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Laura (La ménagerie de verre, Tennessee Williams) Les éclats de la jeunesse cover
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Rôle Titre - femmes de fiction

Laura (La ménagerie de verre, Tennessee Williams) Les éclats de la jeunesse

Laura (La ménagerie de verre, Tennessee Williams) Les éclats de la jeunesse

22min |25/05/2024
Play
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22min |25/05/2024
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Description

Bonne écoute

📢 Rôle Titre c’est aussi :
Une newsletter
: du contenu exclusif sur chaque héroïne en avant-première des épisodes. ⏩⏩S’abonner : https://bit.ly/NLroletitre
Un compte Instagram : pour discuter, apprendre, se marrer, vous connaissez le principe… ⏩⏩Rejoindre la commu : https://www.instagram.com/roletitre/
Un
compte Ko-fi : une plateforme qui vous permet de soutenir le podcast par un don du montant de votre choix (CB, Paypal…). ⏩⏩Faire un don : https://ko-fi.com/roletitre 


🔎 Références sources :
Théâtre (en anglais): La ménagerie de verre (The Glass Menagerie), Tennessee Williams, 1944, créée à Chicago

Article : Tennessee Williams’ the glass menagerie, Sotiris Manolopoulos, revue Hestafta Article 7 / Issue 5, October 2014 
🎧 Références sonores citées dans l’épisode (extraits) :
Film :  La ménagerie de verre, Comédie Française, 1975, réalisation de Paul Newmann avec Joanne Woodward, John Malkovich et Karen Allen (Laura)
Musique : Thème de la ménagerie de verre, Paul Bowles, 1946

Musique : Sleepy time Gal, interprété par Henry James, 1939

Musique : Cue #, Cue #6, Cue #13, Dordt College's production of Tennessee William's "The Glass Menagerie", Jonathan Posthuma, interprété par Brian De Young, 2011

Musique : La Golondrina, Narciso Serradell, interprété par Wayne King et orchestre, 2020

Musique : The World is Waiting for the Sunrise par Paolo Alderighi et Stephanie Trick, 2014



©️ Crédits
Rôle Titre est un podcast de Camille Forbes propulsé par Ausha


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bienvenue dans Rôle titre, le podcast des femmes de fiction. Je m'appelle Camille Forbe, je suis comédienne et je vous emmène à la rencontre d'une héroïne. Pour profiter du son binaural, mettez votre casque aux vos écouteurs. Entrez en immersion sonore dans son univers. Cet épisode existe pour faire entendre sa voix. Alors j'espère que vous aussi, vous garderez un fragment d'elle.

  • Speaker #1

    tous les espoirs toutes les ambitions que j'avais pour toi qui partaient tout d'un coup en fumée maman a peur que je reste vieille fille quand on a un défaut physique insignifiant comme le tien dis-toi qu'il faut s'efforcer de le compenser par des dons personnels il faut essayer de cultiver le charme ou la vivacité

  • Speaker #2

    Nous allons vous avoir une visite. Celle d'un prétendant. Votre frère m'a dit que vous étiez affreusement timide, c'est vrai ? Je voudrais que vous soyez ma sœur. Je vous apprendrai à avoir confiance.

  • Speaker #0

    Laura, Isolée par son handicap. Message de service. Rôle titre n'est pas une fiche de lecture, mais révèle tout de même l'histoire de ces héroïnes, alors ça va spoiler. Rôle titre, c'est aussi une newsletter et des réseaux sociaux pour approfondir le podcast. Toutes les sources sont dans les notes de l'épisode. Mais pour l'instant, il est l'heure pour Rôle titre d'entrer en scène. Que faites-vous pour échapper à l'amorosité ? Vous cherchez les rires, la fête, l'aventure ? Ou bien vous êtes du genre à vous raconter une petite histoire, un rêve ? Mais le rêve est fragile comme du verre. Dans La ménagerie de verre, Tennessee Williams explore les parcours de trois personnages en quête de lumière. La mère, le frère et la sœur. La sœur, c'est Laura, une femme infirme et très renfermée sur elle-même, à tel point que sa mère lui cherche désespérément un prétendant. Il y aura bien un rendez-vous galant, le grand soir avec Jim. Mais Jim repart, aussi vite qu'il est venu, et ne reviendra plus jamais. C'est une pièce largement autobiographique, inspirée de la famille de l'auteur qui a connu les années 30 bien ternes et moroses en pleine crise économique américaine. La ménagerie de verre est aussi un récit psychologique. Derrière la mère, le frère et la sœur qui ont réellement existé, il y a trois facettes de l'être humain. Trois facettes qui cohabitent plutôt mal que bien. Laura est un rôle qu'on effleure du bout des doigts pour ne pas la casser. C'est une éternelle petite sœur, fragile et immobile. Avec elle, on parlera des mondes imaginaires où s'évader pour retrouver la lumière et la couleur quand elles sont absentes de notre vie. Histoire d'avoir sa licorne et son coin d'arc-en-ciel. Vous écoutez Rôle titre, l'épisode Laura, les éclats de la jeunesse. Quelque chose cloche. Laura a de grands yeux.

  • Speaker #1

    Elle est jolie, non ?

  • Speaker #2

    Très jolie, madame.

  • Speaker #0

    Elle écoute du jazz et collectionne les bibelots en verre. Voilà des choses bien respectables pour une jeune femme de 1930. Mais quelque chose cloche.

  • Speaker #2

    Son univers se résume à une collection d'animaux en verre. Elle reste assise, elle passe son temps à écouter des vieux disques.

  • Speaker #0

    Et puis en y regardant de plus près, quand elle se déplace, elle boite, légèrement.

  • Speaker #1

    Tu n'es pas une infirme, tu as juste une légère imperfection.

  • Speaker #0

    Une jambe qui cloche. Mais ce n'est pas tout. Laura n'est pas malade, pourtant elle parle dans un souffle. Comme si elle allait s'évanouir.

  • Speaker #1

    Elle a l'air tout calme comme ça, mais l'eau qui dort peut se réveiller.

  • Speaker #0

    Elle est peut-être simplement discrète.

  • Speaker #2

    Laura, elle est très timide.

  • Speaker #0

    À la rigueur, si Laura avait 14 ans, sauf qu'elle en a 10 de plus.

  • Speaker #2

    De quoi tu veux qu'on parle ?

  • Speaker #1

    De Laura.

  • Speaker #0

    Quelque chose cloche. Laura incarne la fragilité. C'est déjà beaucoup dire, car incarner, c'est encore être présente, dans sa chair. En réalité, Laura est tellement évanescente qu'on l'oublierait presque. Sa présence dans la pièce fait le même effet qu'un rideau, un voilage léger qui flotte, presque transparente. Même pas une incarnation. C'est l'essence de la fragilité. Une essence discrète qui occupe le petit appartement familial de la ville de Saint-Louis. Car oui, pour comprendre Laura, il faut forcément l'observer dans sa famille. Elle vit avec son frère, Tom, et sa mère, Amanda. Un ménage à trois, lui aussi bien fragile. Entrons dans cette ménagerie de verre, donc. Sur la pointe des pieds pour ne rien casser. Et pour comprendre les relations familiales qui s'y jouent. Laura n'est pas seulement une jeune femme fragile, elle est surtout l'éternelle petite sœur. Or, c'est encore une chose bien étrange, puisque dans les faits, elle est l'aînée. Elle a 24 ans, deux ans de plus que son frère Tom. Pourtant, il l'appelle petite sœur. Plus surprenant encore, sa propre mère l'appelle petite sœur. Un surnom tendre, mais aussi un carcan, qui ne l'aide pas à grandir et à être autre chose qu'une petite sœur, une fois tournée vers le monde extérieur. Même Jim, son prétendant, lui dira

  • Speaker #2

    Je voudrais que vous soyez ma sœur. Je vous apprendrai à avoir confiance en vous.

  • Speaker #0

    Je vous apprends rien si je vous dis que c'est pas de très bon augure quand votre crush vous dit Tu sais, je te considère comme ma sœur. C'est en tout cas la première image que j'ai de Laura. Une image figée et suspendue dans le temps. Comme une photographie noir et blanc pour laquelle on a beaucoup de tendresse. Laura n'existe nulle part ailleurs que dans sa famille.

  • Speaker #1

    Tant que Laura, ta sœur, n'aura pas trouvé quelqu'un susceptible de veiller sur elle, tu te dois de rester. Quand quelqu'un lui offrira un vrai foyer et une réelle sécurité, alors seulement tu pourras partir où bon te semblera, loin d'ici, peu importe où les vents te pousseront. En attendant, tu te dois de veiller sur elle.

  • Speaker #0

    Et dans sa famille, elle est la petite sœur fragile. Pour toujours. La place de Laura est donc bien étriquée. Avec elle, on a vite fait le tour du décor. Elle est allée au lycée et n'a pas réussi à s'y faire un seul ami. Elle a tenté les études de dactylo, autre échec.

  • Speaker #1

    Tu sais, généralement, la plupart des jeunes filles qui échouent dans la recherche d'une profession finissent un jour ou l'autre par épouser un garçon comme il faut et je suis persuadée que c'est ce qui t'arrivera.

  • Speaker #0

    Elle sort faire une course, parfois. Et encore, si c'est sa mère qui l'envoie. Non seulement Laura occupe une toute petite place, dans un appartement peu reluisant, mais c'est surtout une place d'où elle ne bouge pas d'un millimètre. Laura est une figure immobile. C'est le rôle d'un être humain qui ne se jette jamais à l'eau et qui regarde à peine les autres plonger. La ménagerie de verre explore la fuite de trois personnages dans un quotidien étouffant. Amanda s'est jetée à l'eau dans sa jeunesse, elle a fait un mauvais mariage, certes, mais au moins elle s'est bougée et elle continue de le faire en échafaudant des plans pour améliorer l'ordinaire de sa famille. Tom, lui, choisira la fuite en avant, en quittant une bonne fois pour toutes l'appartement à la fin de la pièce. Laura L. ne bouge pas et ne bougera jamais.

  • Speaker #1

    Je vois tout près qu'on prenne des dispositions pour l'avenir de ta sœur. J'ai peine, on dirait qu'elle dérive au gré des courants. Elle ne fait rien de ses journées.

  • Speaker #0

    Et pourtant, c'est ce qui la rend fascinante. Car sans bouger, elle fuit quand même, dans un autre monde, son monde, grâce à son imagination.

  • Speaker #2

    Son univers se résume à une collection d'animaux en verre. C'est un peu plutôt...

  • Speaker #0

    Avec l'aura et avec l'écriture de Tennessee Williams, il faut être prêt à plonger dans un monde de symboles. Tom, alias Tennessee Williams, est le rôle du frère, mais également le narrateur qui nous avertit dès le début de la pièce.

  • Speaker #2

    Moi c'est la vérité que je vous donne sous l'aspect séduisant d'une simple illusion.

  • Speaker #0

    Toute l'histoire se passe dans une sorte de rêve. Certaines mises en scène prévoient d'ailleurs de la fumée ou de grands voiles. La vie de Laura nous parvient donc de façon brouillée, à travers des souvenirs revisités, et comme tous les souvenirs, ils sont déformés, imprécis. La pièce se passe dans la mémoire. Je ne vais pas décortiquer tous les symboles, seulement les plus marquants pour moi. Comme dans un rêve, les images qui vous restent une fois réveillées sont celles qui sont importantes pour vous. En lisant la pièce, vous serez sûrement frappé par d'autres symboles qui m'auront échappé. Ce n'est que le rêve qui essaye de vous dire quelque chose. Dans ce brouillard donc, l'imagination de Laura s'agite et crée son propre monde, à commencer par sa collection de figurines en verre, sa ménagerie. Laura prend soin de petits bibelots d'animaux. Elle observe les reflets de la lumière à travers eux et leur invente même une vie. On pourrait s'attacher à la signification de chaque animal ou au symbolisme de la poussière que Laura nettoie consciencieusement, mais de façon évidente, le premier symbole C'est le verre. Après tout, il est dans le titre de la pièce. Le verre, bien sûr, est d'abord une matière fragile, comme l'aura. Mais ce qui compte surtout pour moi, c'est que c'est une matière inerte. Ça signifie qu'elle ne se décompose pas, elle ne se détériore pas comme les matières organiques au contact de l'air, de l'eau ou du feu. Le verre est là, quasi permanent. Il ne bouge pas d'un pouce, comme le rat. Il est transparent, sans couleur. En revanche, si on le regarde attentivement, si on l'incline sous un autre angle, il réfléchit la lumière. Laura, c'est ça, une héroïne fascinée et animée par la lumière. À première vue immobile, mais une fois éclairée par le bon rayon, Laura diffuse un faisceau arc-en-ciel. L'arc-en-ciel est un autre symbole qui entoure Laura. À un moment, son frère lui rapporte un foulard multicolore.

  • Speaker #2

    Ça ! Faisons fou d'un chic.

  • Speaker #0

    Il est pas tout le monde.

  • Speaker #2

    Il a tous les pouvoirs. Tu agites au-dessus d'une cage de canaries. Elle devient un bocal de poissons rouges. Tu agites de nouveau ton foulard au-dessus du bocal. Et il... Il s'envole des canaries.

  • Speaker #0

    L'arc-en-ciel a quelque chose de rare, voire de magique. Il relie le ciel à la terre. Et d'après Tom, ici, il pourrait changer les oiseaux en poissons et inversement. C'est un pont entre des mondes différents, entre le monde des humains et le monde des êtres célestes, étranges ou peu accessibles, comme Laura. Tom semble avoir compris que pour avoir accès à sa sœur, il fallait trouver le pont par lequel passer. Le pont, pour comprendre Laura, existe. Mais il est rare et aussi fugace que l'arc-en-ciel. Ouvrez l'œil pour ne pas le louper. Encore plus rare que les arcs-en-ciel, il y a un troisième symbole incontournable de Laura, c'est la licorne. Parmi tous les animaux de sa ménagerie de verre, Laura annonce d'emblée que la licorne est son préférée. Pendant son rendez-vous galant, elle présente sa licorne en verre à Jim. On se doute alors de ce qui se trame et ça loupe pas. Accidentellement, Jim casse la corne de l'animal. On s'attend à ce que Laura pleure ou hurle. Après tout, ses bibelots représentent tout pour elle. Pourtant, c'est pas ce qui se passe. C'est pas le drame de la scène. Oh, le drame sera bien au rendez-vous quand même, ça vous inquiétez pas. Mais la symbolique est là, dans cette scène. Laura est une licorne. et aussi bien intentionné que soit son prétendant, il veut la faire rire, il veut la faire danser, et il la casse. Avec une corne en moins, l'oral dit elle-même, elle deviendrait un cheval comme les autres, et se sentirait moins à part. Mais ça n'est pas aussi simple. Elle est définitivement meurtrie. Ça, c'est pour la pièce, sa poésie, ses images, son histoire. Certains pourraient trouver ce symbolisme nièvre ou douter que ça existe, les héroïnes licornes fragiles comme Laura. Et puis, il y a ce qui n'est pas écrit dans la pièce. Tennessee Williams avait réellement une sœur aînée nommée Rose, qui est devenue de plus en plus instable psychiquement en grandissant. Diagnostiquée schizophrène, elle a subi une lobotomie à l'âge de 24 ans. Autrement dit, on lui a ouvert le crâne et sectionné le lobe frontal dans l'espoir de calmer ses crises. Rose a passé le reste de sa vie dans un institut psychiatrique. Tennessee Williams ne s'est jamais remis de l'opération infligée à sa sœur. Rose apparaît de façon plus ou moins détournée dans ses différentes œuvres. Son image le hante, tout comme Laura hante les rêves de Tom. Les licornes n'existent pas, mais on ne peut pas ignorer cette réalité. Rose a été lobotomisée, et six mois après, Tennessee Williams a chevé l'écriture de la ménagerie de verre. Sachant cela, la vision de la licorne brisée, amputée de la corne de son crâne, devient image vacillante, entre symbole légendaire et réalité lugubre. Bien sûr, Laura est un hommage à Rose Williams, mais pas que. Celle qui est passée à la postérité, celle qui est jouée sur scène à travers le monde, c'est Laura, pas Rose. L'héroïne de fiction n'est jamais exactement identique à l'inspiration originale. Et d'ailleurs, on peut tout à fait regarder la ménagerie de verre sans soupçonner l'existence de la sœur de Tennessee Williams. Qu'est-ce que renvoie Laura alors ? Pour moi, Laura résonne sur trois plans en même temps. Oui, ça fait beaucoup, c'est un personnage qui vibre beaucoup à mes yeux. Elle est essentielle pour le rôle qu'elle occupe dans la société, dans la famille, et elle a aussi une fonction interne. D'abord, c'est peut-être le plus immédiat, Laura représente tous les êtres différents de la société, surtout ceux que leur différence isole du reste du monde. Laura boite légèrement. Et cette infirmité représente ce qu'on veut. Le handicap physique, bien sûr, mais aussi mental, comme la schizophrénie. Ou n'importe quoi, en fait, qui fait qu'on a quelque chose de travers. Que faire de ceux qui ne rentrent pas dans les cases ? Laura vit dans une société qui est trop rigide pour lui permettre de célébrer sa particularité. Ça ne lui laisse que deux options. Se retirer du monde ou s'amputer d'une part d'elle-même. Le mutisme, ou la mutilation. On ne peut pas se satisfaire de ça. On a besoin de Laura pour continuer à chercher ensemble une troisième réponse. Ensuite, Laura est indissociable de Tom. C'est l'héroïne des liens fraternels indéfectibles. C'est très personnel et je suis profondément touchée par l'intensité des liens entre ce frère et cette sœur. Et j'occulte carrément le rôle d'Amanda, la mère. Je parle volontairement très peu d'Amanda dans cet épisode, alors qu'elle est souvent vue comme le rôle principal, on en couleur Les relations mère-fille et mère-fils ont été beaucoup commentées au sujet de la ménagerie de verre, et y'a de quoi faire. Mais apparemment, j'en suis pas là dans mon cheminement. Moi, là, je fais une fixette sur le lien frère-sœur. La première fois que j'ai lu la ménagerie de verre, je suis passée assez vite sur Amanda. Oui, c'est une mère envahissante, castratrice. Oui, je vois les névroses que ça amène. Mais j'ai été cueillie par Laura. Une drôle d'inversion s'est même produite, parce qu'en Laura, j'ai d'abord reconnu mon frère. La coïncidence était trop belle, mon frère collectionnait aussi les animaux en verre, avec ce même profil introverti, qui se confie à personne. Par déduction, ça faisait de moi Tom, le petit dernier qui veut devenir artiste. Évidemment, il y a plein de trucs qui ne marchent pas dans cette inversion. Ne serait-ce que parce que Tom et Laura sont aussi soumis à des injonctions de genre. Par exemple, l'obsession de trouver un mari à Laura. On ne peut pas échanger les sexes comme ça, ça ne marcherait pas. Mais dans mon histoire familiale, ça marche quand même trop bien pour que j'arrive à moter cette inversion de la tête. Bon, je vais creuser ça pendant une petite décennie et je vous laisse faire votre propre thérapie familiale de votre côté. Ça vous va ?

  • Speaker #2

    C'est exactement vrai pour moi. J'ai tellement besoin de parler, de te parler que... que j'y arrive pas.

  • Speaker #0

    C'est une mise en garde sérieuse que je vous fais là. La pièce est un chef-d'oeuvre parce que chacun reconnaît des fragments de sa famille dans la ménagerie de verre. Quelle que soit votre structure familiale, que vous ayez trois frères ou que vous soyez fille unique, ça va vous piquer quelque part. C'est une pièce très psychanalytique. Ce que ça veut dire ? Eh bien, la meilleure explication que j'en ai trouvée... C'est un psychanalyste qui la donne, mais c'est aussi une sublime définition du théâtre. Qu'est-ce que la psychanalyse a à dire à Tennessee Williams à propos de sa ménagerie de verres ? Elle n'a rien à dire. Pour Freud, si la psychanalyse a quelque chose de vrai à dire, cela a déjà été dit par les poètes. La pièce nous analyse. Lorsqu'elle est jouée, C'est comme si notre psychanalyste, celui que nous imaginons nous connaître, parlait en public. Nous croyons que la pièce parle de notre propre cas. Elle parle de nous. Enfin, dernière couche, la plus profonde et intime. Si vous ne reconnaissez pas en l'oral les différents, les oubliés de notre société, si vous n'y reconnaissez pas quelqu'un de votre famille, alors, et c'est à ça qu'on reconnaît les grands rôles, Laura pourrait vous montrer une part de vous-même. Regarder Laura, c'est regarder la part de vous inadaptée à la vie, en pleine incapacité. C'est votre licorne de verre, complètement cristallisée. Aucun de nous n'est parfaitement fort ou sain d'esprit. Alors, comment vous gérez votre licorne, vous ? Que faites-vous de votre part fragile, pétrifiée par la peur, qui ne peut pas affronter la vie ? Est-ce que vous avez tué votre licorne ? Vous l'avez amputée de sa corne pour devenir un cheval plus adapté ? Mais à quel prix ? Est-ce que vous l'avez abandonnée sur une étagère, comme un bibelot, bien à l'abri, mais qui prend la poussière ? Est-ce que vous la gardez avec vous, en la protégeant en permanence comme une petite sœur ? Jim a brisé Laura. Tom a abandonné Laura. Amanda a surprotégé Laura. Moi je crois que je suis plutôt comme Tom. que j'ai tendance à laisser ma Laura derrière moi pour aller de l'avant. Ça me serre le cœur rien que d'y penser. Alors c'est inconfortable, mais c'est aussi un soulagement qu'elle revienne me hanter au théâtre. Elle a le droit de repasser sur le devant de la scène.

  • Speaker #2

    Laura. J'ai fait une défaite. Je vais te laisser derrière moi, mais je...

  • Speaker #0

    Pas toujours agréable d'aller regarder de ce côté-là, hein ? Autant le faire au théâtre. D'autant plus que Tennessee Williams le fait avec beaucoup de douceur et de poésie. Comme quand il écrivait Je ne pense pas que ma sœur Rose ait été réellement folle. Je crois que les pétales de son esprit se trouvaient simplement repliés par la peur. Prenez une inspiration avec Laura. pour qu'elle reste vivante et non figée dans sa peur, comme une rose éternelle, préservée, mais sans vie. Merci d'avoir écouté Roll Titre. Si vous avez apprécié l'épisode, voici trois choses que vous pouvez faire. 1. Vous abonner à Roll Titre sur votre plateforme de podcast préférée et laisser 5 étoiles si c'est Apple Podcast ou Spotify. 2. Rejoindre la newsletter de Roll Titre ou son compte Instagram pour découvrir encore plus de contenu inspirant. et troisièmement, me soutenir financièrement par une donation sur la plateforme Ko-fi. Je vous explique tout en détail dans les notes de l'épisode. Une dernière chose. Rôles Titres abrite les femmes de fiction qui appartiennent à mon panthéon intérieur. Mais leur voix ne peut se propager que grâce à vous. Parler du podcast autour de vous, partager ses épisodes sur les réseaux sociaux, c'est faire entendre la voix de ces héroïnes à des auditeurs toujours plus nombreux. Je vous dis à très vite pour lever le rideau sur une prochaine héroïne. Et si vous avez accueilli en vous un fragment de celle d'aujourd'hui, faites entendre sa voix, faites résonner Rôle Titre.

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🔎 Références sources :
Théâtre (en anglais): La ménagerie de verre (The Glass Menagerie), Tennessee Williams, 1944, créée à Chicago

Article : Tennessee Williams’ the glass menagerie, Sotiris Manolopoulos, revue Hestafta Article 7 / Issue 5, October 2014 
🎧 Références sonores citées dans l’épisode (extraits) :
Film :  La ménagerie de verre, Comédie Française, 1975, réalisation de Paul Newmann avec Joanne Woodward, John Malkovich et Karen Allen (Laura)
Musique : Thème de la ménagerie de verre, Paul Bowles, 1946

Musique : Sleepy time Gal, interprété par Henry James, 1939

Musique : Cue #, Cue #6, Cue #13, Dordt College's production of Tennessee William's "The Glass Menagerie", Jonathan Posthuma, interprété par Brian De Young, 2011

Musique : La Golondrina, Narciso Serradell, interprété par Wayne King et orchestre, 2020

Musique : The World is Waiting for the Sunrise par Paolo Alderighi et Stephanie Trick, 2014



©️ Crédits
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  • Speaker #0

    Bienvenue dans Rôle titre, le podcast des femmes de fiction. Je m'appelle Camille Forbe, je suis comédienne et je vous emmène à la rencontre d'une héroïne. Pour profiter du son binaural, mettez votre casque aux vos écouteurs. Entrez en immersion sonore dans son univers. Cet épisode existe pour faire entendre sa voix. Alors j'espère que vous aussi, vous garderez un fragment d'elle.

  • Speaker #1

    tous les espoirs toutes les ambitions que j'avais pour toi qui partaient tout d'un coup en fumée maman a peur que je reste vieille fille quand on a un défaut physique insignifiant comme le tien dis-toi qu'il faut s'efforcer de le compenser par des dons personnels il faut essayer de cultiver le charme ou la vivacité

  • Speaker #2

    Nous allons vous avoir une visite. Celle d'un prétendant. Votre frère m'a dit que vous étiez affreusement timide, c'est vrai ? Je voudrais que vous soyez ma sœur. Je vous apprendrai à avoir confiance.

  • Speaker #0

    Laura, Isolée par son handicap. Message de service. Rôle titre n'est pas une fiche de lecture, mais révèle tout de même l'histoire de ces héroïnes, alors ça va spoiler. Rôle titre, c'est aussi une newsletter et des réseaux sociaux pour approfondir le podcast. Toutes les sources sont dans les notes de l'épisode. Mais pour l'instant, il est l'heure pour Rôle titre d'entrer en scène. Que faites-vous pour échapper à l'amorosité ? Vous cherchez les rires, la fête, l'aventure ? Ou bien vous êtes du genre à vous raconter une petite histoire, un rêve ? Mais le rêve est fragile comme du verre. Dans La ménagerie de verre, Tennessee Williams explore les parcours de trois personnages en quête de lumière. La mère, le frère et la sœur. La sœur, c'est Laura, une femme infirme et très renfermée sur elle-même, à tel point que sa mère lui cherche désespérément un prétendant. Il y aura bien un rendez-vous galant, le grand soir avec Jim. Mais Jim repart, aussi vite qu'il est venu, et ne reviendra plus jamais. C'est une pièce largement autobiographique, inspirée de la famille de l'auteur qui a connu les années 30 bien ternes et moroses en pleine crise économique américaine. La ménagerie de verre est aussi un récit psychologique. Derrière la mère, le frère et la sœur qui ont réellement existé, il y a trois facettes de l'être humain. Trois facettes qui cohabitent plutôt mal que bien. Laura est un rôle qu'on effleure du bout des doigts pour ne pas la casser. C'est une éternelle petite sœur, fragile et immobile. Avec elle, on parlera des mondes imaginaires où s'évader pour retrouver la lumière et la couleur quand elles sont absentes de notre vie. Histoire d'avoir sa licorne et son coin d'arc-en-ciel. Vous écoutez Rôle titre, l'épisode Laura, les éclats de la jeunesse. Quelque chose cloche. Laura a de grands yeux.

  • Speaker #1

    Elle est jolie, non ?

  • Speaker #2

    Très jolie, madame.

  • Speaker #0

    Elle écoute du jazz et collectionne les bibelots en verre. Voilà des choses bien respectables pour une jeune femme de 1930. Mais quelque chose cloche.

  • Speaker #2

    Son univers se résume à une collection d'animaux en verre. Elle reste assise, elle passe son temps à écouter des vieux disques.

  • Speaker #0

    Et puis en y regardant de plus près, quand elle se déplace, elle boite, légèrement.

  • Speaker #1

    Tu n'es pas une infirme, tu as juste une légère imperfection.

  • Speaker #0

    Une jambe qui cloche. Mais ce n'est pas tout. Laura n'est pas malade, pourtant elle parle dans un souffle. Comme si elle allait s'évanouir.

  • Speaker #1

    Elle a l'air tout calme comme ça, mais l'eau qui dort peut se réveiller.

  • Speaker #0

    Elle est peut-être simplement discrète.

  • Speaker #2

    Laura, elle est très timide.

  • Speaker #0

    À la rigueur, si Laura avait 14 ans, sauf qu'elle en a 10 de plus.

  • Speaker #2

    De quoi tu veux qu'on parle ?

  • Speaker #1

    De Laura.

  • Speaker #0

    Quelque chose cloche. Laura incarne la fragilité. C'est déjà beaucoup dire, car incarner, c'est encore être présente, dans sa chair. En réalité, Laura est tellement évanescente qu'on l'oublierait presque. Sa présence dans la pièce fait le même effet qu'un rideau, un voilage léger qui flotte, presque transparente. Même pas une incarnation. C'est l'essence de la fragilité. Une essence discrète qui occupe le petit appartement familial de la ville de Saint-Louis. Car oui, pour comprendre Laura, il faut forcément l'observer dans sa famille. Elle vit avec son frère, Tom, et sa mère, Amanda. Un ménage à trois, lui aussi bien fragile. Entrons dans cette ménagerie de verre, donc. Sur la pointe des pieds pour ne rien casser. Et pour comprendre les relations familiales qui s'y jouent. Laura n'est pas seulement une jeune femme fragile, elle est surtout l'éternelle petite sœur. Or, c'est encore une chose bien étrange, puisque dans les faits, elle est l'aînée. Elle a 24 ans, deux ans de plus que son frère Tom. Pourtant, il l'appelle petite sœur. Plus surprenant encore, sa propre mère l'appelle petite sœur. Un surnom tendre, mais aussi un carcan, qui ne l'aide pas à grandir et à être autre chose qu'une petite sœur, une fois tournée vers le monde extérieur. Même Jim, son prétendant, lui dira

  • Speaker #2

    Je voudrais que vous soyez ma sœur. Je vous apprendrai à avoir confiance en vous.

  • Speaker #0

    Je vous apprends rien si je vous dis que c'est pas de très bon augure quand votre crush vous dit Tu sais, je te considère comme ma sœur. C'est en tout cas la première image que j'ai de Laura. Une image figée et suspendue dans le temps. Comme une photographie noir et blanc pour laquelle on a beaucoup de tendresse. Laura n'existe nulle part ailleurs que dans sa famille.

  • Speaker #1

    Tant que Laura, ta sœur, n'aura pas trouvé quelqu'un susceptible de veiller sur elle, tu te dois de rester. Quand quelqu'un lui offrira un vrai foyer et une réelle sécurité, alors seulement tu pourras partir où bon te semblera, loin d'ici, peu importe où les vents te pousseront. En attendant, tu te dois de veiller sur elle.

  • Speaker #0

    Et dans sa famille, elle est la petite sœur fragile. Pour toujours. La place de Laura est donc bien étriquée. Avec elle, on a vite fait le tour du décor. Elle est allée au lycée et n'a pas réussi à s'y faire un seul ami. Elle a tenté les études de dactylo, autre échec.

  • Speaker #1

    Tu sais, généralement, la plupart des jeunes filles qui échouent dans la recherche d'une profession finissent un jour ou l'autre par épouser un garçon comme il faut et je suis persuadée que c'est ce qui t'arrivera.

  • Speaker #0

    Elle sort faire une course, parfois. Et encore, si c'est sa mère qui l'envoie. Non seulement Laura occupe une toute petite place, dans un appartement peu reluisant, mais c'est surtout une place d'où elle ne bouge pas d'un millimètre. Laura est une figure immobile. C'est le rôle d'un être humain qui ne se jette jamais à l'eau et qui regarde à peine les autres plonger. La ménagerie de verre explore la fuite de trois personnages dans un quotidien étouffant. Amanda s'est jetée à l'eau dans sa jeunesse, elle a fait un mauvais mariage, certes, mais au moins elle s'est bougée et elle continue de le faire en échafaudant des plans pour améliorer l'ordinaire de sa famille. Tom, lui, choisira la fuite en avant, en quittant une bonne fois pour toutes l'appartement à la fin de la pièce. Laura L. ne bouge pas et ne bougera jamais.

  • Speaker #1

    Je vois tout près qu'on prenne des dispositions pour l'avenir de ta sœur. J'ai peine, on dirait qu'elle dérive au gré des courants. Elle ne fait rien de ses journées.

  • Speaker #0

    Et pourtant, c'est ce qui la rend fascinante. Car sans bouger, elle fuit quand même, dans un autre monde, son monde, grâce à son imagination.

  • Speaker #2

    Son univers se résume à une collection d'animaux en verre. C'est un peu plutôt...

  • Speaker #0

    Avec l'aura et avec l'écriture de Tennessee Williams, il faut être prêt à plonger dans un monde de symboles. Tom, alias Tennessee Williams, est le rôle du frère, mais également le narrateur qui nous avertit dès le début de la pièce.

  • Speaker #2

    Moi c'est la vérité que je vous donne sous l'aspect séduisant d'une simple illusion.

  • Speaker #0

    Toute l'histoire se passe dans une sorte de rêve. Certaines mises en scène prévoient d'ailleurs de la fumée ou de grands voiles. La vie de Laura nous parvient donc de façon brouillée, à travers des souvenirs revisités, et comme tous les souvenirs, ils sont déformés, imprécis. La pièce se passe dans la mémoire. Je ne vais pas décortiquer tous les symboles, seulement les plus marquants pour moi. Comme dans un rêve, les images qui vous restent une fois réveillées sont celles qui sont importantes pour vous. En lisant la pièce, vous serez sûrement frappé par d'autres symboles qui m'auront échappé. Ce n'est que le rêve qui essaye de vous dire quelque chose. Dans ce brouillard donc, l'imagination de Laura s'agite et crée son propre monde, à commencer par sa collection de figurines en verre, sa ménagerie. Laura prend soin de petits bibelots d'animaux. Elle observe les reflets de la lumière à travers eux et leur invente même une vie. On pourrait s'attacher à la signification de chaque animal ou au symbolisme de la poussière que Laura nettoie consciencieusement, mais de façon évidente, le premier symbole C'est le verre. Après tout, il est dans le titre de la pièce. Le verre, bien sûr, est d'abord une matière fragile, comme l'aura. Mais ce qui compte surtout pour moi, c'est que c'est une matière inerte. Ça signifie qu'elle ne se décompose pas, elle ne se détériore pas comme les matières organiques au contact de l'air, de l'eau ou du feu. Le verre est là, quasi permanent. Il ne bouge pas d'un pouce, comme le rat. Il est transparent, sans couleur. En revanche, si on le regarde attentivement, si on l'incline sous un autre angle, il réfléchit la lumière. Laura, c'est ça, une héroïne fascinée et animée par la lumière. À première vue immobile, mais une fois éclairée par le bon rayon, Laura diffuse un faisceau arc-en-ciel. L'arc-en-ciel est un autre symbole qui entoure Laura. À un moment, son frère lui rapporte un foulard multicolore.

  • Speaker #2

    Ça ! Faisons fou d'un chic.

  • Speaker #0

    Il est pas tout le monde.

  • Speaker #2

    Il a tous les pouvoirs. Tu agites au-dessus d'une cage de canaries. Elle devient un bocal de poissons rouges. Tu agites de nouveau ton foulard au-dessus du bocal. Et il... Il s'envole des canaries.

  • Speaker #0

    L'arc-en-ciel a quelque chose de rare, voire de magique. Il relie le ciel à la terre. Et d'après Tom, ici, il pourrait changer les oiseaux en poissons et inversement. C'est un pont entre des mondes différents, entre le monde des humains et le monde des êtres célestes, étranges ou peu accessibles, comme Laura. Tom semble avoir compris que pour avoir accès à sa sœur, il fallait trouver le pont par lequel passer. Le pont, pour comprendre Laura, existe. Mais il est rare et aussi fugace que l'arc-en-ciel. Ouvrez l'œil pour ne pas le louper. Encore plus rare que les arcs-en-ciel, il y a un troisième symbole incontournable de Laura, c'est la licorne. Parmi tous les animaux de sa ménagerie de verre, Laura annonce d'emblée que la licorne est son préférée. Pendant son rendez-vous galant, elle présente sa licorne en verre à Jim. On se doute alors de ce qui se trame et ça loupe pas. Accidentellement, Jim casse la corne de l'animal. On s'attend à ce que Laura pleure ou hurle. Après tout, ses bibelots représentent tout pour elle. Pourtant, c'est pas ce qui se passe. C'est pas le drame de la scène. Oh, le drame sera bien au rendez-vous quand même, ça vous inquiétez pas. Mais la symbolique est là, dans cette scène. Laura est une licorne. et aussi bien intentionné que soit son prétendant, il veut la faire rire, il veut la faire danser, et il la casse. Avec une corne en moins, l'oral dit elle-même, elle deviendrait un cheval comme les autres, et se sentirait moins à part. Mais ça n'est pas aussi simple. Elle est définitivement meurtrie. Ça, c'est pour la pièce, sa poésie, ses images, son histoire. Certains pourraient trouver ce symbolisme nièvre ou douter que ça existe, les héroïnes licornes fragiles comme Laura. Et puis, il y a ce qui n'est pas écrit dans la pièce. Tennessee Williams avait réellement une sœur aînée nommée Rose, qui est devenue de plus en plus instable psychiquement en grandissant. Diagnostiquée schizophrène, elle a subi une lobotomie à l'âge de 24 ans. Autrement dit, on lui a ouvert le crâne et sectionné le lobe frontal dans l'espoir de calmer ses crises. Rose a passé le reste de sa vie dans un institut psychiatrique. Tennessee Williams ne s'est jamais remis de l'opération infligée à sa sœur. Rose apparaît de façon plus ou moins détournée dans ses différentes œuvres. Son image le hante, tout comme Laura hante les rêves de Tom. Les licornes n'existent pas, mais on ne peut pas ignorer cette réalité. Rose a été lobotomisée, et six mois après, Tennessee Williams a chevé l'écriture de la ménagerie de verre. Sachant cela, la vision de la licorne brisée, amputée de la corne de son crâne, devient image vacillante, entre symbole légendaire et réalité lugubre. Bien sûr, Laura est un hommage à Rose Williams, mais pas que. Celle qui est passée à la postérité, celle qui est jouée sur scène à travers le monde, c'est Laura, pas Rose. L'héroïne de fiction n'est jamais exactement identique à l'inspiration originale. Et d'ailleurs, on peut tout à fait regarder la ménagerie de verre sans soupçonner l'existence de la sœur de Tennessee Williams. Qu'est-ce que renvoie Laura alors ? Pour moi, Laura résonne sur trois plans en même temps. Oui, ça fait beaucoup, c'est un personnage qui vibre beaucoup à mes yeux. Elle est essentielle pour le rôle qu'elle occupe dans la société, dans la famille, et elle a aussi une fonction interne. D'abord, c'est peut-être le plus immédiat, Laura représente tous les êtres différents de la société, surtout ceux que leur différence isole du reste du monde. Laura boite légèrement. Et cette infirmité représente ce qu'on veut. Le handicap physique, bien sûr, mais aussi mental, comme la schizophrénie. Ou n'importe quoi, en fait, qui fait qu'on a quelque chose de travers. Que faire de ceux qui ne rentrent pas dans les cases ? Laura vit dans une société qui est trop rigide pour lui permettre de célébrer sa particularité. Ça ne lui laisse que deux options. Se retirer du monde ou s'amputer d'une part d'elle-même. Le mutisme, ou la mutilation. On ne peut pas se satisfaire de ça. On a besoin de Laura pour continuer à chercher ensemble une troisième réponse. Ensuite, Laura est indissociable de Tom. C'est l'héroïne des liens fraternels indéfectibles. C'est très personnel et je suis profondément touchée par l'intensité des liens entre ce frère et cette sœur. Et j'occulte carrément le rôle d'Amanda, la mère. Je parle volontairement très peu d'Amanda dans cet épisode, alors qu'elle est souvent vue comme le rôle principal, on en couleur Les relations mère-fille et mère-fils ont été beaucoup commentées au sujet de la ménagerie de verre, et y'a de quoi faire. Mais apparemment, j'en suis pas là dans mon cheminement. Moi, là, je fais une fixette sur le lien frère-sœur. La première fois que j'ai lu la ménagerie de verre, je suis passée assez vite sur Amanda. Oui, c'est une mère envahissante, castratrice. Oui, je vois les névroses que ça amène. Mais j'ai été cueillie par Laura. Une drôle d'inversion s'est même produite, parce qu'en Laura, j'ai d'abord reconnu mon frère. La coïncidence était trop belle, mon frère collectionnait aussi les animaux en verre, avec ce même profil introverti, qui se confie à personne. Par déduction, ça faisait de moi Tom, le petit dernier qui veut devenir artiste. Évidemment, il y a plein de trucs qui ne marchent pas dans cette inversion. Ne serait-ce que parce que Tom et Laura sont aussi soumis à des injonctions de genre. Par exemple, l'obsession de trouver un mari à Laura. On ne peut pas échanger les sexes comme ça, ça ne marcherait pas. Mais dans mon histoire familiale, ça marche quand même trop bien pour que j'arrive à moter cette inversion de la tête. Bon, je vais creuser ça pendant une petite décennie et je vous laisse faire votre propre thérapie familiale de votre côté. Ça vous va ?

  • Speaker #2

    C'est exactement vrai pour moi. J'ai tellement besoin de parler, de te parler que... que j'y arrive pas.

  • Speaker #0

    C'est une mise en garde sérieuse que je vous fais là. La pièce est un chef-d'oeuvre parce que chacun reconnaît des fragments de sa famille dans la ménagerie de verre. Quelle que soit votre structure familiale, que vous ayez trois frères ou que vous soyez fille unique, ça va vous piquer quelque part. C'est une pièce très psychanalytique. Ce que ça veut dire ? Eh bien, la meilleure explication que j'en ai trouvée... C'est un psychanalyste qui la donne, mais c'est aussi une sublime définition du théâtre. Qu'est-ce que la psychanalyse a à dire à Tennessee Williams à propos de sa ménagerie de verres ? Elle n'a rien à dire. Pour Freud, si la psychanalyse a quelque chose de vrai à dire, cela a déjà été dit par les poètes. La pièce nous analyse. Lorsqu'elle est jouée, C'est comme si notre psychanalyste, celui que nous imaginons nous connaître, parlait en public. Nous croyons que la pièce parle de notre propre cas. Elle parle de nous. Enfin, dernière couche, la plus profonde et intime. Si vous ne reconnaissez pas en l'oral les différents, les oubliés de notre société, si vous n'y reconnaissez pas quelqu'un de votre famille, alors, et c'est à ça qu'on reconnaît les grands rôles, Laura pourrait vous montrer une part de vous-même. Regarder Laura, c'est regarder la part de vous inadaptée à la vie, en pleine incapacité. C'est votre licorne de verre, complètement cristallisée. Aucun de nous n'est parfaitement fort ou sain d'esprit. Alors, comment vous gérez votre licorne, vous ? Que faites-vous de votre part fragile, pétrifiée par la peur, qui ne peut pas affronter la vie ? Est-ce que vous avez tué votre licorne ? Vous l'avez amputée de sa corne pour devenir un cheval plus adapté ? Mais à quel prix ? Est-ce que vous l'avez abandonnée sur une étagère, comme un bibelot, bien à l'abri, mais qui prend la poussière ? Est-ce que vous la gardez avec vous, en la protégeant en permanence comme une petite sœur ? Jim a brisé Laura. Tom a abandonné Laura. Amanda a surprotégé Laura. Moi je crois que je suis plutôt comme Tom. que j'ai tendance à laisser ma Laura derrière moi pour aller de l'avant. Ça me serre le cœur rien que d'y penser. Alors c'est inconfortable, mais c'est aussi un soulagement qu'elle revienne me hanter au théâtre. Elle a le droit de repasser sur le devant de la scène.

  • Speaker #2

    Laura. J'ai fait une défaite. Je vais te laisser derrière moi, mais je...

  • Speaker #0

    Pas toujours agréable d'aller regarder de ce côté-là, hein ? Autant le faire au théâtre. D'autant plus que Tennessee Williams le fait avec beaucoup de douceur et de poésie. Comme quand il écrivait Je ne pense pas que ma sœur Rose ait été réellement folle. Je crois que les pétales de son esprit se trouvaient simplement repliés par la peur. Prenez une inspiration avec Laura. pour qu'elle reste vivante et non figée dans sa peur, comme une rose éternelle, préservée, mais sans vie. Merci d'avoir écouté Roll Titre. Si vous avez apprécié l'épisode, voici trois choses que vous pouvez faire. 1. Vous abonner à Roll Titre sur votre plateforme de podcast préférée et laisser 5 étoiles si c'est Apple Podcast ou Spotify. 2. Rejoindre la newsletter de Roll Titre ou son compte Instagram pour découvrir encore plus de contenu inspirant. et troisièmement, me soutenir financièrement par une donation sur la plateforme Ko-fi. Je vous explique tout en détail dans les notes de l'épisode. Une dernière chose. Rôles Titres abrite les femmes de fiction qui appartiennent à mon panthéon intérieur. Mais leur voix ne peut se propager que grâce à vous. Parler du podcast autour de vous, partager ses épisodes sur les réseaux sociaux, c'est faire entendre la voix de ces héroïnes à des auditeurs toujours plus nombreux. Je vous dis à très vite pour lever le rideau sur une prochaine héroïne. Et si vous avez accueilli en vous un fragment de celle d'aujourd'hui, faites entendre sa voix, faites résonner Rôle Titre.

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🔎 Références sources :
Théâtre (en anglais): La ménagerie de verre (The Glass Menagerie), Tennessee Williams, 1944, créée à Chicago

Article : Tennessee Williams’ the glass menagerie, Sotiris Manolopoulos, revue Hestafta Article 7 / Issue 5, October 2014 
🎧 Références sonores citées dans l’épisode (extraits) :
Film :  La ménagerie de verre, Comédie Française, 1975, réalisation de Paul Newmann avec Joanne Woodward, John Malkovich et Karen Allen (Laura)
Musique : Thème de la ménagerie de verre, Paul Bowles, 1946

Musique : Sleepy time Gal, interprété par Henry James, 1939

Musique : Cue #, Cue #6, Cue #13, Dordt College's production of Tennessee William's "The Glass Menagerie", Jonathan Posthuma, interprété par Brian De Young, 2011

Musique : La Golondrina, Narciso Serradell, interprété par Wayne King et orchestre, 2020

Musique : The World is Waiting for the Sunrise par Paolo Alderighi et Stephanie Trick, 2014



©️ Crédits
Rôle Titre est un podcast de Camille Forbes propulsé par Ausha


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bienvenue dans Rôle titre, le podcast des femmes de fiction. Je m'appelle Camille Forbe, je suis comédienne et je vous emmène à la rencontre d'une héroïne. Pour profiter du son binaural, mettez votre casque aux vos écouteurs. Entrez en immersion sonore dans son univers. Cet épisode existe pour faire entendre sa voix. Alors j'espère que vous aussi, vous garderez un fragment d'elle.

  • Speaker #1

    tous les espoirs toutes les ambitions que j'avais pour toi qui partaient tout d'un coup en fumée maman a peur que je reste vieille fille quand on a un défaut physique insignifiant comme le tien dis-toi qu'il faut s'efforcer de le compenser par des dons personnels il faut essayer de cultiver le charme ou la vivacité

  • Speaker #2

    Nous allons vous avoir une visite. Celle d'un prétendant. Votre frère m'a dit que vous étiez affreusement timide, c'est vrai ? Je voudrais que vous soyez ma sœur. Je vous apprendrai à avoir confiance.

  • Speaker #0

    Laura, Isolée par son handicap. Message de service. Rôle titre n'est pas une fiche de lecture, mais révèle tout de même l'histoire de ces héroïnes, alors ça va spoiler. Rôle titre, c'est aussi une newsletter et des réseaux sociaux pour approfondir le podcast. Toutes les sources sont dans les notes de l'épisode. Mais pour l'instant, il est l'heure pour Rôle titre d'entrer en scène. Que faites-vous pour échapper à l'amorosité ? Vous cherchez les rires, la fête, l'aventure ? Ou bien vous êtes du genre à vous raconter une petite histoire, un rêve ? Mais le rêve est fragile comme du verre. Dans La ménagerie de verre, Tennessee Williams explore les parcours de trois personnages en quête de lumière. La mère, le frère et la sœur. La sœur, c'est Laura, une femme infirme et très renfermée sur elle-même, à tel point que sa mère lui cherche désespérément un prétendant. Il y aura bien un rendez-vous galant, le grand soir avec Jim. Mais Jim repart, aussi vite qu'il est venu, et ne reviendra plus jamais. C'est une pièce largement autobiographique, inspirée de la famille de l'auteur qui a connu les années 30 bien ternes et moroses en pleine crise économique américaine. La ménagerie de verre est aussi un récit psychologique. Derrière la mère, le frère et la sœur qui ont réellement existé, il y a trois facettes de l'être humain. Trois facettes qui cohabitent plutôt mal que bien. Laura est un rôle qu'on effleure du bout des doigts pour ne pas la casser. C'est une éternelle petite sœur, fragile et immobile. Avec elle, on parlera des mondes imaginaires où s'évader pour retrouver la lumière et la couleur quand elles sont absentes de notre vie. Histoire d'avoir sa licorne et son coin d'arc-en-ciel. Vous écoutez Rôle titre, l'épisode Laura, les éclats de la jeunesse. Quelque chose cloche. Laura a de grands yeux.

  • Speaker #1

    Elle est jolie, non ?

  • Speaker #2

    Très jolie, madame.

  • Speaker #0

    Elle écoute du jazz et collectionne les bibelots en verre. Voilà des choses bien respectables pour une jeune femme de 1930. Mais quelque chose cloche.

  • Speaker #2

    Son univers se résume à une collection d'animaux en verre. Elle reste assise, elle passe son temps à écouter des vieux disques.

  • Speaker #0

    Et puis en y regardant de plus près, quand elle se déplace, elle boite, légèrement.

  • Speaker #1

    Tu n'es pas une infirme, tu as juste une légère imperfection.

  • Speaker #0

    Une jambe qui cloche. Mais ce n'est pas tout. Laura n'est pas malade, pourtant elle parle dans un souffle. Comme si elle allait s'évanouir.

  • Speaker #1

    Elle a l'air tout calme comme ça, mais l'eau qui dort peut se réveiller.

  • Speaker #0

    Elle est peut-être simplement discrète.

  • Speaker #2

    Laura, elle est très timide.

  • Speaker #0

    À la rigueur, si Laura avait 14 ans, sauf qu'elle en a 10 de plus.

  • Speaker #2

    De quoi tu veux qu'on parle ?

  • Speaker #1

    De Laura.

  • Speaker #0

    Quelque chose cloche. Laura incarne la fragilité. C'est déjà beaucoup dire, car incarner, c'est encore être présente, dans sa chair. En réalité, Laura est tellement évanescente qu'on l'oublierait presque. Sa présence dans la pièce fait le même effet qu'un rideau, un voilage léger qui flotte, presque transparente. Même pas une incarnation. C'est l'essence de la fragilité. Une essence discrète qui occupe le petit appartement familial de la ville de Saint-Louis. Car oui, pour comprendre Laura, il faut forcément l'observer dans sa famille. Elle vit avec son frère, Tom, et sa mère, Amanda. Un ménage à trois, lui aussi bien fragile. Entrons dans cette ménagerie de verre, donc. Sur la pointe des pieds pour ne rien casser. Et pour comprendre les relations familiales qui s'y jouent. Laura n'est pas seulement une jeune femme fragile, elle est surtout l'éternelle petite sœur. Or, c'est encore une chose bien étrange, puisque dans les faits, elle est l'aînée. Elle a 24 ans, deux ans de plus que son frère Tom. Pourtant, il l'appelle petite sœur. Plus surprenant encore, sa propre mère l'appelle petite sœur. Un surnom tendre, mais aussi un carcan, qui ne l'aide pas à grandir et à être autre chose qu'une petite sœur, une fois tournée vers le monde extérieur. Même Jim, son prétendant, lui dira

  • Speaker #2

    Je voudrais que vous soyez ma sœur. Je vous apprendrai à avoir confiance en vous.

  • Speaker #0

    Je vous apprends rien si je vous dis que c'est pas de très bon augure quand votre crush vous dit Tu sais, je te considère comme ma sœur. C'est en tout cas la première image que j'ai de Laura. Une image figée et suspendue dans le temps. Comme une photographie noir et blanc pour laquelle on a beaucoup de tendresse. Laura n'existe nulle part ailleurs que dans sa famille.

  • Speaker #1

    Tant que Laura, ta sœur, n'aura pas trouvé quelqu'un susceptible de veiller sur elle, tu te dois de rester. Quand quelqu'un lui offrira un vrai foyer et une réelle sécurité, alors seulement tu pourras partir où bon te semblera, loin d'ici, peu importe où les vents te pousseront. En attendant, tu te dois de veiller sur elle.

  • Speaker #0

    Et dans sa famille, elle est la petite sœur fragile. Pour toujours. La place de Laura est donc bien étriquée. Avec elle, on a vite fait le tour du décor. Elle est allée au lycée et n'a pas réussi à s'y faire un seul ami. Elle a tenté les études de dactylo, autre échec.

  • Speaker #1

    Tu sais, généralement, la plupart des jeunes filles qui échouent dans la recherche d'une profession finissent un jour ou l'autre par épouser un garçon comme il faut et je suis persuadée que c'est ce qui t'arrivera.

  • Speaker #0

    Elle sort faire une course, parfois. Et encore, si c'est sa mère qui l'envoie. Non seulement Laura occupe une toute petite place, dans un appartement peu reluisant, mais c'est surtout une place d'où elle ne bouge pas d'un millimètre. Laura est une figure immobile. C'est le rôle d'un être humain qui ne se jette jamais à l'eau et qui regarde à peine les autres plonger. La ménagerie de verre explore la fuite de trois personnages dans un quotidien étouffant. Amanda s'est jetée à l'eau dans sa jeunesse, elle a fait un mauvais mariage, certes, mais au moins elle s'est bougée et elle continue de le faire en échafaudant des plans pour améliorer l'ordinaire de sa famille. Tom, lui, choisira la fuite en avant, en quittant une bonne fois pour toutes l'appartement à la fin de la pièce. Laura L. ne bouge pas et ne bougera jamais.

  • Speaker #1

    Je vois tout près qu'on prenne des dispositions pour l'avenir de ta sœur. J'ai peine, on dirait qu'elle dérive au gré des courants. Elle ne fait rien de ses journées.

  • Speaker #0

    Et pourtant, c'est ce qui la rend fascinante. Car sans bouger, elle fuit quand même, dans un autre monde, son monde, grâce à son imagination.

  • Speaker #2

    Son univers se résume à une collection d'animaux en verre. C'est un peu plutôt...

  • Speaker #0

    Avec l'aura et avec l'écriture de Tennessee Williams, il faut être prêt à plonger dans un monde de symboles. Tom, alias Tennessee Williams, est le rôle du frère, mais également le narrateur qui nous avertit dès le début de la pièce.

  • Speaker #2

    Moi c'est la vérité que je vous donne sous l'aspect séduisant d'une simple illusion.

  • Speaker #0

    Toute l'histoire se passe dans une sorte de rêve. Certaines mises en scène prévoient d'ailleurs de la fumée ou de grands voiles. La vie de Laura nous parvient donc de façon brouillée, à travers des souvenirs revisités, et comme tous les souvenirs, ils sont déformés, imprécis. La pièce se passe dans la mémoire. Je ne vais pas décortiquer tous les symboles, seulement les plus marquants pour moi. Comme dans un rêve, les images qui vous restent une fois réveillées sont celles qui sont importantes pour vous. En lisant la pièce, vous serez sûrement frappé par d'autres symboles qui m'auront échappé. Ce n'est que le rêve qui essaye de vous dire quelque chose. Dans ce brouillard donc, l'imagination de Laura s'agite et crée son propre monde, à commencer par sa collection de figurines en verre, sa ménagerie. Laura prend soin de petits bibelots d'animaux. Elle observe les reflets de la lumière à travers eux et leur invente même une vie. On pourrait s'attacher à la signification de chaque animal ou au symbolisme de la poussière que Laura nettoie consciencieusement, mais de façon évidente, le premier symbole C'est le verre. Après tout, il est dans le titre de la pièce. Le verre, bien sûr, est d'abord une matière fragile, comme l'aura. Mais ce qui compte surtout pour moi, c'est que c'est une matière inerte. Ça signifie qu'elle ne se décompose pas, elle ne se détériore pas comme les matières organiques au contact de l'air, de l'eau ou du feu. Le verre est là, quasi permanent. Il ne bouge pas d'un pouce, comme le rat. Il est transparent, sans couleur. En revanche, si on le regarde attentivement, si on l'incline sous un autre angle, il réfléchit la lumière. Laura, c'est ça, une héroïne fascinée et animée par la lumière. À première vue immobile, mais une fois éclairée par le bon rayon, Laura diffuse un faisceau arc-en-ciel. L'arc-en-ciel est un autre symbole qui entoure Laura. À un moment, son frère lui rapporte un foulard multicolore.

  • Speaker #2

    Ça ! Faisons fou d'un chic.

  • Speaker #0

    Il est pas tout le monde.

  • Speaker #2

    Il a tous les pouvoirs. Tu agites au-dessus d'une cage de canaries. Elle devient un bocal de poissons rouges. Tu agites de nouveau ton foulard au-dessus du bocal. Et il... Il s'envole des canaries.

  • Speaker #0

    L'arc-en-ciel a quelque chose de rare, voire de magique. Il relie le ciel à la terre. Et d'après Tom, ici, il pourrait changer les oiseaux en poissons et inversement. C'est un pont entre des mondes différents, entre le monde des humains et le monde des êtres célestes, étranges ou peu accessibles, comme Laura. Tom semble avoir compris que pour avoir accès à sa sœur, il fallait trouver le pont par lequel passer. Le pont, pour comprendre Laura, existe. Mais il est rare et aussi fugace que l'arc-en-ciel. Ouvrez l'œil pour ne pas le louper. Encore plus rare que les arcs-en-ciel, il y a un troisième symbole incontournable de Laura, c'est la licorne. Parmi tous les animaux de sa ménagerie de verre, Laura annonce d'emblée que la licorne est son préférée. Pendant son rendez-vous galant, elle présente sa licorne en verre à Jim. On se doute alors de ce qui se trame et ça loupe pas. Accidentellement, Jim casse la corne de l'animal. On s'attend à ce que Laura pleure ou hurle. Après tout, ses bibelots représentent tout pour elle. Pourtant, c'est pas ce qui se passe. C'est pas le drame de la scène. Oh, le drame sera bien au rendez-vous quand même, ça vous inquiétez pas. Mais la symbolique est là, dans cette scène. Laura est une licorne. et aussi bien intentionné que soit son prétendant, il veut la faire rire, il veut la faire danser, et il la casse. Avec une corne en moins, l'oral dit elle-même, elle deviendrait un cheval comme les autres, et se sentirait moins à part. Mais ça n'est pas aussi simple. Elle est définitivement meurtrie. Ça, c'est pour la pièce, sa poésie, ses images, son histoire. Certains pourraient trouver ce symbolisme nièvre ou douter que ça existe, les héroïnes licornes fragiles comme Laura. Et puis, il y a ce qui n'est pas écrit dans la pièce. Tennessee Williams avait réellement une sœur aînée nommée Rose, qui est devenue de plus en plus instable psychiquement en grandissant. Diagnostiquée schizophrène, elle a subi une lobotomie à l'âge de 24 ans. Autrement dit, on lui a ouvert le crâne et sectionné le lobe frontal dans l'espoir de calmer ses crises. Rose a passé le reste de sa vie dans un institut psychiatrique. Tennessee Williams ne s'est jamais remis de l'opération infligée à sa sœur. Rose apparaît de façon plus ou moins détournée dans ses différentes œuvres. Son image le hante, tout comme Laura hante les rêves de Tom. Les licornes n'existent pas, mais on ne peut pas ignorer cette réalité. Rose a été lobotomisée, et six mois après, Tennessee Williams a chevé l'écriture de la ménagerie de verre. Sachant cela, la vision de la licorne brisée, amputée de la corne de son crâne, devient image vacillante, entre symbole légendaire et réalité lugubre. Bien sûr, Laura est un hommage à Rose Williams, mais pas que. Celle qui est passée à la postérité, celle qui est jouée sur scène à travers le monde, c'est Laura, pas Rose. L'héroïne de fiction n'est jamais exactement identique à l'inspiration originale. Et d'ailleurs, on peut tout à fait regarder la ménagerie de verre sans soupçonner l'existence de la sœur de Tennessee Williams. Qu'est-ce que renvoie Laura alors ? Pour moi, Laura résonne sur trois plans en même temps. Oui, ça fait beaucoup, c'est un personnage qui vibre beaucoup à mes yeux. Elle est essentielle pour le rôle qu'elle occupe dans la société, dans la famille, et elle a aussi une fonction interne. D'abord, c'est peut-être le plus immédiat, Laura représente tous les êtres différents de la société, surtout ceux que leur différence isole du reste du monde. Laura boite légèrement. Et cette infirmité représente ce qu'on veut. Le handicap physique, bien sûr, mais aussi mental, comme la schizophrénie. Ou n'importe quoi, en fait, qui fait qu'on a quelque chose de travers. Que faire de ceux qui ne rentrent pas dans les cases ? Laura vit dans une société qui est trop rigide pour lui permettre de célébrer sa particularité. Ça ne lui laisse que deux options. Se retirer du monde ou s'amputer d'une part d'elle-même. Le mutisme, ou la mutilation. On ne peut pas se satisfaire de ça. On a besoin de Laura pour continuer à chercher ensemble une troisième réponse. Ensuite, Laura est indissociable de Tom. C'est l'héroïne des liens fraternels indéfectibles. C'est très personnel et je suis profondément touchée par l'intensité des liens entre ce frère et cette sœur. Et j'occulte carrément le rôle d'Amanda, la mère. Je parle volontairement très peu d'Amanda dans cet épisode, alors qu'elle est souvent vue comme le rôle principal, on en couleur Les relations mère-fille et mère-fils ont été beaucoup commentées au sujet de la ménagerie de verre, et y'a de quoi faire. Mais apparemment, j'en suis pas là dans mon cheminement. Moi, là, je fais une fixette sur le lien frère-sœur. La première fois que j'ai lu la ménagerie de verre, je suis passée assez vite sur Amanda. Oui, c'est une mère envahissante, castratrice. Oui, je vois les névroses que ça amène. Mais j'ai été cueillie par Laura. Une drôle d'inversion s'est même produite, parce qu'en Laura, j'ai d'abord reconnu mon frère. La coïncidence était trop belle, mon frère collectionnait aussi les animaux en verre, avec ce même profil introverti, qui se confie à personne. Par déduction, ça faisait de moi Tom, le petit dernier qui veut devenir artiste. Évidemment, il y a plein de trucs qui ne marchent pas dans cette inversion. Ne serait-ce que parce que Tom et Laura sont aussi soumis à des injonctions de genre. Par exemple, l'obsession de trouver un mari à Laura. On ne peut pas échanger les sexes comme ça, ça ne marcherait pas. Mais dans mon histoire familiale, ça marche quand même trop bien pour que j'arrive à moter cette inversion de la tête. Bon, je vais creuser ça pendant une petite décennie et je vous laisse faire votre propre thérapie familiale de votre côté. Ça vous va ?

  • Speaker #2

    C'est exactement vrai pour moi. J'ai tellement besoin de parler, de te parler que... que j'y arrive pas.

  • Speaker #0

    C'est une mise en garde sérieuse que je vous fais là. La pièce est un chef-d'oeuvre parce que chacun reconnaît des fragments de sa famille dans la ménagerie de verre. Quelle que soit votre structure familiale, que vous ayez trois frères ou que vous soyez fille unique, ça va vous piquer quelque part. C'est une pièce très psychanalytique. Ce que ça veut dire ? Eh bien, la meilleure explication que j'en ai trouvée... C'est un psychanalyste qui la donne, mais c'est aussi une sublime définition du théâtre. Qu'est-ce que la psychanalyse a à dire à Tennessee Williams à propos de sa ménagerie de verres ? Elle n'a rien à dire. Pour Freud, si la psychanalyse a quelque chose de vrai à dire, cela a déjà été dit par les poètes. La pièce nous analyse. Lorsqu'elle est jouée, C'est comme si notre psychanalyste, celui que nous imaginons nous connaître, parlait en public. Nous croyons que la pièce parle de notre propre cas. Elle parle de nous. Enfin, dernière couche, la plus profonde et intime. Si vous ne reconnaissez pas en l'oral les différents, les oubliés de notre société, si vous n'y reconnaissez pas quelqu'un de votre famille, alors, et c'est à ça qu'on reconnaît les grands rôles, Laura pourrait vous montrer une part de vous-même. Regarder Laura, c'est regarder la part de vous inadaptée à la vie, en pleine incapacité. C'est votre licorne de verre, complètement cristallisée. Aucun de nous n'est parfaitement fort ou sain d'esprit. Alors, comment vous gérez votre licorne, vous ? Que faites-vous de votre part fragile, pétrifiée par la peur, qui ne peut pas affronter la vie ? Est-ce que vous avez tué votre licorne ? Vous l'avez amputée de sa corne pour devenir un cheval plus adapté ? Mais à quel prix ? Est-ce que vous l'avez abandonnée sur une étagère, comme un bibelot, bien à l'abri, mais qui prend la poussière ? Est-ce que vous la gardez avec vous, en la protégeant en permanence comme une petite sœur ? Jim a brisé Laura. Tom a abandonné Laura. Amanda a surprotégé Laura. Moi je crois que je suis plutôt comme Tom. que j'ai tendance à laisser ma Laura derrière moi pour aller de l'avant. Ça me serre le cœur rien que d'y penser. Alors c'est inconfortable, mais c'est aussi un soulagement qu'elle revienne me hanter au théâtre. Elle a le droit de repasser sur le devant de la scène.

  • Speaker #2

    Laura. J'ai fait une défaite. Je vais te laisser derrière moi, mais je...

  • Speaker #0

    Pas toujours agréable d'aller regarder de ce côté-là, hein ? Autant le faire au théâtre. D'autant plus que Tennessee Williams le fait avec beaucoup de douceur et de poésie. Comme quand il écrivait Je ne pense pas que ma sœur Rose ait été réellement folle. Je crois que les pétales de son esprit se trouvaient simplement repliés par la peur. Prenez une inspiration avec Laura. pour qu'elle reste vivante et non figée dans sa peur, comme une rose éternelle, préservée, mais sans vie. Merci d'avoir écouté Roll Titre. Si vous avez apprécié l'épisode, voici trois choses que vous pouvez faire. 1. Vous abonner à Roll Titre sur votre plateforme de podcast préférée et laisser 5 étoiles si c'est Apple Podcast ou Spotify. 2. Rejoindre la newsletter de Roll Titre ou son compte Instagram pour découvrir encore plus de contenu inspirant. et troisièmement, me soutenir financièrement par une donation sur la plateforme Ko-fi. Je vous explique tout en détail dans les notes de l'épisode. Une dernière chose. Rôles Titres abrite les femmes de fiction qui appartiennent à mon panthéon intérieur. Mais leur voix ne peut se propager que grâce à vous. Parler du podcast autour de vous, partager ses épisodes sur les réseaux sociaux, c'est faire entendre la voix de ces héroïnes à des auditeurs toujours plus nombreux. Je vous dis à très vite pour lever le rideau sur une prochaine héroïne. Et si vous avez accueilli en vous un fragment de celle d'aujourd'hui, faites entendre sa voix, faites résonner Rôle Titre.

Description

Bonne écoute

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🔎 Références sources :
Théâtre (en anglais): La ménagerie de verre (The Glass Menagerie), Tennessee Williams, 1944, créée à Chicago

Article : Tennessee Williams’ the glass menagerie, Sotiris Manolopoulos, revue Hestafta Article 7 / Issue 5, October 2014 
🎧 Références sonores citées dans l’épisode (extraits) :
Film :  La ménagerie de verre, Comédie Française, 1975, réalisation de Paul Newmann avec Joanne Woodward, John Malkovich et Karen Allen (Laura)
Musique : Thème de la ménagerie de verre, Paul Bowles, 1946

Musique : Sleepy time Gal, interprété par Henry James, 1939

Musique : Cue #, Cue #6, Cue #13, Dordt College's production of Tennessee William's "The Glass Menagerie", Jonathan Posthuma, interprété par Brian De Young, 2011

Musique : La Golondrina, Narciso Serradell, interprété par Wayne King et orchestre, 2020

Musique : The World is Waiting for the Sunrise par Paolo Alderighi et Stephanie Trick, 2014



©️ Crédits
Rôle Titre est un podcast de Camille Forbes propulsé par Ausha


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Bienvenue dans Rôle titre, le podcast des femmes de fiction. Je m'appelle Camille Forbe, je suis comédienne et je vous emmène à la rencontre d'une héroïne. Pour profiter du son binaural, mettez votre casque aux vos écouteurs. Entrez en immersion sonore dans son univers. Cet épisode existe pour faire entendre sa voix. Alors j'espère que vous aussi, vous garderez un fragment d'elle.

  • Speaker #1

    tous les espoirs toutes les ambitions que j'avais pour toi qui partaient tout d'un coup en fumée maman a peur que je reste vieille fille quand on a un défaut physique insignifiant comme le tien dis-toi qu'il faut s'efforcer de le compenser par des dons personnels il faut essayer de cultiver le charme ou la vivacité

  • Speaker #2

    Nous allons vous avoir une visite. Celle d'un prétendant. Votre frère m'a dit que vous étiez affreusement timide, c'est vrai ? Je voudrais que vous soyez ma sœur. Je vous apprendrai à avoir confiance.

  • Speaker #0

    Laura, Isolée par son handicap. Message de service. Rôle titre n'est pas une fiche de lecture, mais révèle tout de même l'histoire de ces héroïnes, alors ça va spoiler. Rôle titre, c'est aussi une newsletter et des réseaux sociaux pour approfondir le podcast. Toutes les sources sont dans les notes de l'épisode. Mais pour l'instant, il est l'heure pour Rôle titre d'entrer en scène. Que faites-vous pour échapper à l'amorosité ? Vous cherchez les rires, la fête, l'aventure ? Ou bien vous êtes du genre à vous raconter une petite histoire, un rêve ? Mais le rêve est fragile comme du verre. Dans La ménagerie de verre, Tennessee Williams explore les parcours de trois personnages en quête de lumière. La mère, le frère et la sœur. La sœur, c'est Laura, une femme infirme et très renfermée sur elle-même, à tel point que sa mère lui cherche désespérément un prétendant. Il y aura bien un rendez-vous galant, le grand soir avec Jim. Mais Jim repart, aussi vite qu'il est venu, et ne reviendra plus jamais. C'est une pièce largement autobiographique, inspirée de la famille de l'auteur qui a connu les années 30 bien ternes et moroses en pleine crise économique américaine. La ménagerie de verre est aussi un récit psychologique. Derrière la mère, le frère et la sœur qui ont réellement existé, il y a trois facettes de l'être humain. Trois facettes qui cohabitent plutôt mal que bien. Laura est un rôle qu'on effleure du bout des doigts pour ne pas la casser. C'est une éternelle petite sœur, fragile et immobile. Avec elle, on parlera des mondes imaginaires où s'évader pour retrouver la lumière et la couleur quand elles sont absentes de notre vie. Histoire d'avoir sa licorne et son coin d'arc-en-ciel. Vous écoutez Rôle titre, l'épisode Laura, les éclats de la jeunesse. Quelque chose cloche. Laura a de grands yeux.

  • Speaker #1

    Elle est jolie, non ?

  • Speaker #2

    Très jolie, madame.

  • Speaker #0

    Elle écoute du jazz et collectionne les bibelots en verre. Voilà des choses bien respectables pour une jeune femme de 1930. Mais quelque chose cloche.

  • Speaker #2

    Son univers se résume à une collection d'animaux en verre. Elle reste assise, elle passe son temps à écouter des vieux disques.

  • Speaker #0

    Et puis en y regardant de plus près, quand elle se déplace, elle boite, légèrement.

  • Speaker #1

    Tu n'es pas une infirme, tu as juste une légère imperfection.

  • Speaker #0

    Une jambe qui cloche. Mais ce n'est pas tout. Laura n'est pas malade, pourtant elle parle dans un souffle. Comme si elle allait s'évanouir.

  • Speaker #1

    Elle a l'air tout calme comme ça, mais l'eau qui dort peut se réveiller.

  • Speaker #0

    Elle est peut-être simplement discrète.

  • Speaker #2

    Laura, elle est très timide.

  • Speaker #0

    À la rigueur, si Laura avait 14 ans, sauf qu'elle en a 10 de plus.

  • Speaker #2

    De quoi tu veux qu'on parle ?

  • Speaker #1

    De Laura.

  • Speaker #0

    Quelque chose cloche. Laura incarne la fragilité. C'est déjà beaucoup dire, car incarner, c'est encore être présente, dans sa chair. En réalité, Laura est tellement évanescente qu'on l'oublierait presque. Sa présence dans la pièce fait le même effet qu'un rideau, un voilage léger qui flotte, presque transparente. Même pas une incarnation. C'est l'essence de la fragilité. Une essence discrète qui occupe le petit appartement familial de la ville de Saint-Louis. Car oui, pour comprendre Laura, il faut forcément l'observer dans sa famille. Elle vit avec son frère, Tom, et sa mère, Amanda. Un ménage à trois, lui aussi bien fragile. Entrons dans cette ménagerie de verre, donc. Sur la pointe des pieds pour ne rien casser. Et pour comprendre les relations familiales qui s'y jouent. Laura n'est pas seulement une jeune femme fragile, elle est surtout l'éternelle petite sœur. Or, c'est encore une chose bien étrange, puisque dans les faits, elle est l'aînée. Elle a 24 ans, deux ans de plus que son frère Tom. Pourtant, il l'appelle petite sœur. Plus surprenant encore, sa propre mère l'appelle petite sœur. Un surnom tendre, mais aussi un carcan, qui ne l'aide pas à grandir et à être autre chose qu'une petite sœur, une fois tournée vers le monde extérieur. Même Jim, son prétendant, lui dira

  • Speaker #2

    Je voudrais que vous soyez ma sœur. Je vous apprendrai à avoir confiance en vous.

  • Speaker #0

    Je vous apprends rien si je vous dis que c'est pas de très bon augure quand votre crush vous dit Tu sais, je te considère comme ma sœur. C'est en tout cas la première image que j'ai de Laura. Une image figée et suspendue dans le temps. Comme une photographie noir et blanc pour laquelle on a beaucoup de tendresse. Laura n'existe nulle part ailleurs que dans sa famille.

  • Speaker #1

    Tant que Laura, ta sœur, n'aura pas trouvé quelqu'un susceptible de veiller sur elle, tu te dois de rester. Quand quelqu'un lui offrira un vrai foyer et une réelle sécurité, alors seulement tu pourras partir où bon te semblera, loin d'ici, peu importe où les vents te pousseront. En attendant, tu te dois de veiller sur elle.

  • Speaker #0

    Et dans sa famille, elle est la petite sœur fragile. Pour toujours. La place de Laura est donc bien étriquée. Avec elle, on a vite fait le tour du décor. Elle est allée au lycée et n'a pas réussi à s'y faire un seul ami. Elle a tenté les études de dactylo, autre échec.

  • Speaker #1

    Tu sais, généralement, la plupart des jeunes filles qui échouent dans la recherche d'une profession finissent un jour ou l'autre par épouser un garçon comme il faut et je suis persuadée que c'est ce qui t'arrivera.

  • Speaker #0

    Elle sort faire une course, parfois. Et encore, si c'est sa mère qui l'envoie. Non seulement Laura occupe une toute petite place, dans un appartement peu reluisant, mais c'est surtout une place d'où elle ne bouge pas d'un millimètre. Laura est une figure immobile. C'est le rôle d'un être humain qui ne se jette jamais à l'eau et qui regarde à peine les autres plonger. La ménagerie de verre explore la fuite de trois personnages dans un quotidien étouffant. Amanda s'est jetée à l'eau dans sa jeunesse, elle a fait un mauvais mariage, certes, mais au moins elle s'est bougée et elle continue de le faire en échafaudant des plans pour améliorer l'ordinaire de sa famille. Tom, lui, choisira la fuite en avant, en quittant une bonne fois pour toutes l'appartement à la fin de la pièce. Laura L. ne bouge pas et ne bougera jamais.

  • Speaker #1

    Je vois tout près qu'on prenne des dispositions pour l'avenir de ta sœur. J'ai peine, on dirait qu'elle dérive au gré des courants. Elle ne fait rien de ses journées.

  • Speaker #0

    Et pourtant, c'est ce qui la rend fascinante. Car sans bouger, elle fuit quand même, dans un autre monde, son monde, grâce à son imagination.

  • Speaker #2

    Son univers se résume à une collection d'animaux en verre. C'est un peu plutôt...

  • Speaker #0

    Avec l'aura et avec l'écriture de Tennessee Williams, il faut être prêt à plonger dans un monde de symboles. Tom, alias Tennessee Williams, est le rôle du frère, mais également le narrateur qui nous avertit dès le début de la pièce.

  • Speaker #2

    Moi c'est la vérité que je vous donne sous l'aspect séduisant d'une simple illusion.

  • Speaker #0

    Toute l'histoire se passe dans une sorte de rêve. Certaines mises en scène prévoient d'ailleurs de la fumée ou de grands voiles. La vie de Laura nous parvient donc de façon brouillée, à travers des souvenirs revisités, et comme tous les souvenirs, ils sont déformés, imprécis. La pièce se passe dans la mémoire. Je ne vais pas décortiquer tous les symboles, seulement les plus marquants pour moi. Comme dans un rêve, les images qui vous restent une fois réveillées sont celles qui sont importantes pour vous. En lisant la pièce, vous serez sûrement frappé par d'autres symboles qui m'auront échappé. Ce n'est que le rêve qui essaye de vous dire quelque chose. Dans ce brouillard donc, l'imagination de Laura s'agite et crée son propre monde, à commencer par sa collection de figurines en verre, sa ménagerie. Laura prend soin de petits bibelots d'animaux. Elle observe les reflets de la lumière à travers eux et leur invente même une vie. On pourrait s'attacher à la signification de chaque animal ou au symbolisme de la poussière que Laura nettoie consciencieusement, mais de façon évidente, le premier symbole C'est le verre. Après tout, il est dans le titre de la pièce. Le verre, bien sûr, est d'abord une matière fragile, comme l'aura. Mais ce qui compte surtout pour moi, c'est que c'est une matière inerte. Ça signifie qu'elle ne se décompose pas, elle ne se détériore pas comme les matières organiques au contact de l'air, de l'eau ou du feu. Le verre est là, quasi permanent. Il ne bouge pas d'un pouce, comme le rat. Il est transparent, sans couleur. En revanche, si on le regarde attentivement, si on l'incline sous un autre angle, il réfléchit la lumière. Laura, c'est ça, une héroïne fascinée et animée par la lumière. À première vue immobile, mais une fois éclairée par le bon rayon, Laura diffuse un faisceau arc-en-ciel. L'arc-en-ciel est un autre symbole qui entoure Laura. À un moment, son frère lui rapporte un foulard multicolore.

  • Speaker #2

    Ça ! Faisons fou d'un chic.

  • Speaker #0

    Il est pas tout le monde.

  • Speaker #2

    Il a tous les pouvoirs. Tu agites au-dessus d'une cage de canaries. Elle devient un bocal de poissons rouges. Tu agites de nouveau ton foulard au-dessus du bocal. Et il... Il s'envole des canaries.

  • Speaker #0

    L'arc-en-ciel a quelque chose de rare, voire de magique. Il relie le ciel à la terre. Et d'après Tom, ici, il pourrait changer les oiseaux en poissons et inversement. C'est un pont entre des mondes différents, entre le monde des humains et le monde des êtres célestes, étranges ou peu accessibles, comme Laura. Tom semble avoir compris que pour avoir accès à sa sœur, il fallait trouver le pont par lequel passer. Le pont, pour comprendre Laura, existe. Mais il est rare et aussi fugace que l'arc-en-ciel. Ouvrez l'œil pour ne pas le louper. Encore plus rare que les arcs-en-ciel, il y a un troisième symbole incontournable de Laura, c'est la licorne. Parmi tous les animaux de sa ménagerie de verre, Laura annonce d'emblée que la licorne est son préférée. Pendant son rendez-vous galant, elle présente sa licorne en verre à Jim. On se doute alors de ce qui se trame et ça loupe pas. Accidentellement, Jim casse la corne de l'animal. On s'attend à ce que Laura pleure ou hurle. Après tout, ses bibelots représentent tout pour elle. Pourtant, c'est pas ce qui se passe. C'est pas le drame de la scène. Oh, le drame sera bien au rendez-vous quand même, ça vous inquiétez pas. Mais la symbolique est là, dans cette scène. Laura est une licorne. et aussi bien intentionné que soit son prétendant, il veut la faire rire, il veut la faire danser, et il la casse. Avec une corne en moins, l'oral dit elle-même, elle deviendrait un cheval comme les autres, et se sentirait moins à part. Mais ça n'est pas aussi simple. Elle est définitivement meurtrie. Ça, c'est pour la pièce, sa poésie, ses images, son histoire. Certains pourraient trouver ce symbolisme nièvre ou douter que ça existe, les héroïnes licornes fragiles comme Laura. Et puis, il y a ce qui n'est pas écrit dans la pièce. Tennessee Williams avait réellement une sœur aînée nommée Rose, qui est devenue de plus en plus instable psychiquement en grandissant. Diagnostiquée schizophrène, elle a subi une lobotomie à l'âge de 24 ans. Autrement dit, on lui a ouvert le crâne et sectionné le lobe frontal dans l'espoir de calmer ses crises. Rose a passé le reste de sa vie dans un institut psychiatrique. Tennessee Williams ne s'est jamais remis de l'opération infligée à sa sœur. Rose apparaît de façon plus ou moins détournée dans ses différentes œuvres. Son image le hante, tout comme Laura hante les rêves de Tom. Les licornes n'existent pas, mais on ne peut pas ignorer cette réalité. Rose a été lobotomisée, et six mois après, Tennessee Williams a chevé l'écriture de la ménagerie de verre. Sachant cela, la vision de la licorne brisée, amputée de la corne de son crâne, devient image vacillante, entre symbole légendaire et réalité lugubre. Bien sûr, Laura est un hommage à Rose Williams, mais pas que. Celle qui est passée à la postérité, celle qui est jouée sur scène à travers le monde, c'est Laura, pas Rose. L'héroïne de fiction n'est jamais exactement identique à l'inspiration originale. Et d'ailleurs, on peut tout à fait regarder la ménagerie de verre sans soupçonner l'existence de la sœur de Tennessee Williams. Qu'est-ce que renvoie Laura alors ? Pour moi, Laura résonne sur trois plans en même temps. Oui, ça fait beaucoup, c'est un personnage qui vibre beaucoup à mes yeux. Elle est essentielle pour le rôle qu'elle occupe dans la société, dans la famille, et elle a aussi une fonction interne. D'abord, c'est peut-être le plus immédiat, Laura représente tous les êtres différents de la société, surtout ceux que leur différence isole du reste du monde. Laura boite légèrement. Et cette infirmité représente ce qu'on veut. Le handicap physique, bien sûr, mais aussi mental, comme la schizophrénie. Ou n'importe quoi, en fait, qui fait qu'on a quelque chose de travers. Que faire de ceux qui ne rentrent pas dans les cases ? Laura vit dans une société qui est trop rigide pour lui permettre de célébrer sa particularité. Ça ne lui laisse que deux options. Se retirer du monde ou s'amputer d'une part d'elle-même. Le mutisme, ou la mutilation. On ne peut pas se satisfaire de ça. On a besoin de Laura pour continuer à chercher ensemble une troisième réponse. Ensuite, Laura est indissociable de Tom. C'est l'héroïne des liens fraternels indéfectibles. C'est très personnel et je suis profondément touchée par l'intensité des liens entre ce frère et cette sœur. Et j'occulte carrément le rôle d'Amanda, la mère. Je parle volontairement très peu d'Amanda dans cet épisode, alors qu'elle est souvent vue comme le rôle principal, on en couleur Les relations mère-fille et mère-fils ont été beaucoup commentées au sujet de la ménagerie de verre, et y'a de quoi faire. Mais apparemment, j'en suis pas là dans mon cheminement. Moi, là, je fais une fixette sur le lien frère-sœur. La première fois que j'ai lu la ménagerie de verre, je suis passée assez vite sur Amanda. Oui, c'est une mère envahissante, castratrice. Oui, je vois les névroses que ça amène. Mais j'ai été cueillie par Laura. Une drôle d'inversion s'est même produite, parce qu'en Laura, j'ai d'abord reconnu mon frère. La coïncidence était trop belle, mon frère collectionnait aussi les animaux en verre, avec ce même profil introverti, qui se confie à personne. Par déduction, ça faisait de moi Tom, le petit dernier qui veut devenir artiste. Évidemment, il y a plein de trucs qui ne marchent pas dans cette inversion. Ne serait-ce que parce que Tom et Laura sont aussi soumis à des injonctions de genre. Par exemple, l'obsession de trouver un mari à Laura. On ne peut pas échanger les sexes comme ça, ça ne marcherait pas. Mais dans mon histoire familiale, ça marche quand même trop bien pour que j'arrive à moter cette inversion de la tête. Bon, je vais creuser ça pendant une petite décennie et je vous laisse faire votre propre thérapie familiale de votre côté. Ça vous va ?

  • Speaker #2

    C'est exactement vrai pour moi. J'ai tellement besoin de parler, de te parler que... que j'y arrive pas.

  • Speaker #0

    C'est une mise en garde sérieuse que je vous fais là. La pièce est un chef-d'oeuvre parce que chacun reconnaît des fragments de sa famille dans la ménagerie de verre. Quelle que soit votre structure familiale, que vous ayez trois frères ou que vous soyez fille unique, ça va vous piquer quelque part. C'est une pièce très psychanalytique. Ce que ça veut dire ? Eh bien, la meilleure explication que j'en ai trouvée... C'est un psychanalyste qui la donne, mais c'est aussi une sublime définition du théâtre. Qu'est-ce que la psychanalyse a à dire à Tennessee Williams à propos de sa ménagerie de verres ? Elle n'a rien à dire. Pour Freud, si la psychanalyse a quelque chose de vrai à dire, cela a déjà été dit par les poètes. La pièce nous analyse. Lorsqu'elle est jouée, C'est comme si notre psychanalyste, celui que nous imaginons nous connaître, parlait en public. Nous croyons que la pièce parle de notre propre cas. Elle parle de nous. Enfin, dernière couche, la plus profonde et intime. Si vous ne reconnaissez pas en l'oral les différents, les oubliés de notre société, si vous n'y reconnaissez pas quelqu'un de votre famille, alors, et c'est à ça qu'on reconnaît les grands rôles, Laura pourrait vous montrer une part de vous-même. Regarder Laura, c'est regarder la part de vous inadaptée à la vie, en pleine incapacité. C'est votre licorne de verre, complètement cristallisée. Aucun de nous n'est parfaitement fort ou sain d'esprit. Alors, comment vous gérez votre licorne, vous ? Que faites-vous de votre part fragile, pétrifiée par la peur, qui ne peut pas affronter la vie ? Est-ce que vous avez tué votre licorne ? Vous l'avez amputée de sa corne pour devenir un cheval plus adapté ? Mais à quel prix ? Est-ce que vous l'avez abandonnée sur une étagère, comme un bibelot, bien à l'abri, mais qui prend la poussière ? Est-ce que vous la gardez avec vous, en la protégeant en permanence comme une petite sœur ? Jim a brisé Laura. Tom a abandonné Laura. Amanda a surprotégé Laura. Moi je crois que je suis plutôt comme Tom. que j'ai tendance à laisser ma Laura derrière moi pour aller de l'avant. Ça me serre le cœur rien que d'y penser. Alors c'est inconfortable, mais c'est aussi un soulagement qu'elle revienne me hanter au théâtre. Elle a le droit de repasser sur le devant de la scène.

  • Speaker #2

    Laura. J'ai fait une défaite. Je vais te laisser derrière moi, mais je...

  • Speaker #0

    Pas toujours agréable d'aller regarder de ce côté-là, hein ? Autant le faire au théâtre. D'autant plus que Tennessee Williams le fait avec beaucoup de douceur et de poésie. Comme quand il écrivait Je ne pense pas que ma sœur Rose ait été réellement folle. Je crois que les pétales de son esprit se trouvaient simplement repliés par la peur. Prenez une inspiration avec Laura. pour qu'elle reste vivante et non figée dans sa peur, comme une rose éternelle, préservée, mais sans vie. Merci d'avoir écouté Roll Titre. Si vous avez apprécié l'épisode, voici trois choses que vous pouvez faire. 1. Vous abonner à Roll Titre sur votre plateforme de podcast préférée et laisser 5 étoiles si c'est Apple Podcast ou Spotify. 2. Rejoindre la newsletter de Roll Titre ou son compte Instagram pour découvrir encore plus de contenu inspirant. et troisièmement, me soutenir financièrement par une donation sur la plateforme Ko-fi. Je vous explique tout en détail dans les notes de l'épisode. Une dernière chose. Rôles Titres abrite les femmes de fiction qui appartiennent à mon panthéon intérieur. Mais leur voix ne peut se propager que grâce à vous. Parler du podcast autour de vous, partager ses épisodes sur les réseaux sociaux, c'est faire entendre la voix de ces héroïnes à des auditeurs toujours plus nombreux. Je vous dis à très vite pour lever le rideau sur une prochaine héroïne. Et si vous avez accueilli en vous un fragment de celle d'aujourd'hui, faites entendre sa voix, faites résonner Rôle Titre.

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