monde. Et ici il faut entendre le mot cosmopolite au sens fort. Celui qui est citoyen du monde, c'est celui qui se permet la plus grande mobilité possible dans sa vie. Par exemple, Diogène, c'est connu, vivait non pas dans un tonneau, mais dans une jarre. Et précisons qu'on parle d'une grande jarre, une jarre dans laquelle il pouvait aussi bien s'allonger que se tenir debout. Vivre dans une jarre, c'est ne pas avoir d'adresse, n'être nulle part chez soi, mais donc aussi partout chez soi. Ainsi, Diogène, s'il passe l'hiver à Athènes, car le climat y est doux, quitte la ville lorsque vient l'été et part en marchant jusqu'à Corinthe, où l'air est plus frais. Et il voyage aussi dans de nombreuses autres villes de la Grèce, de l'Asie centrale, du Péloponnèse et dans les îles du sud de la mer Égée comme la Crète. Mais la mobilité de Diogène n'est pas seulement géographique, elle est aussi sociale. Diogène fut ainsi un citoyen libre, puis un exilé. Il fut ensuite capturé par des pirates pendant l'un de ses voyages et réduit en esclavage. D'ailleurs, le jour où il fut vendu comme esclave, tandis qu'on lui demandait ce qu'il savait faire, Diogène répondit qu'il savait gouverner les hommes et qu'il fallait donc le vendre à quelqu'un qui avait besoin d'un maître. Une fois esclave, il devint le précepteur des enfants de son maître et il finit par être affranchi. Diogène fut donc successivement citoyen, exilé, esclave et affranchi. Autant de déplacements sur l'échelle sociale qui sont à l'image de ses déplacements géographiques. Diogène n'est prisonnier d'aucun lieu, ni d'aucun rôle social. Tout ce dont il a besoin, c'est d'un manteau pour se vêtir, d'un bâton pour marcher, d'une besace et d'une écuelle. Et encore, un jour où il vit un enfant boire à la fontaine en prenant l'eau dans ses mains, Diogène brisa son écuelle et déclara Ce jeune enfant est mon maître, car il m'apprend que je n'ai pas besoin du superflu et que je peux vivre encore plus frugalement. Cette histoire est très connue parce qu'elle éclaire l'une des critiques principales que Diogène adresse aux hommes. Leurs besoins de confort les mènent fatalement à un excès de confort. Diogène, nous l'avons dit, vivait de la mendicité, ce qui le contraignait à l'existence la plus frugale possible. Mais cette existence frugale était aussi une critique radicale, une critique en acte du confort. Diogène avait compris que la quête du confort ne s'arrête jamais et qu'elle a nécessairement des conséquences gravissimes pour la liberté. Cette critique est d'ailleurs plus que jamais d'actualité aujourd'hui. Regardons autour de nous. Sans même parler des téléphones et des applications qui nous maintiennent prisonniers dans notre cocon technologique, nous ne remarquons même plus les innombrables objets qui nous découragent de faire le moindre effort. les ascenseurs, les escalators, les télécommandes ou encore les portes des magasins qui s'ouvrent et se referment toutes seules. En 2022, Stefano Boni a publié un livre dans lequel il montre comment l'homo sapiens est finalement devenu un homo confort. Dans ce livre, précisément intitulé Homo confort, Stefano Boni écrit, je cite, que la recherche d'un mode de vie centré sur le confort, c'est-à-dire débarrassé de toute forme de contrainte, de fatigue ou d'effort, est devenue un idéal absolu. Mais le prix à payer c'est l'affaiblissement de nos capacités cognitives et sensorielles, la perte d'autonomie au profit de dispositifs technologiques, l'appauvrissement des relations sociales et enfin la mise à distance de la nature et sa destruction. En nous privant de toute expérience considérée comme désagréable ou négative, le confort nous enferme dans un cocon protecteur qui nous coupe du monde extérieur, de nous-mêmes et de tout ce qui fait le sel de la vie. Fin de citation. Souvenez-vous du roman de Jack Kerouac : "Sur la route". Il raconte la vie de personnages nomades, qui ont pour tout bien une besace, qui n'ont pas d'attache dans un lieu précis, qui vivent dans une liberté de mœurs quasi totale et qui vont jusqu'à pratiquer la mendicité lorsque c'est nécessaire. Bref, une vie de chien sauvage, une vie de cynique, ou bien, pour reprendre les mots de Kerouac lui-même, une vie de clochard céleste. Et c'est pourquoi on a pu dire que la philosophie cynique représentait dans la Grèce antique ce que nous appellerions aujourd'hui une contre-culture. Et même si l'expression est anachronique en ce qui concerne Diogène et le cynisme, elle est tout de même pertinente dans le sens où une contre-culture se construit toujours contre le pouvoir. Or, l'épisode le plus célèbre de la vie de Diogène exprime précisément sa position vis-à-vis du pouvoir. Cette histoire, nous la connaissons tous et elle semble presque trop belle pour être vraie. Mais pourtant, elle est historiquement attestée. Il s'agit bien sûr de la rencontre entre Diogène et Alexandre le Grand qui eut lieu à Corinthe en 336 avant notre ère. L'empereur Alexandre, curieux de rencontrer Diogène, se rendit jusqu'à la jarre dans laquelle vivait le philosophe. À ce moment-là, Diogène était en train de se prélasser au soleil. Alexandre le Grand se pencha vers lui et lui demanda s'il avait besoin de quelque chose, offrant de lui accorder tout ce qu'il demanderait. Et Diogène lui répondit : "ôte-toi de mon soleil". Cette anecdote est peut-être la plus commentée dans l'histoire de la philosophie. Mais trop souvent, on réduit la répartie de Diogène à une simple insolence, comme si finalement il avait juste eu le cran de dire à l'empereur Pousse-toi de là, tu me gênes. Bien sûr, il y a un peu de ça, mais ce n'est pas le sens principal de la déclaration de Diogène. La question que pose cette anecdote est beaucoup plus délicate. Et cette question, c'est : Qui est le maître ? Alexandre le Grand et Diogène sont comme des doubles l'un de l'autre. Au moment où ils se rencontrent, ils sont tous les deux arrivés à un stade de maîtrise absolue. L'un, Alexandre, est le plus grand maître du monde que l'histoire ait connu. L'autre, Diogène, est pour ainsi dire le plus grand maître de soi-même que l'histoire ait connue. Et les voilà face à face pour un duel au soleil. Un duel dont tout l'enjeu est de savoir qu'est-ce qui est préférable, être le maître du monde ou bien être le maître de soi. Alexandre et Diogène se parlent d'égal à égal. Mais c'est Diogène qui remporte ce duel. Et Alexandre le reconnaît puisqu'il s'éloigne et déclare à son entourage : Si je n'étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. Pourquoi Alexandre reconnaît-il sa défaite ? Parce qu'il a beau demander à Diogène ce dont il a besoin, il ne peut rien lui offrir d'autre que ce qu'il possède, même s'il s'agit de la terre entière. Et lorsque Diogène répond : ôte-toi de mon soleil, il lui dit explicitement : c'est devant mon soleil que tu es, et non pas ton soleil. Tu possèdes peut-être le monde, mais tu ne possèdes pas le soleil. Ton pouvoir, aussi grand qu'il soit, te donne peut-être tout ce qu'il y a sur la terre, mais ce soleil, en revanche, il est à moi. Il est à moi parce que j'ai conquis la liberté de m'y prélasser. Il est à moi parce que, malgré la puissance de tes armées, tu ne pourras jamais t'en emparer. Il est à moi, surtout, parce que l'homme qui est le maître de lui-même est plus puissant que l'homme qui est le maître du monde. Parole de philosophe.

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Diogène le Cynique ne fut pas seulement le personnage le plus scandaleux de l'Antiquité. Contemporain de Platon, il refuse à celui-ci toute légitimité. Car pour Diogène, la vertu est une philosophie en acte : il fait redescendre la philosophie sur terre. Mais pour incarner la philosophie, Diogène doit se poser la plus grave question qui soit.


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Transcription

  • Bonjour, aujourd'hui nous allons étudier la philosophie de Diogène. Et pour commencer, je vais vous demander d'oublier tous les clichés que vous avez pu entendre sur lui. Diogène vivant dans un tonneau, Diogène marchant dans les rues en plein jour avec une lanterne à la main, etc. Certes, il y a du vrai dans ces clichés, mais tout dépend de la façon dont on les considère. Si l'on dresse une liste de toutes les anecdotes qui nous ont été rapportées sur Diogène, On dresse le portrait du personnage le plus excentrique, le plus scandaleux de l'Antiquité, au risque de passer à côté de la véritable philosophie de Diogène. Et ce que je vous propose, c'est de faire l'inverse. Commencer par cerner le cœur de la philosophie de Diogène, pour ensuite comprendre quel est le sens des nombreuses anecdotes rapportées à son sujet. Pour comprendre Diogène, il faut d'abord revenir à la question qui se trouve à la racine de toute la philosophie : Qu'est-ce que la philosophie ? Et donc, que signifie être un philosophe ? Pratiquer la philosophie, est-ce une méthode de vie ou bien une méthode de pensée ? Toute la question est là. Diogène est né vers 413 avant notre ère. Il est donc le contemporain de Platon, qu'il a connu. Et le meilleur point de départ pour comprendre la philosophie de Diogène, c'est de voir en lui l'ennemi principal de Platon. Diogène est l'antithèse de Platon et la lutte que mène Diogène contre Platon est une sorte de procès en légitimité. Diogène conteste à Platon le droit de dire ce qu'est la vertu. Tout simplement parce que, pour Diogène, Platon a corrompu la vocation première de la philosophie. Il l'a corrompue en transformant la philosophie, qui était une méthode de vie, en une méthode de pensée abstraite. Mais alors que Platon a transformé la philosophie en pure discipline intellectuelle, allant jusqu'à affirmer que les seules réalités sont des idées immatérielles, Diogène va faire redescendre la philosophie sur Terre et va ramener la philosophie dans les corps. En un mot, le projet de Diogène, c'est d'incarner la philosophie. Mais pour être capable d'incarner la philosophie, il faut avoir le courage de se poser la plus grave question qu'un homme puisse se poser. Et quelle est cette question, à votre avis ? Quel est le sens de la vie ? C'est un peu abstrait. Qu'est-ce que la vérité ? C'est un peu flou. Qu'est-ce que le bien et le mal ? Comment devrions-nous vivre ? Oui, mais bon, cela varie selon les cultures et les personnes. Quelles sont les limites de notre raison ? À la rigueur, mais c'est une question très complexe sur laquelle on ne pourra jamais vraiment trancher. Allons, soyons honnêtes une minute. La question la plus grave que nous pouvons nous poser n'est aucune de celles-ci. Pourtant, nous la connaissons tous cette question, mais elle nous fait peur. Tellement peur que nous hésitons à la formuler. Alors ne soyons pas timides et osons la formuler telle qu'elle. La vraie question qui détermine nos vies, c'est : jusqu'où sommes-nous prêts à aller ? Vous aimez telle femme, mais jusqu'où êtes-vous prêts à aller pour la conquérir ? Vous aimeriez être riche ou célèbre, mais jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour atteindre votre but ? Vous voulez la révolution, mais jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour qu'elle se produise ? En fait, peu importe ce que vous souhaitez, l'important c'est de soumettre la valeur de votre désir à cette question. Demandez-vous ce que vous désirez le plus au monde. Et ensuite, demandez-vous : jusqu'où suis-je prêt à aller pour l'obtenir ? Et là, vous saurez à coup sûr ce que vaut vraiment votre désir. Vous saurez si ce que vous souhaitez n'est qu'un rêve ou bien un véritable désir. Et vous saurez si vous êtes honnête avec vous-même. Seriez-vous prêt à tout sacrifier pour réaliser votre désir ? À perdre tout confort matériel ? À abandonner toute sécurité ? À risquer tout ce que vous avez ? À mettre en péril votre vie personnelle, familiale, amicale, sociale ? Eh bien, Diogène, c'est celui qui s'est posé cette question et qui a montré qu'il était capable d'aller jusqu'au bout de son désir de vivre en philosophe. Et lorsqu'on a compris ça, on a compris le cœur de la philosophie de Diogène. Et dès lors, sa vie n'apparaît plus comme une suite d'excentricité, de scandales et de provocations, mais au contraire comme un modèle d'unité, comme le modèle de l'existence la plus vertueuse, parce que la plus conséquente qui soit. Et c'est sans doute ce qui explique que sa renommée soit arrivée jusqu'à nous. Alors vous pourriez me dire : d'accord mais Diogène n'est pas le premier à s'être confronté à cette question. Le premier philosophe qui est allé jusqu'au bout c'est Socrate. Et vous avez raison. Parce que finalement, si l'on devait ramener tout le procès de Socrate à une seule question et à une seule réponse, cette question serait : Socrate, es-tu prêt à risquer ta vie pour philosopher ? Et la réponse de Socrate, nous la connaissons tous : Oui, je suis prêt à risquer ma vie pour philosopher. Et il faudra que vous me condamniez à mort pour m'empêcher de pratiquer la philosophie. Voilà jusqu'où je suis prêt à aller. Voilà la valeur qu'a la philosophie pour moi. Et à partir de là, il y a deux attitudes possibles. Celle des disciples de Socrate, comme Platon, ou bien celle de Diogène. Que font les disciples de Socrate ? Eh bien, ils se comportent en très mauvais disciples. Ils essayent de convaincre Socrate de payer une lourde amende au tribunal afin de lui éviter sa peine. Puis, lorsque Socrate est condamné, ils l'incitent à s'évader de sa prison. Bref, ils ont peut-être beaucoup dialogué avec lui, mais force est de constater que finalement, ils n'ont pas appris grand-chose. Parce que leur comportement nous montre que la philosophie était pour eux, en fin de compte, un loisir. Certes, un loisir très noble, le plus beau, le plus grand des loisirs, mais tout de même un loisir. Diogène, lui, n'était pas un disciple de Socrate. Mais qu'importe. Au moins, il avait compris la leçon principale de Socrate. Il a pris Socrate au mot. Ainsi, lorsque Diogène pense qu'il est un ennemi de la société, il se pose la question : Jusqu'où suis-je prêt à aller pour vivre en ennemi de la société ? Suis-je prêt à être sans-abri et à vivre de la mendicité ? Et il répond oui. Et lorsque Diogène pense que les tabous sexuels n'ont pas de raison d'être, il se pose aussi la question : suis-je prêt à montrer que je ne crois pas aux tabous sexuels, quitte à pratiquer la masturbation en public ? Et il répond oui. Et lorsque Diogène remet en question les conventions sociales en urinant sur les personnes qui se moquent de lui, il se demande encore : suis-je prêt à être considéré comme un fou pour défier les normes sociales ? Et il répond oui. Ainsi, comme vous le voyez, la question que nous pose Diogène, jusqu'où sommes-nous prêts à aller, devient en quelque sorte la grande question philosophique. Parce que c'est la question qui permet de mettre en harmonie l'esprit et le corps, autrement dit de réconcilier les pensées et les actes. Diogène est donc un philosophe en acte. Et en tant que philosophe en acte, le procès que fait Diogène à la société peut se résumer en une phrase. Les humains, pour vivre en société, dissocient leurs pensées de leurs actes. Leurs actes ne correspondent pas à leurs pensées. En un mot, la société oblige les individus à vivre de façon hypocrite. Diogène est donc un philosophe antisocial, un philosophe misanthrope. Mais comment Diogène est-il devenu Diogène ? Diogène est né en Asie mineure, dans la ville de Sinope, qui se trouve aujourd'hui en Turquie. Il est né en homme libre et en citoyen dans un milieu prospère, puisque son père avait la charge de superviser les échanges entre les monnaies locales et les monnaies étrangères. Diogène a donc reçu l'éducation qui était donnée aux enfants des familles aisées. Et il était d'ailleurs désigné pour reprendre la charge de son père. Et c'est là que commence la légende. Diogène avait consulté l'oracle de Delphes pour connaître quel était son destin. Et l'oracle lui répondit "to politikon nomisma". Traduction : détourner le nomisma. Or, en grec, nomisma signifie à la fois la monnaie et les coutumes. On retrouve d'ailleurs nomisma dans le mot français numismatique qui désigne tout ce qui se rapporte à la monnaie. Mais on retrouve aussi le mot nomisma dans le mot nomade par exemple, qui désigne ceux qui ne vivent pas selon les coutumes. Et d'ailleurs, dans la langue française, il y a aujourd'hui encore la même ambiguïté entre la monnaie et les coutumes. Par exemple, avec le verbe commercer qui ne signifie pas seulement faire du commerce, mais qui signifie aussi discuter. Et quand on dit de quelqu'un qu'il est d'un commerce agréable, cela signifie que cette personne sait comment se comporter en société. L'oracle d'Apollon pouvait donc signifier deux choses à Diogène. Au sens propre, to politikon nomisma, cela veut dire falsifier la monnaie, mais au sens figuré... To politikon nomisma cela signifie falsifier les coutumes et donc troubler la société, subvertir la société. Diogène interprète d'abord l'oracle au sens propre. Et avec l'aide de son père, il falsifie la monnaie de Sinope. Mais Diogène est pris en flagrant délit et il doit s'exiler. Il se réfugie à Athènes et il comprend alors le sens réel de l'oracle. Ce n'étaient pas les valeurs monétaires qu'il s'agissait de détourner, mais bien les valeurs publiques. Les normes sociales, les usages, les coutumes, bref, la culture. La culture est à entendre ici au sens de la civilisation. La culture comme tout ce qui s'oppose à la nature. Or, qu'est-ce que la culture ? Eh bien la culture, c'est tout ce qui sépare l'humanité de l'animalité. La culture, c'est le don que fait Prométhée aux hommes en leur offrant le feu sacré. Le feu qui permet à l'humanité de passer de l'état de nature à l'état de culture, à l'état de civilisation. Le feu qui représente la lumière, la chaleur, la capacité de cuire les aliments, de se protéger du froid, de forger des outils. et de développer la technique. En un mot, la culture, c'est ce qui nous éloigne de notre nature brute, ce qui nous incite à renier notre animalité, ce qui permet à l'humanité de quitter le règne animal. Et d'une certaine façon, la philosophie est l'aboutissement du geste de Prométhée, puisqu'elle est censée donner aux hommes non plus seulement le feu qui appartenait aux Dieux, mais la connaissance qui appartenait aux Dieux. Et donc, la philosophie est censée donner aux humains la méthode intellectuelle pour accomplir leur sortie définitive du règne animal. A l'époque de Diogène, toutes ces certitudes semblent déjà aller de soi. Et elles n'ont jamais été remises en question par aucun philosophe. Elles sont l'impensé de la philosophie. Et il serait fou le philosophe qui remettrait en question la vocation de la philosophie à faire sortir l'homme de l'animalité. Il serait fou le philosophe anti-prométhéen qui prônerait l'ensauvagement de l'homme, qui placerait l'animal au-dessus de l'homme, qui interrogerait à la racine le problème de la civilisation et de la vie en société. Et ce philosophe, vous l'avez compris, ce fut Diogène. "C'est Socrate devenu fou" disait d'ailleurs Platon en parlant de Diogène. Diogène prend donc l'animal pour modèle. Et c'est pourquoi on parle de lui comme de Diogène le cynique. Le mot cynique en grec ancien kynikos signifiant littéralement comme un chien Alors ici, attention aux contresens. Ce que prône Diogène, ce n'est pas que l'homme s'abaisse à l'animalité. Parce que s'abaisser à l'animalité, cela signifierait pour l'homme faire marche arrière dans son évolution. Or, pour Diogène, il ne s'agit pas de s'abaisser, mais de s'élever jusqu'à l'animalité. Et toute la subtilité est là. S'élever jusqu'à l'animalité ne doit pas être une régression, mais plutôt un progrès, un perfectionnement de l'homme, une conquête de la vertu authentique. Et la vertu authentique, selon Diogène, consiste à vivre en accord avec la nature et avec sa nature. Il ne s'agit donc pas d'en finir avec la civilisation, ni avec la vie en société, ni avec le langage et l'intelligence. Il ne s'agit pas d'en finir avec tout ce que la culture nous apporte de bon, mais il s'agit d'en finir avec tout ce que la culture nous apporte de faux. Il s'agit d'en finir avec toutes les normes artificielles de la vie sociale. D'en finir avec les simagrées, avec la comédie humaine de la duplicité, de la fourberie et de l'imposture. Bref, il s'agit d'en finir avec l'hypocrisie. Le cynisme, ce n'est pas seulement une insolence radicale, mais bien une philosophie qui nous invite à vivre en accord avec nous-mêmes, à mettre sur le même plan nos pensées, nos paroles et nos actes. Un chien n'est pas hypocrite. Un animal ne se soucie d'aucune norme sociale. Il ne se comporte jamais de manière artificielle. Alors bien sûr, il ne s'agit pas d'adopter un mode de vie animal. Le philosophe cynique n'enjoint pas tout le monde à devenir comme lui. Au contraire, il est l'exception. Il est celui qui éclaire les autres sur les simulacres auxquels ils se livrent quotidiennement. Ainsi, lorsque Diogène se promène dans les rues en plein jour, une lanterne à la main en disant "je cherche un homme", il faut bien comprendre que ce qu'il veut dire, c'est : je vous éclaire. Je me suis donné pour mission de vous éclairer. Et je cherche un homme cela veut dire : ne vous imaginez pas que vous n'êtes plus des animaux Ne soyez pas dupes des artifices sociaux. Je ne vois pas d'hommes parmi vous. Je ne vois que des animaux qui se prennent pour des hommes. N'oubliez pas votre condition première. N'oubliez pas que nous sommes des animaux. Diogène, le citoyen exilé de Sinope, devient donc en débarquant à Athènes un métèque, non pas dans le sens péjoratif qu'a ce mot aujourd'hui, mais dans le sens que lui donnaient les anciens, c'est-à-dire un étranger résidant à Athènes sans avoir les droits d'un citoyen, un exilé, un apatride. Mais l'idée même de patrie n'est-elle pas un vice de la civilisation ? Les animaux ont-ils une patrie ? Les animaux meurent-ils pour la patrie ? Non bien sûr. Et Diogène invente donc pour se désigner lui-même le mot de cosmopolite, c'est-à-dire de citoyen du monde. Et ici il faut entendre le mot cosmopolite au sens fort. Celui qui est citoyen du monde, c'est celui qui se permet la plus grande mobilité possible dans sa vie. Par exemple, Diogène, c'est connu, vivait non pas dans un tonneau, mais dans une jarre. Et précisons qu'on parle d'une grande jarre, une jarre dans laquelle il pouvait aussi bien s'allonger que se tenir debout. Vivre dans une jarre, c'est ne pas avoir d'adresse, n'être nulle part chez soi, mais donc aussi partout chez soi. Ainsi, Diogène, s'il passe l'hiver à Athènes, car le climat y est doux, quitte la ville lorsque vient l'été et part en marchant jusqu'à Corinthe, où l'air est plus frais. Et il voyage aussi dans de nombreuses autres villes de la Grèce, de l'Asie centrale, du Péloponnèse et dans les îles du sud de la mer Égée comme la Crète. Mais la mobilité de Diogène n'est pas seulement géographique, elle est aussi sociale. Diogène fut ainsi un citoyen libre, puis un exilé. Il fut ensuite capturé par des pirates pendant l'un de ses voyages et réduit en esclavage. D'ailleurs, le jour où il fut vendu comme esclave, tandis qu'on lui demandait ce qu'il savait faire, Diogène répondit qu'il savait gouverner les hommes et qu'il fallait donc le vendre à quelqu'un qui avait besoin d'un maître. Une fois esclave, il devint le précepteur des enfants de son maître et il finit par être affranchi. Diogène fut donc successivement citoyen, exilé, esclave et affranchi. Autant de déplacements sur l'échelle sociale qui sont à l'image de ses déplacements géographiques. Diogène n'est prisonnier d'aucun lieu, ni d'aucun rôle social. Tout ce dont il a besoin, c'est d'un manteau pour se vêtir, d'un bâton pour marcher, d'une besace et d'une écuelle. Et encore, un jour où il vit un enfant boire à la fontaine en prenant l'eau dans ses mains, Diogène brisa son écuelle et déclara Ce jeune enfant est mon maître, car il m'apprend que je n'ai pas besoin du superflu et que je peux vivre encore plus frugalement. Cette histoire est très connue parce qu'elle éclaire l'une des critiques principales que Diogène adresse aux hommes. Leurs besoins de confort les mènent fatalement à un excès de confort. Diogène, nous l'avons dit, vivait de la mendicité, ce qui le contraignait à l'existence la plus frugale possible. Mais cette existence frugale était aussi une critique radicale, une critique en acte du confort. Diogène avait compris que la quête du confort ne s'arrête jamais et qu'elle a nécessairement des conséquences gravissimes pour la liberté. Cette critique est d'ailleurs plus que jamais d'actualité aujourd'hui. Regardons autour de nous. Sans même parler des téléphones et des applications qui nous maintiennent prisonniers dans notre cocon technologique, nous ne remarquons même plus les innombrables objets qui nous découragent de faire le moindre effort. les ascenseurs, les escalators, les télécommandes ou encore les portes des magasins qui s'ouvrent et se referment toutes seules. En 2022, Stefano Boni a publié un livre dans lequel il montre comment l'homo sapiens est finalement devenu un homo confort. Dans ce livre, précisément intitulé Homo confort, Stefano Boni écrit, je cite, que la recherche d'un mode de vie centré sur le confort, c'est-à-dire débarrassé de toute forme de contrainte, de fatigue ou d'effort, est devenue un idéal absolu. Mais le prix à payer c'est l'affaiblissement de nos capacités cognitives et sensorielles, la perte d'autonomie au profit de dispositifs technologiques, l'appauvrissement des relations sociales et enfin la mise à distance de la nature et sa destruction. En nous privant de toute expérience considérée comme désagréable ou négative, le confort nous enferme dans un cocon protecteur qui nous coupe du monde extérieur, de nous-mêmes et de tout ce qui fait le sel de la vie. Fin de citation. Souvenez-vous du roman de Jack Kerouac : "Sur la route". Il raconte la vie de personnages nomades, qui ont pour tout bien une besace, qui n'ont pas d'attache dans un lieu précis, qui vivent dans une liberté de mœurs quasi totale et qui vont jusqu'à pratiquer la mendicité lorsque c'est nécessaire. Bref, une vie de chien sauvage, une vie de cynique, ou bien, pour reprendre les mots de Kerouac lui-même, une vie de clochard céleste. Et c'est pourquoi on a pu dire que la philosophie cynique représentait dans la Grèce antique ce que nous appellerions aujourd'hui une contre-culture. Et même si l'expression est anachronique en ce qui concerne Diogène et le cynisme, elle est tout de même pertinente dans le sens où une contre-culture se construit toujours contre le pouvoir. Or, l'épisode le plus célèbre de la vie de Diogène exprime précisément sa position vis-à-vis du pouvoir. Cette histoire, nous la connaissons tous et elle semble presque trop belle pour être vraie. Mais pourtant, elle est historiquement attestée. Il s'agit bien sûr de la rencontre entre Diogène et Alexandre le Grand qui eut lieu à Corinthe en 336 avant notre ère. L'empereur Alexandre, curieux de rencontrer Diogène, se rendit jusqu'à la jarre dans laquelle vivait le philosophe. À ce moment-là, Diogène était en train de se prélasser au soleil. Alexandre le Grand se pencha vers lui et lui demanda s'il avait besoin de quelque chose, offrant de lui accorder tout ce qu'il demanderait. Et Diogène lui répondit : "ôte-toi de mon soleil". Cette anecdote est peut-être la plus commentée dans l'histoire de la philosophie. Mais trop souvent, on réduit la répartie de Diogène à une simple insolence, comme si finalement il avait juste eu le cran de dire à l'empereur Pousse-toi de là, tu me gênes. Bien sûr, il y a un peu de ça, mais ce n'est pas le sens principal de la déclaration de Diogène. La question que pose cette anecdote est beaucoup plus délicate. Et cette question, c'est : Qui est le maître ? Alexandre le Grand et Diogène sont comme des doubles l'un de l'autre. Au moment où ils se rencontrent, ils sont tous les deux arrivés à un stade de maîtrise absolue. L'un, Alexandre, est le plus grand maître du monde que l'histoire ait connu. L'autre, Diogène, est pour ainsi dire le plus grand maître de soi-même que l'histoire ait connue. Et les voilà face à face pour un duel au soleil. Un duel dont tout l'enjeu est de savoir qu'est-ce qui est préférable, être le maître du monde ou bien être le maître de soi. Alexandre et Diogène se parlent d'égal à égal. Mais c'est Diogène qui remporte ce duel. Et Alexandre le reconnaît puisqu'il s'éloigne et déclare à son entourage : Si je n'étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. Pourquoi Alexandre reconnaît-il sa défaite ? Parce qu'il a beau demander à Diogène ce dont il a besoin, il ne peut rien lui offrir d'autre que ce qu'il possède, même s'il s'agit de la terre entière. Et lorsque Diogène répond : ôte-toi de mon soleil, il lui dit explicitement : c'est devant mon soleil que tu es, et non pas ton soleil. Tu possèdes peut-être le monde, mais tu ne possèdes pas le soleil. Ton pouvoir, aussi grand qu'il soit, te donne peut-être tout ce qu'il y a sur la terre, mais ce soleil, en revanche, il est à moi. Il est à moi parce que j'ai conquis la liberté de m'y prélasser. Il est à moi parce que, malgré la puissance de tes armées, tu ne pourras jamais t'en emparer. Il est à moi, surtout, parce que l'homme qui est le maître de lui-même est plus puissant que l'homme qui est le maître du monde. Parole de philosophe.

Description

Diogène le Cynique ne fut pas seulement le personnage le plus scandaleux de l'Antiquité. Contemporain de Platon, il refuse à celui-ci toute légitimité. Car pour Diogène, la vertu est une philosophie en acte : il fait redescendre la philosophie sur terre. Mais pour incarner la philosophie, Diogène doit se poser la plus grave question qui soit.


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Transcription

  • Bonjour, aujourd'hui nous allons étudier la philosophie de Diogène. Et pour commencer, je vais vous demander d'oublier tous les clichés que vous avez pu entendre sur lui. Diogène vivant dans un tonneau, Diogène marchant dans les rues en plein jour avec une lanterne à la main, etc. Certes, il y a du vrai dans ces clichés, mais tout dépend de la façon dont on les considère. Si l'on dresse une liste de toutes les anecdotes qui nous ont été rapportées sur Diogène, On dresse le portrait du personnage le plus excentrique, le plus scandaleux de l'Antiquité, au risque de passer à côté de la véritable philosophie de Diogène. Et ce que je vous propose, c'est de faire l'inverse. Commencer par cerner le cœur de la philosophie de Diogène, pour ensuite comprendre quel est le sens des nombreuses anecdotes rapportées à son sujet. Pour comprendre Diogène, il faut d'abord revenir à la question qui se trouve à la racine de toute la philosophie : Qu'est-ce que la philosophie ? Et donc, que signifie être un philosophe ? Pratiquer la philosophie, est-ce une méthode de vie ou bien une méthode de pensée ? Toute la question est là. Diogène est né vers 413 avant notre ère. Il est donc le contemporain de Platon, qu'il a connu. Et le meilleur point de départ pour comprendre la philosophie de Diogène, c'est de voir en lui l'ennemi principal de Platon. Diogène est l'antithèse de Platon et la lutte que mène Diogène contre Platon est une sorte de procès en légitimité. Diogène conteste à Platon le droit de dire ce qu'est la vertu. Tout simplement parce que, pour Diogène, Platon a corrompu la vocation première de la philosophie. Il l'a corrompue en transformant la philosophie, qui était une méthode de vie, en une méthode de pensée abstraite. Mais alors que Platon a transformé la philosophie en pure discipline intellectuelle, allant jusqu'à affirmer que les seules réalités sont des idées immatérielles, Diogène va faire redescendre la philosophie sur Terre et va ramener la philosophie dans les corps. En un mot, le projet de Diogène, c'est d'incarner la philosophie. Mais pour être capable d'incarner la philosophie, il faut avoir le courage de se poser la plus grave question qu'un homme puisse se poser. Et quelle est cette question, à votre avis ? Quel est le sens de la vie ? C'est un peu abstrait. Qu'est-ce que la vérité ? C'est un peu flou. Qu'est-ce que le bien et le mal ? Comment devrions-nous vivre ? Oui, mais bon, cela varie selon les cultures et les personnes. Quelles sont les limites de notre raison ? À la rigueur, mais c'est une question très complexe sur laquelle on ne pourra jamais vraiment trancher. Allons, soyons honnêtes une minute. La question la plus grave que nous pouvons nous poser n'est aucune de celles-ci. Pourtant, nous la connaissons tous cette question, mais elle nous fait peur. Tellement peur que nous hésitons à la formuler. Alors ne soyons pas timides et osons la formuler telle qu'elle. La vraie question qui détermine nos vies, c'est : jusqu'où sommes-nous prêts à aller ? Vous aimez telle femme, mais jusqu'où êtes-vous prêts à aller pour la conquérir ? Vous aimeriez être riche ou célèbre, mais jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour atteindre votre but ? Vous voulez la révolution, mais jusqu'où seriez-vous prêts à aller pour qu'elle se produise ? En fait, peu importe ce que vous souhaitez, l'important c'est de soumettre la valeur de votre désir à cette question. Demandez-vous ce que vous désirez le plus au monde. Et ensuite, demandez-vous : jusqu'où suis-je prêt à aller pour l'obtenir ? Et là, vous saurez à coup sûr ce que vaut vraiment votre désir. Vous saurez si ce que vous souhaitez n'est qu'un rêve ou bien un véritable désir. Et vous saurez si vous êtes honnête avec vous-même. Seriez-vous prêt à tout sacrifier pour réaliser votre désir ? À perdre tout confort matériel ? À abandonner toute sécurité ? À risquer tout ce que vous avez ? À mettre en péril votre vie personnelle, familiale, amicale, sociale ? Eh bien, Diogène, c'est celui qui s'est posé cette question et qui a montré qu'il était capable d'aller jusqu'au bout de son désir de vivre en philosophe. Et lorsqu'on a compris ça, on a compris le cœur de la philosophie de Diogène. Et dès lors, sa vie n'apparaît plus comme une suite d'excentricité, de scandales et de provocations, mais au contraire comme un modèle d'unité, comme le modèle de l'existence la plus vertueuse, parce que la plus conséquente qui soit. Et c'est sans doute ce qui explique que sa renommée soit arrivée jusqu'à nous. Alors vous pourriez me dire : d'accord mais Diogène n'est pas le premier à s'être confronté à cette question. Le premier philosophe qui est allé jusqu'au bout c'est Socrate. Et vous avez raison. Parce que finalement, si l'on devait ramener tout le procès de Socrate à une seule question et à une seule réponse, cette question serait : Socrate, es-tu prêt à risquer ta vie pour philosopher ? Et la réponse de Socrate, nous la connaissons tous : Oui, je suis prêt à risquer ma vie pour philosopher. Et il faudra que vous me condamniez à mort pour m'empêcher de pratiquer la philosophie. Voilà jusqu'où je suis prêt à aller. Voilà la valeur qu'a la philosophie pour moi. Et à partir de là, il y a deux attitudes possibles. Celle des disciples de Socrate, comme Platon, ou bien celle de Diogène. Que font les disciples de Socrate ? Eh bien, ils se comportent en très mauvais disciples. Ils essayent de convaincre Socrate de payer une lourde amende au tribunal afin de lui éviter sa peine. Puis, lorsque Socrate est condamné, ils l'incitent à s'évader de sa prison. Bref, ils ont peut-être beaucoup dialogué avec lui, mais force est de constater que finalement, ils n'ont pas appris grand-chose. Parce que leur comportement nous montre que la philosophie était pour eux, en fin de compte, un loisir. Certes, un loisir très noble, le plus beau, le plus grand des loisirs, mais tout de même un loisir. Diogène, lui, n'était pas un disciple de Socrate. Mais qu'importe. Au moins, il avait compris la leçon principale de Socrate. Il a pris Socrate au mot. Ainsi, lorsque Diogène pense qu'il est un ennemi de la société, il se pose la question : Jusqu'où suis-je prêt à aller pour vivre en ennemi de la société ? Suis-je prêt à être sans-abri et à vivre de la mendicité ? Et il répond oui. Et lorsque Diogène pense que les tabous sexuels n'ont pas de raison d'être, il se pose aussi la question : suis-je prêt à montrer que je ne crois pas aux tabous sexuels, quitte à pratiquer la masturbation en public ? Et il répond oui. Et lorsque Diogène remet en question les conventions sociales en urinant sur les personnes qui se moquent de lui, il se demande encore : suis-je prêt à être considéré comme un fou pour défier les normes sociales ? Et il répond oui. Ainsi, comme vous le voyez, la question que nous pose Diogène, jusqu'où sommes-nous prêts à aller, devient en quelque sorte la grande question philosophique. Parce que c'est la question qui permet de mettre en harmonie l'esprit et le corps, autrement dit de réconcilier les pensées et les actes. Diogène est donc un philosophe en acte. Et en tant que philosophe en acte, le procès que fait Diogène à la société peut se résumer en une phrase. Les humains, pour vivre en société, dissocient leurs pensées de leurs actes. Leurs actes ne correspondent pas à leurs pensées. En un mot, la société oblige les individus à vivre de façon hypocrite. Diogène est donc un philosophe antisocial, un philosophe misanthrope. Mais comment Diogène est-il devenu Diogène ? Diogène est né en Asie mineure, dans la ville de Sinope, qui se trouve aujourd'hui en Turquie. Il est né en homme libre et en citoyen dans un milieu prospère, puisque son père avait la charge de superviser les échanges entre les monnaies locales et les monnaies étrangères. Diogène a donc reçu l'éducation qui était donnée aux enfants des familles aisées. Et il était d'ailleurs désigné pour reprendre la charge de son père. Et c'est là que commence la légende. Diogène avait consulté l'oracle de Delphes pour connaître quel était son destin. Et l'oracle lui répondit "to politikon nomisma". Traduction : détourner le nomisma. Or, en grec, nomisma signifie à la fois la monnaie et les coutumes. On retrouve d'ailleurs nomisma dans le mot français numismatique qui désigne tout ce qui se rapporte à la monnaie. Mais on retrouve aussi le mot nomisma dans le mot nomade par exemple, qui désigne ceux qui ne vivent pas selon les coutumes. Et d'ailleurs, dans la langue française, il y a aujourd'hui encore la même ambiguïté entre la monnaie et les coutumes. Par exemple, avec le verbe commercer qui ne signifie pas seulement faire du commerce, mais qui signifie aussi discuter. Et quand on dit de quelqu'un qu'il est d'un commerce agréable, cela signifie que cette personne sait comment se comporter en société. L'oracle d'Apollon pouvait donc signifier deux choses à Diogène. Au sens propre, to politikon nomisma, cela veut dire falsifier la monnaie, mais au sens figuré... To politikon nomisma cela signifie falsifier les coutumes et donc troubler la société, subvertir la société. Diogène interprète d'abord l'oracle au sens propre. Et avec l'aide de son père, il falsifie la monnaie de Sinope. Mais Diogène est pris en flagrant délit et il doit s'exiler. Il se réfugie à Athènes et il comprend alors le sens réel de l'oracle. Ce n'étaient pas les valeurs monétaires qu'il s'agissait de détourner, mais bien les valeurs publiques. Les normes sociales, les usages, les coutumes, bref, la culture. La culture est à entendre ici au sens de la civilisation. La culture comme tout ce qui s'oppose à la nature. Or, qu'est-ce que la culture ? Eh bien la culture, c'est tout ce qui sépare l'humanité de l'animalité. La culture, c'est le don que fait Prométhée aux hommes en leur offrant le feu sacré. Le feu qui permet à l'humanité de passer de l'état de nature à l'état de culture, à l'état de civilisation. Le feu qui représente la lumière, la chaleur, la capacité de cuire les aliments, de se protéger du froid, de forger des outils. et de développer la technique. En un mot, la culture, c'est ce qui nous éloigne de notre nature brute, ce qui nous incite à renier notre animalité, ce qui permet à l'humanité de quitter le règne animal. Et d'une certaine façon, la philosophie est l'aboutissement du geste de Prométhée, puisqu'elle est censée donner aux hommes non plus seulement le feu qui appartenait aux Dieux, mais la connaissance qui appartenait aux Dieux. Et donc, la philosophie est censée donner aux humains la méthode intellectuelle pour accomplir leur sortie définitive du règne animal. A l'époque de Diogène, toutes ces certitudes semblent déjà aller de soi. Et elles n'ont jamais été remises en question par aucun philosophe. Elles sont l'impensé de la philosophie. Et il serait fou le philosophe qui remettrait en question la vocation de la philosophie à faire sortir l'homme de l'animalité. Il serait fou le philosophe anti-prométhéen qui prônerait l'ensauvagement de l'homme, qui placerait l'animal au-dessus de l'homme, qui interrogerait à la racine le problème de la civilisation et de la vie en société. Et ce philosophe, vous l'avez compris, ce fut Diogène. "C'est Socrate devenu fou" disait d'ailleurs Platon en parlant de Diogène. Diogène prend donc l'animal pour modèle. Et c'est pourquoi on parle de lui comme de Diogène le cynique. Le mot cynique en grec ancien kynikos signifiant littéralement comme un chien Alors ici, attention aux contresens. Ce que prône Diogène, ce n'est pas que l'homme s'abaisse à l'animalité. Parce que s'abaisser à l'animalité, cela signifierait pour l'homme faire marche arrière dans son évolution. Or, pour Diogène, il ne s'agit pas de s'abaisser, mais de s'élever jusqu'à l'animalité. Et toute la subtilité est là. S'élever jusqu'à l'animalité ne doit pas être une régression, mais plutôt un progrès, un perfectionnement de l'homme, une conquête de la vertu authentique. Et la vertu authentique, selon Diogène, consiste à vivre en accord avec la nature et avec sa nature. Il ne s'agit donc pas d'en finir avec la civilisation, ni avec la vie en société, ni avec le langage et l'intelligence. Il ne s'agit pas d'en finir avec tout ce que la culture nous apporte de bon, mais il s'agit d'en finir avec tout ce que la culture nous apporte de faux. Il s'agit d'en finir avec toutes les normes artificielles de la vie sociale. D'en finir avec les simagrées, avec la comédie humaine de la duplicité, de la fourberie et de l'imposture. Bref, il s'agit d'en finir avec l'hypocrisie. Le cynisme, ce n'est pas seulement une insolence radicale, mais bien une philosophie qui nous invite à vivre en accord avec nous-mêmes, à mettre sur le même plan nos pensées, nos paroles et nos actes. Un chien n'est pas hypocrite. Un animal ne se soucie d'aucune norme sociale. Il ne se comporte jamais de manière artificielle. Alors bien sûr, il ne s'agit pas d'adopter un mode de vie animal. Le philosophe cynique n'enjoint pas tout le monde à devenir comme lui. Au contraire, il est l'exception. Il est celui qui éclaire les autres sur les simulacres auxquels ils se livrent quotidiennement. Ainsi, lorsque Diogène se promène dans les rues en plein jour, une lanterne à la main en disant "je cherche un homme", il faut bien comprendre que ce qu'il veut dire, c'est : je vous éclaire. Je me suis donné pour mission de vous éclairer. Et je cherche un homme cela veut dire : ne vous imaginez pas que vous n'êtes plus des animaux Ne soyez pas dupes des artifices sociaux. Je ne vois pas d'hommes parmi vous. Je ne vois que des animaux qui se prennent pour des hommes. N'oubliez pas votre condition première. N'oubliez pas que nous sommes des animaux. Diogène, le citoyen exilé de Sinope, devient donc en débarquant à Athènes un métèque, non pas dans le sens péjoratif qu'a ce mot aujourd'hui, mais dans le sens que lui donnaient les anciens, c'est-à-dire un étranger résidant à Athènes sans avoir les droits d'un citoyen, un exilé, un apatride. Mais l'idée même de patrie n'est-elle pas un vice de la civilisation ? Les animaux ont-ils une patrie ? Les animaux meurent-ils pour la patrie ? Non bien sûr. Et Diogène invente donc pour se désigner lui-même le mot de cosmopolite, c'est-à-dire de citoyen du monde. Et ici il faut entendre le mot cosmopolite au sens fort. Celui qui est citoyen du monde, c'est celui qui se permet la plus grande mobilité possible dans sa vie. Par exemple, Diogène, c'est connu, vivait non pas dans un tonneau, mais dans une jarre. Et précisons qu'on parle d'une grande jarre, une jarre dans laquelle il pouvait aussi bien s'allonger que se tenir debout. Vivre dans une jarre, c'est ne pas avoir d'adresse, n'être nulle part chez soi, mais donc aussi partout chez soi. Ainsi, Diogène, s'il passe l'hiver à Athènes, car le climat y est doux, quitte la ville lorsque vient l'été et part en marchant jusqu'à Corinthe, où l'air est plus frais. Et il voyage aussi dans de nombreuses autres villes de la Grèce, de l'Asie centrale, du Péloponnèse et dans les îles du sud de la mer Égée comme la Crète. Mais la mobilité de Diogène n'est pas seulement géographique, elle est aussi sociale. Diogène fut ainsi un citoyen libre, puis un exilé. Il fut ensuite capturé par des pirates pendant l'un de ses voyages et réduit en esclavage. D'ailleurs, le jour où il fut vendu comme esclave, tandis qu'on lui demandait ce qu'il savait faire, Diogène répondit qu'il savait gouverner les hommes et qu'il fallait donc le vendre à quelqu'un qui avait besoin d'un maître. Une fois esclave, il devint le précepteur des enfants de son maître et il finit par être affranchi. Diogène fut donc successivement citoyen, exilé, esclave et affranchi. Autant de déplacements sur l'échelle sociale qui sont à l'image de ses déplacements géographiques. Diogène n'est prisonnier d'aucun lieu, ni d'aucun rôle social. Tout ce dont il a besoin, c'est d'un manteau pour se vêtir, d'un bâton pour marcher, d'une besace et d'une écuelle. Et encore, un jour où il vit un enfant boire à la fontaine en prenant l'eau dans ses mains, Diogène brisa son écuelle et déclara Ce jeune enfant est mon maître, car il m'apprend que je n'ai pas besoin du superflu et que je peux vivre encore plus frugalement. Cette histoire est très connue parce qu'elle éclaire l'une des critiques principales que Diogène adresse aux hommes. Leurs besoins de confort les mènent fatalement à un excès de confort. Diogène, nous l'avons dit, vivait de la mendicité, ce qui le contraignait à l'existence la plus frugale possible. Mais cette existence frugale était aussi une critique radicale, une critique en acte du confort. Diogène avait compris que la quête du confort ne s'arrête jamais et qu'elle a nécessairement des conséquences gravissimes pour la liberté. Cette critique est d'ailleurs plus que jamais d'actualité aujourd'hui. Regardons autour de nous. Sans même parler des téléphones et des applications qui nous maintiennent prisonniers dans notre cocon technologique, nous ne remarquons même plus les innombrables objets qui nous découragent de faire le moindre effort. les ascenseurs, les escalators, les télécommandes ou encore les portes des magasins qui s'ouvrent et se referment toutes seules. En 2022, Stefano Boni a publié un livre dans lequel il montre comment l'homo sapiens est finalement devenu un homo confort. Dans ce livre, précisément intitulé Homo confort, Stefano Boni écrit, je cite, que la recherche d'un mode de vie centré sur le confort, c'est-à-dire débarrassé de toute forme de contrainte, de fatigue ou d'effort, est devenue un idéal absolu. Mais le prix à payer c'est l'affaiblissement de nos capacités cognitives et sensorielles, la perte d'autonomie au profit de dispositifs technologiques, l'appauvrissement des relations sociales et enfin la mise à distance de la nature et sa destruction. En nous privant de toute expérience considérée comme désagréable ou négative, le confort nous enferme dans un cocon protecteur qui nous coupe du monde extérieur, de nous-mêmes et de tout ce qui fait le sel de la vie. Fin de citation. Souvenez-vous du roman de Jack Kerouac : "Sur la route". Il raconte la vie de personnages nomades, qui ont pour tout bien une besace, qui n'ont pas d'attache dans un lieu précis, qui vivent dans une liberté de mœurs quasi totale et qui vont jusqu'à pratiquer la mendicité lorsque c'est nécessaire. Bref, une vie de chien sauvage, une vie de cynique, ou bien, pour reprendre les mots de Kerouac lui-même, une vie de clochard céleste. Et c'est pourquoi on a pu dire que la philosophie cynique représentait dans la Grèce antique ce que nous appellerions aujourd'hui une contre-culture. Et même si l'expression est anachronique en ce qui concerne Diogène et le cynisme, elle est tout de même pertinente dans le sens où une contre-culture se construit toujours contre le pouvoir. Or, l'épisode le plus célèbre de la vie de Diogène exprime précisément sa position vis-à-vis du pouvoir. Cette histoire, nous la connaissons tous et elle semble presque trop belle pour être vraie. Mais pourtant, elle est historiquement attestée. Il s'agit bien sûr de la rencontre entre Diogène et Alexandre le Grand qui eut lieu à Corinthe en 336 avant notre ère. L'empereur Alexandre, curieux de rencontrer Diogène, se rendit jusqu'à la jarre dans laquelle vivait le philosophe. À ce moment-là, Diogène était en train de se prélasser au soleil. Alexandre le Grand se pencha vers lui et lui demanda s'il avait besoin de quelque chose, offrant de lui accorder tout ce qu'il demanderait. Et Diogène lui répondit : "ôte-toi de mon soleil". Cette anecdote est peut-être la plus commentée dans l'histoire de la philosophie. Mais trop souvent, on réduit la répartie de Diogène à une simple insolence, comme si finalement il avait juste eu le cran de dire à l'empereur Pousse-toi de là, tu me gênes. Bien sûr, il y a un peu de ça, mais ce n'est pas le sens principal de la déclaration de Diogène. La question que pose cette anecdote est beaucoup plus délicate. Et cette question, c'est : Qui est le maître ? Alexandre le Grand et Diogène sont comme des doubles l'un de l'autre. Au moment où ils se rencontrent, ils sont tous les deux arrivés à un stade de maîtrise absolue. L'un, Alexandre, est le plus grand maître du monde que l'histoire ait connu. L'autre, Diogène, est pour ainsi dire le plus grand maître de soi-même que l'histoire ait connue. Et les voilà face à face pour un duel au soleil. Un duel dont tout l'enjeu est de savoir qu'est-ce qui est préférable, être le maître du monde ou bien être le maître de soi. Alexandre et Diogène se parlent d'égal à égal. Mais c'est Diogène qui remporte ce duel. Et Alexandre le reconnaît puisqu'il s'éloigne et déclare à son entourage : Si je n'étais pas Alexandre, je voudrais être Diogène. Pourquoi Alexandre reconnaît-il sa défaite ? Parce qu'il a beau demander à Diogène ce dont il a besoin, il ne peut rien lui offrir d'autre que ce qu'il possède, même s'il s'agit de la terre entière. Et lorsque Diogène répond : ôte-toi de mon soleil, il lui dit explicitement : c'est devant mon soleil que tu es, et non pas ton soleil. Tu possèdes peut-être le monde, mais tu ne possèdes pas le soleil. Ton pouvoir, aussi grand qu'il soit, te donne peut-être tout ce qu'il y a sur la terre, mais ce soleil, en revanche, il est à moi. Il est à moi parce que j'ai conquis la liberté de m'y prélasser. Il est à moi parce que, malgré la puissance de tes armées, tu ne pourras jamais t'en emparer. Il est à moi, surtout, parce que l'homme qui est le maître de lui-même est plus puissant que l'homme qui est le maître du monde. Parole de philosophe.

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