- Speaker #0
10h08 Blam ! Blam ! Berthe recharge. Ses membres tremblent. Beaucoup d'émotion pour une vieille de 102 ans. Elle pense à sa camomille qui prend la poussière sur l'étagère de sa cuisine et se dit qu'elle s'en ferait bien une tasse. Les sirènes qui résonnent au loin ne sonnent peut-être pas encore le glas. mais recule inéluctablement la perspective du réconfort d'un bon pisme et mer. Degore gît à quelques pas de la niche de son chien, du sang autour de lui. Il a un trou dans le dos, un autre dans le cul, en plus de l'officiel. Merde, elle y a peut-être été un peu fort. Berthe ne l'a jamais aimé, Degore, le digne descendant de sa raclure de père. Elle ne pensait pas pour autant qu'il finirait au bout de son canon, même si l'idée l'a souvent titillé. Rien de ce qui est arrivé ce matin n'était prémédité. Roy et Guillaumet avaient besoin d'un moyen de locomotion et de temps, et Berthe s'apprêtait à leur procurer les deux. À son âge, on ne peut plus vraiment parler de sacrifice. Berthe dirait plutôt un don de sa personne. Si les gamins pouvaient gagner quelques jours de paradis rien qu'à eux, dans la fièvre de leur cavale vers une chimère de liberté, Berthe se réjouissait de les leur offrir. Elle se sentait utile. Le palpitant repartit comme en quarante. Mais il fallait quand même qu'il arrête de battre la bourrée au vergnate, sinon, à la beau ne pas être bien grosse, il n'y aurait pas assez de place sur le brancard pour charger sa vieille carcasse en plus de la charogne du voisin. Les sirènes se rapprochent. Bonne nouvelle, puisque Roy et Guilhemette, eux, s'éloignent. Le stratagème de Berthe fonctionne. Elle sent qu'elle va être longue, cette journée. Et c'est tant mieux. Plus Berthe les tirera, plus Roy creusera la route entre eux et les flics. Et afin de les tirer, Berthe compte donner au képi encore un peu de fil à retordre. L'aïeul, pliée en huit par son arthrose galopante, elle, prend appui sur sa carabine, et parvient à claudiquer jusqu'à sa porte ouverte pour se barricader dans sa chaumière. Clic, clac, les deux verrous rouillés s'imbriquent dans la gâche. Berthe se colle à la porte, la pétoire contre elle, et s'empare de la boîte de cartouches qui l'attendait dans la commode de l'entrée. Vrombissement de moteur, crissement de pneus, rugissement de sirène. Derrick en direct dans son jardin. Berthe arme sa carabine. Parait pour l'embuscade. « Police ! Sortez de chez vous et main en l'air ! » braille un mégaphone. Le son automne de Berthe sature dans ses oreilles. « À la retraite d'Eric ! Sa matinée, c'est dirty Harry ! » Berthe a toujours eu un faible pour Clint Eastwood. Elle avait une fascination pour son gros piton magnum. Plaisir coupable. Le décor est posé, mais il faut que Berthe reste dans la scène. Elle doit garder sa crédibilité jusqu'au bout. Elle se racle la gorge et harangue d'un chevrotement parfaitement maîtrisé.
- Speaker #1
« Rentrez chez vous, sale gitan ! Je suis armée et je ne me laisserai pas faire ! »
- Speaker #0
Le flic au mégaphone hésite, s'interroge, puis reprend. « Madame, c'est la police ! Sortez de chez vous, vous ne craignez rien ! »
- Speaker #1
« Je ne vais pas me laisser berner ! Je le connais le coup de la police ! Vous voulez me faire sortir pour me violer ? Je ne suis qu'une vieille grand-mère qui a que la peau sur les os, bande de détraqués ! »
- Speaker #0
Devant la maison se déploient une dizaine de policiers aussi armés qu'intrigués. Un camion de pompiers s'est parqué face au corps du voisin, à qui les brancardiers fournissent déjà les premiers soins. Le flic au mégaphone fait signe à son escouade de se répartir autour de la porte de la chômière. « Madame, il n'y a pas de gitan ici. Sortez calmement et main en l'air, ou je vais devoir donner l'assaut. »
- Speaker #1
« Qu'est-ce que tu me chantes là, Marlou ? Je sais bien que t'en veux à mon bas de laine. »
- Speaker #0
Les deux policiers en tête d'escouade se marrent, peu sur le qui-vive. Ils devraient se méfier. « Kling klong ! » Le carreau de la cuisine éclate. Berthe vient d'y faire de la place pour sa carabine dont le canon émerge soudain. Blam blam ! Et les poulets d'étal comme des lapins. Berthe, dans l'obscurité de la cuisine, s'amuse comme ça ne lui était pas arrivé depuis un quart de siècle, priant pour que son pacemaker tienne jusqu'au bout de cette folie.
- Speaker #1
Alors, on fait moins les fiers, hein ?
- Speaker #0
Et le mégaphone d'insister avec plus d'autorité. Madame, au nom de la loi, jetez votre arme ! Dernier avertissement ! Berthe sent que le ton a changé. Les secondes de sa pendule pétrifiée ne tiquent plus. Pourtant. Berthe sait qu'elles lui sont comptées. « La commode » , se dit-elle. Mue par une inspiration nourrie de trop mauvais frileurs vus à la télé pendant ses longues soirées de veuve solitaire, Berthe s'imagine pousser la commode pour bloquer sa porte d'entrée et ainsi tenir le siège. Elle s'élance, galvanisée par ce fol espoir, et ses 38 kilos s'écrasent mollement contre le lourd chêne lesté d'une demi-tonne de persolène de limoges poussiéreuses. La commode ne moufte pas, contrairement à Berthe qui pousse un souffle de chambre à air crevée. alors que ses charentaises patinent sur son parc émité.
- Speaker #1
« Bien essayé, ma vieille ! »
- Speaker #0
se réconforte-t-elle. « Poussez-vous de la porte ! Nous allons donner l'assaut ! » Berthe n'a pas discerné distinctement les mots de l'agent à travers son sonotone trop vieux lui aussi. Mais le ton semblait plus vindicatif et elle voudrait s'assurer du contenu de la menace. Berthe pose ses mains en porte-voix devant l'ouverture du carreau cassé.
- Speaker #1
« Tu peux répéter, Marlou ? » « Les piles de mon sonotone viennent de rendre l'âme et j'ai pas tout entendu ! »
- Speaker #0
Un barouf de tous les diables derrière elle. Sa porte valdingue contre son frigidaire en parfait état de marche depuis 1952. À l'époque, on fabriquait du solide. Et voilà qu'une escouade de poulets allait l'obliger à acheter de l'électroménager chinois pour stocker sa blanquette surgelée. Ses pensées inconsistantes traversent l'esprit de Berthe quand des agents en uniforme, casqués et armes brandies, chargent dans son Androvernia comme s'y siégeait un nid de terroristes. Coup d'accélérateur cardiaque pour Berthe, qui évite l'infarctus de peu, trop occupée à être ulcérée du manque de savoir-vivre de ses intrus.
- Speaker #1
Vous pourriez vous essuyer les pieds avant d'entrer !
- Speaker #0
Vous écoutez Inky et Pete se livrent. le podcast lecture en 15 minutes, à peu près, qui donne vie et voix aux premiers mots d'un livre et vous donne envie de découvrir les suivants. Ou pas, je suis Mafalda Vidal, amoureuse des jolis mots et des belles histoires. Vous venez d'écouter l'Inkipit de Mamie Luger, écrit par Benoît Philippon, publié aux Arènes en 2018. L'histoire de Mamie Luger, c'est l'histoire de Berthe, une mamie de 102 ans, qui a voulu aider un couple d'amoureux et qui, pour ce faire, a malencontreusement tiré sur son voisin. Et aussi sur la police. La dite police l'embarque au poste pour l'interroger. Et ils ne sont clairement pas prêts pour tout ce que la vieille dame a à leur dire. Notamment pour expliquer la possession d'un Luger, un pistolet nazi. Ou bien la présence de cadavres enterrés dans sa cave, entre autres. On est donc dans un huis clos au sein de ce commissariat, mais on en sort vite, au travers des confessions de Berthe. Mamie Luger, c'est officiellement, sur le papier, un polar dramatico-drolatique. Mais en réalité, c'est bien plus que cela. À travers l'humour mordant et les petites histoires de Berthe, on raconte la grande histoire. Parce que cette grande histoire, celle qu'on apprend à l'école, en réalité, elle éclipse toutes les autres petites histoires qui la font. À travers l'interrogatoire de Berthe, À travers ses histoires, à travers sa vie, on revisite l'histoire. Et si, face au parler franc et irrévérencieux de la mamie au commissariat, il est difficile de ne pas rire, ou au moins de sourire, parce que vraiment, elle ne mâche pas ses mots, eh bien, face à ses souvenirs, c'est beaucoup moins drôle. Beaucoup, beaucoup moins. Et on serre les poings, et on serre les dents, et on combat les larmes. Parce que les soi-disant petites histoires sont bien plus poignantes que la grande histoire. Ces histoires sont empreintes de féminisme. Elles parlent de la situation des femmes, elles parlent de la situation des minorités, de tout ce que ce terme que je n'aime pas du tout rassemble, et de l'évolution lente, trop lente, de ces situations. Berthe, elle a 102 ans. Elle a traversé les siècles et elle a traversé les deux guerres. Elle a subi sa condition de femme, mais elle a refusé de se laisser faire, et elle s'est battue. Elle a été marquée, souvent au sens propre, par les hommes, des hommes parfois lâches, parfois prédateur. Berthe, elle est féministe, selon la vraie définition du féminisme. Elle refuse de vivre autrement que libre, et elle refuse le patriarcat et la domination masculine qu'il implique. Elle répond à la violence masculine par la violence féminine. Une violence peut-être plus lente, plus résiliente, plus intelligente, et aussi plus définitive. Dans sa cave, on va trouver de nombreux cadavres des hommes. Mais elle n'a pas fait que tuer des hommes, elle en a aimé aussi, et profondément. Notamment un homme, lui aussi victime des autres hommes de son époque, à cause de sa couleur de peau. C'est une autre histoire dont on parle trop peu, et pourtant qui mériterait un bien plus grand H. En lisant Mamie Luger, on rit, beaucoup, mais on pleure aussi. Et heureusement que Berthe a de l'humour, parce que son histoire est tout sauf drôle. Et cette meurtrière en série, en fait, n'est que... Une femme qui a dû gérer les mêmes situations que toutes les femmes, mais qui a pu et qui a eu le courage de régler ses problèmes définitivement. Et sans ces morts dans sa cave, ce serait elle qui serait morte. Si on ne regarde que les résultats, les cadavres, tout l'accuse, Mamie Luger, les lois sont contre elle. Mais quitte de la morale, quitte des histoires, avec un petit H, mais qui, là aussi, en mériterait un grand. Quitte de ces histoires, donc, qui ont mené à ces cadavres. Et comment condamner une personne qui se bat avec ses propres armes pour faire entendre sa voix face à des gens qui restent sourds et aveugles ? Comment condamner un être humain, en fait ? Une survivante, une battante. Si vous voulez rire, si vous n'avez pas peur des accès de rage, de révolte contre l'injustice, et si vous n'avez pas peur des larmes, alors courez lire Mamie Luger de Benoît Philippon. Mamie Luger est disponible au format poche, aux éditions Le Livre de Poche, et aussi en audio, chez Audiolib, lu par l'extraordinaire Fabienne Laurieux. Merci de m'avoir écoutée jusqu'au bout. Si vous avez passé un bon moment, dites-le moi. Dites-le aussi à votre plateforme d'écoute et n'hésitez pas à partager le podcast avec d'autres amoureux et amoureuses des nous. A bientôt !