- Speaker #0
Eh bien, nous aurions presque la tentation de nous dire à nous-mêmes que nous sommes un peu tristes de voir que s'achèvent ces journées si denses, si riches, si riches intellectuellement et je dirais affectivement. Mais enfin, nous allons voir l'année qui passe se dérouler extrêmement promptement et nous nous retrouvons l'an prochain pour le sujet que je vous dirai tout à l'heure. Et le risque de tristesse se dissipe aussitôt puisque nous sommes très joyeux, très joyeux d'accueillir... Pierre Nora, qui a bien voulu être président de cette version du festival, vous le savez, et qui va maintenant venir vous prononcer cette conférence finale. Je suis très heureux de l'accueillir pour bien des raisons. D'abord parce qu'il s'agit de lui, et que chacun d'entre nous sait la place singulière et vraiment hors de paire qu'il occupe sur la scène intellectuelle et historiographique française. Nul n'a besoin de s'en persuader, mais si vous lisez le livre que lui a consacré François Doss, la biographie de Pierre Nora, vous en persuaderiez encore davantage si cela a été nécessaire. Ça doit faire d'ailleurs une drôle d'impression d'avoir une biographie de son vivant, mais enfin, je ne sais pas si Pierre vous en dira quelque chose. Vous savez comment, comme historien majeur, vraiment majeur, qui a tant renouvelé le regard... sur la manière dont nous travaillons, sur nos ambitions, sur nos réussites aussi, sur l'idée de la nation, en ayant le talent magnifique d'installer dans le langage commun l'expression de lieux de mémoire, mais aussi comme éditeur et comme animateur du débat. Cette revue qui a dès à présent, en France et à l'étranger, une place que vous savez. Le deuxième motif, c'est que c'est une occasion pour nous... d'évoquer les publications très récentes de Pierre Nora, qui a eu la sagesse de ne pas résister à sa modestie naturelle et d'accepter qu'en gerbe, on publie deux volumes. Il y en aura un troisième, je crois, un qui est consacré à cet ensemble d'écrits qui tourne autour précisément de sa grande œuvre sur la mémoire et sur le récit national. Encore une expression qui est de lui. Il s'agit d'un ouvrage qui s'appelle « Présent, Présent, Nation » . Non, le premier mot m'échappe. Le premier, c'est quoi ? Présent, c'était bien ça. J'ai fait semblant de me tromper pour donner l'occasion, dès à présent, à Pierre Nora de pouvoir prononcer un premier mot et d'assurer la clarté de sa voix. Présent, nation mémoire. Et le second, pour lequel j'ai une direction spécifique, qui s'appelle historien public, et où il a relié un ensemble en bouquets. Un ensemble d'écrits sur un certain nombre de décennies qui sont consacrés à ces interventions comme historiens dans le forum, dans des domaines naturellement qui concernent ces champs de prédilection. Et je vous renvoie à ces deux volumes qui vous enrichiront, j'en suis sûr, et que vous souhaiterez vous procurer d'une façon ou d'une autre. Et puis j'ai un troisième motif, c'est que le sujet qu'a choisi Pierre nous concerne tous très directement. Nous avons évoqué l'Orient cette année, donc nous avons constamment évoqué quelque chose comme une manière de décentrer notre réflexion, de refuser l'égocentrisme national ou européen vers lequel nous sommes souvent conduits et que nous avons tort d'accepter. Ce décentrage, nous l'avons, je crois, apprécié au cours de ces trois journées, mais il nous renvoie aussi à une réflexion sur ce qu'a été... l'évolution de l'histoire et de l'historiographie depuis un certain nombre d'années. Et comme toujours, on peut avoir un regard inquiet sur ces choses, inquiétude de constater certains éclatements des préoccupations de l'histoire, un certain manque de centralisation, et puis aussi se dire que c'est une richesse incomparable. Je n'en dirai pas davantage, car sinon le conférencier que nous avons le bonheur d'entendre ce soir aura... légitimité à me reprocher de faire comme d'autres qui introduisent les conférences c'est-à-dire de prendre à l'avance les raisins du cake et ce n'est pas du tout mon fait donc j'abandonne tous les raisins et le cake à Pierre Nora, à toi
- Speaker #1
Mon cher Jean-Noël, tu ne m'as pas facilité la tâche par l'éloquence, la gentillesse surtout de ta présentation trop flatteuse. Bonsoir en tous les cas à tous et à toutes et merci encore à Jean-Noël de m'avoir fait l'immense honneur de me confier, non pas la conclusion mais la clôture. de ces 14e rendez-vous de l'Histoire. Il y a trois ans, dans ce même lieu, lors des rendez-vous de Blois consacrés aux Européens, j'étais venu, entouré de Jack Lang et de François Chandernagore, lancer au nom de l'Association Liberté pour l'Histoire, un appel, devenu l'Appel de Blois, à la mobilisation des historiens contre l'ingérence des pouvoirs publics. dans le domaine de l'histoire et les risques que faisait courir à la recherche et à l'enseignement, comme à la liberté de l'esprit, la menace des lois dites mémorielles. C'était déjà l'histoire au péril de la politique. Mais c'est par un tout autre biais que je voudrais aujourd'hui y revenir, avec l'encouragement de Jean Noël, Jeanne Ney, par un biais cette foule. fois beaucoup plus intérieur au monde historien lui-même et à l'exercice du fameux métier d'historien consacré par Marc Bloch. Car le mot politique, par rapport à l'histoire, est à double entrée. D'un côté, il renvoie au pouvoir, à la mainmise du pouvoir politique sur la qualification du passé, sur la gestion de la mémoire et les initiatives législatives. et juridique. Je n'y reviendrai pas. Mais le mot politique renvoie à un tout autre sujet, à l'idéologie qui l'inspire et la sous-tend cette politique. A l'idéologie qui s'insinue ouvertement ou silencieusement et qui contamine la pratique même de l'histoire. Autrement dit, la part d'idéologie intégrer à l'exercice lui-même les conditions et les fondements conceptuels des rapports avec le passé. Sujet bien entendu immense, sans frontières, difficile et compliqué, plein de pièges de tous côtés minés. On me pardonnera d'y aller à la serpe, à l'allusion et surtout à l'à-peu-près. Mon intérêt de s'y aventurer aujourd'hui est qu'au terme de ces trois jours consacrés à l'Orient, les rapports traditionnels de l'histoire et de l'idéologie débouchent, on l'a vu dans les discussions, inévitablement, sur la manière dont l'histoire de l'Occident, l'histoire à l'occidentale, sont aujourd'hui l'objet d'une mise en cause où la part du politique et de l'idéologie est centrale. L'histoire a toujours été, de part en part et jusqu'à une période récente, en gros la moitié du XIXe siècle, une activité politique, au sens large du mot, c'est vrai. Mythes d'origine, récits de fondation et de légitimation, généalogie célébratrice, modèles de vie et leçons de conduite pour les grands. C'est seulement l'ambition de devenir une science. qui a constitué l'histoire en activités autonomes, professionnelles, fondées sur une méthode d'analyse critique des documents et intimément liées à un enseignement dont le premier des devoirs, mais pas le seul, était, chacun le sait, de faire comprendre et aimer sa patrie. Autrement dit, d'écrire ce fameux roman national dont Jean Noël parlait il y a un instant. dont on m'attribue généreusement d'avoir sinon inventé, du moins popularisé l'expression et qui prend, il faut le dire, de l'eau de toutes parts. Le phénomène massif à mettre en relief, c'est l'évolution qui depuis une trentaine d'années, insidieuse mais radicale, a abouti à ce que l'on pourrait appeler une une politisation générale de l'histoire d'un style indifférent de l'habituel. Par cette expression, il ne faut pas entendre une politisation féroce des historiens eux-mêmes. mais une idéologisation inévitable de leur production, une idéologisation du monde dans lequel ils travaillent, ces historiens, et avec laquelle ils doivent se débrouiller, comme ils avaient dû naguère se débrouiller avec la découverte de leur propre historicité. Ce phénomène est dû au passage au premier plan de l'histoire la plus contemporaine. C'est un phénomène très récent, on en parlait ce matin avec Jean-François Sirinelli et Mona Ouzouf et Jean-Noël Janenet. Un phénomène qui date de la fin des années 1970 et l'on a peine à imaginer qu'il était à ce moment-là exclu dans l'université, par exemple, de prendre un sujet de thèse qui allait au-delà de 1918. Aujourd'hui, c'est l'inverse. Les grands chocs et les bouleversements du siècle ont appelé un éclairage historique, une explication de ce que l'on a vu, vécu, de ce à quoi on a soi-même ou les siens directement participé. Bouleversements qui ont été liés au totalitarisme dans certains pays, ailleurs à l'indépendance des pays colonisés, et partout à la transformation accélérée des conditions de vie de chacun. Et pour ne prendre que la France, à l'ébranlement des repères traditionnels de l'État et de la nation, qui n'ont plus cessé depuis l'effondrement de 1940. Comment la guerre, comment Vichy, comment la Shoah, comment la guerre froide, la confrontation du nazisme et du communisme, du gaullisme et tout le reste, ne provoquerait-il pas les historiens et comment pourrait-il n'intéresser que les historiens ? toute l'histoire qui est devenue un milieu sensible et sensible à tous. On n'a peut-être pas pris toute la mesure de ce qu'implique ce basculement vers l'aval d'une histoire traditionnelle, pondée sur la coupure radicale avec le passé. Un célèbre rapport au ministre Victor Durui sur les études nouvelles alors en 1878 et qui annonçait l'histoire positive. qui marque l'avènement de cette histoire critique et scientifique, commençait fièrement par ces mots « Le domaine de l'histoire est le passé, le présent appartient à la politique et l'avenir à Dieu » . Eh bien, c'est le présent qui est devenu pour l'essentiel le domaine de l'histoire et qui projette lui-même ces méthodes nouvelles sur l'interprétation d'un passé plus lointain. Un présent qui s'écrit par et sous l'œil des acteurs, des vivants, des témoins, des victimes. Une histoire qui, du même coup, revitalise la vieille concurrence de la mémoire avec l'histoire. Pour ne prendre qu'un exemple récent dans le territoire de ces rendez-vous de l'histoire, la guerre d'Algérie, avec laquelle j'ai moi-même commencé ma vie d'historien en 1962. A l'époque, il n'y avait guère que Charles-André Julien et accessoirement André Nouchy, comme historiens patentés, à soulever la chape de plomb de l'histoire coloniale. L'Algérie est devenue en 20 ans le concentré de ce que Benjamin Stora a appelé la guerre des mémoires. De 1962 à 1982, en 20 ans seulement, il a pu dénombrer... 2500 témoignages, essentiellement de militaires, de nostalgiques de l'Algérie disparue, de pieds noirs meurtris, une mémoire de vaincus et de victimes. Dans les années 1980, on assiste à une inversion de tendance, mais c'est sous l'impulsion de Français engagés dans la guerre en faveur de l'indépendance, les porteurs de valises et les militants divers que l'on retrouve dans le collectif. La guerre d'Algérie en 1982, sous la direction d'un homme qui était hautement engagé lui-même, Henri Allègre. L'ouverture des archives militaires en 1992, et qui en sont refermées depuis, a permis l'avènement d'une nouvelle génération de chercheurs. La première à ne pas avoir été personnellement engagée dans la guerre. Je pense à la thèse de Raphaël Branche que j'ai moi-même eue. le plaisir de publier sur la torture et l'armée, enfin un plaisir du livre, pas du contenu du livre. et de Sylvie Thénault sur la justice militaire. Ces deux travaux, ces deux thèses ont déclenché en rafale de nouvelles prises de position de militaires et de gros calibres, puisqu'il s'agit du général Massu ou du général Osarese. Et ce n'est là pourtant que la brève esquisse d'une historiographie dont Raphaël Branche a fait elle-même l'inventaire systématique. Comme Jay Winter et Antoine Praud l'ont fait pour la guerre de 14, Henri Rousseau pour Vichy et Laurent Douzou pour la résistance. Comme si l'historien, au soir de la bataille, était lui-même amené à se faire le témoin des témoins. La prolifération des témoignages et des mémoires a eu en quelques années dans tous les domaines un effet. multiplicateur et si j'ose dire dynamisateur, dynamiteur, comme celui qu'a vécu au siècle dernier, au XIXe siècle, le recours aux archives pour l'histoire positiviste. Ils ont fait naître une autre histoire, mais une histoire atomisée, déchirée, partielle, défensive, affirmative ou accusatrice, une histoire qui précisément a... une orchestration périodique et souvent collective d'historiens professionnels, comme le furent par exemple, toujours pour l'Algérie, la guerre d'Algérie et les Français en 1988 sous la direction de Jean-Pierre Rioux, et en 2004, la mise au point collective dirigée par Mohamed Harbi et Benjamin Stora, deux excellents professionnels, mais que l'on ne peut pas dire sans... engagement personnel ni passé politique très marqué. C'est l'historien lui-même, en effet, dont change complètement le rapport à l'objet et l'engagement personnel dans son sujet. Il est frappant, si l'on veut rester toujours dans l'énorme corpus de l'Algérie, de constater que tous les historiens qui s'y sont consacrés, pratiquement sans exception, ont éprouvé le besoin, en général, en préface, de prodiguer leur égo-histoire, leur coming-out, leur examen de conscience, pour éclaircir, pour avouer, pour exorciser, pour conjurer la nature de leur engagement dans le sujet, selon leurs attachements politiques et idéologiques, selon leurs affirmations, leurs affiliations identitaires, ethniques. religieuses, selon leur enracinement personnel ou familial. Écrire sur un tel sujet, je cite Guy Pervilliers, l'un de ceux qui ont le plus fait pour se dégager de cette vie politique, écrire sur un tel sujet implique nécessairement une prise de position politique fut-elle inconsciente. Et même Robert, Charles Robert Ageron, qui dans ce tourbillon de l'historiographie algérienne fait figure de vieux sages historiographiques, et qui, grand spécialiste de l'Algérie coloniale, s'est longtemps refusé lui-même à s'aventurer sur la guerre elle-même, avoue ne s'être consacré à l'Algérie que pour y avoir séjourné lui-même et y avoir contracté vis-à-vis de ce pays une manière de passion. ce développement du centre de gravité de l'histoire de l'amont vers la balle, a provoqué ce que le philosophe allemand Jürgen Habermas a appelé l'usage public de l'histoire et que mes amis Jacques Revelle et François Artaud ont franchement traduit par un usage politique de l'histoire. Il s'est traduit ce déplacement par une exacerbation des querelles entre historiens. comme celle pénible et mémorable, dont la table ronde organisée par Libération en 1997 sur l'arrestation de Jean Moulin à Caluire a pu donner le spectacle en public. Il s'est traduit par des interférences de plus en plus nombreuses avec la justice, où les historiens, comme au procès Papon, se sont trouvés convoqués en experts, certains comme Jean-Noël Jeannelet, estimant de leur devoir de citoyen de s'y prêter. et d'autres, comme Henri Rousseau, estimant de leur devoir d'historien de se refuser à s'y soumettre. Ce déplacement s'est également traduit par la multiplication des canaux par lesquels passe l'expérience de l'histoire. C'est l'hypertrophie des musées, c'est le développement massif du tourisme historico-culturel, c'est l'usage et l'abus de la télévision documentaire. Qu'est-ce qui a fait, par exemple, davantage ? au début des années 70 pour casser la version résistentialiste de la guerre que de Gaulle avait pu imposer ? Est-ce le chagrin et la pitié en 1969 ? Est-ce l'affaire Thouvier en 1971 ? Ou la France de Vichy de l'historien américain Robert Paxton très peu après en 1973 ? Multiplication aussi des preneurs d'histoire, distributeurs, consommateurs. producteurs, à commencer par les journalistes, qui sont les premiers évidemment à être sur le terrain. Ceux dont Camus disait qu'ils étaient les historiens du présent, quand les historiens étaient les journalistes du passé. Mais également les témoins, et surtout les victimes. Ils portent cette histoire dans leur chair, dans leur sang, dans leurs souvenirs, avec le sentiment, et c'est là sans doute l'essentiel, que la chaleur de leur vécu délivre une vérité que ne pourront jamais atteindre les jugements distancés et les documents refroidis. C'est la catégorie même de témoins qui s'est largement démultipliée, depuis les acteurs individuels jusqu'aux acteurs en nom collectif, c'est-à-dire toutes les minorités autrefois marginalisées, minorités sexuelles ou sociales, religieuses, provinciales, ou aujourd'hui coloniale, dont l'émancipation passe par la récupération de leur propre histoire et l'affirmation de leur identité historique par l'entretien de leur mémoire, le mot désormais à tout faire du passé. L'ère du témoin, qu'annonçait autrefois Annette Vievorka il y a une trentaine d'années, est devenue ce que j'ai pu appeler l'ère de la commémoration. Dans un régime traditionnel de l'histoire, fondé sur l'exploration du passé et l'exclusion du présent, l'historien disposait d'une espèce de monopole du passé. Le poids du contemporain le dépossède de cette maîtrise, et du même coup, le passé a comme cessé d'être un savoir pour devenir un enjeu. Cette sourde... Politisation de l'histoire, insidieuse et disséminée, tranche avec le dispositif traditionnel qui s'était mis en place dans toute l'Europe au XIXe siècle, celui d'une histoire nationale, officielle, étatique, fondée sur l'autorité de la science, une histoire nationale qui est allée exactement au même pas que l'histoire scientifique. Les deux se sont... renforcées, appuyées l'une sur l'autre dans une solide et apparemment indissociable symbiose. Le paradoxe de cette histoire dite positiviste, critique et méthodique réside là. Cette histoire alliait à la conquête d'une méthode de type enfin scientifique, à la définition de critères définitifs de la discipline qui reste jusqu'à aujourd'hui encore. les nôtres, elle mêlait une idéologie politique et nationale qui lui paraissait consubstantielle, mais qui en réalité, profondément, était marquée par son temps. Celui du mouvement des nationalités, celui de l'affirmation des identités nationales, celui des poussées nationalistes. Les positivistes, et c'est là l'étrange, ont pu conjurer les périls de la politique et le poids des passions contemporaines. en fondant l'histoire sur un passé que l'on pourrait étudier avec recul et ce qu'ils appelaient objectivité. En réalité, il constituait le passé en une interminable genèse d'un présent, dominé sinon directement par l'agitation politicienne, du moins par les grands impératifs nationaux. D'où, au cœur de ce type d'histoire, ce démon des origines que dénonçait Marc Bloch. Ainsi, cette histoire scientifique qui s'est installée en France, sous la Troisième République, était-elle par exemple frappée de deux fortes nécessités politico-historiques qui la cadraient et définissaient son idéologie infuse. C'était la nécessité républicaine d'une part de réconcilier l'ancienne France et la nouvelle pour clore enfin la Révolution et fortifier les acquis de cette Révolution dans la République. et qui imposait donc de trier dans l'Ancien Régime la part du bon qui conduisait à la République et la part du mauvais. Une histoire donc puissamment finalisée et fortement idéologisée. Autre nécessité, celle d'ordre national et non républicain, après la défaite de 1970, et dans l'esprit de la revanche, rattraper l'Allemagne, puisque c'était sa supériorité scientifique qui passait pour avoir assuré à la Prusse la victoire de Sadova et celle de Sedan. Et dans cette concurrence, il s'agissait de définir jusqu'à l'identité même de la France comme le contraire de la nation identitaire à l'Allemande. Les deux composantes scientifiques et politico-civiques se sont faites à bien des égards indissociables. Elles ont souvent, dans les deux cas, scientifique et politique, prit des allures véritablement caricaturales. La dimension scientifique se transformant en une plate énumération de dates et un enchevêtrement de tractations politico-militaro-diplomatiques et la dimension nationale mettant l'histoire au service d'une simple propagande patriotique comme on l'a vu par exemple, mais ce n'est pas la seule, pendant la guerre de 1914. Mais les deux dimensions, même si l'on en est beaucoup revenu, sont en définitive toujours là, au cœur de l'activité historienne jusqu'à nous. Si l'on veut même dégager le noyau dur de ce type d'histoire, le foyer central où se noue l'alliance de l'histoire et de la politique, de la science et de la nation, c'est dans l'archive elle-même qu'on pourrait le trouver, et dans le très vaste réseau des dépôts d'archives. qui se constitue dans toute l'Europe du XIXe siècle et qui, d'arsenal de l'autorité publique et politique qu'elle était jusqu'à présent, d'instrument de l'autorité du pouvoir, se transforme en laboratoire de l'histoire nationale. Au fond, les archives d'État ont, dans leur composition, dans leur sédimentation même, prédisposé l'histoire à devenir d'abord et pour longtemps une histoire de l'État. et des hommes d'État. Quand Gabriel Monod, par exemple, l'un des fondateurs, sinon le fondateur, de cette école scientifico-positiviste en France, est l'un des tout premiers historiens à s'engager à fond dans l'affaire Dreyfus au nom de la justice et de la vérité, quand il écrit son fameux éditorial du premier numéro de la revue historique en 1876, qui s'appelle « Du progrès des écoles historiques » , où l'on peut voir dans ce manifeste la charte fondamentale de cette nouvelle histoire, c'est dans l'exhumation de la tradition érudite et archivistique qu'il la trouve. Depuis les précurseurs du XVIe siècle, comme Nicolas Vignier ou Claude Fauchet, jusqu'à l'Académie des inscriptions et belles-lettres, en passant par l'historiographie royale de Duchesne et de Ducange, à qui je cite Louis XIV lui-même. voulait confier la direction d'une grande collection des historiens de la France. Et tous les ténors de cette histoire le martèleront. Lavis, bien sûr, qui commence ainsi son grand discours-programme de 1881 aux étudiants réunis pour la première fois à la Sorbonne. Le véritable historien est un philologue et qui invoque comme un modèle à suivre les monumenta germani et historica dont la devise au fronton. Et chacun le sait, Sanctus Amor Patriae dat animum.
- Speaker #0
Ou bien c'est encore Langlois et Seigne-Aubosse, à la génération suivante, dont la première phrase de la fameuse introduction aux études historiques en 1898, qu'on considère comme la Bible de la nouvelle histoire pour les enseignants, martèle encore « l'histoire se fait d'abord avec des documents » . J'insisterai pas sur ce moment fondateur de ce qui va devenir le fameux roman national, aujourd'hui si contesté. Je voudrais seulement souligner le fait. que cette histoire de type national est devenue dans toute l'Europe, dans l'Allemagne de Ranke et de Mommsen, dans l'Angleterre de Sir Lewis Namier, dans l'Italie de Crochet, partout, l'axe central à partir duquel s'est ordonné périphériquement le reste de l'histoire. C'est sur la vérité universelle de l'archive que s'est constituée la légitimité de l'histoire nationale. sur laquelle s'est emboîtée l'histoire de l'Europe et l'histoire du monde, au fur et à mesure que son exploration et que sa colonisation le faisaient tomber dans l'escarcelle de l'Europe. Oserais-je même dire que de cette longue tradition d'alliance de l'histoire scientifique et de l'histoire nationale, j'irais jusqu'à voir la confirmation, paradoxalement, dans le mouvement de l'école des annales. qui au contraire se présente comme la pulvérisation et la disqualification de cette histoire nationale dans son étroitesse positiviste et dans sa pauvreté politique. Une histoire dont le combat contre cette histoire de la nation, de l'événement, a été le fer de lance. Et tout le monde se souvient par exemple de l'éreintement que Lucien Fèvre a infligé à l'histoire sincère de la nation française de Seigneau-Bosque, lequel peut à bon droit passer, mieux que la vie sans corps, pour l'exemple même de cet historien national entre la science d'un côté et la politique de l'autre. Eh bien l'histoire de Tipanal a été évidemment l'image même en France de l'ouverture au grand monde, aux sciences humaines, une histoire enfin purgée des principes de la politique et des opérations militaires consacrées aux individus d'exception. Une histoire enfin tournant le dos à l'histoire étroitement politique et nationale, emblématisée par le combat contre l'histoire dite événementielle. Et bien, comme l'a montré Pommian, Christophe Pommian, dans son très bon article sur l'heure des annales dans les lieux de mémoire, la préoccupation nationale n'a jamais abandonné les historiens des annales. Au contraire. Et quand vient l'heure des grandes synthèses, c'est à une histoire nationale totalement renouvelée par le recours aux sciences humaines qu'on aboutit. On témoignerait notamment l'extraordinaire florilège d'histoire nationale dont la concentration ne peut que frapper dans les années 1980. Depuis les trois volumes de Georges Dubichet-Larousse aux six volumes... de Jean-Favier chez Fayard, en continuant par les six volumes de Georges Duby, Emmanuel Leroy-Ladurie, François Furet, Maurice Agulon chez Hachette, et les quatre volumes de Jacques Revelle et André Burguer au seuil, sans parler des histoires de France individuelles, de Pierre Chaunut, Pierre Goubert, de Marc Véraud, le tout évidemment dominé par l'identité de la France de Fernand Braudel lui-même. Au fond, il y a dans cette permanence quelque chose de singulier et de propre à la France. On a traditionnellement insisté sur la diversité de la France, diversité des pays, des peuples et des langues. Mais c'était l'autre face, visible et sensible de cette unité tenacement poursuivie. dans la constitution temporelle de la politique et de l'histoire. Unité, diversité, c'était le couple antithétique et complémentaire qui a paru le mode général d'appréhension de l'histoire, au moins de la France. Il s'est consolidé précisément à travers la synthèse historique de la Troisième République. Mais à peine cette synthèse s'est-elle vraiment effacée, qu'apparaît, je crois, comme fondamentale, Un autre principe, celui de la division. La France, le plus vieux des États-nations, est aussi le seul qui s'est construit sur un double mythe d'origine. Les Francs et les Gaulois. Et l'unité organique d'ensemble ne s'établit pas, à mon sens, sur la continuité harmonique d'une histoire et d'un territoire, mais sur la conscience d'une identité qui se nourrit continuellement de ses propres fractures, de ses polarisations politiques fortes sur lesquelles elle s'est construite. Division religieuse, division géohistorique et division surtout historico-politique. Le lien entre... Histoire et Nation s'est cimentée sur cette tradition interne de la division. Ce qui a fait, je crois, l'origine éthique de la France dans l'histoire européenne de l'histoire et de la politique, c'est en définitive deux traits qui n'appartiennent qu'à la France et à son histoire. D'une part, l'héritage des guerres de religion, où la première grande histoire de France s'était construite comme celle de l'histoire des Français d'Henri de la Popeline et des recherches de la France d'Étienne Passiqui. Et d'autre part, évidemment, le choc brutal de la Révolution qui a poussé une génération née au tournant du siècle et grandie sous l'Empire à se faire historienne pour retrouver la vie et la saveur d'un monde naufragé. et pour s'expliquer à eux-mêmes l'énigme massive de la Révolution. Une génération de jeunes gens qui s'est lancé à la recherche du passé, à partir de rien, pour éclairer, appuyer, justifier leurs opinions et leurs aspirations politiques, et dont une bonne partie partageront d'ailleurs leur existence entre l'histoire et la politique. Marcel Gaucher, toujours dans les lieux de mémoire et dans son grand article sur les lettres sur l'histoire de France d'Augustin Thierry, a bien montré comment c'était à ce moment-là que l'histoire, au sens moderne du mot, s'était faite histoire sous le signe et l'emprise de la nation. Évidemment, c'est la question coloniale qui est venue brutalement. Depuis une dizaine d'années, père changé d'échelle, le problème que j'ai essayé de définir par la politisation générale actuelle de l'histoire et à porter sur grand écran les tensions entre histoire et politique. D'autant qu'au même moment où, à peu près, l'histoire coloniale se trouvait relayée par les problèmes que posait l'avènement d'une histoire mondiale. Deux débats très anciens. mais qui ont pris une intensité politique. L'un avec la réalité de la mondialisation économique et financière, et l'autre avec la loi Taubira en 2001, qui criminalisait l'esclavage et la traite atlantique, suivie en 2003 du livre noir du colonialisme dirigé par Marc Ferro, et surtout la loi de 2005 sur la présence positive de la France outre-mer et la bataille. autour de son article 4, qui obligeait les professeurs et les manuels à faire droit à cette vision des choses, lequel d'ailleurs a fini par être retiré par le président de la République. En un sens, la question coloniale n'est que la dernière venue des explosions mémorielles qui, depuis les années 1980, avaient atteint toutes les minorités, et elle-même, la question coloniale, porte... portée par l'immigration africaine et l'immigration antillaise. Et ce qu'elle paraît réclamer, cette question ou cette mémoire coloniale, est du même ordre que les précédentes mémoires, juives, ouvrières, féministes, corses, etc. Mon ami Catherine Coqury-Vidrovich le formule très clairement au début de son tout récent livre sur les enjeux politiques de l'histoire coloniale. Je cite, « Notre histoire nationale, N'a-t-elle ou n'a-t-elle pas à inclure l'histoire de la colonisation et de l'esclavage colonial français dans notre patrimoine historique et culturel commun ? J'avoue qu'ainsi posée, la question ne souffre pas la moindre discussion. La question va en réalité beaucoup plus loin, en opposant. Ceux qui pensent que la part coloniale de notre histoire a peu engagé des constants de l'identité nationale et ceux qui estiment nécessaire de repenser l'ensemble de cette identité nationale en termes post-coloniaux. L'identité nationale elle-même n'étant pas loin de révéler sa vérité dans l'oppression coloniale et dans son déni. Il s'agirait donc non plus d'inscrire la colonisation au grand registre de l'histoire nationale, mais de réécrire cette histoire nationale à la lumière noire de la colonisation. Un exemple un peu caricatural, Bonaparte a rétabli en 1802 l'esclavage à Haïti. Or, l'esclavage a été déclaré crime contre l'humanité, donc Bonaparte est un criminel contre l'humanité, et puisqu'il n'est pas là pour répondre de son crime, c'est aux historiens qui doivent le faire à sa place. Bien entendu, histoire mondiale et études coloniales relèvent de domaines complètement différents, encore que les mêmes interrogations portent sur la manière de les écrire et sur les bases qui permettent de les aborder. Si le thème de ces rendez-vous de l'histoire, l'Orient, permet cependant de rapprocher le problème posé par l'histoire coloniale et le problème posé par l'histoire mondiale, c'est que l'histoire mondiale, ou comment qu'on l'appelle, globale, comparée, connectée, conversationnelle, débouche directement sur le procès de l'européocentrisme. Comme l'histoire coloniale, sur le projet de l'histoire mondiale. Et que, dans les deux cas, le lien intrinsèque est établi entre nation et histoire d'un côté, comme entre Europe ou Occident et histoire. Cette mise en cause compose un très large spectre de courants de pensée que je ne peux qu'esquisser en m'inspirant de l'analyse que fait Christophe Pomian des rapports de la world history avec l'histoire universelle. Et je vais m'efforcer, par souci de clarté pédagogique, de simplement les identifier, ces courants de pensée, et les énumérer. Il consiste en effet, d'un côté et les autres, à affirmer que l'essor de la modernité occidentale C'est fait par et sur l'exploitation du reste du monde, argument qui est à la base du thème marxiste et des courants néo-marxistes. Établir par ailleurs le parallèle entre le développement scientifique et la domination, entre la connaissance du monde extérieur et la fabrication illusoire des identités exotiques avec l'impérialisme. C'est le thème d'Edouard Said, évidemment, l'orientalisme, qui est le livre pionnier de la critique anti-occidentale en 1978, et que d'ailleurs le monde arabe a perçu à tort, dit Said dans une très intéressante et importante préface, postface de 2003 à la réédition de son livre, que le monde arabe... et même l'opinion mondiale a perçu à tort comme une défense et illustration systématique de l'islam et des arabes. Mais c'est ainsi qu'il a été perçu. Autre courant, autre argument, minorer les apports de l'Occident et son rôle dans l'unification du monde et reconstruire toute l'histoire de manière à effacer la spécificité occidentale. La démonstration consiste alors à reporter toutes les innovations occidentales à des inventions bien antérieures ou faites ailleurs qu'en Europe, en Chine, en Inde, dans le monde arabe, depuis la numération décimale et le zéro jusqu'à l'imprimerie à caractère mobile, en passant par la boussole et la poudre à canon. Ou encore, même courant, en allant jusqu'à contester le caractère unique. et la modernité du système capitaliste. Autre courant, autre argument, refuser d'accepter pour penser l'histoire toutes les catégories d'intelligibilité émanées de l'Occident lui-même, en particulier celles de civilisation, sur lesquelles reposait l'œuvre de Toynbee ou bien entendu la thèse de Huntington. Autre courant, dénoncer l'affirmation non plus seulement de l'impérialisme politique de l'Occident. mais de l'impérialisme historique, en prétendant démontrer comment l'Europe a imposé le récit de son propre passé au reste du monde. C'est ce que veut montrer, par exemple, tout récemment, Jack Goody, dans son livre « Le vol de l'histoire » à propos de la compréhension de l'Asie. Et si l'on prend cet exemple, on ne peut qu'être frappé par la distance sur 50 ans. de cette position extrémiste de Goudy avec le relativisme historique, par exemple, de Lévi-Strauss dans son célèbre opuscule de 1952, « Races et Histoire » . Autre argument, autre courant, tous d'ailleurs se mêlent, mais par clarté j'essaie de les distinguer, récuser le concept même de l'histoire au sens moderne, celui justement qui s'est... était donné comme l'histoire avec un grand H, et qui se présentait comme l'étalon pour établir qui était ou n'était pas dans l'histoire, et pour mesurer à quelle distance se trouvait de l'histoire telle ou telle population lointaine. C'est un écho, par exemple, de cet argument qui a provoqué la réaction si négative et justifiée des Africains au discours de Dakar de Nicolas Sarkozy. en 2007, discours qui comportait pourtant de fortes condamnations du colonialisme, mais qui faisait état, vous vous en souvenez, du retard des Africains à entrer dans l'histoire. Enfin, dernier argument et le plus extrême, récuser toute forme de pensée d'un universel au nom du fait que c'est une autoglorification et une auto-justification impérialiste. de la civilisation qui a inventé et qui a défini précisément les formes et les critères de l'universel. Dans cette nouvelle situation faite à l'histoire, comme dirait Péigy, faite d'une tension dilatée entre l'histoire et la politique, la France qui, il y a encore une génération, à la belle époque des annales, brillait d'un rayonnement mondial, paraît Jean-François Sirine Nelly l'a fortement rappelé dans le piscule qu'il vient de faire paraître, « Quoi est-elle encore française ? » La France paraît se retirer du devant de la scène internationale. S'il est vrai que cette scène est aujourd'hui dominée par la recherche d'une « world history » , d'une « histoire du monde » , il est clair que ce sont les Américains qui sont à la pointe. Peut-être d'ailleurs parce que... Ils se souviennent d'avoir été les premiers décolonisés de l'histoire et qu'ils ont à ce titre une forte raison de s'identifier au refus de l'européocentrisme. Il est clair également que si c'est l'attachement à l'histoire nationale qui est la raison du retard à se mettre à une histoire mondiale, alors c'est la France qui, de tous les pays européens, a le plus de raisons d'éprouver ce retard. Sur ce point, il est inutile de revenir et d'insister. En revanche, c'est sur la difficulté de la France à assumer sans hypertension son passé colonial que je voudrais insister pour finir. La passion qu'il anime, les blocages qui paralysent le problème me paraissent en effet moins tenir aux raisons qui sont constamment invoquées du ressentiment et de la mauvaise conscience qu'à deux fortes circonstances historiques. La première tient sans doute au fait que, à la différence de l'Angleterre par exemple dans la décolonisation, la dépossession coloniale s'est achevée pour la France dans la guerre, la guerre d'Algérie, qui suivait d'ailleurs la guerre d'Indochine. Deux défaites d'ailleurs sur fond de défaite nationale de 1940. La fixation sur l'Algérie a je crois de multiples dimensions. Parce qu'elle est à la fois moitié colonie et moitié trois départements français. La guerre d'Algérie a pris des allures de véritable guerre de sécession. Elle a marqué pour la métropole un changement de régime et de république. Et c'est l'homme lui-même qui avait lavé la France du désastre en 1940 qui a baissé le drapeau en Algérie. Et les conséquences, je crois, de la défaite algérienne sont aussi loin d'être terminées que les conséquences de la défaite. de 1940. Les deux se confondent d'une certaine manière. La deuxième raison tient à l'attitude de Lacan. qui a toujours été hésitant et très ambigu vis-à-vis de la colonisation. L'association rétrospective entre la gauche et l'anticolonialisme est une idée toute faite, fabriquée, reçue. Bien au contraire. Non seulement les partis de gauche se sont convertis tardivement à l'anticolonialisme, mais c'est au nom des Lumières, au nom de l'idéal révolutionnaire et jacobin, que s'est opérée l'expansion coloniale. Ici encore, l'exemple algérien serait, je crois, probant. Par nature et par définition, le nationalisme algérien a pris à contre-pied la gauche française et les partis communistes et socialistes, qui se sont concentrés sur la défense des petits pieds noirs de Babelwenn. Et de telle sorte que la lenteur à finir de la guerre d'Algérie me paraît tenir à la lente et difficile... conversion de la Ausha l'idée même de l'indépendance algérienne. L'intensité de l'affaire algérienne, ses échos nationaux, ont rejailli sur l'ensemble de toute l'affaire coloniale, qui est devenue une crise de conscience vite refermée et mal digérée, me semble-t-il. Pour en arriver à ma conclusion, histoire et politique me semblent l'antagonisme de l'heure. le mot politique véhiculant à la fois mémoire et idéologie. Ce couple antinémique, histoire et politique, a remplacé aujourd'hui ceux qui ont successivement occupé la scène de la discipline historique. Érudition contre philosophie, science contre littérature, structure contre événement, problème contre récit. L'antagonisme de l'histoire et de la politique va cependant beaucoup plus loin que les antagonismes qui l'ont précédé. Parce qu'il n'engage pas seulement la manière de faire de l'histoire, mais la place et le rôle de l'historien dans la vie de la cité. Cette place et ce rôle sont devenus problématiques et marqués, je crois, par une profonde contradiction. Les bases même du métier d'historien ont changé. Il n'est plus inséré dans Nippon. portait par une continuité de temporel historique dont il serait à la fois le dépositaire et le garant. Il a perdu ses propres certitudes et son magistère. En revanche, comme interprète et comme expert de la demande sociale, comme conscience aussi peut-être des tensions mêmes du présent social, comme rempart contre la pression politique et publique, il me paraît plus nécessaire que jamais. Son rôle est vraiment devenu difficile. Où passe la frontière entre l'élargissement de son questionnaire et l'abandon des critères classiques de la discipline qui lui permettent précisément de dresser son questionnaire ? Où passe la frontière entre la prise en compte des porteurs de mémoire, des témoins, des victimes, des vaincus de l'histoire que nous devons prendre en compte et la reconstitution de toute cette histoire du seul point de vue des témoins ? et des victimes. Quelle place faire à l'histoire nationale qu'il est difficile d'abandonner dans une histoire de l'Europe qui est aujourd'hui nécessaire à faire et une histoire du monde qui s'impose à nous ? Où passe la frontière entre la prise en charge des identités singulières et le respect du collectif ? Et de quel collectif ? Autant de questions auxquelles il revient à chacun de répondre à sa manière, mais à tous de se les poser. Il n'est évidemment pas possible à un historien de s'abstraire de ses déterminations, de s'arracher au lien avec son pays, avec sa classe, sa religion, sa famille, son parti, et même avec sa corporation. Mais jamais, me semble-t-il, la situation ne lui a imposé de prendre, tel un ethnologue, une pareille distance critique vis-à-vis de lui-même comme vis-à-vis de son sujet. pour chercher une vérité qui est celle de tous parce qu'elle n'appartient à personne. Et permettez-moi d'ajouter pour finir que dans ce but qu'on ne peut atteindre mais qu'il faut toujours rechercher, la conscience des limites et l'analyse des propres contraintes sont ici comme ailleurs la condition première de l'action et de la liberté. Merci.