Speaker #1Bonjour à tous, aujourd'hui on va parler de l'une des périodes les plus sombres et marquantes de l'histoire économique mondiale, le commerce triangulaire. C'est une histoire de richesses immenses, de traversées océaniques périlleuses, mais surtout de souffrances humaines. Une histoire qui a façonné les relations entre l'Europe, l'Afrique et les Amériques pendant plusieurs siècles. De quoi parlons-nous exactement quand on évoque le commerce triangulaire ? Il s'agit en fait d'un réseau commercial qui a prospéré entre les XVIIe et XVIIIe siècles et qui a relié trois continents, l'Europe, l'Afrique et les Amériques. et qui est basé principalement sur le commerce des esclaves. Ce commerce tire son nom de la forme géométrique créée par les routes empruntées par les navires négriers, comme on appelait ceux qui transportaient les esclaves africains. Un triangle donc entre ces trois régions du globe. Comment fonctionnait ce commerce triangulaire ? Et pourquoi est-il resté gravé dans l'histoire comme l'une des plus grandes tragédies humaines ? Comprendre ce commerce, il faut d'abord en expliquer sa cause. Depuis le XVIe siècle, les Européens explorent le Nouveau Monde. Bon, alors ils commencent par y exploiter les productions locales, comme le bois. Le bois de braise, par exemple, qui va donner son nom au Brésil. Ou encore le tabac. Mais rapidement, ils profitent du climat pour y importer des cultures venues d'Asie ou d'Afrique. Comme le coton, l'indigo. Alors l'indigo, ça sert à teindre en bleu les vêtements. Et surtout, la canne à sucre. Le climat est propice, l'espace est immense et de grandes plantations se développent pour produire pour l'exportation vers l'Europe. Et c'est un succès très rapidement. Les Européens prennent par exemple l'habitude de consommer du sucre d'Amérique et le goût sucré s'impose en Europe. Alors qu'au XVIe siècle par exemple, la consommation reste rare et d'ailleurs souvent dans un but médical. On en consomme plus de 4 kilos par personne et par an. deux siècles plus tard. Mais un problème va se poser très vite. Pour répondre à cette demande qui explose, les colons ont besoin de main-d'œuvre. Mais il y a bien de la main-d'œuvre locale, les autochtones, que l'on appelle à l'époque les Indiens. Oui, mais ils ont été décimés par les maladies et par les mauvais traitements. Leur population s'est effondrée, de 40% selon certaines estimations, avec localement des pertes beaucoup plus importantes. On ne peut plus vraiment compter sur eux pour travailler dans les plantations. Pour les remplacer, on a d'abord utilisé des Européens, engagés par contrat. Ça veut dire qu'on leur paye le transport, on leur paye le gîte, le couvert sur place. Et en échange, ils s'engagent à travailler pendant trois ans. Mais les conditions sont tellement rudes que le recrutement s'effondre, surtout à partir de 1650, quand les premiers engagés rentrent en Europe et racontent les horribles conditions de travail sur place. On ne peut pas non plus compter sur des esclaves européens. Puisque les pays européens ont interdit l'esclavage d'autres Européens. Alors il y a bien des condamnés qu'on envoie dans les colonies, des opposants religieux pendant les guerres de religion ou des prisonniers de guerre, mais ça ne suffit clairement pas. Donc, quelle est la solution face à cette pénurie de main-d'œuvre ? Les esclaves africains, jugés plus résistants, adaptés au climat et moins coûteux. Alors toutes les puissances coloniales, le Portugal d'abord, puis l'Espagne, la France et la Grande-Bretagne ensuite, adoptent cette pratique, ce qui va donner naissance à ce que l'on appelle la traite négrière atlantique. Le terme de traite signifie généralement le commerce. On dit par exemple la traite des fourrures, pour parler du commerce de peau d'Amérique du Nord. Quant au terme de nègre, qui est choquant de nos jours, il est utilisé à l'époque de façon assez ordinaire, pour qualifier les esclaves africains. Les Européens mettent alors en place un commerce. qui vise à maximiser les profits en ne voyageant jamais à vide. C'est le commerce triangulaire. Le commerce triangulaire tire son nom de la forme géométrique de ses routes maritimes. Il se divise en trois étapes. D'abord, le départ d'Europe vers l'Afrique. Tout commence en effet en Europe, dans des ports comme Nantes, Bordeaux ou encore Liverpool. Les navires sont chargés de produits manufacturés, des textiles, des métaux, des bijoux, des armes, de l'alcool et d'autres marchandises. Attention, il s'agit d'une cargaison de très grande valeur. C'est absolument pas de la pacotille ou du verre coloré. Oui, contrairement à ce que l'on a pu dire parfois, les intermédiaires africains ne sont pas idiots et ils sont parfaitement conscients du prix des esclaves. Ça coûte donc très cher de financer une cargaison pour le commerce d'esclaves. Et ce sont plutôt des armateurs solides financièrement qui peuvent se le permettre. Les navires européens débarquent ensuite sur les côtes africaines de l'Ouest. Là aussi, il faut casser une autre idée reçue. Les Européens ne mettent pas le pied sur le continent africain. Ils craignent les maladies, ils craignent les bêtes sauvages, ils se méfient de tous les dangers qu'ils pourraient rencontrer. Les échanges se font donc sur la côte. Et parfois même sur des îles, comme l'île de Gorée au Sénégal, afin de se tenir le plus à l'éc... possible du continent africain. Et donc les européens vont s'appuyer largement sur des chefs et des rois des côtes africaines pour obtenir des esclaves. Et ces dirigeants locaux organisent des razzias à l'intérieur des terres pour capturer des prisonniers qui sont ensuite vendus comme esclaves. Alors une partie est vendue le long de la route à d'autres peuples africains et le reste aux européens sur les marchés côtiers. Alors la méthode habituelle pour les navires européens consiste à suivre la côte et à inviter les négociants africains à monter à bord avec leurs esclaves. Et les transactions se déroulent généralement sur le pont du navire ou le négociant choisit parmi les marchandises européennes offertes en échange. L'esclave qui a le plus de valeur est ce que l'on appelle la pièce d'Inde, c'est-à-dire un homme jeune et en bonne santé. Une femme vaut généralement la moitié du prix, ou les deux tiers d'une pièce d'Inde, et les enfants qui sont très peu demandés, un tiers ou la moitié. Tant que la cargaison n'est pas complète, le navire continue de suivre la côte. Et il faut imaginer que ça peut prendre des semaines, voire des mois. Pensez aux pauvres esclaves embarqués à bord dès le début. Beaucoup en plus ne comprennent rien à ce qui se passe. Ils pensent que les Européens vont les manger. Certains se suicident en se jetant à la mer. Et alors une fois que le navire est plein de cette marchandise qui a de la valeur, le but... de l'opération, c'est de l'épargner. Ce n'est pas de la maltraiter. La traversée en elle-même commence. C'est la deuxième étape, l'étape transatlantique. Elle est longue et extrêmement éprouvante. Elle est connue sous le nom de passage du milieu. Les esclaves sont entassés dans des bâtonnets grillés dans des conditions terribles, entre 400 et 600 par navire. Et ils sont transportés vers les colonies européennes d'Amérique. Un voyage donc long, éprouvant. Les violences, les conditions inhumaines à bord de ces navires sont effroyables. Les captifs, par exemple, sont enchaînés, entassés dans des cales insalubres. Ils ne voient pas la lumière du jour, à part par un caille-botis. Ils souffrent du mal de mer, des maladies, de malnutrition, de brutalité. Leur mortalité atteint environ 15%. Attention, ce chiffre, c'est une moyenne. Parfois, ça peut aller jusqu'à 40%, voire dans certains cas extrêmes, la majeure partie des esclaves embarqués. L'intérêt du capitaine est de limiter au maximum cette mortalité. N'oublions pas que pour lui et pour l'armateur, c'est une perte financière. Il s'agit d'une marchandise là aussi avec des normes guillemets. de très haute valeur. Mais les conditions de transport sont vraiment horribles. Alors à noter que la mortalité est assez proche pour l'équipage, du fait des maladies tropicales, de l'insalubrité, des révoltes d'esclaves et aussi de la durée du voyage qui cause le scorbut. Alors pour en revenir aux Africains, on estime qu'ils sont entre 12 à 15 millions à traverser l'Atlantique dans ces conditions. Come on,
Speaker #1La dernière étape est l'étape américaine. Les esclaves arrivent au Nouveau Monde, notamment dans les Caraïbes, au Brésil, dans les colonies nord-américaines, et ils sont vendus aux enchères comme des marchandises aux planteurs locaux. Alors ils deviennent ensuite donc leurs propriétés, et ils travaillent sans relâche dans les plantations de coton, de sucre, de café. de tabac et d'indigo. Leurs vies sont marquées par des conditions de travail épouvantables et une absence totale de liberté. Les navires négriers, eux, qui ont vendu leur cargaison, sont ensuite reconfigurés, donc il y a des travaux à bord, pour transporter ces produits vers l'Europe, et surtout vers le Portugal, l'Espagne, la France ou l'Angleterre. Et ces produits d'Amérique, donc le coton, le café, le sucre, le tabac, l'indigo, sont revendus à prix d'or. Et ainsi, le cycle recommence. Mais au-delà de simples échanges de marchandises, ce commerce... bouleversent les économies et les sociétés des trois continents impliqués. En Europe, des villes comme Lisbonne, Séville, Liverpool, Nantes ou Bordeaux s'enrichissent grâce aux revenus de la traite. Des fortunes colossales se bâtissent, et les traces de cette richesse sont encore visibles aujourd'hui dans certains bâtiments de ces villes, construits à l'époque par des négociants en esclaves. Pour l'Afrique, en revanche, le commerce triangulaire est synonyme de dévastation. Si certains chefs locaux africains et des intermédiaires vont s'enrichir par ce commerce, les sociétés africaines sont durablement fragilisées par la traite. Des régions entières sont dépeuplées, des communautés sont brisées et des conflits sont exacerbés par une économie de prédation. L'Afrique perd ainsi une part importante de sa population jeune et active avec des conséquences dramatiques pour son développement à long terme. En Amérique enfin. Les esclaves africains forment la main-d'œuvre essentielle des plantations coloniales, un pilier de l'économie. La traite donne aussi naissance à des cultures métissées, là où les traditions africaines, européennes et amérindiennes se mélangent. Mais cette histoire est avant tout celle d'une immense oppression dont les stigmates sont encore visibles dans les sociétés contemporaines.
Speaker #1À partir de la fin du XVIIIe siècle, des voix s'élèvent contre ce commerce. Il y a par exemple Olada et Quijano, en ancien esclaves devenus militants, qui écrivent ces mémoires. Ou encore des mouvements abolitionnistes qui se créent en Europe. La Société des Amis des Noirs, par exemple. Elle est fondée en France en 1788. Elle a pour but l'interdiction immédiate de la traite négrière et l'abolition de l'esclavage. Olympe de Gouges, qui en est très proche, dénonce ainsi en 1788 dans Réflexions sur les hommes nègres Un commerce d'hommes grandieux et la nature ne frémit pas s'ils sont des animaux. Ne le sommes-nous pas comme eux ? Le débat se poursuit au XIXe siècle avec des figures emblématiques comme William Wilberforce en Angleterre ou Victor Schoelcher en France. Et ces militants, souvent minoritaires au début, mènent des campagnes acharnées contre la traite et pour l'abolition de l'esclavage. Si l'Angleterre abolit le commerce des esclaves pour ses colonies en 1802, il faut attendre 1848 pour la France, sous l'impulsion justement de Victor Schoelcher. Mais pourquoi a-t-il fallu autant de temps pour mettre fin à cette pratique ? Il est important de rappeler que l'abolition n'a pas seulement été une question de morale, ou de droits de l'homme. Elle a aussi, et peut-être surtout, été une décision économique. A partir de la fin du XVIIIe siècle, l'essor de la révolution industrielle en Europe rend progressivement le commerce triangulaire moins rentable. On a des usines qui sont désormais alimentées par des machines à vapeur et qui deviennent le moteur de la nouvelle économie. L'esclavage et le commerce de l'esclavage apparaît ainsi comme une tradition archaïque, peu rentable et pas franchement adaptée aux nouvelles formes de production. Alors ça continue cependant en Afrique, ça va durer assez longtemps, jusque dans les années 1870 par exemple pour le Brésil. Et ça continue aussi par l'intermédiaire non plus des Européens mais des Arabes. C'est ce que l'on appelle la traite arabo-musulmane ou la traite orientale. Et d'ailleurs, les Européens vont prétendre vouloir abolir l'esclavage à la fin du XIXe siècle, cet esclavage qui continue sous la forme de la traite orientale, et ils s'en servent comme justification pour la colonisation de l'Afrique. Mais c'est une autre histoire. Merci d'avoir écouté cet épisode jusqu'au bout. N'hésitez pas à me dire ce que vous en avez pensé en laissant un commentaire sur Spotify. c'est facile et c'est rapide à faire, un peu de podcast, ou encore sur les réseaux sociaux du podcast. C'est toujours très motivant de vous lire. Et on se retrouve très bientôt pour une nouvelle page d'histoire.