Speaker #0Bonjour, je m'appelle Marie Boéton, je suis grand reporter à La Croix et je vais vous raconter une rencontre entre un délinquant et sa victime dans le cadre de la justice restaurative. La justice restaurative, c'est un dispositif relativement récent en France, qui est très développé ailleurs, notamment au Canada, et qui est mis en place grâce aux médiateurs, qui sont formés spécifiquement à cela, et qui consiste à amener les victimes et les délinquants à se rencontrer sur une base volontaire, évidemment. Pour échanger côté victime sur les conséquences de l'acte commis, et puis du côté des agresseurs, pour expliquer le contexte du passage à l'acte, le mécanisme parfois du passage à l'acte, l'idée en fait c'est de permettre aux victimes de se reconstruire et d'amener l'auteur à se responsabiliser. J'ai réussi à convaincre un père, auteur des faits, délinquant, condamné, et sa fille, qui est sa victime, à pouvoir assister à la médiation restaurative qui a été mise en place entre eux. Lui est un ancien très gros trafiquant de drogue. Quelqu'un qui maniait les armes, quelqu'un d'assez violent, qui lorsque sa compagne est partie, s'est barricadée chez lui avec les enfants, l'a appelée et alors qu'il était armé, a dit à son ex-compagne si tu ne rentres pas, je tire sur les enfants Les faits datent de 2016, il a été arrêté quelques heures après, il a été condamné à 4 ans de prison. et à une interdiction d'entrer en contact avec ses enfants durant 7 ans, c'est-à-dire jusqu'à fin décembre 2023. La justice restaurative se décline de deux manières en France. Il y a ce qu'on appelle les rencontres indirectes, qui amènent 3 ou 4 victimes d'un même type d'acte. à rencontrer les auteurs d'un même type d'acte. Par exemple, des femmes qui ont été violées vont rencontrer trois ou quatre hommes qui ont été violeurs. Ce ne sont pas les protagonistes d'un même dossier. Et moi, je tenais absolument à pouvoir suivre des rencontres directes, c'est-à-dire où l'auteur des faits et la victime se connaissent. Ce sont les protagonistes d'un même dossier. C'est beaucoup plus rare en France et c'est rarissime d'être autorisé à suivre ce genre de rencontres. Je voulais une rencontre directe parce que je pense que c'est plus fort. L'un et l'autre vont jusqu'au bout de ce qu'ils ont vécu. La victime va jusqu'au bout de sa colère. L'auteur des faits voit jusqu'au bout quelles ont été les répercussions de son acte sur la victime. Et je voulais cette sincérité-là, ce pouvoir d'ébranlement chez l'un et chez l'autre, et potentiellement chez le lecteur lorsqu'il le lit. C'est extrêmement difficile d'assister à ce genre de rencontres. Je me suis rapprochée de la fédération France Victime, qui regroupe les 130 associations d'aide aux victimes en France, qui sont les structures qui mettent en place ce type de rencontres. Là, on m'a dit que ça allait être très dur d'avoir une victime directe, un auteur direct. Ils n'ont aucun intérêt à se dévoiler comme ça devant vous. J'ai un peu insisté, on m'a dit écoutez... Aller dans telle petite ville, en région, rencontrer des victimes, bon et là je ne cite pas cette ville puisque j'ai promis au protagoniste du dossier que ce serait totalement anonymisé, mais en gros je vais à deux heures de Paris, et là j'assiste à un groupe de parole de victimes, c'est assez bouleversant, c'est un après-midi. Toutes sont terriblement éprouvées par ce qu'elles ont vécu. Et là, je remarque une jeune femme, elle a 21 ans à l'époque, je l'appelle Maya dans mon papier. Et je la remarque parce qu'elle est... hyper entière, hyper cache dans ce qu'elle dit. Et par ailleurs, en même temps qu'elle se montrait très entière dans sa manière de dire les choses, ça n'excluait absolument pas la finesse de l'analyse, la profondeur du jugement. Je lui demande de prendre un café avec elle. Il se trouve qu'elle vit à Paris. Donc, je prends plusieurs cafés avec elle. J'en parle avec la médiatrice qui me dit Moi, je suis ouverte. Si Maya est ouverte, moi, je suis ouverte à ce que vous puissiez assister aux rencontres avec elle. Et puis, je souhaite rencontrer le père de Maya qui est délinquant. Elle est victime de son père. En gros, de l'été 2023 jusqu'à fin décembre 2023, qui était donc la fin de l'interdiction d'entrer en contact pour ce père de famille, pendant six mois, la médiatrice les voyait, une fois tous les deux mois, l'un et l'autre totalement séparément, et elle les amène à parler de leur ressenti, de leur vécu, du côté du père, de sa culpabilité, du côté de la victime, du post-traumatisme. Et donc, j'ai l'autorisation d'assister aux rencontres entre la victime et la médiatrice. Et puis, au bout de, je ne saurais pas tellement dire, peut-être au bout de six semaines, mais c'était peut-être au bout de deux mois, deux mois et demi, je ne sais pas exactement. La médiatrice me dit, le père est OK pour vous rencontrer. Alors là, je suis hyper enthousiaste. Et je suis hyper tendue aussi parce que je ne sais pas s'il est OK juste pour me voir une fois. Je ne sais pas s'il est OK pour que j'assiste à une rencontre entre lui et la médiatrice. Je ne sais pas s'il est OK pour que j'assiste à tout le dispositif. Et donc, j'y vais en étant hyper stressée. Je me souviens très, très bien avoir été hyper stressée en me disant comment je vais le convaincre. Quels sont les arguments dont je peux user pour le convaincre ? Il n'a aucun intérêt à se dévoiler. Et je me revois parfaitement arriver dans cette petite structure, la dette aux victimes, et je le vois, peut-être 10, 15, 20 secondes, dans l'entrebaillement d'une porte, comme ça, avant d'aller le salver. Et je me dis, ça va être hyper chaud de le convaincre. Et je ne sais pas du tout, je ne sais plus, ce qui fait que je rentre dans la pièce, je le salue, je le fais rire. Je ne sais plus pourquoi, je ne sais pas ce que je fais, je ne sais pas ce que je dis, mais le type me fait comprendre que bon, peut-être que ça va fonctionner entre nous. Et donc il accepte. Et donc pendant plusieurs mois, j'assiste plutôt aux rencontres entre la médiatrice et la victime, qui durent deux heures, trois heures à chaque fois, et puis aux rencontres entre la médiatrice et le père, qui sont vraiment à chaque fois assez bouleversants. Et puis, à la fin décembre, début janvier, la victime dit moi je suis ok maintenant pour revoir mon père Dans le cadre de cette justice restaurative, c'est-à-dire en présence de la médiatrice, et tous les deux acceptent que je sois à présent. Lors de la confrontation, il y a une tension extrêmement palpable et une grande distance, au fond, entre la fille et son père, qui en fait entend un peu régler ses comptes. On a l'impression qu'elle a un réquisitoire en tête, elle veut avoir des réponses à un certain nombre de questions. Lui, dans la reconnaissance absolue de ses faits, c'était vraiment bouleversant parce qu'on touchait, dans ce qui s'est dit, à quelque chose de très singulier. On est face à un délinquant, statistiquement, c'est rare. des hommes qui ont fait ça, et en même temps de totalement universel, c'est-à-dire dans cet amour filial, malgré tout, qui avait persisté, dans cette culpabilité parentale, dans ces séquelles. C'était à la fois très unique, et je pense que ça pouvait faire écho à plein de choses en nous. Et ce qui me surprend, c'est qu'il se quitte au bout de deux heures et demie, trois heures. Il est prévu que ça ne dure pas plus longtemps que ça, donc il est normal de se quitter. Mais elle quitte la salle en lui disant au revoir, en lui disant à bientôt, mais il n'y a pas d'embrassade. Sans doute qu'il fallait laisser passer du temps ensuite, vu l'ébranlement émotionnel qu'avait été cette rencontre. Et donc, 15 jours après, la jeune femme, victime, a demandé le numéro de son père à la médiatrice pour le recontacter. Et donc, je raconte un peu ensuite l'épilogue. Ce qui m'a beaucoup marquée lors de ces rencontres, c'est que je ressortais de là et j'étais rincée. Il y avait une espèce de tension qui mettait du temps, en fait, à partir. Je pense que ça tenait notamment d'abord à la tension de ce qui se jouait à chaque fois dans ces rencontres, qui étaient quand même bouleversantes émotionnellement. Mais aussi, je pense que ce qui était très éprouvant pour moi, c'est que je devais négocier ma place tout le temps. C'est-à-dire que c'est fatigant un reportage, beaucoup plus qu'une interview même avec un très grand Tintello. Je veux dire, ok, vous avez beaucoup potassé avant, mais après, c'est bon, ça roule. Quand vous êtes en reportage, vous devez tout capturer du réel. En tout cas, un maximum. Le verbal, le non-verbal, l'atmosphère. Et à cela s'ajoutait, pour moi, dans ces rencontres, le fait que je me disais quel doit être mon rôle. Soit je me fais toute petite, c'était un pari que j'ai fait au tout début, et en fait, au fur et à mesure... je me suis mise à poser des questions, par moments, comme la médiatrice. Ce qui était, pour moi, une manière de dire je ne suis pas qu'un regard extérieur, voire un regard un peu voyeur. Ce qui vous arrive, ce que vous ressentez, les raisons qui font que vous pleurez maintenant, ça m'importe. Et en même temps, c'était bizarre, parce que je me disais, attends, là, tu poses des questions comme la médiatrice, alors du coup, tu joues un rôle. Or, toi, tu n'es pas censée jouer un rôle, tu es simplement censée être une observatrice extérieure. Je pense que c'est toute cette tension qui sortait à la fin. C'est que je m'interrogeais en permanence sur ma juste place. Et sur le fait, un, de ne pas être voyeur, deux, de garder mes distances face à ces deux personnes qui, par ailleurs, étaient vraiment bouleversantes, parce qu'elles devaient rester un objet journalistique, presque un sujet d'étude. Pendant six mois, Huit mois, j'en ai beaucoup parlé à mes amis, j'en ai beaucoup parlé à mon mari. Ça me bousculait intérieurement de les suivre tous les deux. Et je me rendais compte du hiatus qui progressivement s'installait entre ce que je racontais aux gens, notamment de la figure du délinquant. et de l'image qu'ils en avaient. Et j'ai compris qu'en fait, l'image que je restituais de ce délinquant était assez effrayante. Et moi, je ne voyais plus du tout la même chose sur le terrain. Je voyais quelqu'un de beaucoup plus complexe, sensible, bouleversant, émotif. Et ça m'a beaucoup interpellée sur la manière qu'on a d'étiqueter les gens par pragmatisme, par nécessité. On a besoin tous de s'étiqueter. Moi, en m'étiquette, je suis une femme, je suis journaliste, je suis parisienne. OK. Et on fait ça aussi avec les délinquants. Et là, les enjeux sont bien plus énormes, parce qu'il s'agit de se réinsérer, et un délinquant ne se réduit pas au pire de ses actes. Par facilité, on va de manière un petit peu manichéenne le mettre dans un tiroir avec telle étiquette. Et là, j'ai vraiment vu, très concrètement, de manière incarnée sur le terrain, combien il y a un hiatus entre ce que vous avez commis et ce que vous êtes devenu depuis. Ce qui m'a beaucoup marquée côté victime, c'est l'ambivalence des sentiments. C'est-à-dire qu'on imagine toujours que la victime appartient à un camp radicalement opposé à celui qui l'a agressée. Et en fait, même quand vous regardez les statistiques, un très grand nombre de victimes connaît son agresseur. Parce que c'est un proche, parce que c'est un familier. Et là, j'ai vraiment touché du doigt, avec le récit de cette jeune femme, combien elle avait été ravagée par son enfance. Et qu'on vient dans le même temps. au sein du même sanglot, elle disait Mais mon père, quand même, j'y tiens. Mais mon père, je sais qu'à sa façon, il nous a aimés. Mais mon père, c'est le mec le plus drôle au monde. Mon père, c'est un type hyper généreux. Et mon père, il a commis ça. Elle voulait mettre de l'ordre dans ses sentiments et en fait, ce n'était pas possible. Elle aimait son père en dépit de lui-même. Et ça, vraiment, ça m'a bouleversée de voir combien, là aussi, on veut, de manière très manichéenne, opposer et rendre antagoniste des positions qui ne le sont pas tant que ça, en fait. Ce qui m'a beaucoup marquée, c'est au fil des rencontres entre le médiateur et le coupable, le condamné. Il racontait son enfance, très logiquement, parce qu'il le disait très bien. Moi, je veux essayer de comprendre comment j'en suis arrivée là. Donc, il revient sur son enfance et il raconte une enfance absolument ravagée. Il avait un père bipolaire, comme lui-même d'ailleurs. Donc, il dit, c'était un type adorable et puis d'un coup, il pétait un câble. Il menaçait de tuer ma mère, de la jeter du cinquième étage. Et un jour, ce père de famille dit à sa femme et ses enfants, Je vais tous vous tuer. ou alors je vais me suicider. Et sa femme lui dit, bah fais plutôt ça, et il le fait, et il se pend. Et l'auteur des faits a 12 ans à ce moment-là. Et ça m'a énormément marquée que lui-même ait été victime de phrases abominables qu'il a lui-même ensuite infligées à ses enfants. C'est-à-dire qu'on sait souvent qu'il y a des auteurs qui ont été victimes. Mais là, on est dans une... absolue symétrie des trajectoires. Il a dit à ses enfants une phrase qui a saboté leur enfance et lui-même a eu une enfance sabotée par une phrase. Et pourquoi je dis ça ? Pas du tout pour le déresponsabiliser. Aucunement. Il est responsable, il est condamnable et il a été condamné. Je dis ça parce que ça doit nous interpeller en tant que société, collectivement, de se dire un traumatisme qui n'a pas été pris en charge dans l'enfance, en l'occurrence, via l'aide sociale à l'enfance, via une assistante sociale, via un placement, via une aide à la parentalité, parce que là, clairement, il y avait des carences parentalement, ça va donner un coupable. Je trouve qu'il faut collectivement, sans déresponsabiliser les auteurs, s'interroger sur nos mécanismes de protection de l'enfance. Après est venu le travail d'écriture, qui n'était pas simple parce que j'avais énormément de matière, puisque j'avais suivi ces personnes pendant plusieurs mois. J'avais pris énormément de notes de leur dialogue, et donc s'est posé la question de l'élagage. Qu'est-ce que je garde, qu'est-ce que je ne garde pas ? Sachant que je trouvais qu'il y avait beaucoup de dialogues très forts. Et ensuite, la question s'est posée, en fait, de retenir plus ou moins de dialogues. C'était ce que je voulais donner à voir, parce que je trouvais que c'était là qu'on voyait vraiment les mécanismes psychologiques à l'œuvre. Et en même temps, si vous retenez beaucoup de dialogues... Les journalistes ont tendance à penser que dans ces cas-là, il n'y a pas leur patte. Et souvent dans ces cas-là, on dit que ce n'est pas très écrit. S'il y a beaucoup de dialogue entre journalistes, on va dire que tu n'as pas vraiment écrit ton papier. Écrit, ça veut dire donner à voir son regard, donner à voir son style, donner à voir la manière avec laquelle on va croquer ce réel-là. Là, moi, j'ai délibérément choisi de retenir énormément de dialogues. Parce que c'était eux, au fond, que je voulais mettre en scène. Et donc, il fallait que moi, en tant que journaliste, j'accepte de m'effacer un peu ce que j'ai choisi de faire. Je pense qu'en tant que journaliste, on a tous, sans en être forcément conscient d'ailleurs toujours, mais une intention derrière nos papiers. Et c'est intéressant de s'interroger sur soi-même. Quel est, moi, mon geste journalistique, en fait ? Quelle est l'intention derrière mes papiers ? Et moi, je dirais que... En tant que journaliste, on décide ce qui fait événement. On décide un peu ce qui mérite d'être raconté ou pas. Mais moi, j'adore, dans ce que je raconte, donner à voir un réel complexe. Pour moi, un article réussi, c'est un article dont le lecteur à la fin dit Ah, c'est plus complexe que ce que je pensais Ça, pour moi, c'est le compliment ultime. C'est exactement là, en tant que journaliste, que pour moi, j'ai le sentiment d'avoir une utilité sociale. C'est de donner à voir le réel dans toute sa complexité. Et j'espère qu'à l'issue de ce papier, c'est ce que se diront les gens.