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Parole de philosophe

Spinoza : l'âme humaine

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36min |08/05/2024
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Description

Nous poursuivons notre étude complète de la philosophie de Spinoza avec la question de l'âme humaine. Dans la 2ème partie de L'Éthique, Spinoza définit l'âme comme "l'idée du corps". Quelles sont les conséquences de cette conception de l'âme sur la relation entre le corps et l'esprit ? En quoi Spinoza réfute le libre-arbitre ? Enfin, peut-on encore parler d'éternité de l'âme ?


➔ Regardez la version vidéo de cet épisode : https://youtu.be/KMpOysoiZjE


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Transcription

  • Bonjour, aujourd'hui nous allons étudier la façon dont Spinoza conçoit l'âme humaine. Mais d'abord, une petite précision avant de commencer. J'ai fait en sorte que cette vidéo soit compréhensible par tout le monde, même si vous ne connaissez rien à Spinoza. Toutefois, avant de regarder cette vidéo, je vous recommande vivement de regarder d'abord celle que j'ai consacrée à Dieu selon Spinoza, car elle vous permettra de saisir plus profondément l'exposé qui va suivre. Cela étant dit, commençons par définir la notion que nous nous faisons traditionnellement de l'âme humaine. Si l'on nous demande ce qu'est l'âme, spontanément nous répondrons : c'est le contraire du corps, c'est la partie non corporelle de notre être. Cette conception de l'âme se retrouve aussi bien dans les grandes traditions religieuses que dans l'histoire de la philosophie. L'âme, c'est le principe spirituel de l'être humain, c'est le souffle, l'énergie vitale qui anime notre corps. Mais l'âme, c'est aussi le siège de l'esprit humain. Et c'est pourquoi, en philosophie, le mot "âme" et le mot "esprit" sont généralement synonymes. L'esprit est donc traditionnellement quelque chose qui est séparé du corps, qui est distinct du corps. Or, si l'esprit et le corps sont deux entités séparées, cela implique que l'esprit et le corps fonctionnent selon des principes différents, selon des lois différentes. Et c'est ce que l'on appelle en philosophie le dualisme du corps et de l'esprit. Pourtant, ce dualisme ne nous empêche pas de penser qu'il y a des interactions entre le corps et l'esprit. Et d'ailleurs, nous en faisons l'expérience sans arrêt. Par exemple, si je suis triste ou déprimé, alors je vais ressentir physiquement de la fatigue. Dans cet exemple, l'esprit est la cause de l'état dans lequel se trouve mon corps. Mais cela marche aussi dans l'autre sens. Par exemple, si je prends un bain de soleil par une belle journée d'été, ce plaisir que j'éprouve dans mon corps me fait ressentir une grande allégresse psychique. Et dans ce cas, c'est le corps qui est la cause de l'état dans lequel se trouve mon esprit. Mais cela va beaucoup plus loin. Admettre qu'il y a des interactions entre le corps et l'esprit, c'est aussi admettre que le corps peut obéir à la volonté de mon esprit. Par exemple, mon esprit décide que je dois bouger ma main et mon corps obéit. Donc, ma main bouge. Mon esprit décide que je dois marcher et mon corps obéit. Je me mets à marcher. Mon esprit décide de dire quelque chose et avec mon corps, je me mets à parler. Seulement voilà : si le corps et l'esprit sont deux entités distinctes, comment expliquer ces interactions ? Comment le non-physique peut-il influencer le physique ? Et comment le physique peut-il influencer le non-physique ? Comment un esprit immatériel peut-il causer des mouvements dans un corps matériel ? Cela défie la logique même du dualisme. Car pour résoudre ce problème, il faudrait qu'il y ait quelque chose pour relier l'esprit et le corps. Mais alors cette chose qui pourrait relier l'esprit et le corps devrait être quelque chose de physique, ce qui nous ramène exactement au point de départ. Bref, c'est un problème insoluble. À moins que... À moins que l'âme humaine ne soit pas séparée du corps, mais qu'elle soit au contraire exactement la même chose que le corps humain. La même chose, mais vue sous un angle différent. Et c'est cette conception que Spinoza va développer. Spinoza rejette le dualisme entre l'esprit et le corps. Il écrit, je cite : "L'esprit et le corps sont une seule et même chose. Une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue." Alors, si cette citation vous semble difficile à comprendre, imaginez un objet en forme de cube. On va prendre deux faces de cet objet et dire que l'une des faces correspond au corps et qu'une autre face correspond à l'esprit. Et grâce à cet exemple, vous comprenez bien qu'il est absolument impossible que l'une des faces de ce cube puisse influencer l'autre face, puisqu'il s'agit du même objet, et qu'aucun objet ne peut agir sur lui-même. Eh bien, de la même manière, pour Spinoza, l'esprit et le corps ne sont pas des entités distinctes, mais, comme nous l'avons dit, une seule et même chose vue sous deux angles différents. Il est donc absolument impossible que l'esprit puisse influencer le corps ou que le corps puisse influencer l'esprit. Cette conception, qui s'oppose au dualisme, s'appelle en philosophie le monisme. Le terme de monisme est formé sur le préfixe "mono", qui signifie "un seul". Et Spinoza est un philosophe moniste parce qu'il ne conçoit pas la pensée et la matière comme deux réalités séparées, mais comme deux manifestations d'une seule réalité, d'une mono-réalité. Ainsi, pour reprendre l'exemple du cube, si cet objet tombe par terre, toutes ses faces tomberont par terre en même temps. Si le cube est plongé dans l'eau, toutes ses faces seront mouillées. Et si vous secouez le cube, toutes ses faces seront secouées simultanément. Eh bien, l'être humain, pour Spinoza, c'est un peu la même chose. Lorsque le corps est affecté d'une manière quelconque, l'esprit est également affecté, et inversement. Et s'il est absolument impossible que l'esprit agisse indépendamment du corps, c'est parce que, selon Spinoza, toute la réalité est formée à partir d'une seule substance. Et cette substance, c'est Dieu. Alors, pour ceux qui n'ont pas vu la vidéo que j'ai consacrée à Dieu selon Spinoza, rappelons brièvement que Spinoza définit Dieu comme une substance unique contenant tout ce qui peut exister. Cette substance est la seule cause d'elle-même et elle ne doit son existence à aucune cause surnaturelle. Pour Spinoza, les termes de Dieu, de substance, de nature ou d'univers sont donc absolument synonymes. Et chaque chose qui existe dans la réalité est un morceau de cette substance unique. Dieu n'est donc pas séparé du monde, mais au contraire, Dieu est le monde lui-même. Il est donc présent en partie dans chaque chose qui compose le monde. Et quand je dis dans chaque chose, je parle aussi bien des choses matérielles comme un arbre, un être humain ou une galaxie, que des choses immatérielles comme les pensées, les émotions ou les idées. Toutes ces choses qui sont impalpables, qui sont immatérielles, font aussi partie de la substance divine. Prenons l'exemple d'une pierre. Une pierre existe en tant qu'objet physique dans l'étendue. Je peux la regarder et je peux la toucher. Mais cette même pierre existe aussi dans la pensée. Je peux très bien penser à cette pierre lorsque je la regarde, mais je peux aussi y penser le lendemain, même si je n'ai plus cette pierre sous les yeux. Toutefois, cette pierre à laquelle je pense est la même que celle que j'ai touchée la veille. La même, mais perçue sous un angle différent. Hier, je regardais et je touchais la pierre, donc je la percevais sous l'angle de l'étendue. Aujourd'hui, je pense à cette pierre, j'ai l'idée de cette pierre, donc je la perçois sous l'angle de la pensée. Et cela est valable pour absolument tout. Chaque chose qui existe dans la réalité possède à la fois une existence physique et mentale, une existence physique sous forme de corps et une existence mentale sous forme d'idées. Dieu, c'est-à-dire l'univers tout entier, est donc à la fois une chose pensante et une chose étendue. Et cette pierre, qui est donc un morceau de la substance divine, existe parallèlement dans la pensée et dans l'étendue. Bien, maintenant que nous avons compris qu'il n'y a aucune dualité entre la pensée et l'étendue, nous pouvons comprendre ce qu'est l'âme humaine. Spinoza affirme que l'âme, c'est l'idée du corps. Plus précisément, l'âme, c'est l'idée du corps en acte. Pour le dire plus simplement, l'âme humaine peut se définir comme étant la pensée de l'activité de notre corps. Pour bien comprendre ce raisonnement, prenons un exemple. Si je frappe quelqu'un, je ne ressentirai pas la douleur que lui inflige le coup que je lui ai donné, tout simplement parce que je ne peux pas penser l'activité de son corps. En revanche, si quelqu'un me frappe moi, je vais ressentir de la douleur. Et cette douleur est tout simplement la manifestation mentale de l'activité physique qui se déroule dans mon corps. Et encore, quand je dis dans mon corps je commets une erreur en parlant comme si ce corps m'appartenait. Car si l'on suit le raisonnement de Spinoza, ce qui est nôtre, ce n'est pas ce corps, mais c'est le fait de ressentir qu'un certain corps, un corps parmi d'autres, est affecté. Si nous disons qu'il s'agit de notre corps, nous le disons uniquement parce que les seules affections que nous ressentons, ce sont celles qui se déroulent dans ce corps-là. Nous ne ressentons pas ce qui se passe dans le corps de nos amis par exemple, quelle que soit l'empathie que nous pouvons avoir pour eux. Ce qui nous appartient n'est donc pas notre corps en soi, mais plutôt le sentiment de percevoir qu'un certain corps est affecté. Ressentir quelque chose, par exemple de la douleur, c'est donc former les idées des affections du corps. Plus précisément, puisque le corps et l'esprit sont la même chose, vus sous deux angles différents, ressentir quelque chose, c'est avoir l'idée de ce qui se passe dans un corps. C'est percevoir ce que subit ce corps dont nous avons l'idée. Nos émotions, nos joies, nos douleurs sont donc simultanément des modifications de notre corps et de notre esprit. Et en tant qu'être pensant, nous percevons toujours une affection de notre corps à travers une affection de notre esprit. Alors qu'au contraire, si je prends un marteau et que je casse une pierre, cette pierre ne ressentira pas de douleur, parce qu'elle ne perçoit pas la pensée de ce qu'elle est. Et pourtant, elle existe. Et elle existe, tout comme nous, aussi bien dans l'étendue que dans la pensée. Nous l'avons dit tout à l'heure, puisque nous avons dit que nous pouvions penser à cette pierre, même quand nous ne l'avons pas sous les yeux. Mais si cette pierre existe aussi bien dans l'étendue que dans la pensée, elle ne perçoit pas les choses sous l'angle de la pensée. Elle n'est affectée que dans l'étendue. Et cet exemple prouve que c'est bien la pensée qui nous permet de ressentir ce qui se passe dans notre corps. Que ce soit le fait de ressentir une douleur, par exemple si quelqu'un me donne un coup, ou bien un plaisir, par exemple si quelqu'un m'embrasse, je ne peux ressentir ces affections qu'à travers la pensée, qu'à travers l'idée que j'ai de mon corps, et donc qu'à travers mon âme. Bien, nous avons montré que lorsque nous disons notre corps en parlant comme s'il était à nous, nous faisons en fait un abus de langage. Ce n'est pas notre corps que nous ressentons, c'est l'idée d'un corps. Et notre âme ? Est-il correct de dire qu'elle est notre ? Eh bien, pas plus que notre corps. L'âme, tout comme le corps, n'est qu'une partie de la substance divine. Et c'est d'ailleurs la même partie que notre corps, mais considérée non plus sous l'angle de l'étendue, mais sous l'angle de la pensée. Autrement dit, notre âme n'est pas "notre" âme. Elle est l'idée que Dieu se fait de notre corps. Elle est la manière dont Dieu, c'est-à-dire la substance, perçoit un corps particulier. En d'autres termes, l'âme correspond à la pensée que Dieu se fait d'une partie de lui-même. Alors, qu'est-ce que cela implique concrètement ? Eh bien, si notre esprit n'est pas la cause de nos actions physiques, Et si nous ne sommes corps et âme qu'une partie de la substance infinie, cela implique que toutes nos actions, chaque geste que nous faisons, aussi bien le fait de bouger la main, de nous lever, de parler, tout comme chaque décision que nous prenons, sont en réalité les produits d'une chaîne infinie de causes et d'effets qui nous dépassent complètement et dans laquelle nous ne sommes qu'un rouage. Et cette chaîne de causes et d'effets ne contient pas seulement nos actes, mais aussi chaque pensée qui nous vient à l'esprit, chaque désir et chaque émotion que nous ressentons. Dans une telle perspective, le mot d'intention n'a plus aucun sens. En effet, avoir une intention, cela signifie avoir la volonté délibérée de faire quelque chose. Or, si l'on suit le raisonnement de Spinoza, nous ne pouvons avoir aucune intention, mais seulement avoir l'illusion d'une intention. Car au moment où nous formons une intention, nous n'avons absolument pas conscience de l'ensemble des causes qui nous poussent à former cette intention. Prenons un exemple très simple. Pendant que vous écoutez cette vidéo, vous formez l'intention d'aller racheter chez votre libraire l'Éthique de Spinoza. Cette intention implique que vous vous leviez, que vous sortiez de chez vous, que vous marchiez jusqu'à la librairie, etc. Mais toute cette chaîne de causes et d'effets qui vous conduit de votre domicile jusqu'à votre libraire, elle ne s'explique pas par une intention qui dépendrait de votre propre volonté. L'envie d'aller acheter l'Éthique de Spinoza s'explique elle-même par une chaîne causale dans laquelle chaque événement est la conséquence nécessaire de tous les événements qui l'ont précédé. Donc une chaîne causale dont vous ne pouvez pas retracer l'historique, car elle est composée d'une infinité d'événements qui dépassent les capacités de l'entendement humain. Vous ne pouvez connaître à la rigueur que la cause la plus proche de votre intention. Dans ce cas précis, si vous avez envie d'aller acheter l'Éthique de Spinoza, c'est probablement parce que vous êtes en train de regarder une vidéo sur Spinoza. Donc, lorsque nous avons l'intention de faire quelque chose, nous avons le sentiment que cette intention obéit à notre volonté, que cette intention est la nôtre, uniquement parce que nous ignorons la chaîne infinie de causes et d'effets qui nous a poussés à former cette intention. Pour illustrer cette idée, Spinoza prend l'exemple d'une pierre qui dévale une pente. Si une pierre est poussée au sommet d'une colline et qu'elle est ensuite lâchée, elle va nécessairement dévaler la pente en raison de la force de gravité et des lois du mouvement. Spinoza écrit, je cite : "Imaginons maintenant que cette pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, soit soudain douée de conscience, qu'elle sache et qu'elle pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, croira être libre et ne poursuivre son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent." Fin de citation. C'est donc parce que, en tant qu'être humain, nous avons conscience de nos désirs et de nos actes que nous croyons être nous-mêmes la cause de nos désirs et de nos actes. Alors là, on éprouve naturellement un certain malaise. Si nous ne sommes pas les auteurs de nos actes, si nous sommes enfermés dans un déterminisme absolu, cela veut dire que nous n'avons strictement aucune liberté. Certes, nous avons l'impression d'agir librement, mais cette impression est en fait du même ordre qu'un rêve éveillé. En réalité, nous sommes simplement prisonniers d'un monde dans lequel tout événement qui se produit, puisqu'il est toujours causé par un événement antérieur, est absolument inéluctable. Si chaque cause produit un effet, et que cet effet devient à son tour la cause d'un autre effet, et cela depuis toujours, cela signifie que nous n'avons en réalité aucun pouvoir. Aucun pouvoir sur nos pensées, aucun pouvoir sur nos mouvements, aucun pouvoir sur nos actions, aucun pouvoir sur le monde, aucun pouvoir sur rien, que nous sommes en quelque sorte des automates. Et d'ailleurs, Spinoza lui-même se flatte d'être le premier à avoir conçu l'homme comme un automate spirituel. Il écrit, je cite, Cependant, à ma connaissance, ils n'ont jamais conçu, comme je viens de le faire, l'âme agissant selon des lois déterminées à la façon d'un automate spirituel." Fin de citation. Alors, cette expression d'automate spirituel est assez déroutante, elle peut même être révoltante. Mais avant de savoir s'il faut s'en réjouir ou s'en indigner, Essayons de comprendre à l'aide de quelques exemples si cette expression est juste, si elle est fondée. Premier exemple. Quelqu'un qui, à la suite d'un accident, devient amnésique. C'est un exemple qui est cité par Spinoza dans l'Éthique. Eh bien, un amnésique, même s'il a perdu la mémoire, n'a pas oublié sa langue maternelle. Il n'a pas oublié non plus comment se comporter en société, comment utiliser un couteau et une fourchette ou comment conduire une voiture. Il n'a pas besoin de refaire ces apprentissages car il accomplit ces actes mécaniquement. Un autre exemple beaucoup plus convaincant, mais que Spinoza ne pouvait pas connaître, c'est celui des patients qui se mettent à parler pendant une opération, alors qu'ils sont sous anesthésie générale. Et là, je ne parle pas de bribes de discours confus comme quelqu'un qui parle pendant son sommeil, mais bien de discours parfaitement articulés. Un ami chirurgien m'a raconté qu'un jour, alors qu'il opérait un patient qui était avocat de profession, ce patient s'est mis à débiter une plaidoirie entière, comme s'il était au tribunal alors qu'il était sous anesthésie générale. Et c'est pourquoi Spinoza écrit, je cite : "Personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps. C'est-à-dire que l'expérience n'a encore enseigné à personne ce que, par les seules lois de la nature, le corps peut faire et ce qu'il ne peut pas faire. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du corps pour en expliquer toutes les fonctions. Et je ne veux rien dire ici de ce que l'on observe maintes fois chez les bêtes et qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine. ni des nombreux actes que les somnambules accomplissent pendant le sommeil et qu'ils n'oseraient même pas pendant la veille. Ce qui prouve assez que le corps, par les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit reste étonné. D'où il suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps vient de l'esprit qui a un empire sur le corps, ne savent pas ce qu'ils disent et ne font rien d'autre qu'avouer, dans un langage trompeur, qu'ils ignorent la vraie cause d'une action." Fin de citation. Donc l'expression d'automate spirituel qui pouvait nous sembler si provoquante tout à l'heure devient beaucoup moins suspecte. Si l'âme, comme nous l'avons dit, c'est l'idée que nous avons de notre corps, alors cela permet de renverser toute une tradition philosophique qui a dévalué le corps. Et c'est peut-être ce renversement qui va nous permettre de conquérir une liberté plus précieuse encore que ce libre-arbitre que nous n'avons pas. Mais n'allons pas trop vite. Spinoza nous dit donc que personne ne sait ce que peut le corps. C'est Gilles Deleuze, à mon sens, qui a interprété de la façon la plus pénétrante cette idée de Spinoza. Dans son livre "Spinoza, philosophie pratique", Gilles Deleuze écrit, je cite : "Spinoza propose aux philosophes un nouveau modèle, le corps. Il leur propose d'instituer le corps en modèle. Quand Spinoza écrit On ne sait pas ce que peut le corps cette déclaration d'ignorance est une provocation. Nous parlons de la conscience et de ses décrets, de la volonté et de ses effets, des mille moyens de mouvoir le corps, de dominer le corps et les passions, mais nous ne savons même pas ce que peut un corps. Si Spinoza refuse toute supériorité de l'âme sur le corps, ce n'est pas pour instaurer une supériorité du corps sur l'âme. Il s'agit plutôt de renverser le principe traditionnel sur lequel se fondait la morale comme entreprise de domination des passions par la conscience. Quand le corps agissait, l'âme pâtissait, disait-on, et l'âme n'agissait pas sans que le corps ne pâtisse à son tour. D'après l'Éthique, au contraire, ce qui est action dans l'âme est aussi nécessairement action dans le corps. Et ce qui est passion dans le corps est aussi nécessairement passion dans l'âme. Nulle éminence de l'un sur l'autre. Que veut donc dire Spinoza quand il nous invite à prendre le corps pour modèle ? Il s'agit de montrer que le corps dépasse la connaissance qu'on en a et que la pensée aussi dépasse la conscience qu'on en a. Il n'y a pas moins de choses dans l'esprit qui dépassent notre conscience que de choses dans le corps qui dépassent notre connaissance. C'est donc par un seul et même mouvement que nous arriverons, si c'est possible, à saisir la puissance du corps et à saisir la puissance de l'esprit au-delà de notre conscience. Car la conscience est naturellement le lieu d'une illusion. Sa nature est telle qu'elle recueille les effets mais qu'elle ignore les causes." Fin de citation. La notion d'automate spirituel ne signifie donc pas que nous serions semblables à des machines qui auraient simplement conscience des mouvements automatiques que nous faisons. En fait, nous sommes condamnés à être des automates spirituels tant que nous confondons notre conscience avec notre pensée. Alors, pour bien comprendre cette idée cruciale, commençons par expliquer la différence entre la conscience et la pensée. La conscience, c'est le fait d'avoir une perception de soi-même, de son environnement et de ses actions. Le problème, c'est que puisque la conscience nous donne cette perception de nous-mêmes, elle nous prive de la connaissance qui nous permettrait de nous replacer dans l'ordre infini des choses. Elle nous isole du monde. En effet, plus j'ai conscience de moi-même, plus j'ai conscience de mon moi, pour ainsi dire, moins je perçois que ce moi n'est qu'une partie de la substance infinie. Et de la même manière, plus j'ai conscience du monde extérieur, plus j'ai le sentiment trompeur d'une séparation nette, d'une coupure entre mon moi et le monde extérieur. Enfin, plus j'ai conscience de mes actions, plus j'ai le sentiment d'être l'auteur de mes actions et donc le sentiment que mes actions découlent de mon libre-arbitre. Tandis que si, dans ma représentation des choses, je détrône la conscience et que je la remplace par la pensée, alors la pensée me permet de sortir de ma propre sphère intérieure et de me concevoir comme une partie de la grande chaîne causale de l'univers, de comprendre que je ne suis qu'un maillon dans la chaîne infinie des causes et des effets. En renonçant à l'illusion que me donne ma conscience d'être un sujet personnel, d'avoir un moi autonome, la pensée me permet de comprendre tout ce qui, dans ma personne, participe à l'essence éternelle de Dieu. Et c'est ce que Spinoza appelle en latin la connaissance "sub specie aeternitatis", c'est-à-dire la connaissance sous l'aspect de l'éternité. Spinoza écrit, je cite : "Il est de la nature de la raison de percevoir les choses sous l'aspect de l'éternité." Et il ajoute : "L'âme humaine ne peut pas entièrement périr avec le corps. Il reste quelque chose d'elle, quelque chose d'éternel. Cette âme, en tant qu'elle enveloppe l'essence du corps sous le caractère de l'éternité, est éternelle. Et cette existence éternelle ne peut se mesurer par le temps ou s'étendre dans la durée." Fin de citation. Alors, c'est une citation assez complexe, mais qui peut s'expliquer très simplement. Ce que Spinoza veut dire, c'est que je peux me percevoir de deux façons. Première façon, sous l'aspect de la durée. Ça, c'est lorsque je me perçois à travers le prisme de la conscience. La conscience me donne le sentiment de la durée limitée de ma vie, donc de ma finitude, donc de la séparation de mon être avec ce qui m'entoure, donc de ma mortalité. Ou alors, deuxième façon, je peux me percevoir sous l'aspect non pas de la durée, mais sous l'aspect de l'éternité. Et dès lors, je ne me perçois plus comme un sujet fini, mais comme une partie de la substance éternelle et infinie qu'est Dieu. Alors ici, attention à ne pas confondre éternité et immortalité. Spinoza n'emploie jamais le mot d'immortalité, mais toujours le terme d'éternité. D'où l'importance de bien faire la différence entre les deux. L'immortalité, telle que la promettent les religions, c'est l'idée que mon moi ne cessera jamais de vivre, que je ne cesserai jamais d'exister en tant qu'individu autonome, séparé, distinct du monde qui m'entoure. Alors que l'éternité, au contraire de l'immortalité, c'est l'idée que je suis éternel justement parce que je ne suis pas immortel. Que je suis éternel parce que je suis une partie d'une substance qui me dépasse et qui, elle, est éternelle. Et c'est pourquoi Spinoza écrit, je cite : "Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels." Et cette citation concentre toute la sagesse spinozienne. Une sagesse qui consiste précisément à échanger notre désir d'immortalité contre notre sentiment présent d'éternité. Rappelez-vous, tout à l'heure nous avons dit que lorsque nous disons mon corps ou mon âme nous commettons un abus de langage. Parce que notre âme n'est pas notre âme, elle est l'idée que Dieu se fait de notre corps. Elle est la manière dont Dieu, c'est-à-dire la substance, perçoit un corps particulier. C'est pourquoi nous avons dit que l'âme correspond à la pensée que Dieu se fait d'une partie de lui-même. Et bien, précisément, la conscience, c'est ce qui nous empêche de percevoir les choses ainsi. Parce que la conscience nous fait voir les choses à travers le prisme limité de notre ego. Alors que la pensée, au contraire, nous fait comprendre les choses au-delà de notre ego. Elle nous permet de percevoir au-delà de notre moi, de nous percevoir dans l'entendement divin, de nous percevoir comme une partie dans un tout. Pour prendre une image très simple, imaginez que vous êtes une goutte d'eau dans un océan. Eh bien, votre liberté ne consiste pas à nier l'océan dont vous faites partie. Votre liberté ne consiste pas à ignorer les lois qui régissent cet océan, comme les marées, les courants, les cycles saisonniers et les variations de température qui déterminent le déplacement des masses d'eau. Au contraire, votre liberté maximale consisterait plutôt à comprendre quelles sont les lois qui gouvernent cet océan. Parce que si vous êtes une goutte d'eau, ce sont aussi ces lois qui vous gouvernent. Or, ces lois, d'un point de vue purement intellectuel, ce sont des lois éternelles. Ce sont des lois physiques et mathématiques qui ne changent pas. De la même manière, on pourrait dire, en tant qu'être humain, que notre activité la plus libre, ce serait celle de faire une démonstration mathématique. Parce qu'on aurait à la fois la liberté de comprendre une loi éternelle, une loi divine pourrait-on dire, et de comprendre qu'on est soumis à cette loi. Lorsqu'un savant découvre une nouvelle loi mathématique, il ne s'en désole pas, il ne s'en plaint pas. Au contraire, il s'en réjouit. Il est exalté de faire cette découverte. Et pourtant, il découvre une loi à laquelle le monde physique auquel il appartient est soumis. Il pourrait se dire : "Quel dommage ! je viens de découvrir une nouvelle loi qui me détermine et qui réduit encore un peu plus ma liberté." Mais évidemment, il ne pensera jamais ainsi. C'est totalement absurde. Sa découverte ne lui procurera pas de la tristesse, mais de la joie. Et donc, vous voyez bien qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre notre véritable liberté et la nécessité des lois qui nous déterminent. Notre véritable liberté, c'est justement de pouvoir comprendre le monde auquel nous appartenons. Parce que lorsque notre esprit découvre les lois de la nature, notre esprit se découvre lui-même. Ainsi, plus notre âme connaît les lois de l'univers, plus notre âme se connaît elle-même. Et plus notre âme se connaît elle-même, plus notre âme est libre. Elle est libre dans le sens où elle éprouve ce que Spinoza appelle l'amor intellectualis dei c'est-à-dire l'amour intellectuel de Dieu. En comprenant la puissance qui nous détermine, nous libérons cette puissance en nous. Et en libérant cette puissance, nous devenons plus libres. Mais plus libre d'une liberté réelle et qui n'a rien à voir avec la liberté chimérique d'imaginer que l'être humain obéirait à ses propres lois et serait "comme un empire dans un empire", pour reprendre l'expression de Spinoza lui-même. Penser que le libre-arbitre existe, autrement dit que l'être humain aurait la capacité de se déterminer par lui seul à agir et à penser, ce n'est pas être libre. La liberté, la liberté réelle, est quelque chose d'infiniment plus riche, de plus précieux et de plus souhaitable que le libre-arbitre. Parole de philosophe

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Nous poursuivons notre étude complète de la philosophie de Spinoza avec la question de l'âme humaine. Dans la 2ème partie de L'Éthique, Spinoza définit l'âme comme "l'idée du corps". Quelles sont les conséquences de cette conception de l'âme sur la relation entre le corps et l'esprit ? En quoi Spinoza réfute le libre-arbitre ? Enfin, peut-on encore parler d'éternité de l'âme ?


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  • Bonjour, aujourd'hui nous allons étudier la façon dont Spinoza conçoit l'âme humaine. Mais d'abord, une petite précision avant de commencer. J'ai fait en sorte que cette vidéo soit compréhensible par tout le monde, même si vous ne connaissez rien à Spinoza. Toutefois, avant de regarder cette vidéo, je vous recommande vivement de regarder d'abord celle que j'ai consacrée à Dieu selon Spinoza, car elle vous permettra de saisir plus profondément l'exposé qui va suivre. Cela étant dit, commençons par définir la notion que nous nous faisons traditionnellement de l'âme humaine. Si l'on nous demande ce qu'est l'âme, spontanément nous répondrons : c'est le contraire du corps, c'est la partie non corporelle de notre être. Cette conception de l'âme se retrouve aussi bien dans les grandes traditions religieuses que dans l'histoire de la philosophie. L'âme, c'est le principe spirituel de l'être humain, c'est le souffle, l'énergie vitale qui anime notre corps. Mais l'âme, c'est aussi le siège de l'esprit humain. Et c'est pourquoi, en philosophie, le mot "âme" et le mot "esprit" sont généralement synonymes. L'esprit est donc traditionnellement quelque chose qui est séparé du corps, qui est distinct du corps. Or, si l'esprit et le corps sont deux entités séparées, cela implique que l'esprit et le corps fonctionnent selon des principes différents, selon des lois différentes. Et c'est ce que l'on appelle en philosophie le dualisme du corps et de l'esprit. Pourtant, ce dualisme ne nous empêche pas de penser qu'il y a des interactions entre le corps et l'esprit. Et d'ailleurs, nous en faisons l'expérience sans arrêt. Par exemple, si je suis triste ou déprimé, alors je vais ressentir physiquement de la fatigue. Dans cet exemple, l'esprit est la cause de l'état dans lequel se trouve mon corps. Mais cela marche aussi dans l'autre sens. Par exemple, si je prends un bain de soleil par une belle journée d'été, ce plaisir que j'éprouve dans mon corps me fait ressentir une grande allégresse psychique. Et dans ce cas, c'est le corps qui est la cause de l'état dans lequel se trouve mon esprit. Mais cela va beaucoup plus loin. Admettre qu'il y a des interactions entre le corps et l'esprit, c'est aussi admettre que le corps peut obéir à la volonté de mon esprit. Par exemple, mon esprit décide que je dois bouger ma main et mon corps obéit. Donc, ma main bouge. Mon esprit décide que je dois marcher et mon corps obéit. Je me mets à marcher. Mon esprit décide de dire quelque chose et avec mon corps, je me mets à parler. Seulement voilà : si le corps et l'esprit sont deux entités distinctes, comment expliquer ces interactions ? Comment le non-physique peut-il influencer le physique ? Et comment le physique peut-il influencer le non-physique ? Comment un esprit immatériel peut-il causer des mouvements dans un corps matériel ? Cela défie la logique même du dualisme. Car pour résoudre ce problème, il faudrait qu'il y ait quelque chose pour relier l'esprit et le corps. Mais alors cette chose qui pourrait relier l'esprit et le corps devrait être quelque chose de physique, ce qui nous ramène exactement au point de départ. Bref, c'est un problème insoluble. À moins que... À moins que l'âme humaine ne soit pas séparée du corps, mais qu'elle soit au contraire exactement la même chose que le corps humain. La même chose, mais vue sous un angle différent. Et c'est cette conception que Spinoza va développer. Spinoza rejette le dualisme entre l'esprit et le corps. Il écrit, je cite : "L'esprit et le corps sont une seule et même chose. Une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue." Alors, si cette citation vous semble difficile à comprendre, imaginez un objet en forme de cube. On va prendre deux faces de cet objet et dire que l'une des faces correspond au corps et qu'une autre face correspond à l'esprit. Et grâce à cet exemple, vous comprenez bien qu'il est absolument impossible que l'une des faces de ce cube puisse influencer l'autre face, puisqu'il s'agit du même objet, et qu'aucun objet ne peut agir sur lui-même. Eh bien, de la même manière, pour Spinoza, l'esprit et le corps ne sont pas des entités distinctes, mais, comme nous l'avons dit, une seule et même chose vue sous deux angles différents. Il est donc absolument impossible que l'esprit puisse influencer le corps ou que le corps puisse influencer l'esprit. Cette conception, qui s'oppose au dualisme, s'appelle en philosophie le monisme. Le terme de monisme est formé sur le préfixe "mono", qui signifie "un seul". Et Spinoza est un philosophe moniste parce qu'il ne conçoit pas la pensée et la matière comme deux réalités séparées, mais comme deux manifestations d'une seule réalité, d'une mono-réalité. Ainsi, pour reprendre l'exemple du cube, si cet objet tombe par terre, toutes ses faces tomberont par terre en même temps. Si le cube est plongé dans l'eau, toutes ses faces seront mouillées. Et si vous secouez le cube, toutes ses faces seront secouées simultanément. Eh bien, l'être humain, pour Spinoza, c'est un peu la même chose. Lorsque le corps est affecté d'une manière quelconque, l'esprit est également affecté, et inversement. Et s'il est absolument impossible que l'esprit agisse indépendamment du corps, c'est parce que, selon Spinoza, toute la réalité est formée à partir d'une seule substance. Et cette substance, c'est Dieu. Alors, pour ceux qui n'ont pas vu la vidéo que j'ai consacrée à Dieu selon Spinoza, rappelons brièvement que Spinoza définit Dieu comme une substance unique contenant tout ce qui peut exister. Cette substance est la seule cause d'elle-même et elle ne doit son existence à aucune cause surnaturelle. Pour Spinoza, les termes de Dieu, de substance, de nature ou d'univers sont donc absolument synonymes. Et chaque chose qui existe dans la réalité est un morceau de cette substance unique. Dieu n'est donc pas séparé du monde, mais au contraire, Dieu est le monde lui-même. Il est donc présent en partie dans chaque chose qui compose le monde. Et quand je dis dans chaque chose, je parle aussi bien des choses matérielles comme un arbre, un être humain ou une galaxie, que des choses immatérielles comme les pensées, les émotions ou les idées. Toutes ces choses qui sont impalpables, qui sont immatérielles, font aussi partie de la substance divine. Prenons l'exemple d'une pierre. Une pierre existe en tant qu'objet physique dans l'étendue. Je peux la regarder et je peux la toucher. Mais cette même pierre existe aussi dans la pensée. Je peux très bien penser à cette pierre lorsque je la regarde, mais je peux aussi y penser le lendemain, même si je n'ai plus cette pierre sous les yeux. Toutefois, cette pierre à laquelle je pense est la même que celle que j'ai touchée la veille. La même, mais perçue sous un angle différent. Hier, je regardais et je touchais la pierre, donc je la percevais sous l'angle de l'étendue. Aujourd'hui, je pense à cette pierre, j'ai l'idée de cette pierre, donc je la perçois sous l'angle de la pensée. Et cela est valable pour absolument tout. Chaque chose qui existe dans la réalité possède à la fois une existence physique et mentale, une existence physique sous forme de corps et une existence mentale sous forme d'idées. Dieu, c'est-à-dire l'univers tout entier, est donc à la fois une chose pensante et une chose étendue. Et cette pierre, qui est donc un morceau de la substance divine, existe parallèlement dans la pensée et dans l'étendue. Bien, maintenant que nous avons compris qu'il n'y a aucune dualité entre la pensée et l'étendue, nous pouvons comprendre ce qu'est l'âme humaine. Spinoza affirme que l'âme, c'est l'idée du corps. Plus précisément, l'âme, c'est l'idée du corps en acte. Pour le dire plus simplement, l'âme humaine peut se définir comme étant la pensée de l'activité de notre corps. Pour bien comprendre ce raisonnement, prenons un exemple. Si je frappe quelqu'un, je ne ressentirai pas la douleur que lui inflige le coup que je lui ai donné, tout simplement parce que je ne peux pas penser l'activité de son corps. En revanche, si quelqu'un me frappe moi, je vais ressentir de la douleur. Et cette douleur est tout simplement la manifestation mentale de l'activité physique qui se déroule dans mon corps. Et encore, quand je dis dans mon corps je commets une erreur en parlant comme si ce corps m'appartenait. Car si l'on suit le raisonnement de Spinoza, ce qui est nôtre, ce n'est pas ce corps, mais c'est le fait de ressentir qu'un certain corps, un corps parmi d'autres, est affecté. Si nous disons qu'il s'agit de notre corps, nous le disons uniquement parce que les seules affections que nous ressentons, ce sont celles qui se déroulent dans ce corps-là. Nous ne ressentons pas ce qui se passe dans le corps de nos amis par exemple, quelle que soit l'empathie que nous pouvons avoir pour eux. Ce qui nous appartient n'est donc pas notre corps en soi, mais plutôt le sentiment de percevoir qu'un certain corps est affecté. Ressentir quelque chose, par exemple de la douleur, c'est donc former les idées des affections du corps. Plus précisément, puisque le corps et l'esprit sont la même chose, vus sous deux angles différents, ressentir quelque chose, c'est avoir l'idée de ce qui se passe dans un corps. C'est percevoir ce que subit ce corps dont nous avons l'idée. Nos émotions, nos joies, nos douleurs sont donc simultanément des modifications de notre corps et de notre esprit. Et en tant qu'être pensant, nous percevons toujours une affection de notre corps à travers une affection de notre esprit. Alors qu'au contraire, si je prends un marteau et que je casse une pierre, cette pierre ne ressentira pas de douleur, parce qu'elle ne perçoit pas la pensée de ce qu'elle est. Et pourtant, elle existe. Et elle existe, tout comme nous, aussi bien dans l'étendue que dans la pensée. Nous l'avons dit tout à l'heure, puisque nous avons dit que nous pouvions penser à cette pierre, même quand nous ne l'avons pas sous les yeux. Mais si cette pierre existe aussi bien dans l'étendue que dans la pensée, elle ne perçoit pas les choses sous l'angle de la pensée. Elle n'est affectée que dans l'étendue. Et cet exemple prouve que c'est bien la pensée qui nous permet de ressentir ce qui se passe dans notre corps. Que ce soit le fait de ressentir une douleur, par exemple si quelqu'un me donne un coup, ou bien un plaisir, par exemple si quelqu'un m'embrasse, je ne peux ressentir ces affections qu'à travers la pensée, qu'à travers l'idée que j'ai de mon corps, et donc qu'à travers mon âme. Bien, nous avons montré que lorsque nous disons notre corps en parlant comme s'il était à nous, nous faisons en fait un abus de langage. Ce n'est pas notre corps que nous ressentons, c'est l'idée d'un corps. Et notre âme ? Est-il correct de dire qu'elle est notre ? Eh bien, pas plus que notre corps. L'âme, tout comme le corps, n'est qu'une partie de la substance divine. Et c'est d'ailleurs la même partie que notre corps, mais considérée non plus sous l'angle de l'étendue, mais sous l'angle de la pensée. Autrement dit, notre âme n'est pas "notre" âme. Elle est l'idée que Dieu se fait de notre corps. Elle est la manière dont Dieu, c'est-à-dire la substance, perçoit un corps particulier. En d'autres termes, l'âme correspond à la pensée que Dieu se fait d'une partie de lui-même. Alors, qu'est-ce que cela implique concrètement ? Eh bien, si notre esprit n'est pas la cause de nos actions physiques, Et si nous ne sommes corps et âme qu'une partie de la substance infinie, cela implique que toutes nos actions, chaque geste que nous faisons, aussi bien le fait de bouger la main, de nous lever, de parler, tout comme chaque décision que nous prenons, sont en réalité les produits d'une chaîne infinie de causes et d'effets qui nous dépassent complètement et dans laquelle nous ne sommes qu'un rouage. Et cette chaîne de causes et d'effets ne contient pas seulement nos actes, mais aussi chaque pensée qui nous vient à l'esprit, chaque désir et chaque émotion que nous ressentons. Dans une telle perspective, le mot d'intention n'a plus aucun sens. En effet, avoir une intention, cela signifie avoir la volonté délibérée de faire quelque chose. Or, si l'on suit le raisonnement de Spinoza, nous ne pouvons avoir aucune intention, mais seulement avoir l'illusion d'une intention. Car au moment où nous formons une intention, nous n'avons absolument pas conscience de l'ensemble des causes qui nous poussent à former cette intention. Prenons un exemple très simple. Pendant que vous écoutez cette vidéo, vous formez l'intention d'aller racheter chez votre libraire l'Éthique de Spinoza. Cette intention implique que vous vous leviez, que vous sortiez de chez vous, que vous marchiez jusqu'à la librairie, etc. Mais toute cette chaîne de causes et d'effets qui vous conduit de votre domicile jusqu'à votre libraire, elle ne s'explique pas par une intention qui dépendrait de votre propre volonté. L'envie d'aller acheter l'Éthique de Spinoza s'explique elle-même par une chaîne causale dans laquelle chaque événement est la conséquence nécessaire de tous les événements qui l'ont précédé. Donc une chaîne causale dont vous ne pouvez pas retracer l'historique, car elle est composée d'une infinité d'événements qui dépassent les capacités de l'entendement humain. Vous ne pouvez connaître à la rigueur que la cause la plus proche de votre intention. Dans ce cas précis, si vous avez envie d'aller acheter l'Éthique de Spinoza, c'est probablement parce que vous êtes en train de regarder une vidéo sur Spinoza. Donc, lorsque nous avons l'intention de faire quelque chose, nous avons le sentiment que cette intention obéit à notre volonté, que cette intention est la nôtre, uniquement parce que nous ignorons la chaîne infinie de causes et d'effets qui nous a poussés à former cette intention. Pour illustrer cette idée, Spinoza prend l'exemple d'une pierre qui dévale une pente. Si une pierre est poussée au sommet d'une colline et qu'elle est ensuite lâchée, elle va nécessairement dévaler la pente en raison de la force de gravité et des lois du mouvement. Spinoza écrit, je cite : "Imaginons maintenant que cette pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, soit soudain douée de conscience, qu'elle sache et qu'elle pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, croira être libre et ne poursuivre son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent." Fin de citation. C'est donc parce que, en tant qu'être humain, nous avons conscience de nos désirs et de nos actes que nous croyons être nous-mêmes la cause de nos désirs et de nos actes. Alors là, on éprouve naturellement un certain malaise. Si nous ne sommes pas les auteurs de nos actes, si nous sommes enfermés dans un déterminisme absolu, cela veut dire que nous n'avons strictement aucune liberté. Certes, nous avons l'impression d'agir librement, mais cette impression est en fait du même ordre qu'un rêve éveillé. En réalité, nous sommes simplement prisonniers d'un monde dans lequel tout événement qui se produit, puisqu'il est toujours causé par un événement antérieur, est absolument inéluctable. Si chaque cause produit un effet, et que cet effet devient à son tour la cause d'un autre effet, et cela depuis toujours, cela signifie que nous n'avons en réalité aucun pouvoir. Aucun pouvoir sur nos pensées, aucun pouvoir sur nos mouvements, aucun pouvoir sur nos actions, aucun pouvoir sur le monde, aucun pouvoir sur rien, que nous sommes en quelque sorte des automates. Et d'ailleurs, Spinoza lui-même se flatte d'être le premier à avoir conçu l'homme comme un automate spirituel. Il écrit, je cite, Cependant, à ma connaissance, ils n'ont jamais conçu, comme je viens de le faire, l'âme agissant selon des lois déterminées à la façon d'un automate spirituel." Fin de citation. Alors, cette expression d'automate spirituel est assez déroutante, elle peut même être révoltante. Mais avant de savoir s'il faut s'en réjouir ou s'en indigner, Essayons de comprendre à l'aide de quelques exemples si cette expression est juste, si elle est fondée. Premier exemple. Quelqu'un qui, à la suite d'un accident, devient amnésique. C'est un exemple qui est cité par Spinoza dans l'Éthique. Eh bien, un amnésique, même s'il a perdu la mémoire, n'a pas oublié sa langue maternelle. Il n'a pas oublié non plus comment se comporter en société, comment utiliser un couteau et une fourchette ou comment conduire une voiture. Il n'a pas besoin de refaire ces apprentissages car il accomplit ces actes mécaniquement. Un autre exemple beaucoup plus convaincant, mais que Spinoza ne pouvait pas connaître, c'est celui des patients qui se mettent à parler pendant une opération, alors qu'ils sont sous anesthésie générale. Et là, je ne parle pas de bribes de discours confus comme quelqu'un qui parle pendant son sommeil, mais bien de discours parfaitement articulés. Un ami chirurgien m'a raconté qu'un jour, alors qu'il opérait un patient qui était avocat de profession, ce patient s'est mis à débiter une plaidoirie entière, comme s'il était au tribunal alors qu'il était sous anesthésie générale. Et c'est pourquoi Spinoza écrit, je cite : "Personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps. C'est-à-dire que l'expérience n'a encore enseigné à personne ce que, par les seules lois de la nature, le corps peut faire et ce qu'il ne peut pas faire. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du corps pour en expliquer toutes les fonctions. Et je ne veux rien dire ici de ce que l'on observe maintes fois chez les bêtes et qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine. ni des nombreux actes que les somnambules accomplissent pendant le sommeil et qu'ils n'oseraient même pas pendant la veille. Ce qui prouve assez que le corps, par les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit reste étonné. D'où il suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps vient de l'esprit qui a un empire sur le corps, ne savent pas ce qu'ils disent et ne font rien d'autre qu'avouer, dans un langage trompeur, qu'ils ignorent la vraie cause d'une action." Fin de citation. Donc l'expression d'automate spirituel qui pouvait nous sembler si provoquante tout à l'heure devient beaucoup moins suspecte. Si l'âme, comme nous l'avons dit, c'est l'idée que nous avons de notre corps, alors cela permet de renverser toute une tradition philosophique qui a dévalué le corps. Et c'est peut-être ce renversement qui va nous permettre de conquérir une liberté plus précieuse encore que ce libre-arbitre que nous n'avons pas. Mais n'allons pas trop vite. Spinoza nous dit donc que personne ne sait ce que peut le corps. C'est Gilles Deleuze, à mon sens, qui a interprété de la façon la plus pénétrante cette idée de Spinoza. Dans son livre "Spinoza, philosophie pratique", Gilles Deleuze écrit, je cite : "Spinoza propose aux philosophes un nouveau modèle, le corps. Il leur propose d'instituer le corps en modèle. Quand Spinoza écrit On ne sait pas ce que peut le corps cette déclaration d'ignorance est une provocation. Nous parlons de la conscience et de ses décrets, de la volonté et de ses effets, des mille moyens de mouvoir le corps, de dominer le corps et les passions, mais nous ne savons même pas ce que peut un corps. Si Spinoza refuse toute supériorité de l'âme sur le corps, ce n'est pas pour instaurer une supériorité du corps sur l'âme. Il s'agit plutôt de renverser le principe traditionnel sur lequel se fondait la morale comme entreprise de domination des passions par la conscience. Quand le corps agissait, l'âme pâtissait, disait-on, et l'âme n'agissait pas sans que le corps ne pâtisse à son tour. D'après l'Éthique, au contraire, ce qui est action dans l'âme est aussi nécessairement action dans le corps. Et ce qui est passion dans le corps est aussi nécessairement passion dans l'âme. Nulle éminence de l'un sur l'autre. Que veut donc dire Spinoza quand il nous invite à prendre le corps pour modèle ? Il s'agit de montrer que le corps dépasse la connaissance qu'on en a et que la pensée aussi dépasse la conscience qu'on en a. Il n'y a pas moins de choses dans l'esprit qui dépassent notre conscience que de choses dans le corps qui dépassent notre connaissance. C'est donc par un seul et même mouvement que nous arriverons, si c'est possible, à saisir la puissance du corps et à saisir la puissance de l'esprit au-delà de notre conscience. Car la conscience est naturellement le lieu d'une illusion. Sa nature est telle qu'elle recueille les effets mais qu'elle ignore les causes." Fin de citation. La notion d'automate spirituel ne signifie donc pas que nous serions semblables à des machines qui auraient simplement conscience des mouvements automatiques que nous faisons. En fait, nous sommes condamnés à être des automates spirituels tant que nous confondons notre conscience avec notre pensée. Alors, pour bien comprendre cette idée cruciale, commençons par expliquer la différence entre la conscience et la pensée. La conscience, c'est le fait d'avoir une perception de soi-même, de son environnement et de ses actions. Le problème, c'est que puisque la conscience nous donne cette perception de nous-mêmes, elle nous prive de la connaissance qui nous permettrait de nous replacer dans l'ordre infini des choses. Elle nous isole du monde. En effet, plus j'ai conscience de moi-même, plus j'ai conscience de mon moi, pour ainsi dire, moins je perçois que ce moi n'est qu'une partie de la substance infinie. Et de la même manière, plus j'ai conscience du monde extérieur, plus j'ai le sentiment trompeur d'une séparation nette, d'une coupure entre mon moi et le monde extérieur. Enfin, plus j'ai conscience de mes actions, plus j'ai le sentiment d'être l'auteur de mes actions et donc le sentiment que mes actions découlent de mon libre-arbitre. Tandis que si, dans ma représentation des choses, je détrône la conscience et que je la remplace par la pensée, alors la pensée me permet de sortir de ma propre sphère intérieure et de me concevoir comme une partie de la grande chaîne causale de l'univers, de comprendre que je ne suis qu'un maillon dans la chaîne infinie des causes et des effets. En renonçant à l'illusion que me donne ma conscience d'être un sujet personnel, d'avoir un moi autonome, la pensée me permet de comprendre tout ce qui, dans ma personne, participe à l'essence éternelle de Dieu. Et c'est ce que Spinoza appelle en latin la connaissance "sub specie aeternitatis", c'est-à-dire la connaissance sous l'aspect de l'éternité. Spinoza écrit, je cite : "Il est de la nature de la raison de percevoir les choses sous l'aspect de l'éternité." Et il ajoute : "L'âme humaine ne peut pas entièrement périr avec le corps. Il reste quelque chose d'elle, quelque chose d'éternel. Cette âme, en tant qu'elle enveloppe l'essence du corps sous le caractère de l'éternité, est éternelle. Et cette existence éternelle ne peut se mesurer par le temps ou s'étendre dans la durée." Fin de citation. Alors, c'est une citation assez complexe, mais qui peut s'expliquer très simplement. Ce que Spinoza veut dire, c'est que je peux me percevoir de deux façons. Première façon, sous l'aspect de la durée. Ça, c'est lorsque je me perçois à travers le prisme de la conscience. La conscience me donne le sentiment de la durée limitée de ma vie, donc de ma finitude, donc de la séparation de mon être avec ce qui m'entoure, donc de ma mortalité. Ou alors, deuxième façon, je peux me percevoir sous l'aspect non pas de la durée, mais sous l'aspect de l'éternité. Et dès lors, je ne me perçois plus comme un sujet fini, mais comme une partie de la substance éternelle et infinie qu'est Dieu. Alors ici, attention à ne pas confondre éternité et immortalité. Spinoza n'emploie jamais le mot d'immortalité, mais toujours le terme d'éternité. D'où l'importance de bien faire la différence entre les deux. L'immortalité, telle que la promettent les religions, c'est l'idée que mon moi ne cessera jamais de vivre, que je ne cesserai jamais d'exister en tant qu'individu autonome, séparé, distinct du monde qui m'entoure. Alors que l'éternité, au contraire de l'immortalité, c'est l'idée que je suis éternel justement parce que je ne suis pas immortel. Que je suis éternel parce que je suis une partie d'une substance qui me dépasse et qui, elle, est éternelle. Et c'est pourquoi Spinoza écrit, je cite : "Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels." Et cette citation concentre toute la sagesse spinozienne. Une sagesse qui consiste précisément à échanger notre désir d'immortalité contre notre sentiment présent d'éternité. Rappelez-vous, tout à l'heure nous avons dit que lorsque nous disons mon corps ou mon âme nous commettons un abus de langage. Parce que notre âme n'est pas notre âme, elle est l'idée que Dieu se fait de notre corps. Elle est la manière dont Dieu, c'est-à-dire la substance, perçoit un corps particulier. C'est pourquoi nous avons dit que l'âme correspond à la pensée que Dieu se fait d'une partie de lui-même. Et bien, précisément, la conscience, c'est ce qui nous empêche de percevoir les choses ainsi. Parce que la conscience nous fait voir les choses à travers le prisme limité de notre ego. Alors que la pensée, au contraire, nous fait comprendre les choses au-delà de notre ego. Elle nous permet de percevoir au-delà de notre moi, de nous percevoir dans l'entendement divin, de nous percevoir comme une partie dans un tout. Pour prendre une image très simple, imaginez que vous êtes une goutte d'eau dans un océan. Eh bien, votre liberté ne consiste pas à nier l'océan dont vous faites partie. Votre liberté ne consiste pas à ignorer les lois qui régissent cet océan, comme les marées, les courants, les cycles saisonniers et les variations de température qui déterminent le déplacement des masses d'eau. Au contraire, votre liberté maximale consisterait plutôt à comprendre quelles sont les lois qui gouvernent cet océan. Parce que si vous êtes une goutte d'eau, ce sont aussi ces lois qui vous gouvernent. Or, ces lois, d'un point de vue purement intellectuel, ce sont des lois éternelles. Ce sont des lois physiques et mathématiques qui ne changent pas. De la même manière, on pourrait dire, en tant qu'être humain, que notre activité la plus libre, ce serait celle de faire une démonstration mathématique. Parce qu'on aurait à la fois la liberté de comprendre une loi éternelle, une loi divine pourrait-on dire, et de comprendre qu'on est soumis à cette loi. Lorsqu'un savant découvre une nouvelle loi mathématique, il ne s'en désole pas, il ne s'en plaint pas. Au contraire, il s'en réjouit. Il est exalté de faire cette découverte. Et pourtant, il découvre une loi à laquelle le monde physique auquel il appartient est soumis. Il pourrait se dire : "Quel dommage ! je viens de découvrir une nouvelle loi qui me détermine et qui réduit encore un peu plus ma liberté." Mais évidemment, il ne pensera jamais ainsi. C'est totalement absurde. Sa découverte ne lui procurera pas de la tristesse, mais de la joie. Et donc, vous voyez bien qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre notre véritable liberté et la nécessité des lois qui nous déterminent. Notre véritable liberté, c'est justement de pouvoir comprendre le monde auquel nous appartenons. Parce que lorsque notre esprit découvre les lois de la nature, notre esprit se découvre lui-même. Ainsi, plus notre âme connaît les lois de l'univers, plus notre âme se connaît elle-même. Et plus notre âme se connaît elle-même, plus notre âme est libre. Elle est libre dans le sens où elle éprouve ce que Spinoza appelle l'amor intellectualis dei c'est-à-dire l'amour intellectuel de Dieu. En comprenant la puissance qui nous détermine, nous libérons cette puissance en nous. Et en libérant cette puissance, nous devenons plus libres. Mais plus libre d'une liberté réelle et qui n'a rien à voir avec la liberté chimérique d'imaginer que l'être humain obéirait à ses propres lois et serait "comme un empire dans un empire", pour reprendre l'expression de Spinoza lui-même. Penser que le libre-arbitre existe, autrement dit que l'être humain aurait la capacité de se déterminer par lui seul à agir et à penser, ce n'est pas être libre. La liberté, la liberté réelle, est quelque chose d'infiniment plus riche, de plus précieux et de plus souhaitable que le libre-arbitre. Parole de philosophe

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Nous poursuivons notre étude complète de la philosophie de Spinoza avec la question de l'âme humaine. Dans la 2ème partie de L'Éthique, Spinoza définit l'âme comme "l'idée du corps". Quelles sont les conséquences de cette conception de l'âme sur la relation entre le corps et l'esprit ? En quoi Spinoza réfute le libre-arbitre ? Enfin, peut-on encore parler d'éternité de l'âme ?


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Transcription

  • Bonjour, aujourd'hui nous allons étudier la façon dont Spinoza conçoit l'âme humaine. Mais d'abord, une petite précision avant de commencer. J'ai fait en sorte que cette vidéo soit compréhensible par tout le monde, même si vous ne connaissez rien à Spinoza. Toutefois, avant de regarder cette vidéo, je vous recommande vivement de regarder d'abord celle que j'ai consacrée à Dieu selon Spinoza, car elle vous permettra de saisir plus profondément l'exposé qui va suivre. Cela étant dit, commençons par définir la notion que nous nous faisons traditionnellement de l'âme humaine. Si l'on nous demande ce qu'est l'âme, spontanément nous répondrons : c'est le contraire du corps, c'est la partie non corporelle de notre être. Cette conception de l'âme se retrouve aussi bien dans les grandes traditions religieuses que dans l'histoire de la philosophie. L'âme, c'est le principe spirituel de l'être humain, c'est le souffle, l'énergie vitale qui anime notre corps. Mais l'âme, c'est aussi le siège de l'esprit humain. Et c'est pourquoi, en philosophie, le mot "âme" et le mot "esprit" sont généralement synonymes. L'esprit est donc traditionnellement quelque chose qui est séparé du corps, qui est distinct du corps. Or, si l'esprit et le corps sont deux entités séparées, cela implique que l'esprit et le corps fonctionnent selon des principes différents, selon des lois différentes. Et c'est ce que l'on appelle en philosophie le dualisme du corps et de l'esprit. Pourtant, ce dualisme ne nous empêche pas de penser qu'il y a des interactions entre le corps et l'esprit. Et d'ailleurs, nous en faisons l'expérience sans arrêt. Par exemple, si je suis triste ou déprimé, alors je vais ressentir physiquement de la fatigue. Dans cet exemple, l'esprit est la cause de l'état dans lequel se trouve mon corps. Mais cela marche aussi dans l'autre sens. Par exemple, si je prends un bain de soleil par une belle journée d'été, ce plaisir que j'éprouve dans mon corps me fait ressentir une grande allégresse psychique. Et dans ce cas, c'est le corps qui est la cause de l'état dans lequel se trouve mon esprit. Mais cela va beaucoup plus loin. Admettre qu'il y a des interactions entre le corps et l'esprit, c'est aussi admettre que le corps peut obéir à la volonté de mon esprit. Par exemple, mon esprit décide que je dois bouger ma main et mon corps obéit. Donc, ma main bouge. Mon esprit décide que je dois marcher et mon corps obéit. Je me mets à marcher. Mon esprit décide de dire quelque chose et avec mon corps, je me mets à parler. Seulement voilà : si le corps et l'esprit sont deux entités distinctes, comment expliquer ces interactions ? Comment le non-physique peut-il influencer le physique ? Et comment le physique peut-il influencer le non-physique ? Comment un esprit immatériel peut-il causer des mouvements dans un corps matériel ? Cela défie la logique même du dualisme. Car pour résoudre ce problème, il faudrait qu'il y ait quelque chose pour relier l'esprit et le corps. Mais alors cette chose qui pourrait relier l'esprit et le corps devrait être quelque chose de physique, ce qui nous ramène exactement au point de départ. Bref, c'est un problème insoluble. À moins que... À moins que l'âme humaine ne soit pas séparée du corps, mais qu'elle soit au contraire exactement la même chose que le corps humain. La même chose, mais vue sous un angle différent. Et c'est cette conception que Spinoza va développer. Spinoza rejette le dualisme entre l'esprit et le corps. Il écrit, je cite : "L'esprit et le corps sont une seule et même chose. Une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue." Alors, si cette citation vous semble difficile à comprendre, imaginez un objet en forme de cube. On va prendre deux faces de cet objet et dire que l'une des faces correspond au corps et qu'une autre face correspond à l'esprit. Et grâce à cet exemple, vous comprenez bien qu'il est absolument impossible que l'une des faces de ce cube puisse influencer l'autre face, puisqu'il s'agit du même objet, et qu'aucun objet ne peut agir sur lui-même. Eh bien, de la même manière, pour Spinoza, l'esprit et le corps ne sont pas des entités distinctes, mais, comme nous l'avons dit, une seule et même chose vue sous deux angles différents. Il est donc absolument impossible que l'esprit puisse influencer le corps ou que le corps puisse influencer l'esprit. Cette conception, qui s'oppose au dualisme, s'appelle en philosophie le monisme. Le terme de monisme est formé sur le préfixe "mono", qui signifie "un seul". Et Spinoza est un philosophe moniste parce qu'il ne conçoit pas la pensée et la matière comme deux réalités séparées, mais comme deux manifestations d'une seule réalité, d'une mono-réalité. Ainsi, pour reprendre l'exemple du cube, si cet objet tombe par terre, toutes ses faces tomberont par terre en même temps. Si le cube est plongé dans l'eau, toutes ses faces seront mouillées. Et si vous secouez le cube, toutes ses faces seront secouées simultanément. Eh bien, l'être humain, pour Spinoza, c'est un peu la même chose. Lorsque le corps est affecté d'une manière quelconque, l'esprit est également affecté, et inversement. Et s'il est absolument impossible que l'esprit agisse indépendamment du corps, c'est parce que, selon Spinoza, toute la réalité est formée à partir d'une seule substance. Et cette substance, c'est Dieu. Alors, pour ceux qui n'ont pas vu la vidéo que j'ai consacrée à Dieu selon Spinoza, rappelons brièvement que Spinoza définit Dieu comme une substance unique contenant tout ce qui peut exister. Cette substance est la seule cause d'elle-même et elle ne doit son existence à aucune cause surnaturelle. Pour Spinoza, les termes de Dieu, de substance, de nature ou d'univers sont donc absolument synonymes. Et chaque chose qui existe dans la réalité est un morceau de cette substance unique. Dieu n'est donc pas séparé du monde, mais au contraire, Dieu est le monde lui-même. Il est donc présent en partie dans chaque chose qui compose le monde. Et quand je dis dans chaque chose, je parle aussi bien des choses matérielles comme un arbre, un être humain ou une galaxie, que des choses immatérielles comme les pensées, les émotions ou les idées. Toutes ces choses qui sont impalpables, qui sont immatérielles, font aussi partie de la substance divine. Prenons l'exemple d'une pierre. Une pierre existe en tant qu'objet physique dans l'étendue. Je peux la regarder et je peux la toucher. Mais cette même pierre existe aussi dans la pensée. Je peux très bien penser à cette pierre lorsque je la regarde, mais je peux aussi y penser le lendemain, même si je n'ai plus cette pierre sous les yeux. Toutefois, cette pierre à laquelle je pense est la même que celle que j'ai touchée la veille. La même, mais perçue sous un angle différent. Hier, je regardais et je touchais la pierre, donc je la percevais sous l'angle de l'étendue. Aujourd'hui, je pense à cette pierre, j'ai l'idée de cette pierre, donc je la perçois sous l'angle de la pensée. Et cela est valable pour absolument tout. Chaque chose qui existe dans la réalité possède à la fois une existence physique et mentale, une existence physique sous forme de corps et une existence mentale sous forme d'idées. Dieu, c'est-à-dire l'univers tout entier, est donc à la fois une chose pensante et une chose étendue. Et cette pierre, qui est donc un morceau de la substance divine, existe parallèlement dans la pensée et dans l'étendue. Bien, maintenant que nous avons compris qu'il n'y a aucune dualité entre la pensée et l'étendue, nous pouvons comprendre ce qu'est l'âme humaine. Spinoza affirme que l'âme, c'est l'idée du corps. Plus précisément, l'âme, c'est l'idée du corps en acte. Pour le dire plus simplement, l'âme humaine peut se définir comme étant la pensée de l'activité de notre corps. Pour bien comprendre ce raisonnement, prenons un exemple. Si je frappe quelqu'un, je ne ressentirai pas la douleur que lui inflige le coup que je lui ai donné, tout simplement parce que je ne peux pas penser l'activité de son corps. En revanche, si quelqu'un me frappe moi, je vais ressentir de la douleur. Et cette douleur est tout simplement la manifestation mentale de l'activité physique qui se déroule dans mon corps. Et encore, quand je dis dans mon corps je commets une erreur en parlant comme si ce corps m'appartenait. Car si l'on suit le raisonnement de Spinoza, ce qui est nôtre, ce n'est pas ce corps, mais c'est le fait de ressentir qu'un certain corps, un corps parmi d'autres, est affecté. Si nous disons qu'il s'agit de notre corps, nous le disons uniquement parce que les seules affections que nous ressentons, ce sont celles qui se déroulent dans ce corps-là. Nous ne ressentons pas ce qui se passe dans le corps de nos amis par exemple, quelle que soit l'empathie que nous pouvons avoir pour eux. Ce qui nous appartient n'est donc pas notre corps en soi, mais plutôt le sentiment de percevoir qu'un certain corps est affecté. Ressentir quelque chose, par exemple de la douleur, c'est donc former les idées des affections du corps. Plus précisément, puisque le corps et l'esprit sont la même chose, vus sous deux angles différents, ressentir quelque chose, c'est avoir l'idée de ce qui se passe dans un corps. C'est percevoir ce que subit ce corps dont nous avons l'idée. Nos émotions, nos joies, nos douleurs sont donc simultanément des modifications de notre corps et de notre esprit. Et en tant qu'être pensant, nous percevons toujours une affection de notre corps à travers une affection de notre esprit. Alors qu'au contraire, si je prends un marteau et que je casse une pierre, cette pierre ne ressentira pas de douleur, parce qu'elle ne perçoit pas la pensée de ce qu'elle est. Et pourtant, elle existe. Et elle existe, tout comme nous, aussi bien dans l'étendue que dans la pensée. Nous l'avons dit tout à l'heure, puisque nous avons dit que nous pouvions penser à cette pierre, même quand nous ne l'avons pas sous les yeux. Mais si cette pierre existe aussi bien dans l'étendue que dans la pensée, elle ne perçoit pas les choses sous l'angle de la pensée. Elle n'est affectée que dans l'étendue. Et cet exemple prouve que c'est bien la pensée qui nous permet de ressentir ce qui se passe dans notre corps. Que ce soit le fait de ressentir une douleur, par exemple si quelqu'un me donne un coup, ou bien un plaisir, par exemple si quelqu'un m'embrasse, je ne peux ressentir ces affections qu'à travers la pensée, qu'à travers l'idée que j'ai de mon corps, et donc qu'à travers mon âme. Bien, nous avons montré que lorsque nous disons notre corps en parlant comme s'il était à nous, nous faisons en fait un abus de langage. Ce n'est pas notre corps que nous ressentons, c'est l'idée d'un corps. Et notre âme ? Est-il correct de dire qu'elle est notre ? Eh bien, pas plus que notre corps. L'âme, tout comme le corps, n'est qu'une partie de la substance divine. Et c'est d'ailleurs la même partie que notre corps, mais considérée non plus sous l'angle de l'étendue, mais sous l'angle de la pensée. Autrement dit, notre âme n'est pas "notre" âme. Elle est l'idée que Dieu se fait de notre corps. Elle est la manière dont Dieu, c'est-à-dire la substance, perçoit un corps particulier. En d'autres termes, l'âme correspond à la pensée que Dieu se fait d'une partie de lui-même. Alors, qu'est-ce que cela implique concrètement ? Eh bien, si notre esprit n'est pas la cause de nos actions physiques, Et si nous ne sommes corps et âme qu'une partie de la substance infinie, cela implique que toutes nos actions, chaque geste que nous faisons, aussi bien le fait de bouger la main, de nous lever, de parler, tout comme chaque décision que nous prenons, sont en réalité les produits d'une chaîne infinie de causes et d'effets qui nous dépassent complètement et dans laquelle nous ne sommes qu'un rouage. Et cette chaîne de causes et d'effets ne contient pas seulement nos actes, mais aussi chaque pensée qui nous vient à l'esprit, chaque désir et chaque émotion que nous ressentons. Dans une telle perspective, le mot d'intention n'a plus aucun sens. En effet, avoir une intention, cela signifie avoir la volonté délibérée de faire quelque chose. Or, si l'on suit le raisonnement de Spinoza, nous ne pouvons avoir aucune intention, mais seulement avoir l'illusion d'une intention. Car au moment où nous formons une intention, nous n'avons absolument pas conscience de l'ensemble des causes qui nous poussent à former cette intention. Prenons un exemple très simple. Pendant que vous écoutez cette vidéo, vous formez l'intention d'aller racheter chez votre libraire l'Éthique de Spinoza. Cette intention implique que vous vous leviez, que vous sortiez de chez vous, que vous marchiez jusqu'à la librairie, etc. Mais toute cette chaîne de causes et d'effets qui vous conduit de votre domicile jusqu'à votre libraire, elle ne s'explique pas par une intention qui dépendrait de votre propre volonté. L'envie d'aller acheter l'Éthique de Spinoza s'explique elle-même par une chaîne causale dans laquelle chaque événement est la conséquence nécessaire de tous les événements qui l'ont précédé. Donc une chaîne causale dont vous ne pouvez pas retracer l'historique, car elle est composée d'une infinité d'événements qui dépassent les capacités de l'entendement humain. Vous ne pouvez connaître à la rigueur que la cause la plus proche de votre intention. Dans ce cas précis, si vous avez envie d'aller acheter l'Éthique de Spinoza, c'est probablement parce que vous êtes en train de regarder une vidéo sur Spinoza. Donc, lorsque nous avons l'intention de faire quelque chose, nous avons le sentiment que cette intention obéit à notre volonté, que cette intention est la nôtre, uniquement parce que nous ignorons la chaîne infinie de causes et d'effets qui nous a poussés à former cette intention. Pour illustrer cette idée, Spinoza prend l'exemple d'une pierre qui dévale une pente. Si une pierre est poussée au sommet d'une colline et qu'elle est ensuite lâchée, elle va nécessairement dévaler la pente en raison de la force de gravité et des lois du mouvement. Spinoza écrit, je cite : "Imaginons maintenant que cette pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, soit soudain douée de conscience, qu'elle sache et qu'elle pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, croira être libre et ne poursuivre son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent." Fin de citation. C'est donc parce que, en tant qu'être humain, nous avons conscience de nos désirs et de nos actes que nous croyons être nous-mêmes la cause de nos désirs et de nos actes. Alors là, on éprouve naturellement un certain malaise. Si nous ne sommes pas les auteurs de nos actes, si nous sommes enfermés dans un déterminisme absolu, cela veut dire que nous n'avons strictement aucune liberté. Certes, nous avons l'impression d'agir librement, mais cette impression est en fait du même ordre qu'un rêve éveillé. En réalité, nous sommes simplement prisonniers d'un monde dans lequel tout événement qui se produit, puisqu'il est toujours causé par un événement antérieur, est absolument inéluctable. Si chaque cause produit un effet, et que cet effet devient à son tour la cause d'un autre effet, et cela depuis toujours, cela signifie que nous n'avons en réalité aucun pouvoir. Aucun pouvoir sur nos pensées, aucun pouvoir sur nos mouvements, aucun pouvoir sur nos actions, aucun pouvoir sur le monde, aucun pouvoir sur rien, que nous sommes en quelque sorte des automates. Et d'ailleurs, Spinoza lui-même se flatte d'être le premier à avoir conçu l'homme comme un automate spirituel. Il écrit, je cite, Cependant, à ma connaissance, ils n'ont jamais conçu, comme je viens de le faire, l'âme agissant selon des lois déterminées à la façon d'un automate spirituel." Fin de citation. Alors, cette expression d'automate spirituel est assez déroutante, elle peut même être révoltante. Mais avant de savoir s'il faut s'en réjouir ou s'en indigner, Essayons de comprendre à l'aide de quelques exemples si cette expression est juste, si elle est fondée. Premier exemple. Quelqu'un qui, à la suite d'un accident, devient amnésique. C'est un exemple qui est cité par Spinoza dans l'Éthique. Eh bien, un amnésique, même s'il a perdu la mémoire, n'a pas oublié sa langue maternelle. Il n'a pas oublié non plus comment se comporter en société, comment utiliser un couteau et une fourchette ou comment conduire une voiture. Il n'a pas besoin de refaire ces apprentissages car il accomplit ces actes mécaniquement. Un autre exemple beaucoup plus convaincant, mais que Spinoza ne pouvait pas connaître, c'est celui des patients qui se mettent à parler pendant une opération, alors qu'ils sont sous anesthésie générale. Et là, je ne parle pas de bribes de discours confus comme quelqu'un qui parle pendant son sommeil, mais bien de discours parfaitement articulés. Un ami chirurgien m'a raconté qu'un jour, alors qu'il opérait un patient qui était avocat de profession, ce patient s'est mis à débiter une plaidoirie entière, comme s'il était au tribunal alors qu'il était sous anesthésie générale. Et c'est pourquoi Spinoza écrit, je cite : "Personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps. C'est-à-dire que l'expérience n'a encore enseigné à personne ce que, par les seules lois de la nature, le corps peut faire et ce qu'il ne peut pas faire. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du corps pour en expliquer toutes les fonctions. Et je ne veux rien dire ici de ce que l'on observe maintes fois chez les bêtes et qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine. ni des nombreux actes que les somnambules accomplissent pendant le sommeil et qu'ils n'oseraient même pas pendant la veille. Ce qui prouve assez que le corps, par les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit reste étonné. D'où il suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps vient de l'esprit qui a un empire sur le corps, ne savent pas ce qu'ils disent et ne font rien d'autre qu'avouer, dans un langage trompeur, qu'ils ignorent la vraie cause d'une action." Fin de citation. Donc l'expression d'automate spirituel qui pouvait nous sembler si provoquante tout à l'heure devient beaucoup moins suspecte. Si l'âme, comme nous l'avons dit, c'est l'idée que nous avons de notre corps, alors cela permet de renverser toute une tradition philosophique qui a dévalué le corps. Et c'est peut-être ce renversement qui va nous permettre de conquérir une liberté plus précieuse encore que ce libre-arbitre que nous n'avons pas. Mais n'allons pas trop vite. Spinoza nous dit donc que personne ne sait ce que peut le corps. C'est Gilles Deleuze, à mon sens, qui a interprété de la façon la plus pénétrante cette idée de Spinoza. Dans son livre "Spinoza, philosophie pratique", Gilles Deleuze écrit, je cite : "Spinoza propose aux philosophes un nouveau modèle, le corps. Il leur propose d'instituer le corps en modèle. Quand Spinoza écrit On ne sait pas ce que peut le corps cette déclaration d'ignorance est une provocation. Nous parlons de la conscience et de ses décrets, de la volonté et de ses effets, des mille moyens de mouvoir le corps, de dominer le corps et les passions, mais nous ne savons même pas ce que peut un corps. Si Spinoza refuse toute supériorité de l'âme sur le corps, ce n'est pas pour instaurer une supériorité du corps sur l'âme. Il s'agit plutôt de renverser le principe traditionnel sur lequel se fondait la morale comme entreprise de domination des passions par la conscience. Quand le corps agissait, l'âme pâtissait, disait-on, et l'âme n'agissait pas sans que le corps ne pâtisse à son tour. D'après l'Éthique, au contraire, ce qui est action dans l'âme est aussi nécessairement action dans le corps. Et ce qui est passion dans le corps est aussi nécessairement passion dans l'âme. Nulle éminence de l'un sur l'autre. Que veut donc dire Spinoza quand il nous invite à prendre le corps pour modèle ? Il s'agit de montrer que le corps dépasse la connaissance qu'on en a et que la pensée aussi dépasse la conscience qu'on en a. Il n'y a pas moins de choses dans l'esprit qui dépassent notre conscience que de choses dans le corps qui dépassent notre connaissance. C'est donc par un seul et même mouvement que nous arriverons, si c'est possible, à saisir la puissance du corps et à saisir la puissance de l'esprit au-delà de notre conscience. Car la conscience est naturellement le lieu d'une illusion. Sa nature est telle qu'elle recueille les effets mais qu'elle ignore les causes." Fin de citation. La notion d'automate spirituel ne signifie donc pas que nous serions semblables à des machines qui auraient simplement conscience des mouvements automatiques que nous faisons. En fait, nous sommes condamnés à être des automates spirituels tant que nous confondons notre conscience avec notre pensée. Alors, pour bien comprendre cette idée cruciale, commençons par expliquer la différence entre la conscience et la pensée. La conscience, c'est le fait d'avoir une perception de soi-même, de son environnement et de ses actions. Le problème, c'est que puisque la conscience nous donne cette perception de nous-mêmes, elle nous prive de la connaissance qui nous permettrait de nous replacer dans l'ordre infini des choses. Elle nous isole du monde. En effet, plus j'ai conscience de moi-même, plus j'ai conscience de mon moi, pour ainsi dire, moins je perçois que ce moi n'est qu'une partie de la substance infinie. Et de la même manière, plus j'ai conscience du monde extérieur, plus j'ai le sentiment trompeur d'une séparation nette, d'une coupure entre mon moi et le monde extérieur. Enfin, plus j'ai conscience de mes actions, plus j'ai le sentiment d'être l'auteur de mes actions et donc le sentiment que mes actions découlent de mon libre-arbitre. Tandis que si, dans ma représentation des choses, je détrône la conscience et que je la remplace par la pensée, alors la pensée me permet de sortir de ma propre sphère intérieure et de me concevoir comme une partie de la grande chaîne causale de l'univers, de comprendre que je ne suis qu'un maillon dans la chaîne infinie des causes et des effets. En renonçant à l'illusion que me donne ma conscience d'être un sujet personnel, d'avoir un moi autonome, la pensée me permet de comprendre tout ce qui, dans ma personne, participe à l'essence éternelle de Dieu. Et c'est ce que Spinoza appelle en latin la connaissance "sub specie aeternitatis", c'est-à-dire la connaissance sous l'aspect de l'éternité. Spinoza écrit, je cite : "Il est de la nature de la raison de percevoir les choses sous l'aspect de l'éternité." Et il ajoute : "L'âme humaine ne peut pas entièrement périr avec le corps. Il reste quelque chose d'elle, quelque chose d'éternel. Cette âme, en tant qu'elle enveloppe l'essence du corps sous le caractère de l'éternité, est éternelle. Et cette existence éternelle ne peut se mesurer par le temps ou s'étendre dans la durée." Fin de citation. Alors, c'est une citation assez complexe, mais qui peut s'expliquer très simplement. Ce que Spinoza veut dire, c'est que je peux me percevoir de deux façons. Première façon, sous l'aspect de la durée. Ça, c'est lorsque je me perçois à travers le prisme de la conscience. La conscience me donne le sentiment de la durée limitée de ma vie, donc de ma finitude, donc de la séparation de mon être avec ce qui m'entoure, donc de ma mortalité. Ou alors, deuxième façon, je peux me percevoir sous l'aspect non pas de la durée, mais sous l'aspect de l'éternité. Et dès lors, je ne me perçois plus comme un sujet fini, mais comme une partie de la substance éternelle et infinie qu'est Dieu. Alors ici, attention à ne pas confondre éternité et immortalité. Spinoza n'emploie jamais le mot d'immortalité, mais toujours le terme d'éternité. D'où l'importance de bien faire la différence entre les deux. L'immortalité, telle que la promettent les religions, c'est l'idée que mon moi ne cessera jamais de vivre, que je ne cesserai jamais d'exister en tant qu'individu autonome, séparé, distinct du monde qui m'entoure. Alors que l'éternité, au contraire de l'immortalité, c'est l'idée que je suis éternel justement parce que je ne suis pas immortel. Que je suis éternel parce que je suis une partie d'une substance qui me dépasse et qui, elle, est éternelle. Et c'est pourquoi Spinoza écrit, je cite : "Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels." Et cette citation concentre toute la sagesse spinozienne. Une sagesse qui consiste précisément à échanger notre désir d'immortalité contre notre sentiment présent d'éternité. Rappelez-vous, tout à l'heure nous avons dit que lorsque nous disons mon corps ou mon âme nous commettons un abus de langage. Parce que notre âme n'est pas notre âme, elle est l'idée que Dieu se fait de notre corps. Elle est la manière dont Dieu, c'est-à-dire la substance, perçoit un corps particulier. C'est pourquoi nous avons dit que l'âme correspond à la pensée que Dieu se fait d'une partie de lui-même. Et bien, précisément, la conscience, c'est ce qui nous empêche de percevoir les choses ainsi. Parce que la conscience nous fait voir les choses à travers le prisme limité de notre ego. Alors que la pensée, au contraire, nous fait comprendre les choses au-delà de notre ego. Elle nous permet de percevoir au-delà de notre moi, de nous percevoir dans l'entendement divin, de nous percevoir comme une partie dans un tout. Pour prendre une image très simple, imaginez que vous êtes une goutte d'eau dans un océan. Eh bien, votre liberté ne consiste pas à nier l'océan dont vous faites partie. Votre liberté ne consiste pas à ignorer les lois qui régissent cet océan, comme les marées, les courants, les cycles saisonniers et les variations de température qui déterminent le déplacement des masses d'eau. Au contraire, votre liberté maximale consisterait plutôt à comprendre quelles sont les lois qui gouvernent cet océan. Parce que si vous êtes une goutte d'eau, ce sont aussi ces lois qui vous gouvernent. Or, ces lois, d'un point de vue purement intellectuel, ce sont des lois éternelles. Ce sont des lois physiques et mathématiques qui ne changent pas. De la même manière, on pourrait dire, en tant qu'être humain, que notre activité la plus libre, ce serait celle de faire une démonstration mathématique. Parce qu'on aurait à la fois la liberté de comprendre une loi éternelle, une loi divine pourrait-on dire, et de comprendre qu'on est soumis à cette loi. Lorsqu'un savant découvre une nouvelle loi mathématique, il ne s'en désole pas, il ne s'en plaint pas. Au contraire, il s'en réjouit. Il est exalté de faire cette découverte. Et pourtant, il découvre une loi à laquelle le monde physique auquel il appartient est soumis. Il pourrait se dire : "Quel dommage ! je viens de découvrir une nouvelle loi qui me détermine et qui réduit encore un peu plus ma liberté." Mais évidemment, il ne pensera jamais ainsi. C'est totalement absurde. Sa découverte ne lui procurera pas de la tristesse, mais de la joie. Et donc, vous voyez bien qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre notre véritable liberté et la nécessité des lois qui nous déterminent. Notre véritable liberté, c'est justement de pouvoir comprendre le monde auquel nous appartenons. Parce que lorsque notre esprit découvre les lois de la nature, notre esprit se découvre lui-même. Ainsi, plus notre âme connaît les lois de l'univers, plus notre âme se connaît elle-même. Et plus notre âme se connaît elle-même, plus notre âme est libre. Elle est libre dans le sens où elle éprouve ce que Spinoza appelle l'amor intellectualis dei c'est-à-dire l'amour intellectuel de Dieu. En comprenant la puissance qui nous détermine, nous libérons cette puissance en nous. Et en libérant cette puissance, nous devenons plus libres. Mais plus libre d'une liberté réelle et qui n'a rien à voir avec la liberté chimérique d'imaginer que l'être humain obéirait à ses propres lois et serait "comme un empire dans un empire", pour reprendre l'expression de Spinoza lui-même. Penser que le libre-arbitre existe, autrement dit que l'être humain aurait la capacité de se déterminer par lui seul à agir et à penser, ce n'est pas être libre. La liberté, la liberté réelle, est quelque chose d'infiniment plus riche, de plus précieux et de plus souhaitable que le libre-arbitre. Parole de philosophe

Description

Nous poursuivons notre étude complète de la philosophie de Spinoza avec la question de l'âme humaine. Dans la 2ème partie de L'Éthique, Spinoza définit l'âme comme "l'idée du corps". Quelles sont les conséquences de cette conception de l'âme sur la relation entre le corps et l'esprit ? En quoi Spinoza réfute le libre-arbitre ? Enfin, peut-on encore parler d'éternité de l'âme ?


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Transcription

  • Bonjour, aujourd'hui nous allons étudier la façon dont Spinoza conçoit l'âme humaine. Mais d'abord, une petite précision avant de commencer. J'ai fait en sorte que cette vidéo soit compréhensible par tout le monde, même si vous ne connaissez rien à Spinoza. Toutefois, avant de regarder cette vidéo, je vous recommande vivement de regarder d'abord celle que j'ai consacrée à Dieu selon Spinoza, car elle vous permettra de saisir plus profondément l'exposé qui va suivre. Cela étant dit, commençons par définir la notion que nous nous faisons traditionnellement de l'âme humaine. Si l'on nous demande ce qu'est l'âme, spontanément nous répondrons : c'est le contraire du corps, c'est la partie non corporelle de notre être. Cette conception de l'âme se retrouve aussi bien dans les grandes traditions religieuses que dans l'histoire de la philosophie. L'âme, c'est le principe spirituel de l'être humain, c'est le souffle, l'énergie vitale qui anime notre corps. Mais l'âme, c'est aussi le siège de l'esprit humain. Et c'est pourquoi, en philosophie, le mot "âme" et le mot "esprit" sont généralement synonymes. L'esprit est donc traditionnellement quelque chose qui est séparé du corps, qui est distinct du corps. Or, si l'esprit et le corps sont deux entités séparées, cela implique que l'esprit et le corps fonctionnent selon des principes différents, selon des lois différentes. Et c'est ce que l'on appelle en philosophie le dualisme du corps et de l'esprit. Pourtant, ce dualisme ne nous empêche pas de penser qu'il y a des interactions entre le corps et l'esprit. Et d'ailleurs, nous en faisons l'expérience sans arrêt. Par exemple, si je suis triste ou déprimé, alors je vais ressentir physiquement de la fatigue. Dans cet exemple, l'esprit est la cause de l'état dans lequel se trouve mon corps. Mais cela marche aussi dans l'autre sens. Par exemple, si je prends un bain de soleil par une belle journée d'été, ce plaisir que j'éprouve dans mon corps me fait ressentir une grande allégresse psychique. Et dans ce cas, c'est le corps qui est la cause de l'état dans lequel se trouve mon esprit. Mais cela va beaucoup plus loin. Admettre qu'il y a des interactions entre le corps et l'esprit, c'est aussi admettre que le corps peut obéir à la volonté de mon esprit. Par exemple, mon esprit décide que je dois bouger ma main et mon corps obéit. Donc, ma main bouge. Mon esprit décide que je dois marcher et mon corps obéit. Je me mets à marcher. Mon esprit décide de dire quelque chose et avec mon corps, je me mets à parler. Seulement voilà : si le corps et l'esprit sont deux entités distinctes, comment expliquer ces interactions ? Comment le non-physique peut-il influencer le physique ? Et comment le physique peut-il influencer le non-physique ? Comment un esprit immatériel peut-il causer des mouvements dans un corps matériel ? Cela défie la logique même du dualisme. Car pour résoudre ce problème, il faudrait qu'il y ait quelque chose pour relier l'esprit et le corps. Mais alors cette chose qui pourrait relier l'esprit et le corps devrait être quelque chose de physique, ce qui nous ramène exactement au point de départ. Bref, c'est un problème insoluble. À moins que... À moins que l'âme humaine ne soit pas séparée du corps, mais qu'elle soit au contraire exactement la même chose que le corps humain. La même chose, mais vue sous un angle différent. Et c'est cette conception que Spinoza va développer. Spinoza rejette le dualisme entre l'esprit et le corps. Il écrit, je cite : "L'esprit et le corps sont une seule et même chose. Une seule et même chose qui est conçue tantôt sous l'attribut de la pensée, tantôt sous l'attribut de l'étendue." Alors, si cette citation vous semble difficile à comprendre, imaginez un objet en forme de cube. On va prendre deux faces de cet objet et dire que l'une des faces correspond au corps et qu'une autre face correspond à l'esprit. Et grâce à cet exemple, vous comprenez bien qu'il est absolument impossible que l'une des faces de ce cube puisse influencer l'autre face, puisqu'il s'agit du même objet, et qu'aucun objet ne peut agir sur lui-même. Eh bien, de la même manière, pour Spinoza, l'esprit et le corps ne sont pas des entités distinctes, mais, comme nous l'avons dit, une seule et même chose vue sous deux angles différents. Il est donc absolument impossible que l'esprit puisse influencer le corps ou que le corps puisse influencer l'esprit. Cette conception, qui s'oppose au dualisme, s'appelle en philosophie le monisme. Le terme de monisme est formé sur le préfixe "mono", qui signifie "un seul". Et Spinoza est un philosophe moniste parce qu'il ne conçoit pas la pensée et la matière comme deux réalités séparées, mais comme deux manifestations d'une seule réalité, d'une mono-réalité. Ainsi, pour reprendre l'exemple du cube, si cet objet tombe par terre, toutes ses faces tomberont par terre en même temps. Si le cube est plongé dans l'eau, toutes ses faces seront mouillées. Et si vous secouez le cube, toutes ses faces seront secouées simultanément. Eh bien, l'être humain, pour Spinoza, c'est un peu la même chose. Lorsque le corps est affecté d'une manière quelconque, l'esprit est également affecté, et inversement. Et s'il est absolument impossible que l'esprit agisse indépendamment du corps, c'est parce que, selon Spinoza, toute la réalité est formée à partir d'une seule substance. Et cette substance, c'est Dieu. Alors, pour ceux qui n'ont pas vu la vidéo que j'ai consacrée à Dieu selon Spinoza, rappelons brièvement que Spinoza définit Dieu comme une substance unique contenant tout ce qui peut exister. Cette substance est la seule cause d'elle-même et elle ne doit son existence à aucune cause surnaturelle. Pour Spinoza, les termes de Dieu, de substance, de nature ou d'univers sont donc absolument synonymes. Et chaque chose qui existe dans la réalité est un morceau de cette substance unique. Dieu n'est donc pas séparé du monde, mais au contraire, Dieu est le monde lui-même. Il est donc présent en partie dans chaque chose qui compose le monde. Et quand je dis dans chaque chose, je parle aussi bien des choses matérielles comme un arbre, un être humain ou une galaxie, que des choses immatérielles comme les pensées, les émotions ou les idées. Toutes ces choses qui sont impalpables, qui sont immatérielles, font aussi partie de la substance divine. Prenons l'exemple d'une pierre. Une pierre existe en tant qu'objet physique dans l'étendue. Je peux la regarder et je peux la toucher. Mais cette même pierre existe aussi dans la pensée. Je peux très bien penser à cette pierre lorsque je la regarde, mais je peux aussi y penser le lendemain, même si je n'ai plus cette pierre sous les yeux. Toutefois, cette pierre à laquelle je pense est la même que celle que j'ai touchée la veille. La même, mais perçue sous un angle différent. Hier, je regardais et je touchais la pierre, donc je la percevais sous l'angle de l'étendue. Aujourd'hui, je pense à cette pierre, j'ai l'idée de cette pierre, donc je la perçois sous l'angle de la pensée. Et cela est valable pour absolument tout. Chaque chose qui existe dans la réalité possède à la fois une existence physique et mentale, une existence physique sous forme de corps et une existence mentale sous forme d'idées. Dieu, c'est-à-dire l'univers tout entier, est donc à la fois une chose pensante et une chose étendue. Et cette pierre, qui est donc un morceau de la substance divine, existe parallèlement dans la pensée et dans l'étendue. Bien, maintenant que nous avons compris qu'il n'y a aucune dualité entre la pensée et l'étendue, nous pouvons comprendre ce qu'est l'âme humaine. Spinoza affirme que l'âme, c'est l'idée du corps. Plus précisément, l'âme, c'est l'idée du corps en acte. Pour le dire plus simplement, l'âme humaine peut se définir comme étant la pensée de l'activité de notre corps. Pour bien comprendre ce raisonnement, prenons un exemple. Si je frappe quelqu'un, je ne ressentirai pas la douleur que lui inflige le coup que je lui ai donné, tout simplement parce que je ne peux pas penser l'activité de son corps. En revanche, si quelqu'un me frappe moi, je vais ressentir de la douleur. Et cette douleur est tout simplement la manifestation mentale de l'activité physique qui se déroule dans mon corps. Et encore, quand je dis dans mon corps je commets une erreur en parlant comme si ce corps m'appartenait. Car si l'on suit le raisonnement de Spinoza, ce qui est nôtre, ce n'est pas ce corps, mais c'est le fait de ressentir qu'un certain corps, un corps parmi d'autres, est affecté. Si nous disons qu'il s'agit de notre corps, nous le disons uniquement parce que les seules affections que nous ressentons, ce sont celles qui se déroulent dans ce corps-là. Nous ne ressentons pas ce qui se passe dans le corps de nos amis par exemple, quelle que soit l'empathie que nous pouvons avoir pour eux. Ce qui nous appartient n'est donc pas notre corps en soi, mais plutôt le sentiment de percevoir qu'un certain corps est affecté. Ressentir quelque chose, par exemple de la douleur, c'est donc former les idées des affections du corps. Plus précisément, puisque le corps et l'esprit sont la même chose, vus sous deux angles différents, ressentir quelque chose, c'est avoir l'idée de ce qui se passe dans un corps. C'est percevoir ce que subit ce corps dont nous avons l'idée. Nos émotions, nos joies, nos douleurs sont donc simultanément des modifications de notre corps et de notre esprit. Et en tant qu'être pensant, nous percevons toujours une affection de notre corps à travers une affection de notre esprit. Alors qu'au contraire, si je prends un marteau et que je casse une pierre, cette pierre ne ressentira pas de douleur, parce qu'elle ne perçoit pas la pensée de ce qu'elle est. Et pourtant, elle existe. Et elle existe, tout comme nous, aussi bien dans l'étendue que dans la pensée. Nous l'avons dit tout à l'heure, puisque nous avons dit que nous pouvions penser à cette pierre, même quand nous ne l'avons pas sous les yeux. Mais si cette pierre existe aussi bien dans l'étendue que dans la pensée, elle ne perçoit pas les choses sous l'angle de la pensée. Elle n'est affectée que dans l'étendue. Et cet exemple prouve que c'est bien la pensée qui nous permet de ressentir ce qui se passe dans notre corps. Que ce soit le fait de ressentir une douleur, par exemple si quelqu'un me donne un coup, ou bien un plaisir, par exemple si quelqu'un m'embrasse, je ne peux ressentir ces affections qu'à travers la pensée, qu'à travers l'idée que j'ai de mon corps, et donc qu'à travers mon âme. Bien, nous avons montré que lorsque nous disons notre corps en parlant comme s'il était à nous, nous faisons en fait un abus de langage. Ce n'est pas notre corps que nous ressentons, c'est l'idée d'un corps. Et notre âme ? Est-il correct de dire qu'elle est notre ? Eh bien, pas plus que notre corps. L'âme, tout comme le corps, n'est qu'une partie de la substance divine. Et c'est d'ailleurs la même partie que notre corps, mais considérée non plus sous l'angle de l'étendue, mais sous l'angle de la pensée. Autrement dit, notre âme n'est pas "notre" âme. Elle est l'idée que Dieu se fait de notre corps. Elle est la manière dont Dieu, c'est-à-dire la substance, perçoit un corps particulier. En d'autres termes, l'âme correspond à la pensée que Dieu se fait d'une partie de lui-même. Alors, qu'est-ce que cela implique concrètement ? Eh bien, si notre esprit n'est pas la cause de nos actions physiques, Et si nous ne sommes corps et âme qu'une partie de la substance infinie, cela implique que toutes nos actions, chaque geste que nous faisons, aussi bien le fait de bouger la main, de nous lever, de parler, tout comme chaque décision que nous prenons, sont en réalité les produits d'une chaîne infinie de causes et d'effets qui nous dépassent complètement et dans laquelle nous ne sommes qu'un rouage. Et cette chaîne de causes et d'effets ne contient pas seulement nos actes, mais aussi chaque pensée qui nous vient à l'esprit, chaque désir et chaque émotion que nous ressentons. Dans une telle perspective, le mot d'intention n'a plus aucun sens. En effet, avoir une intention, cela signifie avoir la volonté délibérée de faire quelque chose. Or, si l'on suit le raisonnement de Spinoza, nous ne pouvons avoir aucune intention, mais seulement avoir l'illusion d'une intention. Car au moment où nous formons une intention, nous n'avons absolument pas conscience de l'ensemble des causes qui nous poussent à former cette intention. Prenons un exemple très simple. Pendant que vous écoutez cette vidéo, vous formez l'intention d'aller racheter chez votre libraire l'Éthique de Spinoza. Cette intention implique que vous vous leviez, que vous sortiez de chez vous, que vous marchiez jusqu'à la librairie, etc. Mais toute cette chaîne de causes et d'effets qui vous conduit de votre domicile jusqu'à votre libraire, elle ne s'explique pas par une intention qui dépendrait de votre propre volonté. L'envie d'aller acheter l'Éthique de Spinoza s'explique elle-même par une chaîne causale dans laquelle chaque événement est la conséquence nécessaire de tous les événements qui l'ont précédé. Donc une chaîne causale dont vous ne pouvez pas retracer l'historique, car elle est composée d'une infinité d'événements qui dépassent les capacités de l'entendement humain. Vous ne pouvez connaître à la rigueur que la cause la plus proche de votre intention. Dans ce cas précis, si vous avez envie d'aller acheter l'Éthique de Spinoza, c'est probablement parce que vous êtes en train de regarder une vidéo sur Spinoza. Donc, lorsque nous avons l'intention de faire quelque chose, nous avons le sentiment que cette intention obéit à notre volonté, que cette intention est la nôtre, uniquement parce que nous ignorons la chaîne infinie de causes et d'effets qui nous a poussés à former cette intention. Pour illustrer cette idée, Spinoza prend l'exemple d'une pierre qui dévale une pente. Si une pierre est poussée au sommet d'une colline et qu'elle est ensuite lâchée, elle va nécessairement dévaler la pente en raison de la force de gravité et des lois du mouvement. Spinoza écrit, je cite : "Imaginons maintenant que cette pierre, tandis qu'elle continue de se mouvoir, soit soudain douée de conscience, qu'elle sache et qu'elle pense qu'elle fait tout l'effort possible pour continuer de se mouvoir. Cette pierre, assurément, puisqu'elle n'est consciente que de son effort, croira être libre et ne poursuivre son mouvement que par la seule raison qu'elle le désire. Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d'avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent." Fin de citation. C'est donc parce que, en tant qu'être humain, nous avons conscience de nos désirs et de nos actes que nous croyons être nous-mêmes la cause de nos désirs et de nos actes. Alors là, on éprouve naturellement un certain malaise. Si nous ne sommes pas les auteurs de nos actes, si nous sommes enfermés dans un déterminisme absolu, cela veut dire que nous n'avons strictement aucune liberté. Certes, nous avons l'impression d'agir librement, mais cette impression est en fait du même ordre qu'un rêve éveillé. En réalité, nous sommes simplement prisonniers d'un monde dans lequel tout événement qui se produit, puisqu'il est toujours causé par un événement antérieur, est absolument inéluctable. Si chaque cause produit un effet, et que cet effet devient à son tour la cause d'un autre effet, et cela depuis toujours, cela signifie que nous n'avons en réalité aucun pouvoir. Aucun pouvoir sur nos pensées, aucun pouvoir sur nos mouvements, aucun pouvoir sur nos actions, aucun pouvoir sur le monde, aucun pouvoir sur rien, que nous sommes en quelque sorte des automates. Et d'ailleurs, Spinoza lui-même se flatte d'être le premier à avoir conçu l'homme comme un automate spirituel. Il écrit, je cite, Cependant, à ma connaissance, ils n'ont jamais conçu, comme je viens de le faire, l'âme agissant selon des lois déterminées à la façon d'un automate spirituel." Fin de citation. Alors, cette expression d'automate spirituel est assez déroutante, elle peut même être révoltante. Mais avant de savoir s'il faut s'en réjouir ou s'en indigner, Essayons de comprendre à l'aide de quelques exemples si cette expression est juste, si elle est fondée. Premier exemple. Quelqu'un qui, à la suite d'un accident, devient amnésique. C'est un exemple qui est cité par Spinoza dans l'Éthique. Eh bien, un amnésique, même s'il a perdu la mémoire, n'a pas oublié sa langue maternelle. Il n'a pas oublié non plus comment se comporter en société, comment utiliser un couteau et une fourchette ou comment conduire une voiture. Il n'a pas besoin de refaire ces apprentissages car il accomplit ces actes mécaniquement. Un autre exemple beaucoup plus convaincant, mais que Spinoza ne pouvait pas connaître, c'est celui des patients qui se mettent à parler pendant une opération, alors qu'ils sont sous anesthésie générale. Et là, je ne parle pas de bribes de discours confus comme quelqu'un qui parle pendant son sommeil, mais bien de discours parfaitement articulés. Un ami chirurgien m'a raconté qu'un jour, alors qu'il opérait un patient qui était avocat de profession, ce patient s'est mis à débiter une plaidoirie entière, comme s'il était au tribunal alors qu'il était sous anesthésie générale. Et c'est pourquoi Spinoza écrit, je cite : "Personne n'a jusqu'à présent déterminé ce que peut le corps. C'est-à-dire que l'expérience n'a encore enseigné à personne ce que, par les seules lois de la nature, le corps peut faire et ce qu'il ne peut pas faire. Personne en effet ne connaît si exactement la structure du corps pour en expliquer toutes les fonctions. Et je ne veux rien dire ici de ce que l'on observe maintes fois chez les bêtes et qui dépasse de beaucoup la sagacité humaine. ni des nombreux actes que les somnambules accomplissent pendant le sommeil et qu'ils n'oseraient même pas pendant la veille. Ce qui prouve assez que le corps, par les seules lois de sa nature, peut beaucoup de choses dont son esprit reste étonné. D'où il suit que les hommes, quand ils disent que telle ou telle action du corps vient de l'esprit qui a un empire sur le corps, ne savent pas ce qu'ils disent et ne font rien d'autre qu'avouer, dans un langage trompeur, qu'ils ignorent la vraie cause d'une action." Fin de citation. Donc l'expression d'automate spirituel qui pouvait nous sembler si provoquante tout à l'heure devient beaucoup moins suspecte. Si l'âme, comme nous l'avons dit, c'est l'idée que nous avons de notre corps, alors cela permet de renverser toute une tradition philosophique qui a dévalué le corps. Et c'est peut-être ce renversement qui va nous permettre de conquérir une liberté plus précieuse encore que ce libre-arbitre que nous n'avons pas. Mais n'allons pas trop vite. Spinoza nous dit donc que personne ne sait ce que peut le corps. C'est Gilles Deleuze, à mon sens, qui a interprété de la façon la plus pénétrante cette idée de Spinoza. Dans son livre "Spinoza, philosophie pratique", Gilles Deleuze écrit, je cite : "Spinoza propose aux philosophes un nouveau modèle, le corps. Il leur propose d'instituer le corps en modèle. Quand Spinoza écrit On ne sait pas ce que peut le corps cette déclaration d'ignorance est une provocation. Nous parlons de la conscience et de ses décrets, de la volonté et de ses effets, des mille moyens de mouvoir le corps, de dominer le corps et les passions, mais nous ne savons même pas ce que peut un corps. Si Spinoza refuse toute supériorité de l'âme sur le corps, ce n'est pas pour instaurer une supériorité du corps sur l'âme. Il s'agit plutôt de renverser le principe traditionnel sur lequel se fondait la morale comme entreprise de domination des passions par la conscience. Quand le corps agissait, l'âme pâtissait, disait-on, et l'âme n'agissait pas sans que le corps ne pâtisse à son tour. D'après l'Éthique, au contraire, ce qui est action dans l'âme est aussi nécessairement action dans le corps. Et ce qui est passion dans le corps est aussi nécessairement passion dans l'âme. Nulle éminence de l'un sur l'autre. Que veut donc dire Spinoza quand il nous invite à prendre le corps pour modèle ? Il s'agit de montrer que le corps dépasse la connaissance qu'on en a et que la pensée aussi dépasse la conscience qu'on en a. Il n'y a pas moins de choses dans l'esprit qui dépassent notre conscience que de choses dans le corps qui dépassent notre connaissance. C'est donc par un seul et même mouvement que nous arriverons, si c'est possible, à saisir la puissance du corps et à saisir la puissance de l'esprit au-delà de notre conscience. Car la conscience est naturellement le lieu d'une illusion. Sa nature est telle qu'elle recueille les effets mais qu'elle ignore les causes." Fin de citation. La notion d'automate spirituel ne signifie donc pas que nous serions semblables à des machines qui auraient simplement conscience des mouvements automatiques que nous faisons. En fait, nous sommes condamnés à être des automates spirituels tant que nous confondons notre conscience avec notre pensée. Alors, pour bien comprendre cette idée cruciale, commençons par expliquer la différence entre la conscience et la pensée. La conscience, c'est le fait d'avoir une perception de soi-même, de son environnement et de ses actions. Le problème, c'est que puisque la conscience nous donne cette perception de nous-mêmes, elle nous prive de la connaissance qui nous permettrait de nous replacer dans l'ordre infini des choses. Elle nous isole du monde. En effet, plus j'ai conscience de moi-même, plus j'ai conscience de mon moi, pour ainsi dire, moins je perçois que ce moi n'est qu'une partie de la substance infinie. Et de la même manière, plus j'ai conscience du monde extérieur, plus j'ai le sentiment trompeur d'une séparation nette, d'une coupure entre mon moi et le monde extérieur. Enfin, plus j'ai conscience de mes actions, plus j'ai le sentiment d'être l'auteur de mes actions et donc le sentiment que mes actions découlent de mon libre-arbitre. Tandis que si, dans ma représentation des choses, je détrône la conscience et que je la remplace par la pensée, alors la pensée me permet de sortir de ma propre sphère intérieure et de me concevoir comme une partie de la grande chaîne causale de l'univers, de comprendre que je ne suis qu'un maillon dans la chaîne infinie des causes et des effets. En renonçant à l'illusion que me donne ma conscience d'être un sujet personnel, d'avoir un moi autonome, la pensée me permet de comprendre tout ce qui, dans ma personne, participe à l'essence éternelle de Dieu. Et c'est ce que Spinoza appelle en latin la connaissance "sub specie aeternitatis", c'est-à-dire la connaissance sous l'aspect de l'éternité. Spinoza écrit, je cite : "Il est de la nature de la raison de percevoir les choses sous l'aspect de l'éternité." Et il ajoute : "L'âme humaine ne peut pas entièrement périr avec le corps. Il reste quelque chose d'elle, quelque chose d'éternel. Cette âme, en tant qu'elle enveloppe l'essence du corps sous le caractère de l'éternité, est éternelle. Et cette existence éternelle ne peut se mesurer par le temps ou s'étendre dans la durée." Fin de citation. Alors, c'est une citation assez complexe, mais qui peut s'expliquer très simplement. Ce que Spinoza veut dire, c'est que je peux me percevoir de deux façons. Première façon, sous l'aspect de la durée. Ça, c'est lorsque je me perçois à travers le prisme de la conscience. La conscience me donne le sentiment de la durée limitée de ma vie, donc de ma finitude, donc de la séparation de mon être avec ce qui m'entoure, donc de ma mortalité. Ou alors, deuxième façon, je peux me percevoir sous l'aspect non pas de la durée, mais sous l'aspect de l'éternité. Et dès lors, je ne me perçois plus comme un sujet fini, mais comme une partie de la substance éternelle et infinie qu'est Dieu. Alors ici, attention à ne pas confondre éternité et immortalité. Spinoza n'emploie jamais le mot d'immortalité, mais toujours le terme d'éternité. D'où l'importance de bien faire la différence entre les deux. L'immortalité, telle que la promettent les religions, c'est l'idée que mon moi ne cessera jamais de vivre, que je ne cesserai jamais d'exister en tant qu'individu autonome, séparé, distinct du monde qui m'entoure. Alors que l'éternité, au contraire de l'immortalité, c'est l'idée que je suis éternel justement parce que je ne suis pas immortel. Que je suis éternel parce que je suis une partie d'une substance qui me dépasse et qui, elle, est éternelle. Et c'est pourquoi Spinoza écrit, je cite : "Nous sentons et nous expérimentons que nous sommes éternels." Et cette citation concentre toute la sagesse spinozienne. Une sagesse qui consiste précisément à échanger notre désir d'immortalité contre notre sentiment présent d'éternité. Rappelez-vous, tout à l'heure nous avons dit que lorsque nous disons mon corps ou mon âme nous commettons un abus de langage. Parce que notre âme n'est pas notre âme, elle est l'idée que Dieu se fait de notre corps. Elle est la manière dont Dieu, c'est-à-dire la substance, perçoit un corps particulier. C'est pourquoi nous avons dit que l'âme correspond à la pensée que Dieu se fait d'une partie de lui-même. Et bien, précisément, la conscience, c'est ce qui nous empêche de percevoir les choses ainsi. Parce que la conscience nous fait voir les choses à travers le prisme limité de notre ego. Alors que la pensée, au contraire, nous fait comprendre les choses au-delà de notre ego. Elle nous permet de percevoir au-delà de notre moi, de nous percevoir dans l'entendement divin, de nous percevoir comme une partie dans un tout. Pour prendre une image très simple, imaginez que vous êtes une goutte d'eau dans un océan. Eh bien, votre liberté ne consiste pas à nier l'océan dont vous faites partie. Votre liberté ne consiste pas à ignorer les lois qui régissent cet océan, comme les marées, les courants, les cycles saisonniers et les variations de température qui déterminent le déplacement des masses d'eau. Au contraire, votre liberté maximale consisterait plutôt à comprendre quelles sont les lois qui gouvernent cet océan. Parce que si vous êtes une goutte d'eau, ce sont aussi ces lois qui vous gouvernent. Or, ces lois, d'un point de vue purement intellectuel, ce sont des lois éternelles. Ce sont des lois physiques et mathématiques qui ne changent pas. De la même manière, on pourrait dire, en tant qu'être humain, que notre activité la plus libre, ce serait celle de faire une démonstration mathématique. Parce qu'on aurait à la fois la liberté de comprendre une loi éternelle, une loi divine pourrait-on dire, et de comprendre qu'on est soumis à cette loi. Lorsqu'un savant découvre une nouvelle loi mathématique, il ne s'en désole pas, il ne s'en plaint pas. Au contraire, il s'en réjouit. Il est exalté de faire cette découverte. Et pourtant, il découvre une loi à laquelle le monde physique auquel il appartient est soumis. Il pourrait se dire : "Quel dommage ! je viens de découvrir une nouvelle loi qui me détermine et qui réduit encore un peu plus ma liberté." Mais évidemment, il ne pensera jamais ainsi. C'est totalement absurde. Sa découverte ne lui procurera pas de la tristesse, mais de la joie. Et donc, vous voyez bien qu'il n'y a pas d'incompatibilité entre notre véritable liberté et la nécessité des lois qui nous déterminent. Notre véritable liberté, c'est justement de pouvoir comprendre le monde auquel nous appartenons. Parce que lorsque notre esprit découvre les lois de la nature, notre esprit se découvre lui-même. Ainsi, plus notre âme connaît les lois de l'univers, plus notre âme se connaît elle-même. Et plus notre âme se connaît elle-même, plus notre âme est libre. Elle est libre dans le sens où elle éprouve ce que Spinoza appelle l'amor intellectualis dei c'est-à-dire l'amour intellectuel de Dieu. En comprenant la puissance qui nous détermine, nous libérons cette puissance en nous. Et en libérant cette puissance, nous devenons plus libres. Mais plus libre d'une liberté réelle et qui n'a rien à voir avec la liberté chimérique d'imaginer que l'être humain obéirait à ses propres lois et serait "comme un empire dans un empire", pour reprendre l'expression de Spinoza lui-même. Penser que le libre-arbitre existe, autrement dit que l'être humain aurait la capacité de se déterminer par lui seul à agir et à penser, ce n'est pas être libre. La liberté, la liberté réelle, est quelque chose d'infiniment plus riche, de plus précieux et de plus souhaitable que le libre-arbitre. Parole de philosophe

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