- Speaker #0
Bienvenue dans notre podcast BISADORA BC, le podcast où une comédienne et un poète échangent autour d'une tasse de café. La comédienne c'est Clarence Massiani et le poète c'est Régis Lequet. Bonjour Clarence.
- Speaker #1
Bonjour Régis.
- Speaker #0
Alors tout commence par un bout de papier, parce que le papier vient de l'arbre, et sans l'arbre, pas d'écriture. D'abord évidemment les arbres sont essentiels à notre vie, écosystème, régulation du climat, gestion des ressources en eau, prévention de l'érosion des sols. Les arbres, évidemment, servent d'habitat à de nombreuses espèces animales. Ils contribuent à la production d'oxygène. Mais aujourd'hui, nous allons évoquer notre rapport personnel à l'arbre et bien sûr le rapport à la littérature.
- Speaker #1
Je pourrais dire le plaisir que j'ai d'aller me promener en forêt. de découvrir des chemins nouveaux, de promener mes chiens et rêver de devenir comme eux pour vivre la forêt en tant qu'animal. Je pourrais parler de la lumière de l'aube entre les arbres et celle de la nuit lorsque les soirées d'hiver approchent, le bruit des feuilles sous ma course ou au passage d'un oiseau ou d'un sanglier. Je pourrais évoquer l'effet presque thérapeutique de la forêt lorsque je suis triste ou en colère et qu'après une longue promenade, j'en ressors apaisée. Mais pour conclure cette introduction, je voudrais tout d'abord dire un poème de Celal Aldin Rumi, qui était un poète théologien et mystique persan vivant au XIIe siècle. L'ombre de l'arbre inconnu. Un jour, un homme s'arrêta devant un arbre. Il vit des feuilles, des branches, des fruits étranges. À chacun, il demandait ce qu'étaient cet arbre et ses fruits. Aucun jardinier ne put répondre. Personne n'en savait le nom ni l'origine. L'homme se dit Je ne connais pas cet arbre ni ne le comprends. Pourtant, je sais que depuis que je l'ai aperçu, Mon cœur et mon âme sont devenus frais et verts. Allons donc nous mettre sous son ombre.
- Speaker #0
Le texte que tu viens de nous lire, Clarence, et où on ne peut pas nommer l'arbre, il fait écho à un extrait du journal de Krishnamurti du 25 février 1982 en Californie, dans lequel il écrit Près de la rivière, il y a un arbre que nous avons regardé jour après jour, pendant plusieurs semaines, au lever du soleil. Quand l'astre s'élève lentement au-dessus de l'horizon, au-dessus des bois, l'arbre devient brusquement tout doré, toutes ses feuilles rayonnent de vie. Et voyez, au fil des heures, une qualité extraordinaire émanée de lui. Son nom importe peu. Ce qui compte, c'est ce bel arbre. Dans ces deux extraits, ceux de Rumi que tu viens de nous lire et Christian Murthy, on ressent bien cette idée de présence de l'arbre au-delà du langage. Ce qui importe, c'est l'être de l'arbre. Par ailleurs, j'ai le sentiment que l'on a tous, dans nos souvenirs d'enfance ou autres, une reliance à un arbre ou à des arbres, comme une cabane ou un cœur gravé sur un tronc au moment des premiers amours. J'ai le souvenir d'un arbre, personnellement, chez mes parents, à Livry-Gargan. C'était un cerisier qui avait été planté par mon grand-père. Donc, il avait plus de 30 ans. Il avait un tronc... énorme, gigantesque. Et il donnait des cerises, évidemment, un cerisier extrêmement sucré, charnu, goûteuse. D'ailleurs, les oiseaux le savaient aussi, parce qu'ils savaient exactement choisir les meilleurs. Donc, il fallait se dépêcher en général pour ne pas se faire tout manger. Et moi, j'ai souvenir justement des parties de cueillette avec mon frère et mes parents en juin, juillet, quand elles sont bien mûres. Et il y en avait une telle abondance. On en cueillait des sacs entiers pour les donner aux voisins. Pour moi, cet arbre était vraiment un souvenir heureux, joyeux.
- Speaker #1
Le souvenir que j'ai des arbres dans mon enfance, c'est celui qui se trouvait dans le jardin de mes parents et dont je ne voyais que la cime. par la fenêtre parce que j'étais tout en haut. Et il n'y a pas très longtemps de cela, d'ailleurs, j'ai écrit lors d'un atelier d'écriture un texte sur cet arbre. Je vais vous le lire. As-tu aperçu, arbre de ma fenêtre, l'enfant que j'étais ? Tout en haut de la maison, là où ta cime pouvait être contemplée. M'as-tu seulement parlé un jour ? As-tu seulement été attentif à mon existence, toi, être, sans affecte ni pensée ? Rappelle-toi dans les jours de grand vent, j'ai frémi que tu tombes, mais solide tu restais. Adolescente, sur tes racines de mes pas incertains, je trébuchais, larmes contre ton tronc, ma peine, je hurlais. Mais digne et stoïque, tu étais, toi, être. sans affecte ni pensée. Ressens-tu les vibrations du monde ? Puisses-tu de tes racines profondes l'invisible à nos yeux ? Pourquoi te protéger le tronc d'écorce ? Trajectoire souterraine pour ton cœur ? On aimerait te savoir nous entendre, je pense donc je suis, mais toi qui ne penses pas, n'es-tu pas vivant ? respirant, circulant, énervé, mon être contre ton être, tout simplement être.
- Speaker #0
Je te remercie vraiment beaucoup Clarence pour ce texte parce que d'abord il reprend exactement ce qu'on évoquait, le fait de l'être lui-même, de l'arbre et de cette relation qu'on peut avoir avec un arbre, c'est magnifique ce texte que tu viens de nous lire. Et puis, c'est beau, la fin, tout simplement, être. C'est magnifique, super. Alors, je ne sais pas si tu te souviens, Clarence, lorsque nous avions collaboré en 2010 sur un spectacle qui était intitulé Du vacarme et des arbres Oui,
- Speaker #1
tout à fait. Et l'arbre, d'ailleurs, était déjà au cœur de nos préoccupations artistiques.
- Speaker #0
Oui. Alors, ce qui est surprenant sur cette création, c'était déjà le titre Du vacarme mélangé aux arbres alors qu'on imagine plutôt la forêt. silencieuse. Mais en fait non, c'était vraiment quand on y pense, tous ces bruits de feuilles, de branches qui craquent, etc. Et c'était l'occasion d'évoquer toutes les peurs inhérentes à la forêt. Des faits divers, des histoires mythologiques, un aspect éventuellement un peu dangereux, inquiétant. Et toi, Clarence, je crois que tu as l'habitude justement de travailler non pas sur des choses inquiétantes dans la forêt, mais sur la forêt tout simplement et en forêt.
- Speaker #1
Oui, je voulais juste rebondir sur ce que tu viens de dire. Je crois que c'était ce qui faisait aussi quand même la spécificité du Bacarme et des arbres. C'était de parler de la forêt justement sous cet angle particulier de l'inquiétude. Parce que c'est vrai qu'on a tendance, en parlant des arbres, toujours de parler de la beauté, de parler du côté apaisé. Et nous, ça nous avait vraiment intéressé d'aller vers ce côté justement.
- Speaker #0
Oui,
- Speaker #1
oui, non, non, mais c'était intéressant ça. Alors oui, effectivement, je passe de longs moments en forêt avec du public parce que je leur propose de m'accompagner dans des promenades littéraires et contées. C'est un temps où nous alternons des marches avec des pauses pour écouter des textes. Et c'est vrai que c'est toujours un moment assez magique parce que l'on relie notre écoute avec les arbres qui nous entourent et que souvent, ça donne la sensation d'être un peu un temps hors du temps. Et puis parfois, on démarre la promenade très tôt le matin, presque à l'aube. Alors, j'apporte du thé, du café et là, c'est parfait.
- Speaker #0
Alors, je crois qu'également, il y a une autrice que tu aimes particulièrement, c'est Soumana Roy. Est-ce que tu peux nous en parler ?
- Speaker #1
Oui, j'ai entendu parler d'elle par un ami pour son ouvrage Comment je suis devenue un arbre aux éditions Étonnants Voyageurs. Et c'est un livre qui, à mes yeux, est extrêmement puissant par son originalité et la force de ses propos. Elle dit, je cite, non pas vivre parmi les arbres, mais bel et bien devenir arbre Effrayée par la violence de la société où Soumana grandit, sa cupidité, son égoïsme, elle commence à se rêver arbre, s'inspirant de leur capacité à faire face à la solitude, à la douleur et à se donner sans réserve. Je vais donc partager un extrait qui s'appelle Devenir une ombre Le soir, je laissais mes ombres dehors, derrière moi. Là-bas, mes membres et leurs ombres avaient leur propre logique. Certains jours de chance, quand l'angle, la lumière et le reste s'alliaient et se synchronisaient, je vis alors mon ombre se transformer en arbre. Un arbre avec des branches, un arbre en attente de feuilles. Je n'avais toujours pas réussi à devenir un arbre. Mais au moins étais-je devenu l'ombre de l'un d'eux. Alors cet extrait ne donne qu'un bref aperçu de cette œuvre, mais c'est un livre que je conseille vivement parce qu'on sent bien dans son écriture et dans les pages que c'est un véritable combat avec elle-même, que le désir de cette matarmorphose. Et c'est vrai que c'est un sujet que moi, je n'ai vu nulle part ailleurs, dans aucun autre livre.
- Speaker #0
Donc on va peut-être rappeler, il s'agit de l'autrice, c'est Soumana Roy. Oui. Le livre, c'est comment ?
- Speaker #1
Je suis devenue un arbre.
- Speaker #0
Voilà, aux éditions.
- Speaker #1
étonnant voyageur.
- Speaker #0
Merci beaucoup Clarence. Et si on parlait de poésie maintenant ?
- Speaker #1
Oui, d'ailleurs j'ai un poème pour toi Régis, d'Henri Michaud parce que je crois savoir que tu l'aimes beaucoup.
- Speaker #0
Ah j'adore.
- Speaker #1
Dans son ouvrage Lointain intérieur et le poème s'intitule Je vous écris au bout du du bout du monde. Je vous écris du bout du monde. Je vous écris du bout du monde, il faut que vous le sachiez. Souvent, les arbres tremblent. On recueille les feuilles, elles ont un nombre fou de nervures, mais à quoi bon ? Plus rien entre elles et l'arbre et nous nous dispersons gênés. Est-ce que la vie sur terre ne pourrait pas se poursuivre sans vent ? Ou faut-il que tout tremble toujours ? Toujours.
- Speaker #0
Alors effectivement, Henri Michaud pose la question. Faut-il que tout tremble ? Ce tremblement, c'est celui de la vie. Et il me rappelle deux vers de mon recueil, Le quotidien effacé, où j'écrivais Arbre du devenir, sève du savoir Effectivement, l'arbre, il est toujours la promesse du lendemain, de l'avenir. car il est porteur de vie. Et cette vie qui coule au cœur de l'arbre, la sève, elle est évidemment celle qui nous offre la connaissance à travers le papier qu'on évoquait au début du podcast, cette relation entre le papier, l'arbre, et ce papier qui est le support évidemment de la littérature. On pourrait par exemple citer le livre d'Italo Calvino, Le Baron Perché. où le héros Cosimo décide de plus jamais descendre des arbres, ou encore, on pourrait aussi évoquer Georges Sand, qui en plus d'avoir été une grande écrivaine, a été une grande défenseuse de la forêt de Fontainebleau. Je ne sais pas si tu le savais.
- Speaker #1
Tout à fait, et je poursuis avec un fragment de lettre écrit justement par elle en août 1837, en hommage à la forêt de Fontainebleau, dont elle était, comme tu disais, une fervente militante. Parce que c'est grâce à elle que Fontainebleau est devenu célèbre en 1833. À l'époque, elle découvre un roman, au Bermand, écrit voici 30 ans par un obscur écrivain du nom de Senancourt. Ce dernier exalte la solitude de la Suisse, mais aussi celle de Fontainebleau. Et Sand tombe sous le charme. Elle écrit un article élogieux et toute la génération de 1830 la suit. Victor Hugo, bien sûr, le pianiste Franz Litz, Michelet, historien. Sande traîne son amant, Musset, à Fontainebleau, lui qui déteste la campagne. Victime d'hallucinations nocturnes aux gorges de Franchard, Musset croit voir un fantôme qui ne serait que lui-même, Ambiance. Enfin, Fontainebleau devient au romantique ce qu'est la forêt de Brosséliande au chevalier de la table ronde, une forêt mythique. Et elle l'amènera, la forêt, par la suite pour la première fois sur le terrain de l'écologie. Merci Georges Sand, je vous lis maintenant l'extrait de sa lettre. Me voilà encore une fois dans la forêt de Fontainebleau, seule avec mon fils, qui devient un grand garçon et dont pourtant je suis encore le cavalier plus qu'il n'est le mien. Nous nous risquons sur toutes sortes de bêtes, ânes et chevaux plus ou moins civilisés qui nous portent, sans se plaindre, de 7h du matin à 5 ou 6h du soir, au hasard de la fantaisie. Nous ne prenons pas de guide et nous n'avons même pas un plan dans la poche. Il nous est indifférent de nous en éloigner beaucoup puisqu'il est difficile de se perdre dans une forêt semée d'écriteaux. Nous nous arrangeons pour ne rencontrer personne en suivant les chemins les moins battus et en découvrant nous-mêmes les sites les moins fréquentés. Ce ne sont pas les moins beaux, tout est beau ici. D'abord, les bois sont toujours beaux dans tous les pays du monde et ils s'y sont jetés sur des mouvements de terrain toujours pittoresques, quoique... toujours praticable. Ce n'est pas un mince agrément que de pouvoir grimper partout, même à cheval, et d'aller chercher les fleurs et les papillons là où ils vont tenter. Ces longues promenades, ces jours entiers au grand air sont toujours de mon goût, et cette profonde solitude, ce solennel silence à quelques heures de Paris sont appréciables. Nous vivons d'un pain, d'un poulet froid, de quelques fruits que nous emportons avec les livres, les albums et les boîtes à insectes. Quel noctuel, quel bon bix endormi et comme collé sur l'écorce des arbres. Quelle récolte et quel plaisir de les étaler le soir sur la table. Nous ne connaissons personne à la ville, nous avons un petit appartement très propre, très commode dans un hôtel qui est à l'entrée de la forêt et dont l'hôtesse, Madame Duponçon, est une charmante hôtesse. J'y travaille le soir quand mon garçon ronfle et ce gros sommeil me réjouit l'oreille. Je ne sais pas trop, moi, quand je dors, mais je n'y pense pas. Du reste, je ris de la vie rationnelle pour le moment. Je vis dans les arbres, dans le soleil, dans les bruyères, dans les sables, dans le mouvement et le repos de la nature, dans l'instinct et dans le sentiment, dans mon fils surtout, qui se plaît à cette vie-là autant que moi et qui m'en fait jouir doublement. Quelle belle chose que cette forêt !
- Speaker #0
Et voilà, Clarence, notre petit tour de l'arbre. Merci à toi.
- Speaker #1
Merci.
- Speaker #0
Et donc, c'est la fin de notre podcast pour cette semaine.
- Speaker #1
Eh bien, à bientôt. Bonne semaine.
- Speaker #0
À bientôt.