Speaker #0Deux mois plus tard, c'est avec insouciance que nous prenions de nouveau la route du centre d'échographie. Nous étions ravis de cette nouvelle occasion d'observer nos petits bébés pour lesquels nous débordions déjà d'amour. Nous sommes reçus par un nouveau médecin. Le docteur V, nous l'appellerons ainsi, nous accueille et débute l'examen. Il nous prévient que tout sera plus long cette fois, car il s'agit d'observer chaque bébé attentivement afin de s'assurer de leur bon développement. Il commence par le premier bébé et nous explique au fur et à mesure les éléments qu'il doit évaluer. Il mesure d'abord l'activité cardiaque. Les petits battements emplissent la pièce, fort et régulier. Il mesure ensuite la clarté nucale avant d'amorcer l'analyse morphologique. Après avoir compté tous les doigts et les orteils, il prend silencieusement un grand nombre de mesures. Le temps s'écoule lentement et j'essaie de me concentrer pour voir ce qu'il voit, mais cet exercice est inaccessible. à un œil profane. Je me demande comment il parvient à identifier une anatomie dans ce dégradé de gris. Il finit par conclure que ce premier bébé se développe correctement et profite de l'occasion pour nous annoncer que, contrairement aux précédentes affirmations, nos bébés sont bien monosigotes, autrement dit, de vrais jumeaux. Une longue demi-heure est déjà écoulée quand il entame l'examen du deuxième bébé. Cette fois, il garde le silence. Je me dis au début que c'est parce qu'il ne tient pas à nous répéter les mêmes informations. Le petit cœur résonne lui aussi, impétueux et résolu. De longues minutes s'égrènent en silence. Je ne quitte plus des yeux le médecin, qui s'affaire à prendre des mesures. Croisant enfin mon regard tourmenté, il s'arrête, et calmement, nous annonce que ce bébé est plus petit, et que si sa clarté nucale est normale, il présente en revanche une malformation du membre supérieur gauche. Je jette un œil perplexe à mon mari, qui a l'air aussi ahuri que moi. Le médecin reformule et nous comprenons qu'il s'agit de son bras gauche. En effet, l'avant-bras gauche ne présente qu'un seul os. Le radius est absent. Par conséquent, il manque également le pouce, sur cette petite main gauche, qui vient se rabattre vers l'intérieur. Il s'agit d'une main-botte radiale. Cela peut être une malformation isolée ou s'inscrire dans le cadre d'une pathologie plus globale. Il serait... Plus que souhaitable de réaliser une amiosynthèse pour rechercher des anomalies génétiques. C'est un coup de massue que nous prenons de plein fouet. C'est une sensation terrible de ne pas comprendre ce qui est en train d'arriver, tout en ayant le pressentiment immuable qu'un malheur nous attend. Mes yeux sont embués de larmes que je tente de retenir. Je ne parviens pas à lever mon regard vers le sien. Je voudrais m'enfuir en courant. Quittez cette pièce. Il demande si nous avons des questions, mais mon cerveau est complètement vide. En veille. J'entends ses paroles, je les comprends, mais je suis dans l'incapacité la plus totale de réfléchir ou d'articuler une réponse. Je secoue lentement la tête et range mes affaires. Quittez cette pièce. Il reprend la parole et dit que son secrétariat s'occupera de nous organiser un nouveau rendez-vous d'échographie dans quelques jours. C'est lors de cette échographie qu'une amiosynthèse pourra être programmée. Je comprends alors que même si rien n'est sûr à ce stade, et qu'il ne veut pas nous alarmer, la situation est grave. Il continue en expliquant qu'il serait plus sécurisant de prévoir l'ensemble de notre suivi, ainsi que l'accouchement dans cet hôpital spécialisé, plutôt que dans celui que nous avions choisi initialement. Nous quittons l'établissement en silence. Une fois la rue du centre dépassée, je fonds en larmes. La situation est grave. Ces quelques mots tournent en boucle dans ma tête. Je ne sais pas encore ce que l'avenir nous réserve, et pourtant il me paraît déjà bien sombre. Mon mari me prend dans ses bras et tente de me réconforter. Mais nous n'avons pas la même perception des choses. Il est déjà tard, le rendez-vous a duré bien au-delà de l'heure prévue. Tant par pragmatisme que pour tenter de nous remonter le moral, nous décidons d'aller dîner au restaurant. Attablés devant nos pizzas, nous nous accordons sur le fait de ne pas en parler à nos proches. Pas encore. Il nous faut d'abord assimiler toutes ces informations. Ce premier débrief à la pizzeria deviendra malgré nous un rituel, après chaque rendez-vous apportant son lot de mauvaises nouvelles. Aujourd'hui, des années après, il m'est impossible de pousser la porte d'un restaurant pizza dell'arte.