- Speaker #0
Qu'est-ce qu'on ressent devant une œuvre faite en tapisserie d'Aubusson ? Comment les artistes et les artisans d'art communiquent pour arriver à la pièce finale ? Pour en parler, nous sommes de retour à la Cité internationale de la tapisserie d'Aubusson, avec Delphine Mangerey et François-Dille Perrin-Crinière.
- Speaker #1
Dans un précédent épisode qu'on vous invite à écouter, elle nous expliquait ce qui rendait la tapisserie d'Aubusson si spéciale. Aujourd'hui, elle m'ont donné rendez-vous devant une œuvre hors normes.
- Speaker #0
Pour commencer, est-ce que l'une d'entre vous peut me dire où est-ce qu'on se trouve, dans quel bâtiment on se trouve et devant quelle œuvre nous sommes ?
- Speaker #2
Nous sommes à la cité de la tapisserie et nous sommes devant une œuvre de Marie Sirg qui s'appelle Bleu.
- Speaker #0
Qu'est-ce qu'elle a de spécial ?
- Speaker #2
Sa particularité, c'est que c'est un trompe-l'œil. C'est la photo d'une bâche. Une bâche qui a été achetée dans un bricolage de base. Et elle a mis des impacts de couleurs à des endroits spécifiques. Elle a mis des projecteurs et elle a pris une photo. Voilà, le problème. L'image ayant été déformée sur Photoshop, quand j'ai commencé à vouloir réaliser le carton, en fait j'étais complètement perdue. Parce qu'il n'y avait aucune logique. de passage de couleurs, la lumière n'arrivait pas au bon endroit, les plis de la bâche étaient complètement décalés, les œillets n'étaient pas à leur place, enfin bon voilà. Et ça, quand on regardait l'image comme ça, on ne s'en rendait pas compte. Après moult réflexions, je me suis dit stop, on efface tout, on recommence. Et je suis partie sur l'idée du drapé, technique utilisée dès le Moyen-Âge pour traiter les plis des vêtements, puisqu'on est sur une toile, donc on est sur la même idée. Donc je suis partie en me disant, il faut garder les contrastes, garder les très foncés et les très clairs, et partir avec un minimum de couleurs.
- Speaker #0
Quels sont les retours du public devant cette œuvre ?
- Speaker #2
Le trompe-œil marche très très bien, parce qu'il y a même des gens qui me disent, ah ouais non, moi je ne me suis pas approchée, parce que je croyais que c'était une vache qui était en train de protéger une œuvre d'art, donc voilà, on a quelquefois cette réflexion. Non non, ça marche très bien, et les gens sont étonnés et surpris, et ne comprennent pas comment ça marche. Parce que franchement, visuellement, ça ne devrait pas marcher.
- Speaker #0
Delphine mangerait.
- Speaker #1
De loin, en fait, on ne ressent pas le textile, on sent vraiment le plastique de la bâche bleue. Et ça, ça vient du fait que pour traduire les valeurs les plus claires, les blancs, vous avez utilisé non pas de la laine, mais un fil de bambou, c'est ça ?
- Speaker #2
Elle ne voulait pas que la bâche soit brillante. La bâche est tissée majoritairement avec du fil de bambou qu'on a fait. teindre en bleu. En fait, en réalité, il n'y a que trois bleus, je crois. Ce qui était important, c'était de traduire la lumière. Il fallait qu'il y ait cette lumière. Il fallait que cette lumière soit là et que les zones très foncées soient aussi très apparentes pour que ça marche.
- Speaker #0
Donc là, par exemple, ça a duré combien de temps, la confection ?
- Speaker #2
Le tissage de cette tapisserie. Souvent, on demande combien de temps on met pour tisser une tapisserie, jusqu'à il n'y a pas longtemps. On répondait sur le temps de tissage. Dans les petits ateliers, maintenant, on fait tout. Donc en fait, le temps du tissage d'une tapisserie, ce n'est pas le temps où on est sur le métier. Parce qu'il faut réaliser le carton, il faut faire la recherche de couleurs, il faut la tisser, et après, il faut faire les finitions. Parce que quand on livre une tapisserie, elle est prête à poser. On a juste deux pointes à mettre dans le mur et on l'accroche. Moi, globalement, je dirais qu'on est à peu près à un mois et demi au mètre carré.
- Speaker #1
Et puis il y a le temps d'échange aussi avec l'artiste, qui est essentiel parce qu'on est sur un travail d'interprétation, on n'est pas sur une copie. Et donc ce temps d'échange avec l'artiste, il permet vraiment de comprendre le projet, de rentrer dans l'univers de l'artiste. Et ça, ça prend du temps aussi pour pouvoir le traduire au mieux en textile.
- Speaker #0
Justement, j'allais vous demander, là vous parlez de l'artiste qui vous a fait la commande. Est-ce que vous vous considérez comme une autre artiste qui a pu retranscrire sa demande ? par un autre médium ?
- Speaker #2
Non. Ce qu'on disait tout à l'heure par rapport à la spécificité de la tapisserie d'Aubusson, c'est que c'est de l'interprétation. Et pour arriver à bien interpréter une tapisserie, il faut connaître les couleurs, il faut connaître les formes, donc il faut savoir peindre, il faut savoir regarder et interpréter. Moi, je ne me considère pas comme une artiste, je me considère comme un artisan d'art. Moi, je compare ça souvent à la musique, en fait. à la musique avec un interprète de musique ? C'est-à-dire qu'il y a le compositeur et il y a celui qui va jouer. Est-ce que pour autant le musicien est un interprète ? Un artiste, peut-être, je ne sais pas.
- Speaker #1
En fait, pour mener à bien l'interprétation d'un projet en tapisserie, il faut connaître même l'histoire de l'art. En fait, c'est bien d'avoir toutes ces références et avoir dessiné, peint, qui nous permet aussi d'aiguiser notre regard. Et puis, de connaître aussi d'autres médiums que la tapisserie, ça nous permet aussi de comprendre quand un artiste vient, par exemple, je pense à Françoise Petrovitch, qui arrive avec un projet qui est réalisé en la vie. d'avoir soi-même expérimenté le lavis, comment la couleur se positionne dans un univers avec de l'eau. En fait, ça aide aussi à traduire, à interpréter ses projets. Et donc, avoir ses connaissances et avoir aussi une créativité, parce qu'en fait, une sensibilité artistique pour pouvoir vraiment comprendre un univers et l'interpréter.
- Speaker #0
France Odile Perrin-Crinier.
- Speaker #2
Il faut comprendre l'artiste, il faut comprendre... comment il fonctionne, il faut comprendre son travail c'est-à-dire que quand on va commencer à travailler avec un artiste on va se renseigner sur tout ce qu'il a fait avant et sur ses autres œuvres pour comprendre ses démarches et de façon à pouvoir appliquer la technique qu'on maîtrise à ce que lui a fait pour arriver à son intention
- Speaker #0
Les artistes, est-ce qu'ils connaissent généralement assez la tapisserie pour être conscients de comment est-ce que possiblement Ça va se passer qu'il y aura cette réinterprétation ou est-ce que des fois ils ne connaissent pas forcément assez ?
- Speaker #1
Majoritairement les artistes ne connaissent pas la tapisserie. Donc ils viennent à Aubusson avec un projet, mais après on prend le temps aussi de regarder des pièces dans le musée, de leur montrer des échantillons tissés, de leur expliquer les rapports de chaînes trame, les textures, les matières, toutes les possibilités plastiques de la tapisserie. Et après en fait, petit à petit... Il rentre dans cet univers textile. La tapisserie, elle est donc sur le métier à tisser, elle est tissée sur l'envers. On ne voit le tissage que tous les 25-30 cm, donc même en cours de réalisation, l'artiste, c'est difficile de se projeter sur ce à quoi va ressembler la pièce finale.
- Speaker #0
Même s'il était derrière la lissière tout du long, il ne pourrait pas forcément avoir...
- Speaker #2
Il ne peut pas comprendre ce qu'on est en train de faire, parce que même nous, des fois, Oui. On fait parce qu'on pense qu'on est sur la bonne voie, mais quelquefois, on pense qu'on est en train de faire quelque chose. Et en fait, après, en regardant dessous, on se dit, ah non, mince, je me suis trompée.
- Speaker #1
Mais surtout sur bleu. Je me souviens de Patricia qui disait, mais je n'ai aucune idée de ce à quoi va ressembler cette tapisserie. Et parce qu'en fait, tous les 25-30 centimètres, À quel moment tu peux t'imaginer que ça, ça va donner ça à 5-6 mètres ? Non mais ça, c'est... Toi-même, tu as été sûre ?
- Speaker #2
C'est le travail du carton. Là, c'est tout le travail du cartonnier. C'est-à-dire qu'il faut arriver à se projeter et à se dire, voilà, ça, ça va donner ça. Si on fait ça, ça va donner ça. Mais c'est toujours pareil, on est dans l'abstraction totale parce que dans l'imagination, on n'est pas toujours sûr du résultat.
- Speaker #0
Est-ce que vous pouvez me dire un mot sur son histoire et sur pourquoi Aubusson est devenue la capitale ?
- Speaker #2
On conserve souvent l'hypothèse que ce serait Marie de Henault, qui était originaire des Flandres, qui aurait épousé un comte de la Marche. La Marche, c'est la partie sud de la Creuse sur laquelle on se trouve. Elle arrivant ici, s'est rendue compte qu'on est sur un bassin granitique, donc on a une eau avec un pH neutre, favorable à la teinture et au lavage de la laine. Comme on est sur un bassin granitique, on est sur une agriculture d'élevage. Et à l'époque, il y avait énormément de moutons. Et donc, moutons, laine, eau, teinture. Et il y avait aussi, grâce à cette qualité de l'eau, étaient déjà installées des tanneries. Du coup, les gens savaient déjà plus ou moins tisser. Et même si ce n'est pas tout à fait la même chose, il y avait déjà une tradition textile.
- Speaker #1
Comme Marie de Hainaut venant des Flandres. Il y avait déjà une pratique du tissage de la tapisserie dans les Flandres, donc je serais venue avec des techniciens, lissiers sur le territoire, et il y aurait eu un échange entre les gens qui tissaient les draps de laine sur le territoire et puis les lissiers des Flandres, un échange de savoir-faire. Et c'est toutes ces raisons-là qui ont fait que la tapisserie s'est installée sur le territoire creusois.
- Speaker #0
Qu'est-ce que la tapisserie à Aubusson a de spécifique ? parmi toutes les tapisseries qui peuvent exister et qui ont existé ?
- Speaker #1
Déjà, je pense qu'on peut parler de microcosme, parce que sur le territoire, on a tous les acteurs qui permettent de réaliser une tapisserie. On a des filatures, on a des teinturiers, on a les lissiers, on a les cartonniers, on a même la partie restauration-conservation d'une tapisserie. Donc, on a tout sur place pour réaliser une tapisserie. La tapisserie, la réalisation d'une tapisserie, c'est avant tout une histoire collective puisqu'on a besoin de tous ces intervenants pour mener à bien le projet d'un artiste, l'interprétation d'un projet artistique en tapisserie. Moi je trouve que c'est un savoir-faire vivant aussi parce qu'effectivement on a cette tradition multiséculaire, la tapisserie donc daterait du XVe siècle, enfin en tout cas sur le territoire creusois et actuellement au XXIe siècle on travaille avec des artistes contemporains. Donc ce savoir-faire, en fait, on le fait évoluer, on le remet en question, on le bouscule, voilà. Et on continue à travailler avec des artistes et à remettre en question ce savoir-faire.
- Speaker #0
Merci beaucoup à Delphine Mangerey et à François-Dilperin Crinière pour leur accueil à la Cité internationale de la tapisserie. Et à très vite dans Galosh !