De la peur d’un monde sans vie 🎤 Philippe Descola cover
De la peur d’un monde sans vie 🎤 Philippe Descola cover
Radio REcyclerie

De la peur d’un monde sans vie 🎤 Philippe Descola

De la peur d’un monde sans vie 🎤 Philippe Descola

36min |13/06/2024
Play
De la peur d’un monde sans vie 🎤 Philippe Descola cover
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Description

Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola est une figure majeure de l’anthropologie en France et dans le monde. Son livre Par-delà nature et culture, publié en 2005, a ouvert de nouveaux horizons pour penser le vivant à l’intérieur de nos sociétés.

Nous recevons cet invité de marque pour donner du grain à moudre à l’Épouvantable expo, qui interrogera nos rapports effrayés / effrayants au monde vivant à partir de novembre 2024 à la REcyclerie. Dans cette conversation, Philippe Descola n’exprime pas tant sa biophobie que sa biophilie : « Je n’ai pas du tout peur du vivant ; j’ai peur de l’absence de vivant. J’ai passé quelques années de ma vie en Amazonie et j’ai trouvé cela merveilleux : c’est une stimulation permanente de la sensibilité. »

Et face au délitement du vivant et à l’amnésie environnementale, l’anthropologue a un puissant remède : « Le remède c’est la pratique. Renouer la pratique, et pas simplement se promener dans les bois et dire ohhh et ahhh quand on entend des chants d’oiseaux, que l’on voit des fleurs au bord du chemin. C’est d’apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux. Acquérir un minimum de connaissances sur ce monde qui, d’une certaine façon, continue à se présenter à nous avec une certaine altérité. »

Ressources à lire

Philippe Descola, Les Lances du crépuscule, 1993

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005

Alessandro Pignocchi et Philippe Descola, Ethnographie des mondes à venir, Seuil, 2022

Nastassja Martin, À l'est des rêves, La découverte, 2023

Ressources à écouter

Bruno David, À l'aube de la 6e extinction, Radio REcyclerie, 2021

Swann Périssé, La fin du monde à mourir du rire, Radio REcyclerie, 2024

Enregistrement : le 30 mai 2024 à la REcyclerie / Entretien, prise de son, réalisation : Simon Beyrand / Sound design : JFF / Illustration : Belen Fernandez – Olelala


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Simon Beyrand

    Radio Recyclerie, un espace sonore où vibrent les écologies. Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola est une figure majeure de l'anthropologie en France et dans le monde. Son livre Part de la nature et culture publié en 2005, a ouvert de nouveaux horizons pour penser le vivant à l'intérieur de nos sociétés. Nous recevons cet invité de marque pour donner du grain à moudre à l'épouvantable Expo qui interrogera nos rapports effrayés et effrayants au monde vivant à partir de novembre 2024 à la Recyclerie. Dans cette conversation, Philippe Descola n'exprime pas tant sa biophobie que sa biophilie.

  • Philippe Descola

    J'ai pas du tout peur du vivant, c'est plutôt j'ai peur de l'absence de vivant. J'ai passé quelques années de ma vie en Amazonie, j'ai trouvé ça merveilleux. En fait c'est une stimulation permanente de la sensibilité.

  • Simon Beyrand

    Et face au délitement du vivant et à l'amnésie environnementale, l'anthropologue a un puissant remède.

  • Philippe Descola

    Le remède, c'est la pratique. Pas simplement se promener dans les bois et dire oh, oh, oh, ah quand on entend des chants d'oiseaux, qu'on voit des fleurs au bord du chemin. C'est d'apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux, c'est-à-dire acquérir un minimum de connaissances au fond sur ce monde.

  • Simon Beyrand

    Cet épisode parle de peuples amazoniens, de serpents, de moustiques et de mondes vivants en proie aux destructions. Bonjour Philippe Descola.

  • Philippe Descola

    Bonjour.

  • Simon Beyrand

    Un grand merci d'avoir accepté notre invitation. Comment allez-vous ?

  • Philippe Descola

    Ça va.

  • Simon Beyrand

    On a l'honneur de vous recevoir dans le cadre de l'épouvantable expo qui se tiendra de novembre 2024 à février 2025 à la Recyclerie. L'idée de cette exposition, c'est d'explorer nos multiples peurs liées au monde vivant et à son effondrement. Alors, première question simple. Spontanément, quand je vous parle de peur et de vivant, quelle image vous vient ?

  • Philippe Descola

    Je n'ai pas du tout peur du vivant, c'est plutôt j'ai peur de l'absence du vivant. Je dois dire que j'ai passé quelques années de ma vie en Amazonie. C'est un écosystème généralisé de type simple, c'est-à-dire dans lequel il y a un très grand nombre d'espèces différentes et un très petit nombre de sujets d'espèces par kilomètre carré, disons. J'ai trouvé ça merveilleux. En fait, c'est une stimulation permanente de la sensibilité Je ne me suis jamais trouvé face à face avec un tigre ou avec un jaguar. Donc, ce sont peut-être des expériences un peu difficiles. Donc, le vivant ne m'inquiète pas du tout. Ce qui m'inquiète, comme je dis, c'est l'absence de vivant. Je me souviens en particulier d'un séjour en Islande, notamment au pied des glaciers. J'ai trouvé que c'était très inquiétant. L'absence de vie était très inquiétante. Le côté minéral était très troublant, il n'y avait même pas d'oiseaux de mer, c'était complètement déserté par la vie. Et donc quand j'entends que des gens veulent fuir la Terre pour s'installer sur Mars ou sur d'autres planètes pour les coloniser, je ne comprends pas que ce soit même imaginable de vivre sur une planète où il n'y a pas déjà du vivant.

  • Simon Beyrand

    Je pense qu'on n'a pas tout à fait le même rapport au monde que ces gens-là. En tout cas, c'est vraiment ce qu'on va explorer dans cette conversation. Nos peurs liées aux vivants, puisqu'il y en a quand même aujourd'hui, on va parler notamment de biophobie, c'est-à-dire, on a très peur des petites bêtes dans nos civilisations. Les araignées, les tiques, les punaises de lit, toutes ces choses qui peuvent paraître envahissantes. et puis aussi notre peur que vous avez mentionné par rapport à l'absence de vivants. On sait qu'aujourd'hui on est face à une sixième extinction de masse, le vivant s'effondre littéralement, et le mot est approprié pour le coup, c'est un effondrement du vivant. Et puis aussi les peurs que l'on inflige au monde vivant par notre présence sur cette Terre. Pour commencer à poser un peu les bases de notre discussion, je vous propose d'écouter la question Que vous a posé notre invitée précédente, qui est Swann Perissé, une humoriste qui essaye de faire marrer les gens en parlant justement de cette crise de la biodiversité, si on peut parler de crise. Et donc Swan Perissé vous a posé une question, je vous laisse l'écouter. Cher Philippe Descola, j'espère que vous allez bien. Ma spécialité, c'est de vulgariser des sujets sur l'écologie. Et je sais que vous avez plein, plein, plein de connaissances sur la nature, que vous n'appelez pas vraiment la nature, mais bon. Donc ma question, c'est, Philippe Descola, comment on vulgarise des sujets sur la nature quand on a autant de connaissances que vous ? Bon courage, vous avez trois heures. Philippe Descolat. Oui,

  • Philippe Descola

    merci, Swann Perissé, pour cette question. On ne parle pas de la nature, tout simplement, c'est-à-dire on parle de tel ou tel milieu, de tel ou tel rapport des humains à tel ou tel milieu. de telle ou telle espèce clé à l'intérieur d'un écosystème, etc. La nature, c'est une abstraction philosophique. Et donc, on ne vulgarise pas la nature parce qu'on ne vulgarise pas une abstraction philosophique. On ne vulgarise pas la notion de catégorie ou la notion de métaphysique. C'est un concept qui s'est progressivement développé en Europe, qui est né... En Grèce, avec ce concept de la foussie, c'est-à-dire de la nature propre d'une chose, qu'on a traduit ensuite par natura en latin, et au XVIIe siècle, il se passe quelque chose de nouveau, c'est-à-dire que la nature des choses, ce qui fait que quelque chose, qu'un être quelconque, a certaines qualités, certaines propriétés, cette notion se maintient, mais elle est rejointe par une notion plus générale qui est l'idée... La nature c'est un domaine, et c'est un domaine qui est extérieur aux humains, avec ce paradoxe que les humains ont aussi une part de naturelle en eux. Et ce domaine de la nature devient quelque chose vis-à-vis desquels les humains sont en position d'extériorité, de domination. Ça c'est quelque chose d'assez nouveau dans l'histoire de l'humanité, qui ne fait que s'accentuer et qui caractérise d'une certaine façon la modernité. Donc, vulgariser la nature, ça serait vulgariser ça, c'est-à-dire vulgariser l'histoire d'une idée.

  • Simon Beyrand

    Très bien, très bien, très intéressant. Alors après, peut-être que ce concept de nature, quand on sait que c'est un concept, ça peut être quand même utile pour vulgariser certains sujets. On a entendu par exemple la phrase nous sommes la nature qui se défend sur différents terrains de lutte Est-ce que vous ne pensez pas que ce mot peut être utile ici et là ?

  • Philippe Descola

    Alors c'est intéressant ce slogan qui était caractéristique de la lutte, notamment de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il faut quand même préciser que la première partie du slogan, c'est Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que l'idée de protection de la nature, telle qu'on l'entend habituellement, suppose précisément cette position de surplomb et d'extériorité des humains. vis-à-vis du monde des non-humains, qu'ils soient vivants ou non-vivants. Et ce que la deuxième partie du slogan Nous sommes la nature qui se défend suppose, c'est que précisément il n'y a pas de séparation entre les deux. Et donc le slogan lui-même va à l'encontre d'une idée de la nature comme quelque chose d'extérieur aux humains. Dès qu'on parle de nature, d'une certaine façon, on est coincé par des formules de ce type-là, si on veut en sortir, parce que la nature... Quand on dit se reconnecter avec la nature, ou entrer en communication avec la nature, ou être plus près de la nature, etc., ça présuppose d'emblée une séparation. Et c'est ça le problème de ce concept, et c'est pour ça que j'essaye de ne pas trop l'utiliser.

  • Simon Beyrand

    Alors on va utiliser le mot vivant aujourd'hui, et ça tombe bien, on est dans un lieu vivant, il y a un message pour nos auditeurs et auditrices, il y a un petit peu de bruit autour de nous, on installe... Une grande brocante japonaise pour ce week-end, donc voilà, on est dans un lieu vivant. Alors revenons à cette épouvantable expo qui se tiendra à la fin d'année 2024 et début d'année 2025. Il y a un mot qui commence à émerger au sein de la communauté scientifique, c'est le mot de biophobie, qui signifie qu'en nous coupant de l'altérité du vivant, nous serions de plus en plus à être effrayés. par les autres formes de vie. Est-ce qu'il faut s'inquiéter de ce phénomène, selon vous ?

  • Philippe Descola

    Là aussi, c'est une relative abstraction, la biophobie. Il y a des formes de vivants qui sont désagréables. Quand je disais tout à l'heure que je n'avais pas peur du vivant, il y a des formes de vivants qui sont quand même désagréables. Elles n'incitent pas à prendre peur. Je reviens à mon expérience amazonienne, c'est les insectes, les moustiques.

  • Simon Beyrand

    Vous avez vécu trois ans, vous êtes en Amazonie ? Oui,

  • Philippe Descola

    j'ai survenu à intervalles réguliers.

  • Simon Beyrand

    Trois ans d'immersion entière parmi le peuple Ashuar, qui fait partie en fait de la communauté Rivaros, en Amazonie du Nord.

  • Philippe Descola

    Alors maintenant, on les appelle les Ainz Tchitcham, c'est-à-dire les gens qui parlent le Tchitcham qui est la langue. Mais bon, peu importe, le terme Rivaros est un terme dépréciatif que les Ainz Tchitcham n'apprécient pas qu'on utilise. Donc effectivement...

  • Simon Beyrand

    Trois ans en immersion totale là-bas.

  • Philippe Descola

    En immersion dans les moustiques, dans l'équivalent amazonien des aoutas, qui sont vraiment très désagréables, les sangsues, des choses comme ça. C'est des scorpions dans les sacs de couchage ou des choses comme ça. C'est des choses qui sont désagréables, mais ça ne provoque pas de phobie. Je pense qu'il y a des formes de phobie comme la rachnophobie, par exemple, qui sont des formes pathologiques, si je puis dire. Là simplement, c'est désagréable parce que ça rend la vie pénible. Donc la biophobie, ça suppose effectivement une séparation du monde en général du vivant et l'habitude d'un habitat extrêmement transformé, urbanisé, dans lequel on est coupé. de la plupart des manifestations du vivant, sauf celles qui nous sont les plus proches, les plus familières, des animaux domestiques ou des choses comme ça.

  • Simon Beyrand

    Parce qu'en fait, la biophobie est en lien aussi avec la notion d'amnésie environnementale, c'est-à-dire qu'à mesure de l'urbanisation, de la métropolisation, de l'intensification de l'agriculture, on est arrivé à une forme de scission, de coupure, effectivement, et au fil des générations, On oublie ce que c'est l'abondance, la beauté du monde vivant. C'est ça l'amnésie, on oublie. Est-ce que vous avez un remède contre ça ?

  • Philippe Descola

    Le remède, c'est la pratique, c'est renouer la pratique. Et non seulement renouer la pratique, c'est-à-dire pas simplement se promener dans les bois et dire Oh, et ah ! quand on entend des chants d'oiseaux, qu'on voit des fleurs au bord du chemin. C'est d'apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux, c'est-à-dire acquérir un minimum de connaissances. au fond sur ce monde qui, d'une certaine façon, continue à se présenter à nous avec une certaine altérité. J'ai une empathie avec une mésange ou avec un rouge-gorge ou avec même une buse, parce que je sais que je suis moi aussi un animal vivant, mais cela dit, c'est quand même des formes de vie qui sont très différentes de la mienne. Et donc, on ne peut pas... éliminer cette forme d'altérité. Et la réduire, ça suppose de connaître quelque chose sur les mœurs des animaux, sur la reproduction des plantes, sur leurs propriétés, des choses comme ça.

  • Simon Beyrand

    Et connaître, c'est aussi avoir ensuite derrière l'envie de protéger, de s'engager pour la préservation de ces mondes, ces altérités.

  • Philippe Descola

    Oui, alors la préservation, c'est compliqué, parce qu'il y a la préservation préventive et la préservation protective, si je puis dire. Préventif, c'est d'éviter le développement d'urbanisations galopantes, l'artificialisation des sols, l'usage des pesticides, maintenir des endroits qui sont propices au développement de la biodiversité, des haies, des fossés, des zones humides, des choses comme ça. Puis la protection, c'est d'une certaine façon venir réparer lorsque les choses vont mal.

  • Simon Beyrand

    On va revenir aux peurs liées aux vivants et peut-être nous nourrir de votre expérience chez les hachoirs, les indiens d'Amazonie. Comment se manifestent les peurs chez eux ? Est-ce que vous seriez en mesure de nous donner quelques grandes idées de leurs peurs ? Et à quel point leur rapport aux vivants diffère d'une autre ? C'est une question très vaste, je sais, mais... Qu'est-ce qui vous vient spontanément ?

  • Philippe Descola

    Les peurs, elles sont... C'est semblable au nôtre, c'est une partie du monde où il y a pas mal de serpents venimeux, dont certains sont mortels si on veut, c'est-à-dire ils sont mortels parce qu'ils créent une telle angoisse suite à une morsure que la circulation sanguine s'accélère et donc ça favorise la diffusion du venin dans l'organisme. Donc oui, il y a une peur, par exemple, des serpents. Et effectivement, quand je faisais des généalogies, il y avait pas mal de gens qui étaient morts de morsures de serpents.

  • Simon Beyrand

    Alors là, on est sur une peur qui est quand même rationnelle.

  • Philippe Descola

    On est sur des peurs rationnelles. Mais je dirais que la peur principale des Hatchoirs, c'est peut-être la peur des morts, c'est d'être attiré dans le monde des morts. c'est-à-dire des esprits qui sont fuligineux, qui sont aveugles et sourds, et qui connaissent une terrible solitude dans leur état, et ils essayent d'attirer les vivants dans leur monde. C'est donc une peur métaphysique, si on veut. On l'appellera une peur métaphysique, mais en réalité c'est une peur qui pour eux est très concrète. Donc c'est des peurs de ce type-là qui dominaient Mestepa, en dehors de la peur des serpents qui est très caractéristique. il n'y avait pas de peur du vivant. Le vivant, c'est une abstraction aussi, d'une certaine façon.

  • Simon Beyrand

    Parce qu'aujourd'hui, on observe des peurs irrationnelles, et c'est ça aussi la biophobie, des peurs irrationnelles, c'est-à-dire des enfants qui peuvent avoir peur aujourd'hui d'un papillon, de libellules, ce n'est pas rationnel.

  • Philippe Descola

    Je ne savais pas, ça me désole.

  • Simon Beyrand

    C'est des jeux de qu'ont été réalisés au Japon.

  • Philippe Descola

    C'est le contraire. L'un des indices de la baisse de la biodiversité, Cette expérience classique du fait que quand on circule l'été en voiture, on a de moins en moins d'insectes sur le pare-brise. Je crois que c'était l'année dernière, j'ai fait un trajet l'été, et il y avait plein d'insectes sur le pare-brise, et d'une certaine façon, ça m'a rassuré. C'est exactement le contraire. Ma biophilie s'est manifestée par ce symptôme.

  • Simon Beyrand

    Alors Philippe Descola, pour préparer cet entretien, j'ai lu avec un immense intérêt votre livre tiré de votre expérience chez les Achuards, justement, Les lances du crépuscule c'est le titre du livre, publié en 1993. Dans le prologue du livre, vous écrivez Les colons terrorisés par un environnement peu familier, ne s'aventurent jamais très loin en forêt. Donc là, c'est plus que la peur des autres qu'humains, c'est la peur d'un écosystème entier.

  • Philippe Descola

    C'est un écosystème entier qui est complètement étranger en effet. Alors ils finissent par s'y habituer, c'est le drame de la colonisation d'une certaine façon. Au fil des siècles...

  • Simon Beyrand

    En dominant l'écosystème ?

  • Philippe Descola

    Oui, en dominant l'écosystème, en faisant des... des abattis. Le problème du front de colonisation, c'est que c'est un front. La forêt amazonienne, en général, la plupart des forêts équatoriales... En général, ce sont des forêts qui sont fragiles. Pourquoi ? Parce que, sauf dans les régions volcaniques, les sols sont pauvres. Autrement dit, ce sont des forêts qui vivent sur elles-mêmes, dans des cycles fermés. L'humus est produit par la décomposition de la litière végétale. On dit toujours qu'un arbre jeune ne peut naître et se développer que sur le cadavre d'un arbre mort. Or, si on interrompt ce cycle, c'est-à-dire si on défriche... Ces sols pauvres vont être détruits par le lessivage, c'est-à-dire par les pluies intenses et la radiation solaire. Donc dans un premier temps, effectivement, face à un milieu inquiétant, la première réaction, c'est de créer un écosystème qui leur soit familier, c'est-à-dire un écosystème... agricole traditionnel et pas celui d'horticulture, de dessartage. Et donc, c'est de défricher en front et de mettre en général du bétail.

  • Simon Beyrand

    Alors, difficile de vous interroger, Philippe Descola, sans parler de votre ouvrage phare, qui est un ouvrage vraiment majeur de la pensée écologique, qui s'appelle Part de la nature et culture que vous avez publié en 2005. dans lequel vous analysez des rapports entre l'homme et la nature dans les sociétés pré-modernes. Vous n'avez même pas froncé les sourcils quand j'ai dit le mot nature. Donc là, on voit que libérer cette frontière entre nature et culture pourrait être tout à fait salvateur pour notre société. Sauf qu'aujourd'hui, les frontières ont tendance à se marquer, d'autant plus on a l'impression qu'on ne va pas dans le bon sens de l'histoire, si j'ose dire.

  • Philippe Descola

    Ah non, on ne voit pas dans le bon sens de l'histoire du tout. Je pense que nous courons à la catastrophe, non pas tant du fait de l'entropisation de la planète, mais d'un certain type d'entropisation dont les effets sont catastrophiques. Ce qui caractérise l'action humaine à la surface de la Terre depuis les débuts de l'hominisation, c'est-à-dire depuis au moins 200 000 ans. C'est le fait que les humains ont profondément transformé les milieux qu'ils occupent, même si ce n'est pas tellement visible. La forêt amazonienne a ceci de caractéristique maintenant, qu'elle est anthropogénique, c'est-à-dire que sa composition floristique, partout où les humains sont intervenus, c'est-à-dire presque partout, a été profondément bouleversée. Autrement dit, la forêt amazonienne n'est pas une forêt vierge. C'est une forêt, au contraire, complètement anthropique. On peut dire la même chose pour beaucoup de milieux sur la planète. Autrement dit, ce processus d'anthropisation est très ancien. En quoi est-ce qu'il y a une nouveauté ? C'est que la révolution industrielle d'abord et puis le développement capitaliste ensuite ont abouti au fait que la production de marchandises s'est accompagnée de l'utilisation d'énergie fossile qui est le produit non pas. Des humains, en général, c'est pour ça qu'il vaut mieux ne pas parler d'anthropocène, parce que l'anthropos, c'est un humain, mais ce n'est pas n'importe quel humain, c'est un système capitaliste, économique et idéologique aussi. qui a eu des effets dramatiques sur la planète et qu'on doit distinguer de l'entropisation, du mouvement général d'entropisation caractéristique de l'habitabilité progressive de la Terre par les humains.

  • Simon Beyrand

    Philippe Descola, pour éclairer nos lanternes sous ces questions de destruction du monde vivant, j'ai tendu mon micro dans un restaurant libanais et j'ai eu deux trois réponses. Malheureusement, il n'y a que des hommes qui ont répondu à mes questions, donc je ferai un peu mieux la prochaine fois, mais je vous laisse écouter leur réaction.

  • Speaker #2

    Avoir peur, ça ne sert à rien. De toute façon, il faut vivre avec son temps. Oui, un problème général, il y a des espèces bien évidemment qui disparaissent. Il y en a d'autres, heureusement aussi, qui s'épanouissent. Donc après, il faut essayer de faire la part des choses par rapport à tout ça. Alors, au jour d'aujourd'hui, on constate qu'il y a une large disparition de certains animaux et insectes. Mais malheureusement, suite à l'exploitation intensive des pays industrialisés, ces pays-là font beaucoup de mal à la nature. Je prends l'exemple de la Chine aujourd'hui avec ce qu'elle rejette en espace.

  • Simon Beyrand

    Est-ce que ça vous fait flipper ?

  • Speaker #2

    Non, moi, ça ne me fait pas flipper parce que cette situation, elle s'inscrit dans un cheminement temporel. Au fait, c'est le temps. Ça me fait peur si c'est dans deux ans, dans une semaine. Mais sur une échelle de 50, 100 ans, forcément, au jour d'aujourd'hui, je n'ai pas peur. Mais on doit penser à l'avenir de nos enfants, effectivement. Surtout de la tristesse. De la tristesse et... face à la bêtise de l'homme. S'il en est là, c'est qu'il est aussi dans un processus, lui. Je sais que les Indiens de l'Amérique, par exemple, ils nous appellent les petits frères, parce qu'on est un peu immature, on est un peu des enfants. voilà, après personnellement je déplore vraiment tout ça je déplore vraiment l'extinction des animaux parce que je trouve la diversité magnifique moi-même je suis très proche de la nature après je sais que sans la nature on sait rien, on est rien et la nature survivra bien après nous et il renaîtra plein de choses après quoi, donc l'homme disparaîtra avant la nature des espèces disparaîtront et puis d'autres reviendront par la suite

  • Simon Beyrand

    Philippe Descola, ici on a plusieurs réactions contrastées. Ce n'est pas la peur, en tout cas ce n'est pas systématique quand on interroge autour des destructions du monde vivant. On peut avoir des sentiments de tristesse, mais aussi cette idée qui me semble quand même discutable que de toute façon la nature, la planète, peu importe comment on l'appelle, le vivant, se remettra de nous. Sauf que le problème c'est que dans notre chute, on entraîne aussi... beaucoup d'espèces animales et végétales, tout un monde est en train de disparaître, de se déliter avec nous, avec nos sociétés. Oui, c'est certain. Il y a quelque chose de très précieux sur la Terre, c'est la vie en effet. Alors les spécialistes qui traquent la vie dans les exoplanètes semblent de plus en plus s'accorder au fait qu'il n'est pas impossible qu'il y ait des exoplanètes où il y ait des formes de vie. Cela dit, pour le moment, la seule dont on soit sûr, c'est la nôtre. Et par conséquent... Si la disparition de l'humanité est quelque chose qu'on peut déplorer, parce qu'à côté des terribles exactions que les humains ont commises, ils ont aussi produit de très belles choses, des œuvres d'art, de la musique, et on peut regretter que ces choses-là disparaissent avec eux. Mais ça n'empêche que ce qui serait bien pire, c'est la disparition de la vie. Il est difficile d'imaginer que toutes formes de vie disparaissent. Un très grand nombre de formes de vie pourront disparaître sans doute, comme il en a disparu jusqu'à présent.

  • Philippe Descola

    Ce qui est vertigineux aujourd'hui, c'est la vitesse. C'est ça qui est caractéristique de la sixième extinction de masse, c'est la vitesse.

  • Simon Beyrand

    C'est l'accélération du processus, puisque d'année en année, on s'aperçoit que le processus va de plus en plus vite. Au fond, ce qu'on entend chez vos auditeurs, enfin chez vos locuteurs, chez les témoins que vous avez interrogés, c'est à la fois l'idée que ce n'est pas quelque chose qui menace dans l'immédiat. mais qu'à terme, ça pourrait poser problème. Et c'est en ce sens qu'au fond, il y a une forme d'apathie chez beaucoup de gens concernant le réchauffement climatique. Je crois que la plupart des gens sont maintenant conscients du réchauffement climatique et de l'érosion de la biodiversité. Mais cette apathie, elle se manifeste par le fait que c'est... un développement insensible. Alors de temps en temps, il y a des cataclysmes, effectivement, qui sont liés au réchauffement climatique. Il y a des inondations majeures qui sont beaucoup plus communes. Il y a des sécheresses, il y a des canicules, etc. mais on n'a pas encore l'expérience de ce que c'est que de vivre avec plusieurs degrés supplémentaires à ce que nous connaissons à présent. Je pense qu'il faut essayer de se projeter dans l'avenir. L'un de vos témoins évoquait ses enfants. Moi, je pense à mes petits-enfants et aux enfants de mes petits-enfants. Quel monde leur laissera-t-on, sachant ? que nous savions, quelles réactions auront-ils vis-à-vis de nos générations qui n'ont rien fait, mais qui ont fait si peu au fond pour changer les choses.

  • Philippe Descola

    Alors vous, vous avez quand même fait pas mal pour la connaissance, Philippe Descola. Et vous avez fait un pas de plus aussi ces derniers temps, avec notamment, vous êtes positionné contre la dissolution des soulèvements de la Terre. Donc, est-ce qu'il vous semble aujourd'hui important de sortir de... De votre costume, vous êtes encore une fois bien habillé aujourd'hui. Sortir de votre position de chercheur et de politiser encore un peu plus ces sujets ?

  • Simon Beyrand

    Je crois que les chercheurs ont une grande responsabilité. Ils savent ce qui est en train de se passer, ils savent les conséquences. Il est de leur devoir non seulement d'avertir leurs concitoyens, qui après tout financent leurs recherches, mais aussi les pouvoirs politiques. de ce qui est en train de se passer et de manifester, lorsque il y a un manque de réponse vis-à-vis de la situation, de manifester de façon très vive, au fond, le danger qu'il y a à ne rien faire. Et pour ça, il faut intervenir publiquement. C'est pour ça que je l'ai fait à l'occasion de la dissolution des soulevés mandataires qui luttaient, il faut le rappeler, contre l'accaparement des biens communs. qui est quand même un processus qui a démarré avec les enclogeuses au Royaume-Uni, qui est fondé sur la spoliation des biens communaux, exploités en commun par des communautés paysannes au fil du temps, leur appropriation privée qui a permis l'accumulation primitive et le développement du capitalisme industriel. Donc c'est des phénomènes historiques qu'il ne faut pas complètement oublier, mais qui continuent à être évidents. À l'heure actuelle, et le... L'accaparement par exemple de l'eau par les retenues, ce qu'on appelle les méga-bacines, c'est un mouvement qui va à l'encontre des biens communs, parce que l'eau est un bien commun, et donc que des petits groupes de producteurs s'approprient l'eau en pompant dans les nappes phréatiques pour continuer à produire des plantes comme le maïs, qui sont de moins en moins adaptées aux changements qui se passent. climatique me paraît être un crime. On parle de maladaptation au réchauffement climatique. Vous écrivez dans Ethnographie des mondes à venir une discussion avec Alessandro Pignocci récemment publiée au Seuil, Des non-humains peuvent devenir des alliés dans une confrontation avec le capitalisme, parce qu'ils sont déjà en résistance contre ses effets les plus dévastateurs. Ça c'est quand même hyper intéressant. Là, on passe d'un intérêt pour le vivant qui pourrait sembler un peu bucolique à une lutte politique. On voit qu'on renverse la tendance, on n'a plus peur. Le vivant, les non-humains, les autres qu'humains sont nos alliés.

  • Philippe Descola

    Oui, alors il y a différentes façons de procéder. L'une des façons de procéder, c'est de bombarder de plantes qui sont résistantes aux pesticides. Mais il y a aussi l'idée plus générale. que le capitalisme contemporain exploite dans un même mouvement des humains et des non-humains.

  • Simon Beyrand

    Une sorte de lutte des classes écologiques, on peut dire ça ?

  • Philippe Descola

    Oui, c'est une lutte des classes écologiques en ce sens. Par exemple, les grandes exploitations de porcs dans l'ouest de la France qui elles-mêmes vont détruire l'environnement par les nitrates qu'ils produisent, le développement des algues vertes, l'exploitation de personnel dans les usines de production de charcuterie, etc. Donc on voit qu'il y a tout un réseau. de personnes humaines et non humaines, si je puis dire, qui sont exploitées à l'intérieur d'un même système de production et qui donc ont des intérêts communs.

  • Simon Beyrand

    Comment vous imaginez un monde dans 20 ans, dans une perspective plutôt heureuse, avec des alliances fortes avec les non humains, avec un front de lutte écologique plus étendu ? À quoi pourrait ressembler cette société ici en Occident ?

  • Philippe Descola

    C'est très difficile de se projeter dans l'avenir et en général, je ne pense pas que c'est quelque chose que l'on doit demander aux sciences sociales, parce que la plupart du temps, nous, praticiens des sciences sociales, nous avons une grande tendance à nous tromper. Il faut le reconnaître avec humilité.

  • Simon Beyrand

    Quelle modestie ! Oui,

  • Philippe Descola

    il faut le reconnaître avec humilité. Ce qu'on peut dire simplement, c'est qu'à l'heure actuelle, ce que je trouve intéressant, c'est le fait que peuvent se déployer... simultanément deux formes d'action qui sont d'une part les collectifs alternatifs du type ZAD qui inventent et expérimentent des nouvelles formes de vie collective qui vont à l'encontre des valeurs de l'individualisme et du capitalisme et d'autre part la possibilité qui se déploie difficilement mais de lutter à l'intérieur des systèmes démocratiques pour obtenir des États qui soient plus démocratiques et plus sobres. Plus démocratiques, c'est-à-dire dans lesquels il y ait plus de démocratie participative et moins de démocratie représentative, c'est-à-dire dans lesquels on délègue son libre arbitre à des élus. Donc une plus grande participation des citoyens et plus sobre, c'est-à-dire... qui s'efforcent de véritablement lutter contre la gabegie caractéristique au fond du capitalisme tardif. Donc les deux mouvements, avec des chaos bien sûr, et des cas un cas, si je puis dire, ces deux mouvements me semblent être les seules façons d'envisager un monde de ce type-là, autrement qu'à travers des fuites individuelles. J'ai une maison dans le sud-ouest de la France où je suis très heureux, où je peux essayer de vivre dans l'illusion que je vis dans la nature et que je la protège, etc. Ce qui est en partie vrai, mais ce n'est pas des solutions individuelles.

  • Simon Beyrand

    On a besoin de collectifs. Philippe Descola, dernière question. Notre prochain invité sera votre consoeur, l'anthropologue française Nastasia Martin, qui est spécialiste des populations du Grand Nord, que l'on va recevoir aussi dans le cadre de l'épouvantable expo. qui se tiendra à la recyclerie. Est-ce que vous avez une question pour elle ?

  • Philippe Descola

    Je connais bien Nastassia puisque j'ai dirigé sa thèse.

  • Simon Beyrand

    Ah bah voilà, c'est parfait.

  • Philippe Descola

    Je la connais depuis le moment où elle a démarré dans ce métier. Je suis avec beaucoup d'attention à ce qu'elle fait depuis quelques années. Je n'ai pas tellement de questions qu'un encouragement qui est celui de continuer à faire ce qu'elle fait, c'est-à-dire à essayer de comprendre, le mot que vous employez tout à l'heure était très juste, les formes de maladaptation contemporaine dans différents contextes culturels et sociaux. C'était le cas chez les guichines de l'Alaska, ensuite chez les évennes du Kamchatka, maintenant le travail en Patagonie. Et à chaque fois, elle met en évidence la façon dont des populations localement essayent de se confronter aux distorsions et à ce que le capitalisme impose en termes de destruction des milieux, et essayer de trouver des solutions, au fond, pour sortir de ces situations quasiment inextricables dans lesquelles ils sont placés. Donc c'est à la fois un travail scientifique que j'admire, parce que c'est vraiment des terrains qui sont très bien menés et qui sont difficiles, et en même temps le résultat politique est là c'est à dire que ça nous permet de comprendre la diversité des façons de faire face au malheur du monde le message sera transmis à Nastaja merci,

  • Simon Beyrand

    un grand merci Philippe Descola merci pour votre temps pour votre générosité et puis vous viendrez à la Recyclerie quand l'expo sera prête avec plaisir au revoir Pour soutenir Radio Recyclerie, vous pouvez partager l'émission autour de vous, l'évaluer positivement et vous abonner au podcast. Radio Recyclerie met en onde les foisonnantes discussions enregistrées à la Recyclerie, un tiers-lieu engagé situé porte de Clignancourt à Paris. Venez-y pour prolonger les conversations et faire vibrer les écologies.

Chapters

  • Peur du vivant ou de l’absence du vivant ?

    00:00

  • Vulgariser le concept de « nature »

    04:26

  • Remèdes contre l’amnésie environnementale

    08:52

  • Peuple Achuar et front de colonisation

    13:30

  • Anthropisation et destruction du vivant

    18:28

  • De l’étude du vivant à la lutte politique

    27:23

  • Épilogue, passage de relais à Nastassja Martin

    31:25

Description

Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola est une figure majeure de l’anthropologie en France et dans le monde. Son livre Par-delà nature et culture, publié en 2005, a ouvert de nouveaux horizons pour penser le vivant à l’intérieur de nos sociétés.

Nous recevons cet invité de marque pour donner du grain à moudre à l’Épouvantable expo, qui interrogera nos rapports effrayés / effrayants au monde vivant à partir de novembre 2024 à la REcyclerie. Dans cette conversation, Philippe Descola n’exprime pas tant sa biophobie que sa biophilie : « Je n’ai pas du tout peur du vivant ; j’ai peur de l’absence de vivant. J’ai passé quelques années de ma vie en Amazonie et j’ai trouvé cela merveilleux : c’est une stimulation permanente de la sensibilité. »

Et face au délitement du vivant et à l’amnésie environnementale, l’anthropologue a un puissant remède : « Le remède c’est la pratique. Renouer la pratique, et pas simplement se promener dans les bois et dire ohhh et ahhh quand on entend des chants d’oiseaux, que l’on voit des fleurs au bord du chemin. C’est d’apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux. Acquérir un minimum de connaissances sur ce monde qui, d’une certaine façon, continue à se présenter à nous avec une certaine altérité. »

Ressources à lire

Philippe Descola, Les Lances du crépuscule, 1993

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005

Alessandro Pignocchi et Philippe Descola, Ethnographie des mondes à venir, Seuil, 2022

Nastassja Martin, À l'est des rêves, La découverte, 2023

Ressources à écouter

Bruno David, À l'aube de la 6e extinction, Radio REcyclerie, 2021

Swann Périssé, La fin du monde à mourir du rire, Radio REcyclerie, 2024

Enregistrement : le 30 mai 2024 à la REcyclerie / Entretien, prise de son, réalisation : Simon Beyrand / Sound design : JFF / Illustration : Belen Fernandez – Olelala


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Simon Beyrand

    Radio Recyclerie, un espace sonore où vibrent les écologies. Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola est une figure majeure de l'anthropologie en France et dans le monde. Son livre Part de la nature et culture publié en 2005, a ouvert de nouveaux horizons pour penser le vivant à l'intérieur de nos sociétés. Nous recevons cet invité de marque pour donner du grain à moudre à l'épouvantable Expo qui interrogera nos rapports effrayés et effrayants au monde vivant à partir de novembre 2024 à la Recyclerie. Dans cette conversation, Philippe Descola n'exprime pas tant sa biophobie que sa biophilie.

  • Philippe Descola

    J'ai pas du tout peur du vivant, c'est plutôt j'ai peur de l'absence de vivant. J'ai passé quelques années de ma vie en Amazonie, j'ai trouvé ça merveilleux. En fait c'est une stimulation permanente de la sensibilité.

  • Simon Beyrand

    Et face au délitement du vivant et à l'amnésie environnementale, l'anthropologue a un puissant remède.

  • Philippe Descola

    Le remède, c'est la pratique. Pas simplement se promener dans les bois et dire oh, oh, oh, ah quand on entend des chants d'oiseaux, qu'on voit des fleurs au bord du chemin. C'est d'apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux, c'est-à-dire acquérir un minimum de connaissances au fond sur ce monde.

  • Simon Beyrand

    Cet épisode parle de peuples amazoniens, de serpents, de moustiques et de mondes vivants en proie aux destructions. Bonjour Philippe Descola.

  • Philippe Descola

    Bonjour.

  • Simon Beyrand

    Un grand merci d'avoir accepté notre invitation. Comment allez-vous ?

  • Philippe Descola

    Ça va.

  • Simon Beyrand

    On a l'honneur de vous recevoir dans le cadre de l'épouvantable expo qui se tiendra de novembre 2024 à février 2025 à la Recyclerie. L'idée de cette exposition, c'est d'explorer nos multiples peurs liées au monde vivant et à son effondrement. Alors, première question simple. Spontanément, quand je vous parle de peur et de vivant, quelle image vous vient ?

  • Philippe Descola

    Je n'ai pas du tout peur du vivant, c'est plutôt j'ai peur de l'absence du vivant. Je dois dire que j'ai passé quelques années de ma vie en Amazonie. C'est un écosystème généralisé de type simple, c'est-à-dire dans lequel il y a un très grand nombre d'espèces différentes et un très petit nombre de sujets d'espèces par kilomètre carré, disons. J'ai trouvé ça merveilleux. En fait, c'est une stimulation permanente de la sensibilité Je ne me suis jamais trouvé face à face avec un tigre ou avec un jaguar. Donc, ce sont peut-être des expériences un peu difficiles. Donc, le vivant ne m'inquiète pas du tout. Ce qui m'inquiète, comme je dis, c'est l'absence de vivant. Je me souviens en particulier d'un séjour en Islande, notamment au pied des glaciers. J'ai trouvé que c'était très inquiétant. L'absence de vie était très inquiétante. Le côté minéral était très troublant, il n'y avait même pas d'oiseaux de mer, c'était complètement déserté par la vie. Et donc quand j'entends que des gens veulent fuir la Terre pour s'installer sur Mars ou sur d'autres planètes pour les coloniser, je ne comprends pas que ce soit même imaginable de vivre sur une planète où il n'y a pas déjà du vivant.

  • Simon Beyrand

    Je pense qu'on n'a pas tout à fait le même rapport au monde que ces gens-là. En tout cas, c'est vraiment ce qu'on va explorer dans cette conversation. Nos peurs liées aux vivants, puisqu'il y en a quand même aujourd'hui, on va parler notamment de biophobie, c'est-à-dire, on a très peur des petites bêtes dans nos civilisations. Les araignées, les tiques, les punaises de lit, toutes ces choses qui peuvent paraître envahissantes. et puis aussi notre peur que vous avez mentionné par rapport à l'absence de vivants. On sait qu'aujourd'hui on est face à une sixième extinction de masse, le vivant s'effondre littéralement, et le mot est approprié pour le coup, c'est un effondrement du vivant. Et puis aussi les peurs que l'on inflige au monde vivant par notre présence sur cette Terre. Pour commencer à poser un peu les bases de notre discussion, je vous propose d'écouter la question Que vous a posé notre invitée précédente, qui est Swann Perissé, une humoriste qui essaye de faire marrer les gens en parlant justement de cette crise de la biodiversité, si on peut parler de crise. Et donc Swan Perissé vous a posé une question, je vous laisse l'écouter. Cher Philippe Descola, j'espère que vous allez bien. Ma spécialité, c'est de vulgariser des sujets sur l'écologie. Et je sais que vous avez plein, plein, plein de connaissances sur la nature, que vous n'appelez pas vraiment la nature, mais bon. Donc ma question, c'est, Philippe Descola, comment on vulgarise des sujets sur la nature quand on a autant de connaissances que vous ? Bon courage, vous avez trois heures. Philippe Descolat. Oui,

  • Philippe Descola

    merci, Swann Perissé, pour cette question. On ne parle pas de la nature, tout simplement, c'est-à-dire on parle de tel ou tel milieu, de tel ou tel rapport des humains à tel ou tel milieu. de telle ou telle espèce clé à l'intérieur d'un écosystème, etc. La nature, c'est une abstraction philosophique. Et donc, on ne vulgarise pas la nature parce qu'on ne vulgarise pas une abstraction philosophique. On ne vulgarise pas la notion de catégorie ou la notion de métaphysique. C'est un concept qui s'est progressivement développé en Europe, qui est né... En Grèce, avec ce concept de la foussie, c'est-à-dire de la nature propre d'une chose, qu'on a traduit ensuite par natura en latin, et au XVIIe siècle, il se passe quelque chose de nouveau, c'est-à-dire que la nature des choses, ce qui fait que quelque chose, qu'un être quelconque, a certaines qualités, certaines propriétés, cette notion se maintient, mais elle est rejointe par une notion plus générale qui est l'idée... La nature c'est un domaine, et c'est un domaine qui est extérieur aux humains, avec ce paradoxe que les humains ont aussi une part de naturelle en eux. Et ce domaine de la nature devient quelque chose vis-à-vis desquels les humains sont en position d'extériorité, de domination. Ça c'est quelque chose d'assez nouveau dans l'histoire de l'humanité, qui ne fait que s'accentuer et qui caractérise d'une certaine façon la modernité. Donc, vulgariser la nature, ça serait vulgariser ça, c'est-à-dire vulgariser l'histoire d'une idée.

  • Simon Beyrand

    Très bien, très bien, très intéressant. Alors après, peut-être que ce concept de nature, quand on sait que c'est un concept, ça peut être quand même utile pour vulgariser certains sujets. On a entendu par exemple la phrase nous sommes la nature qui se défend sur différents terrains de lutte Est-ce que vous ne pensez pas que ce mot peut être utile ici et là ?

  • Philippe Descola

    Alors c'est intéressant ce slogan qui était caractéristique de la lutte, notamment de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il faut quand même préciser que la première partie du slogan, c'est Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que l'idée de protection de la nature, telle qu'on l'entend habituellement, suppose précisément cette position de surplomb et d'extériorité des humains. vis-à-vis du monde des non-humains, qu'ils soient vivants ou non-vivants. Et ce que la deuxième partie du slogan Nous sommes la nature qui se défend suppose, c'est que précisément il n'y a pas de séparation entre les deux. Et donc le slogan lui-même va à l'encontre d'une idée de la nature comme quelque chose d'extérieur aux humains. Dès qu'on parle de nature, d'une certaine façon, on est coincé par des formules de ce type-là, si on veut en sortir, parce que la nature... Quand on dit se reconnecter avec la nature, ou entrer en communication avec la nature, ou être plus près de la nature, etc., ça présuppose d'emblée une séparation. Et c'est ça le problème de ce concept, et c'est pour ça que j'essaye de ne pas trop l'utiliser.

  • Simon Beyrand

    Alors on va utiliser le mot vivant aujourd'hui, et ça tombe bien, on est dans un lieu vivant, il y a un message pour nos auditeurs et auditrices, il y a un petit peu de bruit autour de nous, on installe... Une grande brocante japonaise pour ce week-end, donc voilà, on est dans un lieu vivant. Alors revenons à cette épouvantable expo qui se tiendra à la fin d'année 2024 et début d'année 2025. Il y a un mot qui commence à émerger au sein de la communauté scientifique, c'est le mot de biophobie, qui signifie qu'en nous coupant de l'altérité du vivant, nous serions de plus en plus à être effrayés. par les autres formes de vie. Est-ce qu'il faut s'inquiéter de ce phénomène, selon vous ?

  • Philippe Descola

    Là aussi, c'est une relative abstraction, la biophobie. Il y a des formes de vivants qui sont désagréables. Quand je disais tout à l'heure que je n'avais pas peur du vivant, il y a des formes de vivants qui sont quand même désagréables. Elles n'incitent pas à prendre peur. Je reviens à mon expérience amazonienne, c'est les insectes, les moustiques.

  • Simon Beyrand

    Vous avez vécu trois ans, vous êtes en Amazonie ? Oui,

  • Philippe Descola

    j'ai survenu à intervalles réguliers.

  • Simon Beyrand

    Trois ans d'immersion entière parmi le peuple Ashuar, qui fait partie en fait de la communauté Rivaros, en Amazonie du Nord.

  • Philippe Descola

    Alors maintenant, on les appelle les Ainz Tchitcham, c'est-à-dire les gens qui parlent le Tchitcham qui est la langue. Mais bon, peu importe, le terme Rivaros est un terme dépréciatif que les Ainz Tchitcham n'apprécient pas qu'on utilise. Donc effectivement...

  • Simon Beyrand

    Trois ans en immersion totale là-bas.

  • Philippe Descola

    En immersion dans les moustiques, dans l'équivalent amazonien des aoutas, qui sont vraiment très désagréables, les sangsues, des choses comme ça. C'est des scorpions dans les sacs de couchage ou des choses comme ça. C'est des choses qui sont désagréables, mais ça ne provoque pas de phobie. Je pense qu'il y a des formes de phobie comme la rachnophobie, par exemple, qui sont des formes pathologiques, si je puis dire. Là simplement, c'est désagréable parce que ça rend la vie pénible. Donc la biophobie, ça suppose effectivement une séparation du monde en général du vivant et l'habitude d'un habitat extrêmement transformé, urbanisé, dans lequel on est coupé. de la plupart des manifestations du vivant, sauf celles qui nous sont les plus proches, les plus familières, des animaux domestiques ou des choses comme ça.

  • Simon Beyrand

    Parce qu'en fait, la biophobie est en lien aussi avec la notion d'amnésie environnementale, c'est-à-dire qu'à mesure de l'urbanisation, de la métropolisation, de l'intensification de l'agriculture, on est arrivé à une forme de scission, de coupure, effectivement, et au fil des générations, On oublie ce que c'est l'abondance, la beauté du monde vivant. C'est ça l'amnésie, on oublie. Est-ce que vous avez un remède contre ça ?

  • Philippe Descola

    Le remède, c'est la pratique, c'est renouer la pratique. Et non seulement renouer la pratique, c'est-à-dire pas simplement se promener dans les bois et dire Oh, et ah ! quand on entend des chants d'oiseaux, qu'on voit des fleurs au bord du chemin. C'est d'apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux, c'est-à-dire acquérir un minimum de connaissances. au fond sur ce monde qui, d'une certaine façon, continue à se présenter à nous avec une certaine altérité. J'ai une empathie avec une mésange ou avec un rouge-gorge ou avec même une buse, parce que je sais que je suis moi aussi un animal vivant, mais cela dit, c'est quand même des formes de vie qui sont très différentes de la mienne. Et donc, on ne peut pas... éliminer cette forme d'altérité. Et la réduire, ça suppose de connaître quelque chose sur les mœurs des animaux, sur la reproduction des plantes, sur leurs propriétés, des choses comme ça.

  • Simon Beyrand

    Et connaître, c'est aussi avoir ensuite derrière l'envie de protéger, de s'engager pour la préservation de ces mondes, ces altérités.

  • Philippe Descola

    Oui, alors la préservation, c'est compliqué, parce qu'il y a la préservation préventive et la préservation protective, si je puis dire. Préventif, c'est d'éviter le développement d'urbanisations galopantes, l'artificialisation des sols, l'usage des pesticides, maintenir des endroits qui sont propices au développement de la biodiversité, des haies, des fossés, des zones humides, des choses comme ça. Puis la protection, c'est d'une certaine façon venir réparer lorsque les choses vont mal.

  • Simon Beyrand

    On va revenir aux peurs liées aux vivants et peut-être nous nourrir de votre expérience chez les hachoirs, les indiens d'Amazonie. Comment se manifestent les peurs chez eux ? Est-ce que vous seriez en mesure de nous donner quelques grandes idées de leurs peurs ? Et à quel point leur rapport aux vivants diffère d'une autre ? C'est une question très vaste, je sais, mais... Qu'est-ce qui vous vient spontanément ?

  • Philippe Descola

    Les peurs, elles sont... C'est semblable au nôtre, c'est une partie du monde où il y a pas mal de serpents venimeux, dont certains sont mortels si on veut, c'est-à-dire ils sont mortels parce qu'ils créent une telle angoisse suite à une morsure que la circulation sanguine s'accélère et donc ça favorise la diffusion du venin dans l'organisme. Donc oui, il y a une peur, par exemple, des serpents. Et effectivement, quand je faisais des généalogies, il y avait pas mal de gens qui étaient morts de morsures de serpents.

  • Simon Beyrand

    Alors là, on est sur une peur qui est quand même rationnelle.

  • Philippe Descola

    On est sur des peurs rationnelles. Mais je dirais que la peur principale des Hatchoirs, c'est peut-être la peur des morts, c'est d'être attiré dans le monde des morts. c'est-à-dire des esprits qui sont fuligineux, qui sont aveugles et sourds, et qui connaissent une terrible solitude dans leur état, et ils essayent d'attirer les vivants dans leur monde. C'est donc une peur métaphysique, si on veut. On l'appellera une peur métaphysique, mais en réalité c'est une peur qui pour eux est très concrète. Donc c'est des peurs de ce type-là qui dominaient Mestepa, en dehors de la peur des serpents qui est très caractéristique. il n'y avait pas de peur du vivant. Le vivant, c'est une abstraction aussi, d'une certaine façon.

  • Simon Beyrand

    Parce qu'aujourd'hui, on observe des peurs irrationnelles, et c'est ça aussi la biophobie, des peurs irrationnelles, c'est-à-dire des enfants qui peuvent avoir peur aujourd'hui d'un papillon, de libellules, ce n'est pas rationnel.

  • Philippe Descola

    Je ne savais pas, ça me désole.

  • Simon Beyrand

    C'est des jeux de qu'ont été réalisés au Japon.

  • Philippe Descola

    C'est le contraire. L'un des indices de la baisse de la biodiversité, Cette expérience classique du fait que quand on circule l'été en voiture, on a de moins en moins d'insectes sur le pare-brise. Je crois que c'était l'année dernière, j'ai fait un trajet l'été, et il y avait plein d'insectes sur le pare-brise, et d'une certaine façon, ça m'a rassuré. C'est exactement le contraire. Ma biophilie s'est manifestée par ce symptôme.

  • Simon Beyrand

    Alors Philippe Descola, pour préparer cet entretien, j'ai lu avec un immense intérêt votre livre tiré de votre expérience chez les Achuards, justement, Les lances du crépuscule c'est le titre du livre, publié en 1993. Dans le prologue du livre, vous écrivez Les colons terrorisés par un environnement peu familier, ne s'aventurent jamais très loin en forêt. Donc là, c'est plus que la peur des autres qu'humains, c'est la peur d'un écosystème entier.

  • Philippe Descola

    C'est un écosystème entier qui est complètement étranger en effet. Alors ils finissent par s'y habituer, c'est le drame de la colonisation d'une certaine façon. Au fil des siècles...

  • Simon Beyrand

    En dominant l'écosystème ?

  • Philippe Descola

    Oui, en dominant l'écosystème, en faisant des... des abattis. Le problème du front de colonisation, c'est que c'est un front. La forêt amazonienne, en général, la plupart des forêts équatoriales... En général, ce sont des forêts qui sont fragiles. Pourquoi ? Parce que, sauf dans les régions volcaniques, les sols sont pauvres. Autrement dit, ce sont des forêts qui vivent sur elles-mêmes, dans des cycles fermés. L'humus est produit par la décomposition de la litière végétale. On dit toujours qu'un arbre jeune ne peut naître et se développer que sur le cadavre d'un arbre mort. Or, si on interrompt ce cycle, c'est-à-dire si on défriche... Ces sols pauvres vont être détruits par le lessivage, c'est-à-dire par les pluies intenses et la radiation solaire. Donc dans un premier temps, effectivement, face à un milieu inquiétant, la première réaction, c'est de créer un écosystème qui leur soit familier, c'est-à-dire un écosystème... agricole traditionnel et pas celui d'horticulture, de dessartage. Et donc, c'est de défricher en front et de mettre en général du bétail.

  • Simon Beyrand

    Alors, difficile de vous interroger, Philippe Descola, sans parler de votre ouvrage phare, qui est un ouvrage vraiment majeur de la pensée écologique, qui s'appelle Part de la nature et culture que vous avez publié en 2005. dans lequel vous analysez des rapports entre l'homme et la nature dans les sociétés pré-modernes. Vous n'avez même pas froncé les sourcils quand j'ai dit le mot nature. Donc là, on voit que libérer cette frontière entre nature et culture pourrait être tout à fait salvateur pour notre société. Sauf qu'aujourd'hui, les frontières ont tendance à se marquer, d'autant plus on a l'impression qu'on ne va pas dans le bon sens de l'histoire, si j'ose dire.

  • Philippe Descola

    Ah non, on ne voit pas dans le bon sens de l'histoire du tout. Je pense que nous courons à la catastrophe, non pas tant du fait de l'entropisation de la planète, mais d'un certain type d'entropisation dont les effets sont catastrophiques. Ce qui caractérise l'action humaine à la surface de la Terre depuis les débuts de l'hominisation, c'est-à-dire depuis au moins 200 000 ans. C'est le fait que les humains ont profondément transformé les milieux qu'ils occupent, même si ce n'est pas tellement visible. La forêt amazonienne a ceci de caractéristique maintenant, qu'elle est anthropogénique, c'est-à-dire que sa composition floristique, partout où les humains sont intervenus, c'est-à-dire presque partout, a été profondément bouleversée. Autrement dit, la forêt amazonienne n'est pas une forêt vierge. C'est une forêt, au contraire, complètement anthropique. On peut dire la même chose pour beaucoup de milieux sur la planète. Autrement dit, ce processus d'anthropisation est très ancien. En quoi est-ce qu'il y a une nouveauté ? C'est que la révolution industrielle d'abord et puis le développement capitaliste ensuite ont abouti au fait que la production de marchandises s'est accompagnée de l'utilisation d'énergie fossile qui est le produit non pas. Des humains, en général, c'est pour ça qu'il vaut mieux ne pas parler d'anthropocène, parce que l'anthropos, c'est un humain, mais ce n'est pas n'importe quel humain, c'est un système capitaliste, économique et idéologique aussi. qui a eu des effets dramatiques sur la planète et qu'on doit distinguer de l'entropisation, du mouvement général d'entropisation caractéristique de l'habitabilité progressive de la Terre par les humains.

  • Simon Beyrand

    Philippe Descola, pour éclairer nos lanternes sous ces questions de destruction du monde vivant, j'ai tendu mon micro dans un restaurant libanais et j'ai eu deux trois réponses. Malheureusement, il n'y a que des hommes qui ont répondu à mes questions, donc je ferai un peu mieux la prochaine fois, mais je vous laisse écouter leur réaction.

  • Speaker #2

    Avoir peur, ça ne sert à rien. De toute façon, il faut vivre avec son temps. Oui, un problème général, il y a des espèces bien évidemment qui disparaissent. Il y en a d'autres, heureusement aussi, qui s'épanouissent. Donc après, il faut essayer de faire la part des choses par rapport à tout ça. Alors, au jour d'aujourd'hui, on constate qu'il y a une large disparition de certains animaux et insectes. Mais malheureusement, suite à l'exploitation intensive des pays industrialisés, ces pays-là font beaucoup de mal à la nature. Je prends l'exemple de la Chine aujourd'hui avec ce qu'elle rejette en espace.

  • Simon Beyrand

    Est-ce que ça vous fait flipper ?

  • Speaker #2

    Non, moi, ça ne me fait pas flipper parce que cette situation, elle s'inscrit dans un cheminement temporel. Au fait, c'est le temps. Ça me fait peur si c'est dans deux ans, dans une semaine. Mais sur une échelle de 50, 100 ans, forcément, au jour d'aujourd'hui, je n'ai pas peur. Mais on doit penser à l'avenir de nos enfants, effectivement. Surtout de la tristesse. De la tristesse et... face à la bêtise de l'homme. S'il en est là, c'est qu'il est aussi dans un processus, lui. Je sais que les Indiens de l'Amérique, par exemple, ils nous appellent les petits frères, parce qu'on est un peu immature, on est un peu des enfants. voilà, après personnellement je déplore vraiment tout ça je déplore vraiment l'extinction des animaux parce que je trouve la diversité magnifique moi-même je suis très proche de la nature après je sais que sans la nature on sait rien, on est rien et la nature survivra bien après nous et il renaîtra plein de choses après quoi, donc l'homme disparaîtra avant la nature des espèces disparaîtront et puis d'autres reviendront par la suite

  • Simon Beyrand

    Philippe Descola, ici on a plusieurs réactions contrastées. Ce n'est pas la peur, en tout cas ce n'est pas systématique quand on interroge autour des destructions du monde vivant. On peut avoir des sentiments de tristesse, mais aussi cette idée qui me semble quand même discutable que de toute façon la nature, la planète, peu importe comment on l'appelle, le vivant, se remettra de nous. Sauf que le problème c'est que dans notre chute, on entraîne aussi... beaucoup d'espèces animales et végétales, tout un monde est en train de disparaître, de se déliter avec nous, avec nos sociétés. Oui, c'est certain. Il y a quelque chose de très précieux sur la Terre, c'est la vie en effet. Alors les spécialistes qui traquent la vie dans les exoplanètes semblent de plus en plus s'accorder au fait qu'il n'est pas impossible qu'il y ait des exoplanètes où il y ait des formes de vie. Cela dit, pour le moment, la seule dont on soit sûr, c'est la nôtre. Et par conséquent... Si la disparition de l'humanité est quelque chose qu'on peut déplorer, parce qu'à côté des terribles exactions que les humains ont commises, ils ont aussi produit de très belles choses, des œuvres d'art, de la musique, et on peut regretter que ces choses-là disparaissent avec eux. Mais ça n'empêche que ce qui serait bien pire, c'est la disparition de la vie. Il est difficile d'imaginer que toutes formes de vie disparaissent. Un très grand nombre de formes de vie pourront disparaître sans doute, comme il en a disparu jusqu'à présent.

  • Philippe Descola

    Ce qui est vertigineux aujourd'hui, c'est la vitesse. C'est ça qui est caractéristique de la sixième extinction de masse, c'est la vitesse.

  • Simon Beyrand

    C'est l'accélération du processus, puisque d'année en année, on s'aperçoit que le processus va de plus en plus vite. Au fond, ce qu'on entend chez vos auditeurs, enfin chez vos locuteurs, chez les témoins que vous avez interrogés, c'est à la fois l'idée que ce n'est pas quelque chose qui menace dans l'immédiat. mais qu'à terme, ça pourrait poser problème. Et c'est en ce sens qu'au fond, il y a une forme d'apathie chez beaucoup de gens concernant le réchauffement climatique. Je crois que la plupart des gens sont maintenant conscients du réchauffement climatique et de l'érosion de la biodiversité. Mais cette apathie, elle se manifeste par le fait que c'est... un développement insensible. Alors de temps en temps, il y a des cataclysmes, effectivement, qui sont liés au réchauffement climatique. Il y a des inondations majeures qui sont beaucoup plus communes. Il y a des sécheresses, il y a des canicules, etc. mais on n'a pas encore l'expérience de ce que c'est que de vivre avec plusieurs degrés supplémentaires à ce que nous connaissons à présent. Je pense qu'il faut essayer de se projeter dans l'avenir. L'un de vos témoins évoquait ses enfants. Moi, je pense à mes petits-enfants et aux enfants de mes petits-enfants. Quel monde leur laissera-t-on, sachant ? que nous savions, quelles réactions auront-ils vis-à-vis de nos générations qui n'ont rien fait, mais qui ont fait si peu au fond pour changer les choses.

  • Philippe Descola

    Alors vous, vous avez quand même fait pas mal pour la connaissance, Philippe Descola. Et vous avez fait un pas de plus aussi ces derniers temps, avec notamment, vous êtes positionné contre la dissolution des soulèvements de la Terre. Donc, est-ce qu'il vous semble aujourd'hui important de sortir de... De votre costume, vous êtes encore une fois bien habillé aujourd'hui. Sortir de votre position de chercheur et de politiser encore un peu plus ces sujets ?

  • Simon Beyrand

    Je crois que les chercheurs ont une grande responsabilité. Ils savent ce qui est en train de se passer, ils savent les conséquences. Il est de leur devoir non seulement d'avertir leurs concitoyens, qui après tout financent leurs recherches, mais aussi les pouvoirs politiques. de ce qui est en train de se passer et de manifester, lorsque il y a un manque de réponse vis-à-vis de la situation, de manifester de façon très vive, au fond, le danger qu'il y a à ne rien faire. Et pour ça, il faut intervenir publiquement. C'est pour ça que je l'ai fait à l'occasion de la dissolution des soulevés mandataires qui luttaient, il faut le rappeler, contre l'accaparement des biens communs. qui est quand même un processus qui a démarré avec les enclogeuses au Royaume-Uni, qui est fondé sur la spoliation des biens communaux, exploités en commun par des communautés paysannes au fil du temps, leur appropriation privée qui a permis l'accumulation primitive et le développement du capitalisme industriel. Donc c'est des phénomènes historiques qu'il ne faut pas complètement oublier, mais qui continuent à être évidents. À l'heure actuelle, et le... L'accaparement par exemple de l'eau par les retenues, ce qu'on appelle les méga-bacines, c'est un mouvement qui va à l'encontre des biens communs, parce que l'eau est un bien commun, et donc que des petits groupes de producteurs s'approprient l'eau en pompant dans les nappes phréatiques pour continuer à produire des plantes comme le maïs, qui sont de moins en moins adaptées aux changements qui se passent. climatique me paraît être un crime. On parle de maladaptation au réchauffement climatique. Vous écrivez dans Ethnographie des mondes à venir une discussion avec Alessandro Pignocci récemment publiée au Seuil, Des non-humains peuvent devenir des alliés dans une confrontation avec le capitalisme, parce qu'ils sont déjà en résistance contre ses effets les plus dévastateurs. Ça c'est quand même hyper intéressant. Là, on passe d'un intérêt pour le vivant qui pourrait sembler un peu bucolique à une lutte politique. On voit qu'on renverse la tendance, on n'a plus peur. Le vivant, les non-humains, les autres qu'humains sont nos alliés.

  • Philippe Descola

    Oui, alors il y a différentes façons de procéder. L'une des façons de procéder, c'est de bombarder de plantes qui sont résistantes aux pesticides. Mais il y a aussi l'idée plus générale. que le capitalisme contemporain exploite dans un même mouvement des humains et des non-humains.

  • Simon Beyrand

    Une sorte de lutte des classes écologiques, on peut dire ça ?

  • Philippe Descola

    Oui, c'est une lutte des classes écologiques en ce sens. Par exemple, les grandes exploitations de porcs dans l'ouest de la France qui elles-mêmes vont détruire l'environnement par les nitrates qu'ils produisent, le développement des algues vertes, l'exploitation de personnel dans les usines de production de charcuterie, etc. Donc on voit qu'il y a tout un réseau. de personnes humaines et non humaines, si je puis dire, qui sont exploitées à l'intérieur d'un même système de production et qui donc ont des intérêts communs.

  • Simon Beyrand

    Comment vous imaginez un monde dans 20 ans, dans une perspective plutôt heureuse, avec des alliances fortes avec les non humains, avec un front de lutte écologique plus étendu ? À quoi pourrait ressembler cette société ici en Occident ?

  • Philippe Descola

    C'est très difficile de se projeter dans l'avenir et en général, je ne pense pas que c'est quelque chose que l'on doit demander aux sciences sociales, parce que la plupart du temps, nous, praticiens des sciences sociales, nous avons une grande tendance à nous tromper. Il faut le reconnaître avec humilité.

  • Simon Beyrand

    Quelle modestie ! Oui,

  • Philippe Descola

    il faut le reconnaître avec humilité. Ce qu'on peut dire simplement, c'est qu'à l'heure actuelle, ce que je trouve intéressant, c'est le fait que peuvent se déployer... simultanément deux formes d'action qui sont d'une part les collectifs alternatifs du type ZAD qui inventent et expérimentent des nouvelles formes de vie collective qui vont à l'encontre des valeurs de l'individualisme et du capitalisme et d'autre part la possibilité qui se déploie difficilement mais de lutter à l'intérieur des systèmes démocratiques pour obtenir des États qui soient plus démocratiques et plus sobres. Plus démocratiques, c'est-à-dire dans lesquels il y ait plus de démocratie participative et moins de démocratie représentative, c'est-à-dire dans lesquels on délègue son libre arbitre à des élus. Donc une plus grande participation des citoyens et plus sobre, c'est-à-dire... qui s'efforcent de véritablement lutter contre la gabegie caractéristique au fond du capitalisme tardif. Donc les deux mouvements, avec des chaos bien sûr, et des cas un cas, si je puis dire, ces deux mouvements me semblent être les seules façons d'envisager un monde de ce type-là, autrement qu'à travers des fuites individuelles. J'ai une maison dans le sud-ouest de la France où je suis très heureux, où je peux essayer de vivre dans l'illusion que je vis dans la nature et que je la protège, etc. Ce qui est en partie vrai, mais ce n'est pas des solutions individuelles.

  • Simon Beyrand

    On a besoin de collectifs. Philippe Descola, dernière question. Notre prochain invité sera votre consoeur, l'anthropologue française Nastasia Martin, qui est spécialiste des populations du Grand Nord, que l'on va recevoir aussi dans le cadre de l'épouvantable expo. qui se tiendra à la recyclerie. Est-ce que vous avez une question pour elle ?

  • Philippe Descola

    Je connais bien Nastassia puisque j'ai dirigé sa thèse.

  • Simon Beyrand

    Ah bah voilà, c'est parfait.

  • Philippe Descola

    Je la connais depuis le moment où elle a démarré dans ce métier. Je suis avec beaucoup d'attention à ce qu'elle fait depuis quelques années. Je n'ai pas tellement de questions qu'un encouragement qui est celui de continuer à faire ce qu'elle fait, c'est-à-dire à essayer de comprendre, le mot que vous employez tout à l'heure était très juste, les formes de maladaptation contemporaine dans différents contextes culturels et sociaux. C'était le cas chez les guichines de l'Alaska, ensuite chez les évennes du Kamchatka, maintenant le travail en Patagonie. Et à chaque fois, elle met en évidence la façon dont des populations localement essayent de se confronter aux distorsions et à ce que le capitalisme impose en termes de destruction des milieux, et essayer de trouver des solutions, au fond, pour sortir de ces situations quasiment inextricables dans lesquelles ils sont placés. Donc c'est à la fois un travail scientifique que j'admire, parce que c'est vraiment des terrains qui sont très bien menés et qui sont difficiles, et en même temps le résultat politique est là c'est à dire que ça nous permet de comprendre la diversité des façons de faire face au malheur du monde le message sera transmis à Nastaja merci,

  • Simon Beyrand

    un grand merci Philippe Descola merci pour votre temps pour votre générosité et puis vous viendrez à la Recyclerie quand l'expo sera prête avec plaisir au revoir Pour soutenir Radio Recyclerie, vous pouvez partager l'émission autour de vous, l'évaluer positivement et vous abonner au podcast. Radio Recyclerie met en onde les foisonnantes discussions enregistrées à la Recyclerie, un tiers-lieu engagé situé porte de Clignancourt à Paris. Venez-y pour prolonger les conversations et faire vibrer les écologies.

Chapters

  • Peur du vivant ou de l’absence du vivant ?

    00:00

  • Vulgariser le concept de « nature »

    04:26

  • Remèdes contre l’amnésie environnementale

    08:52

  • Peuple Achuar et front de colonisation

    13:30

  • Anthropisation et destruction du vivant

    18:28

  • De l’étude du vivant à la lutte politique

    27:23

  • Épilogue, passage de relais à Nastassja Martin

    31:25

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Description

Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola est une figure majeure de l’anthropologie en France et dans le monde. Son livre Par-delà nature et culture, publié en 2005, a ouvert de nouveaux horizons pour penser le vivant à l’intérieur de nos sociétés.

Nous recevons cet invité de marque pour donner du grain à moudre à l’Épouvantable expo, qui interrogera nos rapports effrayés / effrayants au monde vivant à partir de novembre 2024 à la REcyclerie. Dans cette conversation, Philippe Descola n’exprime pas tant sa biophobie que sa biophilie : « Je n’ai pas du tout peur du vivant ; j’ai peur de l’absence de vivant. J’ai passé quelques années de ma vie en Amazonie et j’ai trouvé cela merveilleux : c’est une stimulation permanente de la sensibilité. »

Et face au délitement du vivant et à l’amnésie environnementale, l’anthropologue a un puissant remède : « Le remède c’est la pratique. Renouer la pratique, et pas simplement se promener dans les bois et dire ohhh et ahhh quand on entend des chants d’oiseaux, que l’on voit des fleurs au bord du chemin. C’est d’apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux. Acquérir un minimum de connaissances sur ce monde qui, d’une certaine façon, continue à se présenter à nous avec une certaine altérité. »

Ressources à lire

Philippe Descola, Les Lances du crépuscule, 1993

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005

Alessandro Pignocchi et Philippe Descola, Ethnographie des mondes à venir, Seuil, 2022

Nastassja Martin, À l'est des rêves, La découverte, 2023

Ressources à écouter

Bruno David, À l'aube de la 6e extinction, Radio REcyclerie, 2021

Swann Périssé, La fin du monde à mourir du rire, Radio REcyclerie, 2024

Enregistrement : le 30 mai 2024 à la REcyclerie / Entretien, prise de son, réalisation : Simon Beyrand / Sound design : JFF / Illustration : Belen Fernandez – Olelala


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Simon Beyrand

    Radio Recyclerie, un espace sonore où vibrent les écologies. Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola est une figure majeure de l'anthropologie en France et dans le monde. Son livre Part de la nature et culture publié en 2005, a ouvert de nouveaux horizons pour penser le vivant à l'intérieur de nos sociétés. Nous recevons cet invité de marque pour donner du grain à moudre à l'épouvantable Expo qui interrogera nos rapports effrayés et effrayants au monde vivant à partir de novembre 2024 à la Recyclerie. Dans cette conversation, Philippe Descola n'exprime pas tant sa biophobie que sa biophilie.

  • Philippe Descola

    J'ai pas du tout peur du vivant, c'est plutôt j'ai peur de l'absence de vivant. J'ai passé quelques années de ma vie en Amazonie, j'ai trouvé ça merveilleux. En fait c'est une stimulation permanente de la sensibilité.

  • Simon Beyrand

    Et face au délitement du vivant et à l'amnésie environnementale, l'anthropologue a un puissant remède.

  • Philippe Descola

    Le remède, c'est la pratique. Pas simplement se promener dans les bois et dire oh, oh, oh, ah quand on entend des chants d'oiseaux, qu'on voit des fleurs au bord du chemin. C'est d'apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux, c'est-à-dire acquérir un minimum de connaissances au fond sur ce monde.

  • Simon Beyrand

    Cet épisode parle de peuples amazoniens, de serpents, de moustiques et de mondes vivants en proie aux destructions. Bonjour Philippe Descola.

  • Philippe Descola

    Bonjour.

  • Simon Beyrand

    Un grand merci d'avoir accepté notre invitation. Comment allez-vous ?

  • Philippe Descola

    Ça va.

  • Simon Beyrand

    On a l'honneur de vous recevoir dans le cadre de l'épouvantable expo qui se tiendra de novembre 2024 à février 2025 à la Recyclerie. L'idée de cette exposition, c'est d'explorer nos multiples peurs liées au monde vivant et à son effondrement. Alors, première question simple. Spontanément, quand je vous parle de peur et de vivant, quelle image vous vient ?

  • Philippe Descola

    Je n'ai pas du tout peur du vivant, c'est plutôt j'ai peur de l'absence du vivant. Je dois dire que j'ai passé quelques années de ma vie en Amazonie. C'est un écosystème généralisé de type simple, c'est-à-dire dans lequel il y a un très grand nombre d'espèces différentes et un très petit nombre de sujets d'espèces par kilomètre carré, disons. J'ai trouvé ça merveilleux. En fait, c'est une stimulation permanente de la sensibilité Je ne me suis jamais trouvé face à face avec un tigre ou avec un jaguar. Donc, ce sont peut-être des expériences un peu difficiles. Donc, le vivant ne m'inquiète pas du tout. Ce qui m'inquiète, comme je dis, c'est l'absence de vivant. Je me souviens en particulier d'un séjour en Islande, notamment au pied des glaciers. J'ai trouvé que c'était très inquiétant. L'absence de vie était très inquiétante. Le côté minéral était très troublant, il n'y avait même pas d'oiseaux de mer, c'était complètement déserté par la vie. Et donc quand j'entends que des gens veulent fuir la Terre pour s'installer sur Mars ou sur d'autres planètes pour les coloniser, je ne comprends pas que ce soit même imaginable de vivre sur une planète où il n'y a pas déjà du vivant.

  • Simon Beyrand

    Je pense qu'on n'a pas tout à fait le même rapport au monde que ces gens-là. En tout cas, c'est vraiment ce qu'on va explorer dans cette conversation. Nos peurs liées aux vivants, puisqu'il y en a quand même aujourd'hui, on va parler notamment de biophobie, c'est-à-dire, on a très peur des petites bêtes dans nos civilisations. Les araignées, les tiques, les punaises de lit, toutes ces choses qui peuvent paraître envahissantes. et puis aussi notre peur que vous avez mentionné par rapport à l'absence de vivants. On sait qu'aujourd'hui on est face à une sixième extinction de masse, le vivant s'effondre littéralement, et le mot est approprié pour le coup, c'est un effondrement du vivant. Et puis aussi les peurs que l'on inflige au monde vivant par notre présence sur cette Terre. Pour commencer à poser un peu les bases de notre discussion, je vous propose d'écouter la question Que vous a posé notre invitée précédente, qui est Swann Perissé, une humoriste qui essaye de faire marrer les gens en parlant justement de cette crise de la biodiversité, si on peut parler de crise. Et donc Swan Perissé vous a posé une question, je vous laisse l'écouter. Cher Philippe Descola, j'espère que vous allez bien. Ma spécialité, c'est de vulgariser des sujets sur l'écologie. Et je sais que vous avez plein, plein, plein de connaissances sur la nature, que vous n'appelez pas vraiment la nature, mais bon. Donc ma question, c'est, Philippe Descola, comment on vulgarise des sujets sur la nature quand on a autant de connaissances que vous ? Bon courage, vous avez trois heures. Philippe Descolat. Oui,

  • Philippe Descola

    merci, Swann Perissé, pour cette question. On ne parle pas de la nature, tout simplement, c'est-à-dire on parle de tel ou tel milieu, de tel ou tel rapport des humains à tel ou tel milieu. de telle ou telle espèce clé à l'intérieur d'un écosystème, etc. La nature, c'est une abstraction philosophique. Et donc, on ne vulgarise pas la nature parce qu'on ne vulgarise pas une abstraction philosophique. On ne vulgarise pas la notion de catégorie ou la notion de métaphysique. C'est un concept qui s'est progressivement développé en Europe, qui est né... En Grèce, avec ce concept de la foussie, c'est-à-dire de la nature propre d'une chose, qu'on a traduit ensuite par natura en latin, et au XVIIe siècle, il se passe quelque chose de nouveau, c'est-à-dire que la nature des choses, ce qui fait que quelque chose, qu'un être quelconque, a certaines qualités, certaines propriétés, cette notion se maintient, mais elle est rejointe par une notion plus générale qui est l'idée... La nature c'est un domaine, et c'est un domaine qui est extérieur aux humains, avec ce paradoxe que les humains ont aussi une part de naturelle en eux. Et ce domaine de la nature devient quelque chose vis-à-vis desquels les humains sont en position d'extériorité, de domination. Ça c'est quelque chose d'assez nouveau dans l'histoire de l'humanité, qui ne fait que s'accentuer et qui caractérise d'une certaine façon la modernité. Donc, vulgariser la nature, ça serait vulgariser ça, c'est-à-dire vulgariser l'histoire d'une idée.

  • Simon Beyrand

    Très bien, très bien, très intéressant. Alors après, peut-être que ce concept de nature, quand on sait que c'est un concept, ça peut être quand même utile pour vulgariser certains sujets. On a entendu par exemple la phrase nous sommes la nature qui se défend sur différents terrains de lutte Est-ce que vous ne pensez pas que ce mot peut être utile ici et là ?

  • Philippe Descola

    Alors c'est intéressant ce slogan qui était caractéristique de la lutte, notamment de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il faut quand même préciser que la première partie du slogan, c'est Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que l'idée de protection de la nature, telle qu'on l'entend habituellement, suppose précisément cette position de surplomb et d'extériorité des humains. vis-à-vis du monde des non-humains, qu'ils soient vivants ou non-vivants. Et ce que la deuxième partie du slogan Nous sommes la nature qui se défend suppose, c'est que précisément il n'y a pas de séparation entre les deux. Et donc le slogan lui-même va à l'encontre d'une idée de la nature comme quelque chose d'extérieur aux humains. Dès qu'on parle de nature, d'une certaine façon, on est coincé par des formules de ce type-là, si on veut en sortir, parce que la nature... Quand on dit se reconnecter avec la nature, ou entrer en communication avec la nature, ou être plus près de la nature, etc., ça présuppose d'emblée une séparation. Et c'est ça le problème de ce concept, et c'est pour ça que j'essaye de ne pas trop l'utiliser.

  • Simon Beyrand

    Alors on va utiliser le mot vivant aujourd'hui, et ça tombe bien, on est dans un lieu vivant, il y a un message pour nos auditeurs et auditrices, il y a un petit peu de bruit autour de nous, on installe... Une grande brocante japonaise pour ce week-end, donc voilà, on est dans un lieu vivant. Alors revenons à cette épouvantable expo qui se tiendra à la fin d'année 2024 et début d'année 2025. Il y a un mot qui commence à émerger au sein de la communauté scientifique, c'est le mot de biophobie, qui signifie qu'en nous coupant de l'altérité du vivant, nous serions de plus en plus à être effrayés. par les autres formes de vie. Est-ce qu'il faut s'inquiéter de ce phénomène, selon vous ?

  • Philippe Descola

    Là aussi, c'est une relative abstraction, la biophobie. Il y a des formes de vivants qui sont désagréables. Quand je disais tout à l'heure que je n'avais pas peur du vivant, il y a des formes de vivants qui sont quand même désagréables. Elles n'incitent pas à prendre peur. Je reviens à mon expérience amazonienne, c'est les insectes, les moustiques.

  • Simon Beyrand

    Vous avez vécu trois ans, vous êtes en Amazonie ? Oui,

  • Philippe Descola

    j'ai survenu à intervalles réguliers.

  • Simon Beyrand

    Trois ans d'immersion entière parmi le peuple Ashuar, qui fait partie en fait de la communauté Rivaros, en Amazonie du Nord.

  • Philippe Descola

    Alors maintenant, on les appelle les Ainz Tchitcham, c'est-à-dire les gens qui parlent le Tchitcham qui est la langue. Mais bon, peu importe, le terme Rivaros est un terme dépréciatif que les Ainz Tchitcham n'apprécient pas qu'on utilise. Donc effectivement...

  • Simon Beyrand

    Trois ans en immersion totale là-bas.

  • Philippe Descola

    En immersion dans les moustiques, dans l'équivalent amazonien des aoutas, qui sont vraiment très désagréables, les sangsues, des choses comme ça. C'est des scorpions dans les sacs de couchage ou des choses comme ça. C'est des choses qui sont désagréables, mais ça ne provoque pas de phobie. Je pense qu'il y a des formes de phobie comme la rachnophobie, par exemple, qui sont des formes pathologiques, si je puis dire. Là simplement, c'est désagréable parce que ça rend la vie pénible. Donc la biophobie, ça suppose effectivement une séparation du monde en général du vivant et l'habitude d'un habitat extrêmement transformé, urbanisé, dans lequel on est coupé. de la plupart des manifestations du vivant, sauf celles qui nous sont les plus proches, les plus familières, des animaux domestiques ou des choses comme ça.

  • Simon Beyrand

    Parce qu'en fait, la biophobie est en lien aussi avec la notion d'amnésie environnementale, c'est-à-dire qu'à mesure de l'urbanisation, de la métropolisation, de l'intensification de l'agriculture, on est arrivé à une forme de scission, de coupure, effectivement, et au fil des générations, On oublie ce que c'est l'abondance, la beauté du monde vivant. C'est ça l'amnésie, on oublie. Est-ce que vous avez un remède contre ça ?

  • Philippe Descola

    Le remède, c'est la pratique, c'est renouer la pratique. Et non seulement renouer la pratique, c'est-à-dire pas simplement se promener dans les bois et dire Oh, et ah ! quand on entend des chants d'oiseaux, qu'on voit des fleurs au bord du chemin. C'est d'apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux, c'est-à-dire acquérir un minimum de connaissances. au fond sur ce monde qui, d'une certaine façon, continue à se présenter à nous avec une certaine altérité. J'ai une empathie avec une mésange ou avec un rouge-gorge ou avec même une buse, parce que je sais que je suis moi aussi un animal vivant, mais cela dit, c'est quand même des formes de vie qui sont très différentes de la mienne. Et donc, on ne peut pas... éliminer cette forme d'altérité. Et la réduire, ça suppose de connaître quelque chose sur les mœurs des animaux, sur la reproduction des plantes, sur leurs propriétés, des choses comme ça.

  • Simon Beyrand

    Et connaître, c'est aussi avoir ensuite derrière l'envie de protéger, de s'engager pour la préservation de ces mondes, ces altérités.

  • Philippe Descola

    Oui, alors la préservation, c'est compliqué, parce qu'il y a la préservation préventive et la préservation protective, si je puis dire. Préventif, c'est d'éviter le développement d'urbanisations galopantes, l'artificialisation des sols, l'usage des pesticides, maintenir des endroits qui sont propices au développement de la biodiversité, des haies, des fossés, des zones humides, des choses comme ça. Puis la protection, c'est d'une certaine façon venir réparer lorsque les choses vont mal.

  • Simon Beyrand

    On va revenir aux peurs liées aux vivants et peut-être nous nourrir de votre expérience chez les hachoirs, les indiens d'Amazonie. Comment se manifestent les peurs chez eux ? Est-ce que vous seriez en mesure de nous donner quelques grandes idées de leurs peurs ? Et à quel point leur rapport aux vivants diffère d'une autre ? C'est une question très vaste, je sais, mais... Qu'est-ce qui vous vient spontanément ?

  • Philippe Descola

    Les peurs, elles sont... C'est semblable au nôtre, c'est une partie du monde où il y a pas mal de serpents venimeux, dont certains sont mortels si on veut, c'est-à-dire ils sont mortels parce qu'ils créent une telle angoisse suite à une morsure que la circulation sanguine s'accélère et donc ça favorise la diffusion du venin dans l'organisme. Donc oui, il y a une peur, par exemple, des serpents. Et effectivement, quand je faisais des généalogies, il y avait pas mal de gens qui étaient morts de morsures de serpents.

  • Simon Beyrand

    Alors là, on est sur une peur qui est quand même rationnelle.

  • Philippe Descola

    On est sur des peurs rationnelles. Mais je dirais que la peur principale des Hatchoirs, c'est peut-être la peur des morts, c'est d'être attiré dans le monde des morts. c'est-à-dire des esprits qui sont fuligineux, qui sont aveugles et sourds, et qui connaissent une terrible solitude dans leur état, et ils essayent d'attirer les vivants dans leur monde. C'est donc une peur métaphysique, si on veut. On l'appellera une peur métaphysique, mais en réalité c'est une peur qui pour eux est très concrète. Donc c'est des peurs de ce type-là qui dominaient Mestepa, en dehors de la peur des serpents qui est très caractéristique. il n'y avait pas de peur du vivant. Le vivant, c'est une abstraction aussi, d'une certaine façon.

  • Simon Beyrand

    Parce qu'aujourd'hui, on observe des peurs irrationnelles, et c'est ça aussi la biophobie, des peurs irrationnelles, c'est-à-dire des enfants qui peuvent avoir peur aujourd'hui d'un papillon, de libellules, ce n'est pas rationnel.

  • Philippe Descola

    Je ne savais pas, ça me désole.

  • Simon Beyrand

    C'est des jeux de qu'ont été réalisés au Japon.

  • Philippe Descola

    C'est le contraire. L'un des indices de la baisse de la biodiversité, Cette expérience classique du fait que quand on circule l'été en voiture, on a de moins en moins d'insectes sur le pare-brise. Je crois que c'était l'année dernière, j'ai fait un trajet l'été, et il y avait plein d'insectes sur le pare-brise, et d'une certaine façon, ça m'a rassuré. C'est exactement le contraire. Ma biophilie s'est manifestée par ce symptôme.

  • Simon Beyrand

    Alors Philippe Descola, pour préparer cet entretien, j'ai lu avec un immense intérêt votre livre tiré de votre expérience chez les Achuards, justement, Les lances du crépuscule c'est le titre du livre, publié en 1993. Dans le prologue du livre, vous écrivez Les colons terrorisés par un environnement peu familier, ne s'aventurent jamais très loin en forêt. Donc là, c'est plus que la peur des autres qu'humains, c'est la peur d'un écosystème entier.

  • Philippe Descola

    C'est un écosystème entier qui est complètement étranger en effet. Alors ils finissent par s'y habituer, c'est le drame de la colonisation d'une certaine façon. Au fil des siècles...

  • Simon Beyrand

    En dominant l'écosystème ?

  • Philippe Descola

    Oui, en dominant l'écosystème, en faisant des... des abattis. Le problème du front de colonisation, c'est que c'est un front. La forêt amazonienne, en général, la plupart des forêts équatoriales... En général, ce sont des forêts qui sont fragiles. Pourquoi ? Parce que, sauf dans les régions volcaniques, les sols sont pauvres. Autrement dit, ce sont des forêts qui vivent sur elles-mêmes, dans des cycles fermés. L'humus est produit par la décomposition de la litière végétale. On dit toujours qu'un arbre jeune ne peut naître et se développer que sur le cadavre d'un arbre mort. Or, si on interrompt ce cycle, c'est-à-dire si on défriche... Ces sols pauvres vont être détruits par le lessivage, c'est-à-dire par les pluies intenses et la radiation solaire. Donc dans un premier temps, effectivement, face à un milieu inquiétant, la première réaction, c'est de créer un écosystème qui leur soit familier, c'est-à-dire un écosystème... agricole traditionnel et pas celui d'horticulture, de dessartage. Et donc, c'est de défricher en front et de mettre en général du bétail.

  • Simon Beyrand

    Alors, difficile de vous interroger, Philippe Descola, sans parler de votre ouvrage phare, qui est un ouvrage vraiment majeur de la pensée écologique, qui s'appelle Part de la nature et culture que vous avez publié en 2005. dans lequel vous analysez des rapports entre l'homme et la nature dans les sociétés pré-modernes. Vous n'avez même pas froncé les sourcils quand j'ai dit le mot nature. Donc là, on voit que libérer cette frontière entre nature et culture pourrait être tout à fait salvateur pour notre société. Sauf qu'aujourd'hui, les frontières ont tendance à se marquer, d'autant plus on a l'impression qu'on ne va pas dans le bon sens de l'histoire, si j'ose dire.

  • Philippe Descola

    Ah non, on ne voit pas dans le bon sens de l'histoire du tout. Je pense que nous courons à la catastrophe, non pas tant du fait de l'entropisation de la planète, mais d'un certain type d'entropisation dont les effets sont catastrophiques. Ce qui caractérise l'action humaine à la surface de la Terre depuis les débuts de l'hominisation, c'est-à-dire depuis au moins 200 000 ans. C'est le fait que les humains ont profondément transformé les milieux qu'ils occupent, même si ce n'est pas tellement visible. La forêt amazonienne a ceci de caractéristique maintenant, qu'elle est anthropogénique, c'est-à-dire que sa composition floristique, partout où les humains sont intervenus, c'est-à-dire presque partout, a été profondément bouleversée. Autrement dit, la forêt amazonienne n'est pas une forêt vierge. C'est une forêt, au contraire, complètement anthropique. On peut dire la même chose pour beaucoup de milieux sur la planète. Autrement dit, ce processus d'anthropisation est très ancien. En quoi est-ce qu'il y a une nouveauté ? C'est que la révolution industrielle d'abord et puis le développement capitaliste ensuite ont abouti au fait que la production de marchandises s'est accompagnée de l'utilisation d'énergie fossile qui est le produit non pas. Des humains, en général, c'est pour ça qu'il vaut mieux ne pas parler d'anthropocène, parce que l'anthropos, c'est un humain, mais ce n'est pas n'importe quel humain, c'est un système capitaliste, économique et idéologique aussi. qui a eu des effets dramatiques sur la planète et qu'on doit distinguer de l'entropisation, du mouvement général d'entropisation caractéristique de l'habitabilité progressive de la Terre par les humains.

  • Simon Beyrand

    Philippe Descola, pour éclairer nos lanternes sous ces questions de destruction du monde vivant, j'ai tendu mon micro dans un restaurant libanais et j'ai eu deux trois réponses. Malheureusement, il n'y a que des hommes qui ont répondu à mes questions, donc je ferai un peu mieux la prochaine fois, mais je vous laisse écouter leur réaction.

  • Speaker #2

    Avoir peur, ça ne sert à rien. De toute façon, il faut vivre avec son temps. Oui, un problème général, il y a des espèces bien évidemment qui disparaissent. Il y en a d'autres, heureusement aussi, qui s'épanouissent. Donc après, il faut essayer de faire la part des choses par rapport à tout ça. Alors, au jour d'aujourd'hui, on constate qu'il y a une large disparition de certains animaux et insectes. Mais malheureusement, suite à l'exploitation intensive des pays industrialisés, ces pays-là font beaucoup de mal à la nature. Je prends l'exemple de la Chine aujourd'hui avec ce qu'elle rejette en espace.

  • Simon Beyrand

    Est-ce que ça vous fait flipper ?

  • Speaker #2

    Non, moi, ça ne me fait pas flipper parce que cette situation, elle s'inscrit dans un cheminement temporel. Au fait, c'est le temps. Ça me fait peur si c'est dans deux ans, dans une semaine. Mais sur une échelle de 50, 100 ans, forcément, au jour d'aujourd'hui, je n'ai pas peur. Mais on doit penser à l'avenir de nos enfants, effectivement. Surtout de la tristesse. De la tristesse et... face à la bêtise de l'homme. S'il en est là, c'est qu'il est aussi dans un processus, lui. Je sais que les Indiens de l'Amérique, par exemple, ils nous appellent les petits frères, parce qu'on est un peu immature, on est un peu des enfants. voilà, après personnellement je déplore vraiment tout ça je déplore vraiment l'extinction des animaux parce que je trouve la diversité magnifique moi-même je suis très proche de la nature après je sais que sans la nature on sait rien, on est rien et la nature survivra bien après nous et il renaîtra plein de choses après quoi, donc l'homme disparaîtra avant la nature des espèces disparaîtront et puis d'autres reviendront par la suite

  • Simon Beyrand

    Philippe Descola, ici on a plusieurs réactions contrastées. Ce n'est pas la peur, en tout cas ce n'est pas systématique quand on interroge autour des destructions du monde vivant. On peut avoir des sentiments de tristesse, mais aussi cette idée qui me semble quand même discutable que de toute façon la nature, la planète, peu importe comment on l'appelle, le vivant, se remettra de nous. Sauf que le problème c'est que dans notre chute, on entraîne aussi... beaucoup d'espèces animales et végétales, tout un monde est en train de disparaître, de se déliter avec nous, avec nos sociétés. Oui, c'est certain. Il y a quelque chose de très précieux sur la Terre, c'est la vie en effet. Alors les spécialistes qui traquent la vie dans les exoplanètes semblent de plus en plus s'accorder au fait qu'il n'est pas impossible qu'il y ait des exoplanètes où il y ait des formes de vie. Cela dit, pour le moment, la seule dont on soit sûr, c'est la nôtre. Et par conséquent... Si la disparition de l'humanité est quelque chose qu'on peut déplorer, parce qu'à côté des terribles exactions que les humains ont commises, ils ont aussi produit de très belles choses, des œuvres d'art, de la musique, et on peut regretter que ces choses-là disparaissent avec eux. Mais ça n'empêche que ce qui serait bien pire, c'est la disparition de la vie. Il est difficile d'imaginer que toutes formes de vie disparaissent. Un très grand nombre de formes de vie pourront disparaître sans doute, comme il en a disparu jusqu'à présent.

  • Philippe Descola

    Ce qui est vertigineux aujourd'hui, c'est la vitesse. C'est ça qui est caractéristique de la sixième extinction de masse, c'est la vitesse.

  • Simon Beyrand

    C'est l'accélération du processus, puisque d'année en année, on s'aperçoit que le processus va de plus en plus vite. Au fond, ce qu'on entend chez vos auditeurs, enfin chez vos locuteurs, chez les témoins que vous avez interrogés, c'est à la fois l'idée que ce n'est pas quelque chose qui menace dans l'immédiat. mais qu'à terme, ça pourrait poser problème. Et c'est en ce sens qu'au fond, il y a une forme d'apathie chez beaucoup de gens concernant le réchauffement climatique. Je crois que la plupart des gens sont maintenant conscients du réchauffement climatique et de l'érosion de la biodiversité. Mais cette apathie, elle se manifeste par le fait que c'est... un développement insensible. Alors de temps en temps, il y a des cataclysmes, effectivement, qui sont liés au réchauffement climatique. Il y a des inondations majeures qui sont beaucoup plus communes. Il y a des sécheresses, il y a des canicules, etc. mais on n'a pas encore l'expérience de ce que c'est que de vivre avec plusieurs degrés supplémentaires à ce que nous connaissons à présent. Je pense qu'il faut essayer de se projeter dans l'avenir. L'un de vos témoins évoquait ses enfants. Moi, je pense à mes petits-enfants et aux enfants de mes petits-enfants. Quel monde leur laissera-t-on, sachant ? que nous savions, quelles réactions auront-ils vis-à-vis de nos générations qui n'ont rien fait, mais qui ont fait si peu au fond pour changer les choses.

  • Philippe Descola

    Alors vous, vous avez quand même fait pas mal pour la connaissance, Philippe Descola. Et vous avez fait un pas de plus aussi ces derniers temps, avec notamment, vous êtes positionné contre la dissolution des soulèvements de la Terre. Donc, est-ce qu'il vous semble aujourd'hui important de sortir de... De votre costume, vous êtes encore une fois bien habillé aujourd'hui. Sortir de votre position de chercheur et de politiser encore un peu plus ces sujets ?

  • Simon Beyrand

    Je crois que les chercheurs ont une grande responsabilité. Ils savent ce qui est en train de se passer, ils savent les conséquences. Il est de leur devoir non seulement d'avertir leurs concitoyens, qui après tout financent leurs recherches, mais aussi les pouvoirs politiques. de ce qui est en train de se passer et de manifester, lorsque il y a un manque de réponse vis-à-vis de la situation, de manifester de façon très vive, au fond, le danger qu'il y a à ne rien faire. Et pour ça, il faut intervenir publiquement. C'est pour ça que je l'ai fait à l'occasion de la dissolution des soulevés mandataires qui luttaient, il faut le rappeler, contre l'accaparement des biens communs. qui est quand même un processus qui a démarré avec les enclogeuses au Royaume-Uni, qui est fondé sur la spoliation des biens communaux, exploités en commun par des communautés paysannes au fil du temps, leur appropriation privée qui a permis l'accumulation primitive et le développement du capitalisme industriel. Donc c'est des phénomènes historiques qu'il ne faut pas complètement oublier, mais qui continuent à être évidents. À l'heure actuelle, et le... L'accaparement par exemple de l'eau par les retenues, ce qu'on appelle les méga-bacines, c'est un mouvement qui va à l'encontre des biens communs, parce que l'eau est un bien commun, et donc que des petits groupes de producteurs s'approprient l'eau en pompant dans les nappes phréatiques pour continuer à produire des plantes comme le maïs, qui sont de moins en moins adaptées aux changements qui se passent. climatique me paraît être un crime. On parle de maladaptation au réchauffement climatique. Vous écrivez dans Ethnographie des mondes à venir une discussion avec Alessandro Pignocci récemment publiée au Seuil, Des non-humains peuvent devenir des alliés dans une confrontation avec le capitalisme, parce qu'ils sont déjà en résistance contre ses effets les plus dévastateurs. Ça c'est quand même hyper intéressant. Là, on passe d'un intérêt pour le vivant qui pourrait sembler un peu bucolique à une lutte politique. On voit qu'on renverse la tendance, on n'a plus peur. Le vivant, les non-humains, les autres qu'humains sont nos alliés.

  • Philippe Descola

    Oui, alors il y a différentes façons de procéder. L'une des façons de procéder, c'est de bombarder de plantes qui sont résistantes aux pesticides. Mais il y a aussi l'idée plus générale. que le capitalisme contemporain exploite dans un même mouvement des humains et des non-humains.

  • Simon Beyrand

    Une sorte de lutte des classes écologiques, on peut dire ça ?

  • Philippe Descola

    Oui, c'est une lutte des classes écologiques en ce sens. Par exemple, les grandes exploitations de porcs dans l'ouest de la France qui elles-mêmes vont détruire l'environnement par les nitrates qu'ils produisent, le développement des algues vertes, l'exploitation de personnel dans les usines de production de charcuterie, etc. Donc on voit qu'il y a tout un réseau. de personnes humaines et non humaines, si je puis dire, qui sont exploitées à l'intérieur d'un même système de production et qui donc ont des intérêts communs.

  • Simon Beyrand

    Comment vous imaginez un monde dans 20 ans, dans une perspective plutôt heureuse, avec des alliances fortes avec les non humains, avec un front de lutte écologique plus étendu ? À quoi pourrait ressembler cette société ici en Occident ?

  • Philippe Descola

    C'est très difficile de se projeter dans l'avenir et en général, je ne pense pas que c'est quelque chose que l'on doit demander aux sciences sociales, parce que la plupart du temps, nous, praticiens des sciences sociales, nous avons une grande tendance à nous tromper. Il faut le reconnaître avec humilité.

  • Simon Beyrand

    Quelle modestie ! Oui,

  • Philippe Descola

    il faut le reconnaître avec humilité. Ce qu'on peut dire simplement, c'est qu'à l'heure actuelle, ce que je trouve intéressant, c'est le fait que peuvent se déployer... simultanément deux formes d'action qui sont d'une part les collectifs alternatifs du type ZAD qui inventent et expérimentent des nouvelles formes de vie collective qui vont à l'encontre des valeurs de l'individualisme et du capitalisme et d'autre part la possibilité qui se déploie difficilement mais de lutter à l'intérieur des systèmes démocratiques pour obtenir des États qui soient plus démocratiques et plus sobres. Plus démocratiques, c'est-à-dire dans lesquels il y ait plus de démocratie participative et moins de démocratie représentative, c'est-à-dire dans lesquels on délègue son libre arbitre à des élus. Donc une plus grande participation des citoyens et plus sobre, c'est-à-dire... qui s'efforcent de véritablement lutter contre la gabegie caractéristique au fond du capitalisme tardif. Donc les deux mouvements, avec des chaos bien sûr, et des cas un cas, si je puis dire, ces deux mouvements me semblent être les seules façons d'envisager un monde de ce type-là, autrement qu'à travers des fuites individuelles. J'ai une maison dans le sud-ouest de la France où je suis très heureux, où je peux essayer de vivre dans l'illusion que je vis dans la nature et que je la protège, etc. Ce qui est en partie vrai, mais ce n'est pas des solutions individuelles.

  • Simon Beyrand

    On a besoin de collectifs. Philippe Descola, dernière question. Notre prochain invité sera votre consoeur, l'anthropologue française Nastasia Martin, qui est spécialiste des populations du Grand Nord, que l'on va recevoir aussi dans le cadre de l'épouvantable expo. qui se tiendra à la recyclerie. Est-ce que vous avez une question pour elle ?

  • Philippe Descola

    Je connais bien Nastassia puisque j'ai dirigé sa thèse.

  • Simon Beyrand

    Ah bah voilà, c'est parfait.

  • Philippe Descola

    Je la connais depuis le moment où elle a démarré dans ce métier. Je suis avec beaucoup d'attention à ce qu'elle fait depuis quelques années. Je n'ai pas tellement de questions qu'un encouragement qui est celui de continuer à faire ce qu'elle fait, c'est-à-dire à essayer de comprendre, le mot que vous employez tout à l'heure était très juste, les formes de maladaptation contemporaine dans différents contextes culturels et sociaux. C'était le cas chez les guichines de l'Alaska, ensuite chez les évennes du Kamchatka, maintenant le travail en Patagonie. Et à chaque fois, elle met en évidence la façon dont des populations localement essayent de se confronter aux distorsions et à ce que le capitalisme impose en termes de destruction des milieux, et essayer de trouver des solutions, au fond, pour sortir de ces situations quasiment inextricables dans lesquelles ils sont placés. Donc c'est à la fois un travail scientifique que j'admire, parce que c'est vraiment des terrains qui sont très bien menés et qui sont difficiles, et en même temps le résultat politique est là c'est à dire que ça nous permet de comprendre la diversité des façons de faire face au malheur du monde le message sera transmis à Nastaja merci,

  • Simon Beyrand

    un grand merci Philippe Descola merci pour votre temps pour votre générosité et puis vous viendrez à la Recyclerie quand l'expo sera prête avec plaisir au revoir Pour soutenir Radio Recyclerie, vous pouvez partager l'émission autour de vous, l'évaluer positivement et vous abonner au podcast. Radio Recyclerie met en onde les foisonnantes discussions enregistrées à la Recyclerie, un tiers-lieu engagé situé porte de Clignancourt à Paris. Venez-y pour prolonger les conversations et faire vibrer les écologies.

Chapters

  • Peur du vivant ou de l’absence du vivant ?

    00:00

  • Vulgariser le concept de « nature »

    04:26

  • Remèdes contre l’amnésie environnementale

    08:52

  • Peuple Achuar et front de colonisation

    13:30

  • Anthropisation et destruction du vivant

    18:28

  • De l’étude du vivant à la lutte politique

    27:23

  • Épilogue, passage de relais à Nastassja Martin

    31:25

Description

Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola est une figure majeure de l’anthropologie en France et dans le monde. Son livre Par-delà nature et culture, publié en 2005, a ouvert de nouveaux horizons pour penser le vivant à l’intérieur de nos sociétés.

Nous recevons cet invité de marque pour donner du grain à moudre à l’Épouvantable expo, qui interrogera nos rapports effrayés / effrayants au monde vivant à partir de novembre 2024 à la REcyclerie. Dans cette conversation, Philippe Descola n’exprime pas tant sa biophobie que sa biophilie : « Je n’ai pas du tout peur du vivant ; j’ai peur de l’absence de vivant. J’ai passé quelques années de ma vie en Amazonie et j’ai trouvé cela merveilleux : c’est une stimulation permanente de la sensibilité. »

Et face au délitement du vivant et à l’amnésie environnementale, l’anthropologue a un puissant remède : « Le remède c’est la pratique. Renouer la pratique, et pas simplement se promener dans les bois et dire ohhh et ahhh quand on entend des chants d’oiseaux, que l’on voit des fleurs au bord du chemin. C’est d’apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux. Acquérir un minimum de connaissances sur ce monde qui, d’une certaine façon, continue à se présenter à nous avec une certaine altérité. »

Ressources à lire

Philippe Descola, Les Lances du crépuscule, 1993

Philippe Descola, Par-delà nature et culture, 2005

Alessandro Pignocchi et Philippe Descola, Ethnographie des mondes à venir, Seuil, 2022

Nastassja Martin, À l'est des rêves, La découverte, 2023

Ressources à écouter

Bruno David, À l'aube de la 6e extinction, Radio REcyclerie, 2021

Swann Périssé, La fin du monde à mourir du rire, Radio REcyclerie, 2024

Enregistrement : le 30 mai 2024 à la REcyclerie / Entretien, prise de son, réalisation : Simon Beyrand / Sound design : JFF / Illustration : Belen Fernandez – Olelala


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Simon Beyrand

    Radio Recyclerie, un espace sonore où vibrent les écologies. Dans la lignée de Claude Lévi-Strauss, Philippe Descola est une figure majeure de l'anthropologie en France et dans le monde. Son livre Part de la nature et culture publié en 2005, a ouvert de nouveaux horizons pour penser le vivant à l'intérieur de nos sociétés. Nous recevons cet invité de marque pour donner du grain à moudre à l'épouvantable Expo qui interrogera nos rapports effrayés et effrayants au monde vivant à partir de novembre 2024 à la Recyclerie. Dans cette conversation, Philippe Descola n'exprime pas tant sa biophobie que sa biophilie.

  • Philippe Descola

    J'ai pas du tout peur du vivant, c'est plutôt j'ai peur de l'absence de vivant. J'ai passé quelques années de ma vie en Amazonie, j'ai trouvé ça merveilleux. En fait c'est une stimulation permanente de la sensibilité.

  • Simon Beyrand

    Et face au délitement du vivant et à l'amnésie environnementale, l'anthropologue a un puissant remède.

  • Philippe Descola

    Le remède, c'est la pratique. Pas simplement se promener dans les bois et dire oh, oh, oh, ah quand on entend des chants d'oiseaux, qu'on voit des fleurs au bord du chemin. C'est d'apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux, c'est-à-dire acquérir un minimum de connaissances au fond sur ce monde.

  • Simon Beyrand

    Cet épisode parle de peuples amazoniens, de serpents, de moustiques et de mondes vivants en proie aux destructions. Bonjour Philippe Descola.

  • Philippe Descola

    Bonjour.

  • Simon Beyrand

    Un grand merci d'avoir accepté notre invitation. Comment allez-vous ?

  • Philippe Descola

    Ça va.

  • Simon Beyrand

    On a l'honneur de vous recevoir dans le cadre de l'épouvantable expo qui se tiendra de novembre 2024 à février 2025 à la Recyclerie. L'idée de cette exposition, c'est d'explorer nos multiples peurs liées au monde vivant et à son effondrement. Alors, première question simple. Spontanément, quand je vous parle de peur et de vivant, quelle image vous vient ?

  • Philippe Descola

    Je n'ai pas du tout peur du vivant, c'est plutôt j'ai peur de l'absence du vivant. Je dois dire que j'ai passé quelques années de ma vie en Amazonie. C'est un écosystème généralisé de type simple, c'est-à-dire dans lequel il y a un très grand nombre d'espèces différentes et un très petit nombre de sujets d'espèces par kilomètre carré, disons. J'ai trouvé ça merveilleux. En fait, c'est une stimulation permanente de la sensibilité Je ne me suis jamais trouvé face à face avec un tigre ou avec un jaguar. Donc, ce sont peut-être des expériences un peu difficiles. Donc, le vivant ne m'inquiète pas du tout. Ce qui m'inquiète, comme je dis, c'est l'absence de vivant. Je me souviens en particulier d'un séjour en Islande, notamment au pied des glaciers. J'ai trouvé que c'était très inquiétant. L'absence de vie était très inquiétante. Le côté minéral était très troublant, il n'y avait même pas d'oiseaux de mer, c'était complètement déserté par la vie. Et donc quand j'entends que des gens veulent fuir la Terre pour s'installer sur Mars ou sur d'autres planètes pour les coloniser, je ne comprends pas que ce soit même imaginable de vivre sur une planète où il n'y a pas déjà du vivant.

  • Simon Beyrand

    Je pense qu'on n'a pas tout à fait le même rapport au monde que ces gens-là. En tout cas, c'est vraiment ce qu'on va explorer dans cette conversation. Nos peurs liées aux vivants, puisqu'il y en a quand même aujourd'hui, on va parler notamment de biophobie, c'est-à-dire, on a très peur des petites bêtes dans nos civilisations. Les araignées, les tiques, les punaises de lit, toutes ces choses qui peuvent paraître envahissantes. et puis aussi notre peur que vous avez mentionné par rapport à l'absence de vivants. On sait qu'aujourd'hui on est face à une sixième extinction de masse, le vivant s'effondre littéralement, et le mot est approprié pour le coup, c'est un effondrement du vivant. Et puis aussi les peurs que l'on inflige au monde vivant par notre présence sur cette Terre. Pour commencer à poser un peu les bases de notre discussion, je vous propose d'écouter la question Que vous a posé notre invitée précédente, qui est Swann Perissé, une humoriste qui essaye de faire marrer les gens en parlant justement de cette crise de la biodiversité, si on peut parler de crise. Et donc Swan Perissé vous a posé une question, je vous laisse l'écouter. Cher Philippe Descola, j'espère que vous allez bien. Ma spécialité, c'est de vulgariser des sujets sur l'écologie. Et je sais que vous avez plein, plein, plein de connaissances sur la nature, que vous n'appelez pas vraiment la nature, mais bon. Donc ma question, c'est, Philippe Descola, comment on vulgarise des sujets sur la nature quand on a autant de connaissances que vous ? Bon courage, vous avez trois heures. Philippe Descolat. Oui,

  • Philippe Descola

    merci, Swann Perissé, pour cette question. On ne parle pas de la nature, tout simplement, c'est-à-dire on parle de tel ou tel milieu, de tel ou tel rapport des humains à tel ou tel milieu. de telle ou telle espèce clé à l'intérieur d'un écosystème, etc. La nature, c'est une abstraction philosophique. Et donc, on ne vulgarise pas la nature parce qu'on ne vulgarise pas une abstraction philosophique. On ne vulgarise pas la notion de catégorie ou la notion de métaphysique. C'est un concept qui s'est progressivement développé en Europe, qui est né... En Grèce, avec ce concept de la foussie, c'est-à-dire de la nature propre d'une chose, qu'on a traduit ensuite par natura en latin, et au XVIIe siècle, il se passe quelque chose de nouveau, c'est-à-dire que la nature des choses, ce qui fait que quelque chose, qu'un être quelconque, a certaines qualités, certaines propriétés, cette notion se maintient, mais elle est rejointe par une notion plus générale qui est l'idée... La nature c'est un domaine, et c'est un domaine qui est extérieur aux humains, avec ce paradoxe que les humains ont aussi une part de naturelle en eux. Et ce domaine de la nature devient quelque chose vis-à-vis desquels les humains sont en position d'extériorité, de domination. Ça c'est quelque chose d'assez nouveau dans l'histoire de l'humanité, qui ne fait que s'accentuer et qui caractérise d'une certaine façon la modernité. Donc, vulgariser la nature, ça serait vulgariser ça, c'est-à-dire vulgariser l'histoire d'une idée.

  • Simon Beyrand

    Très bien, très bien, très intéressant. Alors après, peut-être que ce concept de nature, quand on sait que c'est un concept, ça peut être quand même utile pour vulgariser certains sujets. On a entendu par exemple la phrase nous sommes la nature qui se défend sur différents terrains de lutte Est-ce que vous ne pensez pas que ce mot peut être utile ici et là ?

  • Philippe Descola

    Alors c'est intéressant ce slogan qui était caractéristique de la lutte, notamment de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes. Il faut quand même préciser que la première partie du slogan, c'est Nous ne défendons pas la nature, nous sommes la nature qui se défend Qu'est-ce que ça veut dire ? Ça veut dire que l'idée de protection de la nature, telle qu'on l'entend habituellement, suppose précisément cette position de surplomb et d'extériorité des humains. vis-à-vis du monde des non-humains, qu'ils soient vivants ou non-vivants. Et ce que la deuxième partie du slogan Nous sommes la nature qui se défend suppose, c'est que précisément il n'y a pas de séparation entre les deux. Et donc le slogan lui-même va à l'encontre d'une idée de la nature comme quelque chose d'extérieur aux humains. Dès qu'on parle de nature, d'une certaine façon, on est coincé par des formules de ce type-là, si on veut en sortir, parce que la nature... Quand on dit se reconnecter avec la nature, ou entrer en communication avec la nature, ou être plus près de la nature, etc., ça présuppose d'emblée une séparation. Et c'est ça le problème de ce concept, et c'est pour ça que j'essaye de ne pas trop l'utiliser.

  • Simon Beyrand

    Alors on va utiliser le mot vivant aujourd'hui, et ça tombe bien, on est dans un lieu vivant, il y a un message pour nos auditeurs et auditrices, il y a un petit peu de bruit autour de nous, on installe... Une grande brocante japonaise pour ce week-end, donc voilà, on est dans un lieu vivant. Alors revenons à cette épouvantable expo qui se tiendra à la fin d'année 2024 et début d'année 2025. Il y a un mot qui commence à émerger au sein de la communauté scientifique, c'est le mot de biophobie, qui signifie qu'en nous coupant de l'altérité du vivant, nous serions de plus en plus à être effrayés. par les autres formes de vie. Est-ce qu'il faut s'inquiéter de ce phénomène, selon vous ?

  • Philippe Descola

    Là aussi, c'est une relative abstraction, la biophobie. Il y a des formes de vivants qui sont désagréables. Quand je disais tout à l'heure que je n'avais pas peur du vivant, il y a des formes de vivants qui sont quand même désagréables. Elles n'incitent pas à prendre peur. Je reviens à mon expérience amazonienne, c'est les insectes, les moustiques.

  • Simon Beyrand

    Vous avez vécu trois ans, vous êtes en Amazonie ? Oui,

  • Philippe Descola

    j'ai survenu à intervalles réguliers.

  • Simon Beyrand

    Trois ans d'immersion entière parmi le peuple Ashuar, qui fait partie en fait de la communauté Rivaros, en Amazonie du Nord.

  • Philippe Descola

    Alors maintenant, on les appelle les Ainz Tchitcham, c'est-à-dire les gens qui parlent le Tchitcham qui est la langue. Mais bon, peu importe, le terme Rivaros est un terme dépréciatif que les Ainz Tchitcham n'apprécient pas qu'on utilise. Donc effectivement...

  • Simon Beyrand

    Trois ans en immersion totale là-bas.

  • Philippe Descola

    En immersion dans les moustiques, dans l'équivalent amazonien des aoutas, qui sont vraiment très désagréables, les sangsues, des choses comme ça. C'est des scorpions dans les sacs de couchage ou des choses comme ça. C'est des choses qui sont désagréables, mais ça ne provoque pas de phobie. Je pense qu'il y a des formes de phobie comme la rachnophobie, par exemple, qui sont des formes pathologiques, si je puis dire. Là simplement, c'est désagréable parce que ça rend la vie pénible. Donc la biophobie, ça suppose effectivement une séparation du monde en général du vivant et l'habitude d'un habitat extrêmement transformé, urbanisé, dans lequel on est coupé. de la plupart des manifestations du vivant, sauf celles qui nous sont les plus proches, les plus familières, des animaux domestiques ou des choses comme ça.

  • Simon Beyrand

    Parce qu'en fait, la biophobie est en lien aussi avec la notion d'amnésie environnementale, c'est-à-dire qu'à mesure de l'urbanisation, de la métropolisation, de l'intensification de l'agriculture, on est arrivé à une forme de scission, de coupure, effectivement, et au fil des générations, On oublie ce que c'est l'abondance, la beauté du monde vivant. C'est ça l'amnésie, on oublie. Est-ce que vous avez un remède contre ça ?

  • Philippe Descola

    Le remède, c'est la pratique, c'est renouer la pratique. Et non seulement renouer la pratique, c'est-à-dire pas simplement se promener dans les bois et dire Oh, et ah ! quand on entend des chants d'oiseaux, qu'on voit des fleurs au bord du chemin. C'est d'apprendre un petit peu ce que sont ces fleurs et ces oiseaux, c'est-à-dire acquérir un minimum de connaissances. au fond sur ce monde qui, d'une certaine façon, continue à se présenter à nous avec une certaine altérité. J'ai une empathie avec une mésange ou avec un rouge-gorge ou avec même une buse, parce que je sais que je suis moi aussi un animal vivant, mais cela dit, c'est quand même des formes de vie qui sont très différentes de la mienne. Et donc, on ne peut pas... éliminer cette forme d'altérité. Et la réduire, ça suppose de connaître quelque chose sur les mœurs des animaux, sur la reproduction des plantes, sur leurs propriétés, des choses comme ça.

  • Simon Beyrand

    Et connaître, c'est aussi avoir ensuite derrière l'envie de protéger, de s'engager pour la préservation de ces mondes, ces altérités.

  • Philippe Descola

    Oui, alors la préservation, c'est compliqué, parce qu'il y a la préservation préventive et la préservation protective, si je puis dire. Préventif, c'est d'éviter le développement d'urbanisations galopantes, l'artificialisation des sols, l'usage des pesticides, maintenir des endroits qui sont propices au développement de la biodiversité, des haies, des fossés, des zones humides, des choses comme ça. Puis la protection, c'est d'une certaine façon venir réparer lorsque les choses vont mal.

  • Simon Beyrand

    On va revenir aux peurs liées aux vivants et peut-être nous nourrir de votre expérience chez les hachoirs, les indiens d'Amazonie. Comment se manifestent les peurs chez eux ? Est-ce que vous seriez en mesure de nous donner quelques grandes idées de leurs peurs ? Et à quel point leur rapport aux vivants diffère d'une autre ? C'est une question très vaste, je sais, mais... Qu'est-ce qui vous vient spontanément ?

  • Philippe Descola

    Les peurs, elles sont... C'est semblable au nôtre, c'est une partie du monde où il y a pas mal de serpents venimeux, dont certains sont mortels si on veut, c'est-à-dire ils sont mortels parce qu'ils créent une telle angoisse suite à une morsure que la circulation sanguine s'accélère et donc ça favorise la diffusion du venin dans l'organisme. Donc oui, il y a une peur, par exemple, des serpents. Et effectivement, quand je faisais des généalogies, il y avait pas mal de gens qui étaient morts de morsures de serpents.

  • Simon Beyrand

    Alors là, on est sur une peur qui est quand même rationnelle.

  • Philippe Descola

    On est sur des peurs rationnelles. Mais je dirais que la peur principale des Hatchoirs, c'est peut-être la peur des morts, c'est d'être attiré dans le monde des morts. c'est-à-dire des esprits qui sont fuligineux, qui sont aveugles et sourds, et qui connaissent une terrible solitude dans leur état, et ils essayent d'attirer les vivants dans leur monde. C'est donc une peur métaphysique, si on veut. On l'appellera une peur métaphysique, mais en réalité c'est une peur qui pour eux est très concrète. Donc c'est des peurs de ce type-là qui dominaient Mestepa, en dehors de la peur des serpents qui est très caractéristique. il n'y avait pas de peur du vivant. Le vivant, c'est une abstraction aussi, d'une certaine façon.

  • Simon Beyrand

    Parce qu'aujourd'hui, on observe des peurs irrationnelles, et c'est ça aussi la biophobie, des peurs irrationnelles, c'est-à-dire des enfants qui peuvent avoir peur aujourd'hui d'un papillon, de libellules, ce n'est pas rationnel.

  • Philippe Descola

    Je ne savais pas, ça me désole.

  • Simon Beyrand

    C'est des jeux de qu'ont été réalisés au Japon.

  • Philippe Descola

    C'est le contraire. L'un des indices de la baisse de la biodiversité, Cette expérience classique du fait que quand on circule l'été en voiture, on a de moins en moins d'insectes sur le pare-brise. Je crois que c'était l'année dernière, j'ai fait un trajet l'été, et il y avait plein d'insectes sur le pare-brise, et d'une certaine façon, ça m'a rassuré. C'est exactement le contraire. Ma biophilie s'est manifestée par ce symptôme.

  • Simon Beyrand

    Alors Philippe Descola, pour préparer cet entretien, j'ai lu avec un immense intérêt votre livre tiré de votre expérience chez les Achuards, justement, Les lances du crépuscule c'est le titre du livre, publié en 1993. Dans le prologue du livre, vous écrivez Les colons terrorisés par un environnement peu familier, ne s'aventurent jamais très loin en forêt. Donc là, c'est plus que la peur des autres qu'humains, c'est la peur d'un écosystème entier.

  • Philippe Descola

    C'est un écosystème entier qui est complètement étranger en effet. Alors ils finissent par s'y habituer, c'est le drame de la colonisation d'une certaine façon. Au fil des siècles...

  • Simon Beyrand

    En dominant l'écosystème ?

  • Philippe Descola

    Oui, en dominant l'écosystème, en faisant des... des abattis. Le problème du front de colonisation, c'est que c'est un front. La forêt amazonienne, en général, la plupart des forêts équatoriales... En général, ce sont des forêts qui sont fragiles. Pourquoi ? Parce que, sauf dans les régions volcaniques, les sols sont pauvres. Autrement dit, ce sont des forêts qui vivent sur elles-mêmes, dans des cycles fermés. L'humus est produit par la décomposition de la litière végétale. On dit toujours qu'un arbre jeune ne peut naître et se développer que sur le cadavre d'un arbre mort. Or, si on interrompt ce cycle, c'est-à-dire si on défriche... Ces sols pauvres vont être détruits par le lessivage, c'est-à-dire par les pluies intenses et la radiation solaire. Donc dans un premier temps, effectivement, face à un milieu inquiétant, la première réaction, c'est de créer un écosystème qui leur soit familier, c'est-à-dire un écosystème... agricole traditionnel et pas celui d'horticulture, de dessartage. Et donc, c'est de défricher en front et de mettre en général du bétail.

  • Simon Beyrand

    Alors, difficile de vous interroger, Philippe Descola, sans parler de votre ouvrage phare, qui est un ouvrage vraiment majeur de la pensée écologique, qui s'appelle Part de la nature et culture que vous avez publié en 2005. dans lequel vous analysez des rapports entre l'homme et la nature dans les sociétés pré-modernes. Vous n'avez même pas froncé les sourcils quand j'ai dit le mot nature. Donc là, on voit que libérer cette frontière entre nature et culture pourrait être tout à fait salvateur pour notre société. Sauf qu'aujourd'hui, les frontières ont tendance à se marquer, d'autant plus on a l'impression qu'on ne va pas dans le bon sens de l'histoire, si j'ose dire.

  • Philippe Descola

    Ah non, on ne voit pas dans le bon sens de l'histoire du tout. Je pense que nous courons à la catastrophe, non pas tant du fait de l'entropisation de la planète, mais d'un certain type d'entropisation dont les effets sont catastrophiques. Ce qui caractérise l'action humaine à la surface de la Terre depuis les débuts de l'hominisation, c'est-à-dire depuis au moins 200 000 ans. C'est le fait que les humains ont profondément transformé les milieux qu'ils occupent, même si ce n'est pas tellement visible. La forêt amazonienne a ceci de caractéristique maintenant, qu'elle est anthropogénique, c'est-à-dire que sa composition floristique, partout où les humains sont intervenus, c'est-à-dire presque partout, a été profondément bouleversée. Autrement dit, la forêt amazonienne n'est pas une forêt vierge. C'est une forêt, au contraire, complètement anthropique. On peut dire la même chose pour beaucoup de milieux sur la planète. Autrement dit, ce processus d'anthropisation est très ancien. En quoi est-ce qu'il y a une nouveauté ? C'est que la révolution industrielle d'abord et puis le développement capitaliste ensuite ont abouti au fait que la production de marchandises s'est accompagnée de l'utilisation d'énergie fossile qui est le produit non pas. Des humains, en général, c'est pour ça qu'il vaut mieux ne pas parler d'anthropocène, parce que l'anthropos, c'est un humain, mais ce n'est pas n'importe quel humain, c'est un système capitaliste, économique et idéologique aussi. qui a eu des effets dramatiques sur la planète et qu'on doit distinguer de l'entropisation, du mouvement général d'entropisation caractéristique de l'habitabilité progressive de la Terre par les humains.

  • Simon Beyrand

    Philippe Descola, pour éclairer nos lanternes sous ces questions de destruction du monde vivant, j'ai tendu mon micro dans un restaurant libanais et j'ai eu deux trois réponses. Malheureusement, il n'y a que des hommes qui ont répondu à mes questions, donc je ferai un peu mieux la prochaine fois, mais je vous laisse écouter leur réaction.

  • Speaker #2

    Avoir peur, ça ne sert à rien. De toute façon, il faut vivre avec son temps. Oui, un problème général, il y a des espèces bien évidemment qui disparaissent. Il y en a d'autres, heureusement aussi, qui s'épanouissent. Donc après, il faut essayer de faire la part des choses par rapport à tout ça. Alors, au jour d'aujourd'hui, on constate qu'il y a une large disparition de certains animaux et insectes. Mais malheureusement, suite à l'exploitation intensive des pays industrialisés, ces pays-là font beaucoup de mal à la nature. Je prends l'exemple de la Chine aujourd'hui avec ce qu'elle rejette en espace.

  • Simon Beyrand

    Est-ce que ça vous fait flipper ?

  • Speaker #2

    Non, moi, ça ne me fait pas flipper parce que cette situation, elle s'inscrit dans un cheminement temporel. Au fait, c'est le temps. Ça me fait peur si c'est dans deux ans, dans une semaine. Mais sur une échelle de 50, 100 ans, forcément, au jour d'aujourd'hui, je n'ai pas peur. Mais on doit penser à l'avenir de nos enfants, effectivement. Surtout de la tristesse. De la tristesse et... face à la bêtise de l'homme. S'il en est là, c'est qu'il est aussi dans un processus, lui. Je sais que les Indiens de l'Amérique, par exemple, ils nous appellent les petits frères, parce qu'on est un peu immature, on est un peu des enfants. voilà, après personnellement je déplore vraiment tout ça je déplore vraiment l'extinction des animaux parce que je trouve la diversité magnifique moi-même je suis très proche de la nature après je sais que sans la nature on sait rien, on est rien et la nature survivra bien après nous et il renaîtra plein de choses après quoi, donc l'homme disparaîtra avant la nature des espèces disparaîtront et puis d'autres reviendront par la suite

  • Simon Beyrand

    Philippe Descola, ici on a plusieurs réactions contrastées. Ce n'est pas la peur, en tout cas ce n'est pas systématique quand on interroge autour des destructions du monde vivant. On peut avoir des sentiments de tristesse, mais aussi cette idée qui me semble quand même discutable que de toute façon la nature, la planète, peu importe comment on l'appelle, le vivant, se remettra de nous. Sauf que le problème c'est que dans notre chute, on entraîne aussi... beaucoup d'espèces animales et végétales, tout un monde est en train de disparaître, de se déliter avec nous, avec nos sociétés. Oui, c'est certain. Il y a quelque chose de très précieux sur la Terre, c'est la vie en effet. Alors les spécialistes qui traquent la vie dans les exoplanètes semblent de plus en plus s'accorder au fait qu'il n'est pas impossible qu'il y ait des exoplanètes où il y ait des formes de vie. Cela dit, pour le moment, la seule dont on soit sûr, c'est la nôtre. Et par conséquent... Si la disparition de l'humanité est quelque chose qu'on peut déplorer, parce qu'à côté des terribles exactions que les humains ont commises, ils ont aussi produit de très belles choses, des œuvres d'art, de la musique, et on peut regretter que ces choses-là disparaissent avec eux. Mais ça n'empêche que ce qui serait bien pire, c'est la disparition de la vie. Il est difficile d'imaginer que toutes formes de vie disparaissent. Un très grand nombre de formes de vie pourront disparaître sans doute, comme il en a disparu jusqu'à présent.

  • Philippe Descola

    Ce qui est vertigineux aujourd'hui, c'est la vitesse. C'est ça qui est caractéristique de la sixième extinction de masse, c'est la vitesse.

  • Simon Beyrand

    C'est l'accélération du processus, puisque d'année en année, on s'aperçoit que le processus va de plus en plus vite. Au fond, ce qu'on entend chez vos auditeurs, enfin chez vos locuteurs, chez les témoins que vous avez interrogés, c'est à la fois l'idée que ce n'est pas quelque chose qui menace dans l'immédiat. mais qu'à terme, ça pourrait poser problème. Et c'est en ce sens qu'au fond, il y a une forme d'apathie chez beaucoup de gens concernant le réchauffement climatique. Je crois que la plupart des gens sont maintenant conscients du réchauffement climatique et de l'érosion de la biodiversité. Mais cette apathie, elle se manifeste par le fait que c'est... un développement insensible. Alors de temps en temps, il y a des cataclysmes, effectivement, qui sont liés au réchauffement climatique. Il y a des inondations majeures qui sont beaucoup plus communes. Il y a des sécheresses, il y a des canicules, etc. mais on n'a pas encore l'expérience de ce que c'est que de vivre avec plusieurs degrés supplémentaires à ce que nous connaissons à présent. Je pense qu'il faut essayer de se projeter dans l'avenir. L'un de vos témoins évoquait ses enfants. Moi, je pense à mes petits-enfants et aux enfants de mes petits-enfants. Quel monde leur laissera-t-on, sachant ? que nous savions, quelles réactions auront-ils vis-à-vis de nos générations qui n'ont rien fait, mais qui ont fait si peu au fond pour changer les choses.

  • Philippe Descola

    Alors vous, vous avez quand même fait pas mal pour la connaissance, Philippe Descola. Et vous avez fait un pas de plus aussi ces derniers temps, avec notamment, vous êtes positionné contre la dissolution des soulèvements de la Terre. Donc, est-ce qu'il vous semble aujourd'hui important de sortir de... De votre costume, vous êtes encore une fois bien habillé aujourd'hui. Sortir de votre position de chercheur et de politiser encore un peu plus ces sujets ?

  • Simon Beyrand

    Je crois que les chercheurs ont une grande responsabilité. Ils savent ce qui est en train de se passer, ils savent les conséquences. Il est de leur devoir non seulement d'avertir leurs concitoyens, qui après tout financent leurs recherches, mais aussi les pouvoirs politiques. de ce qui est en train de se passer et de manifester, lorsque il y a un manque de réponse vis-à-vis de la situation, de manifester de façon très vive, au fond, le danger qu'il y a à ne rien faire. Et pour ça, il faut intervenir publiquement. C'est pour ça que je l'ai fait à l'occasion de la dissolution des soulevés mandataires qui luttaient, il faut le rappeler, contre l'accaparement des biens communs. qui est quand même un processus qui a démarré avec les enclogeuses au Royaume-Uni, qui est fondé sur la spoliation des biens communaux, exploités en commun par des communautés paysannes au fil du temps, leur appropriation privée qui a permis l'accumulation primitive et le développement du capitalisme industriel. Donc c'est des phénomènes historiques qu'il ne faut pas complètement oublier, mais qui continuent à être évidents. À l'heure actuelle, et le... L'accaparement par exemple de l'eau par les retenues, ce qu'on appelle les méga-bacines, c'est un mouvement qui va à l'encontre des biens communs, parce que l'eau est un bien commun, et donc que des petits groupes de producteurs s'approprient l'eau en pompant dans les nappes phréatiques pour continuer à produire des plantes comme le maïs, qui sont de moins en moins adaptées aux changements qui se passent. climatique me paraît être un crime. On parle de maladaptation au réchauffement climatique. Vous écrivez dans Ethnographie des mondes à venir une discussion avec Alessandro Pignocci récemment publiée au Seuil, Des non-humains peuvent devenir des alliés dans une confrontation avec le capitalisme, parce qu'ils sont déjà en résistance contre ses effets les plus dévastateurs. Ça c'est quand même hyper intéressant. Là, on passe d'un intérêt pour le vivant qui pourrait sembler un peu bucolique à une lutte politique. On voit qu'on renverse la tendance, on n'a plus peur. Le vivant, les non-humains, les autres qu'humains sont nos alliés.

  • Philippe Descola

    Oui, alors il y a différentes façons de procéder. L'une des façons de procéder, c'est de bombarder de plantes qui sont résistantes aux pesticides. Mais il y a aussi l'idée plus générale. que le capitalisme contemporain exploite dans un même mouvement des humains et des non-humains.

  • Simon Beyrand

    Une sorte de lutte des classes écologiques, on peut dire ça ?

  • Philippe Descola

    Oui, c'est une lutte des classes écologiques en ce sens. Par exemple, les grandes exploitations de porcs dans l'ouest de la France qui elles-mêmes vont détruire l'environnement par les nitrates qu'ils produisent, le développement des algues vertes, l'exploitation de personnel dans les usines de production de charcuterie, etc. Donc on voit qu'il y a tout un réseau. de personnes humaines et non humaines, si je puis dire, qui sont exploitées à l'intérieur d'un même système de production et qui donc ont des intérêts communs.

  • Simon Beyrand

    Comment vous imaginez un monde dans 20 ans, dans une perspective plutôt heureuse, avec des alliances fortes avec les non humains, avec un front de lutte écologique plus étendu ? À quoi pourrait ressembler cette société ici en Occident ?

  • Philippe Descola

    C'est très difficile de se projeter dans l'avenir et en général, je ne pense pas que c'est quelque chose que l'on doit demander aux sciences sociales, parce que la plupart du temps, nous, praticiens des sciences sociales, nous avons une grande tendance à nous tromper. Il faut le reconnaître avec humilité.

  • Simon Beyrand

    Quelle modestie ! Oui,

  • Philippe Descola

    il faut le reconnaître avec humilité. Ce qu'on peut dire simplement, c'est qu'à l'heure actuelle, ce que je trouve intéressant, c'est le fait que peuvent se déployer... simultanément deux formes d'action qui sont d'une part les collectifs alternatifs du type ZAD qui inventent et expérimentent des nouvelles formes de vie collective qui vont à l'encontre des valeurs de l'individualisme et du capitalisme et d'autre part la possibilité qui se déploie difficilement mais de lutter à l'intérieur des systèmes démocratiques pour obtenir des États qui soient plus démocratiques et plus sobres. Plus démocratiques, c'est-à-dire dans lesquels il y ait plus de démocratie participative et moins de démocratie représentative, c'est-à-dire dans lesquels on délègue son libre arbitre à des élus. Donc une plus grande participation des citoyens et plus sobre, c'est-à-dire... qui s'efforcent de véritablement lutter contre la gabegie caractéristique au fond du capitalisme tardif. Donc les deux mouvements, avec des chaos bien sûr, et des cas un cas, si je puis dire, ces deux mouvements me semblent être les seules façons d'envisager un monde de ce type-là, autrement qu'à travers des fuites individuelles. J'ai une maison dans le sud-ouest de la France où je suis très heureux, où je peux essayer de vivre dans l'illusion que je vis dans la nature et que je la protège, etc. Ce qui est en partie vrai, mais ce n'est pas des solutions individuelles.

  • Simon Beyrand

    On a besoin de collectifs. Philippe Descola, dernière question. Notre prochain invité sera votre consoeur, l'anthropologue française Nastasia Martin, qui est spécialiste des populations du Grand Nord, que l'on va recevoir aussi dans le cadre de l'épouvantable expo. qui se tiendra à la recyclerie. Est-ce que vous avez une question pour elle ?

  • Philippe Descola

    Je connais bien Nastassia puisque j'ai dirigé sa thèse.

  • Simon Beyrand

    Ah bah voilà, c'est parfait.

  • Philippe Descola

    Je la connais depuis le moment où elle a démarré dans ce métier. Je suis avec beaucoup d'attention à ce qu'elle fait depuis quelques années. Je n'ai pas tellement de questions qu'un encouragement qui est celui de continuer à faire ce qu'elle fait, c'est-à-dire à essayer de comprendre, le mot que vous employez tout à l'heure était très juste, les formes de maladaptation contemporaine dans différents contextes culturels et sociaux. C'était le cas chez les guichines de l'Alaska, ensuite chez les évennes du Kamchatka, maintenant le travail en Patagonie. Et à chaque fois, elle met en évidence la façon dont des populations localement essayent de se confronter aux distorsions et à ce que le capitalisme impose en termes de destruction des milieux, et essayer de trouver des solutions, au fond, pour sortir de ces situations quasiment inextricables dans lesquelles ils sont placés. Donc c'est à la fois un travail scientifique que j'admire, parce que c'est vraiment des terrains qui sont très bien menés et qui sont difficiles, et en même temps le résultat politique est là c'est à dire que ça nous permet de comprendre la diversité des façons de faire face au malheur du monde le message sera transmis à Nastaja merci,

  • Simon Beyrand

    un grand merci Philippe Descola merci pour votre temps pour votre générosité et puis vous viendrez à la Recyclerie quand l'expo sera prête avec plaisir au revoir Pour soutenir Radio Recyclerie, vous pouvez partager l'émission autour de vous, l'évaluer positivement et vous abonner au podcast. Radio Recyclerie met en onde les foisonnantes discussions enregistrées à la Recyclerie, un tiers-lieu engagé situé porte de Clignancourt à Paris. Venez-y pour prolonger les conversations et faire vibrer les écologies.

Chapters

  • Peur du vivant ou de l’absence du vivant ?

    00:00

  • Vulgariser le concept de « nature »

    04:26

  • Remèdes contre l’amnésie environnementale

    08:52

  • Peuple Achuar et front de colonisation

    13:30

  • Anthropisation et destruction du vivant

    18:28

  • De l’étude du vivant à la lutte politique

    27:23

  • Épilogue, passage de relais à Nastassja Martin

    31:25

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