Speaker #0Enter Derrière eux, la peinture s'écaillait. D'infimes fragments de plates tombaient, laissant à la surface un entrelac d'îles irrégulières. Elle tenait la maison, cette paroi jaune, demeurant là depuis des siècles peut-être. Sortie de terre, de la forêt d'à côté, de l'humus gras où poussait tout ce qui le pouvait encore, de la rivière sans nom, plus loin aussi. Le cours d'eau, cicatrice d'argent, circulant au milieu du ver profond, datait d'avant, de la préhistoire. Il les avait tous précédés. Le printemps venu, on s'y baignait parmi les libellules, au moindre rayon de soleil. On y pêchait des truites noires et or autrefois. Pour ce faire, il fallait couper à coups de faux les ronces et les fougères, et chacun dans la famille Èvre redoutait le moment où celle-ci ne recouvrerait plus qu'un filet d'eau glacée. Plantée dans les bocages, la ferme, ce mot intimement de trimer et de se taire, de ne rien laisser ouvert de peur que l'inconnu n'y entre, et sa carapace d'argile protégeait vaillamment les occupants des insectes, de la pluie, du chaud et du froid. Mais elle aussi finirait par tomber. Ça prendrait des mois, des années encore. Et lui ne serait pas là pour voir ça. Peut-être l'avait-il déjà compris, car jusqu'à ce jour, Thomas n'avait jamais dit qu'il avait besoin de leur parler. Depuis quelques minutes, il meublait, les doigts de maman pianotaient sur la toile cirée parmi les miettes. Elle n'avait pas eu le temps de débarrasser le pain, qu'il n'achetait qu'en ses larges miches à la croûte brune et épaisse, à la mie dense comme une ruche, posée en bout de table sur la planche de bois à côté du couteau à dons. Le café, marre noire dans le broc de fer blanc bosselé, refroidissait. personne n'y touchait. Heureusement, le poste de radio, oreilles, langue et œil du monde extérieur, était éteint. On entendait le vent dehors, voilà tout. Lui aussi les avait toujours rejoints pour la révélation. Il allait l'emporter tout à l'heure, la faire se lever dans le ciel et la diffuser à tout le morvan jusqu'au point culminant du haut folin. Les animaux de la forêt sauraient, les corbeaux gris et noir le répéteraient aux sangliers, les renards aux biches et les résineux et les feuillus. garderaient la nouvelle en mémoire parce qu'ils gardaient tout. Les fougères, les fleurs, les plantes couvrant le massif hercynien chuchotaient déjà entre elles. Comme ce mur, ils craquelaient ses parents. Ils vieillissaient lentement. Des bouts d'ongles noircis tombaient de temps à autre. Des cheveux leur poussaient dans la nuque. Seul Thomas grandissait à vitesse grand V. Quoi qu'il arriva après l'annonce, la cuisinière de fonte resterait là, inamovible, ancestrale, l'orâtre, un soleil. Deux dents de courte bûche brûlaient, au-dessus l'eau chauffait pour rien. Les fagots venaient d'à côté, des cèdres blancs, des châtaigniers, des hêtres, juste avant le sommet de la colline. Le père les avait coupés à la belle saison, comme au temps où les forêts de la région chauffaient les habitants de la capitale. Grâce aux amas, aux bourgeons, il repérait à l'humidité enfouie profond dans les cernes, celui qui ferait trop de fumée et finirait par boucher la cheminée. En ces lieux, tout se préparait, se programmait. Les animaux surtout. Plus délicats que des formulins. Avant chaque sortie, il fallait les examiner, repérer les premiers signes d'éventuelles maladies. Tremblements, muscles noués, poils et laines qui tombent. Pareil à leur retour au stand. Toute ferme renferme un laboratoire. Avec chaque jour des dizaines d'expériences en cours, seuls les candides de la ville ignorent cela. Pour faire joli, les pierres de calcaire et les moellons de granit de la chaumière avaient été recouverts de peinture. Cela devait dater d'après le grand-père. celui à qui il manquait un œil mais qui voyait tout. Quand Thomas était enfant, son seul nom suffisait à faire trembler la maisonnée. Dans ces coins-là, les vieux, écrasés par le fardeau de connaître ce qu'il y avait été, vivaient sur place jusqu'au bout. Les derniers arrivés ployaient sous leur régime jusqu'à la fin, après quoi c'était à leur tour de régner sur les suivants. Sous le toit, au centre de la façade, une date du XVIIIe siècle était gravée sur une des pierres les plus volumineuses. Plus de deux siècles et demi qu'ils vivaient là, les Hèvres. Certaines nuits, On devinait les ombres des générations précédentes, les chaînes aux pieds. Le jeune homme, héros de cette histoire, ignorait d'ailleurs si parmi ses ancêtres, quelques-uns avaient au gré des époques seulement tenté un jour de quitter les lieux. En 14, oui, pour aller au front, s'empaler sur les baïonnettes allemandes, mais de leur propre chef, peut-être jamais. Le grand-père, un autre genre de moine-soldat, illuminé et totalitaire, avait régné comme un roc, un cap, une péninsule. Ce soir-là, le père, au regard déboussolé et aux mains larges et usées, qui toute sa vie avait essayé de se dominer, avant de dompter quiconque, porta encore sa salopette bleue. Il n'avait pas eu le temps de se changer et ne retournerait pas à la grange. La mère, sa petite mère, qui tenait la maisonnée à bout de bras, tordait ses fines menottes. Bien sûr, elle avait deviné. Quand Thomas ne put meubler plus longtemps de peur que l'un d'entre eux n'explose d'impatience et nous brise la table, il y vint. Le messager sauta de la falaise et commença à évoquer l'entreprise, celle à l'étrange nom anglo-saxon. avec laquelle il collaborait depuis des mois, celle qui le faisait travailler la nuit et ne pas sortir de la journée. Il évoqua les importants e-mails qu'il lui avait envoyés, le contrat à durée indéterminée, arrivé l'autre jour par lettres recommandées à la poste, la puissance de leurs ordinateurs, le nombre d'employés et leurs niveaux. Il insista sur les investisseurs, le réseau des sous-traitants, le rayonnement international, le développement, la croissance. Les tâches qu'il lui proposait et qu'il ne pouvait accomplir à la ferme. Ce n'était pas une question de matériel. Tout ça, il l'avait. Merci papa, merci maman. La bête au prix indécent occupant la moitié de sa chambre fonctionnait parfaitement. Mais de fibres, de câbles passant sous terre, de connexions, de débits et de coursiers qui ne viendraient jamais jusqu'ici chercher les clés USB cryptées qu'il remplissait de chichis aussi lourds qu'inestimables. La scène... Pitoyable et cruel lui faisait horreur. Le seul lexique les asphyxiait. Les mots de son monde entraient sans résistance dans leur chair et leur serraient le cou.
Speaker #2Vous venez d'écouter l'Inkipit de La Vallée d'Arnaud Sagnard, publié au Seuil au tout début de l'année 2025. Dans ce livre, Arnaud Sagnard nous raconte un personnage plutôt discret, Thomas Èvre. Thomas Èvre, héros, anti-héros, presque un personnage réel, j'ai envie de dire. Thomas Èvre, vous auriez pu le rencontrer, le connaître, vous pourriez encore le croiser aujourd'hui. Il a des capacités un peu particulières. Même son employeur ne saurait dire d'où elles viennent. Ce qu'on peut dire, c'est ce que nous raconte Arnaud Sagnard, c'est qu'il est peut-être le fils d'un de ces derniers paysans de Bourgogne. Mais il n'en est pas moins l'un des meilleurs codeurs de sa génération. Et après cette vallée d'Avalon en Bourgogne, une autre vallée lui est peut-être promise. de l'autre côté de l'Atlantique, une vallée aujourd'hui connue de tous. C'est pourtant dans les replis de cette vallée ancienne, dans le repli de sa chambre, qu'il est clos. On peut parler volontiers d'un transfuge de classe, comme d'un transfuge de territoire. Un enfant prodigue qui, d'une vallée à l'autre, aura le sentiment permanent de trahir les siens. Qui sont-ils, ces orphelins en puissance, ces dévots, ces petits génies du nouveau monde, en train d'abattre les murs d'une société qui s'effondre, un monde révolu ? devenus impotents. Ils sont des vrais chevals de Troie, ces bêta-testeurs. Ils ont leur confrérie, leur syntaxe, leur projet. Et ils participent peut-être à ce qu'on pourrait appeler une troisième guerre mondiale, en quelque sorte. Celle du contrôle du désir des individus. Parce qu'avec leurs dons, avec leurs capacités, ils abattent les murs, entre l'intérieur et l'extérieur, entre la fiction et le réel. Pour peut-être l'avènement d'un nouveau monde où la vallée de l'autre côté de l'Atlantique aura une emprise totale sur le monde. Arnaud Sagnard, pour nous décrire ce projet, a vraiment les mots justes. Avec ce titre si sobre, presque archaïque et prometteur, Arnaud Sagnard nous donne à voir notre monde, celui voué à l'oubli d'un côté, le premier, à une certaine vallée, ou celui à venir dans les confins des désirs californiens. Ces titres de chapitres disent notre langage commun le plus essentiel, le plus intégré, enter, reset, system, exit. On pourrait presque rajouter la touche erreur système. Parce que pendant que l'auteur nous donne à voir le nouveau monde, dans son projet le plus funeste, quelque chose retient notre héros. Il fait en même temps l'apprentissage de la vie et de l'amour, quelque chose le retient et le fait dévier de son orbite. On est dans un roman si clairvoyant qu'il nous fait lire entre les lignes du code et de la vie. Le livre à la beauté d'un roman d'apprentissage d'aujourd'hui est l'évitance d'un roman de science-fiction sans en être. Mais avant la sortie, l'échapper, la touche escape en quelque sorte. Il est intéressant d'intégrer un peu le programme, la source, et ne plus feindre d'être dépaysé. Une dématérialisation est en cours, mais plus qu'un programme, c'est une idéologie. Alors, si vous voulez, en quelque sorte, vous déprogrammer et foutre le camp, je vous conseille vivement la lecture du fabuleux livre d'Arnaud Sagnard, La Vallée,