- Manon
Bienvenue dans Mosaïque Salsa, le podcast qui t'emmène au cœur de la salsa portoricaine, en explorant sa danse, sa musique, son histoire et sa culture. Moi c'est Manon, et sur cet épisode, je t'invite à te questionner sur ta place sur la piste. Est-ce que tu guides ? Est-ce que tu suis ? Et surtout, est-ce que parfois tu changes de rôle ? Pour discuter de tout ça, on part à la rencontre de Yegor, un passionné de Salsa, apprécié pour son guidage précis et plein de surprises, mais aussi pour son suivi tout en légerté. Je suis ravie d'avoir pu partager cette discussion avec lui. Bonjour Yegor.
- Yégor
Bonjour Manon.
- Manon
Bon avant qu'on rentre dans le vif du sujet, est-ce que tu peux te présenter ?
- Yégor
Avant tout merci de m'avoir invité, je suis très touché et j'ai hâte d'entendre le reste de ton podcast. Je m'appelle Yégor, je suis Ukrainien, je danse depuis 12 ans, j'ai appris à danser à Paris la salsa. Je fais la salsa cubaine, de la salsa porto sur le 1 puis sur le 2. J'ai commencé à enseigner beaucoup trop tôt par rapport à mes compétences et du coup j'enseigne depuis... Depuis 9, dans plein d'endroits du monde. Et dernièrement, j'ai eu une école pendant un an et demi en Ukraine. Et maintenant, depuis un an et demi à Toulouse, une école gérée par ma partenaire Julia, où je donne des cours très régulièrement.
- Manon
Ok, merci. Donc, on va discuter ensemble des rôles de guide et de suiveur. Et particulièrement, moi, ce qui m'intéressait avec toi, c'était de parler de l'inversion de ces rôles. Donc, par quoi tu veux commencer ?
- Yégor
Peut-être commencer par... La définition des choses, j'ai fait des mathématiques donc j'aime bien commencer par la base. Pour définir les rôles eux-mêmes, il faut comprendre qu'est-ce que la connexion et comment ces rôles s'articulent. Il y a plein de définitions différentes de la connexion dans la danse. Celle qu'on utilise nous, c'est la connexion par le corps en tant que moyen de communiquer d'une personne à l'autre pendant la danse. C'est-à-dire que la salsa, dans l'absolu, ça peut se faire... Sans parler, c'est même recommandé. Même les yeux fermés, on peut danser tout à fait avec juste de la musique, deux personnes dans un espace sécurisé. Voilà, donc les deux personnes vont communiquer par leur corps. Une personne va donner des directives, ça va être en général la personne qui guide. Et l'autre personne va suivre et recevoir ces directives à travers son corps et pouvoir les interpréter dans ses pas. En général, les directives se passent plutôt dans la partie haute du corps, sur les mains principalement, mais ça peut être aussi les épaules, les hanches, le dos par exemple, et ça va se traduire dans les pieds. La personne qui va guider, va guider les pas des partenaires.
- Manon
Donc là, on parle de la connexion vraiment physique.
- Yégor
Exactement. Ok. C'est par la connexion entre les deux corps, qu'on va transmettre une information à l'autre personne, on va lui guider quelque chose, on va lui guider des pas. Après, il peut y avoir de la variation au niveau des mains, au niveau des bras, au niveau de ce qui se passe dans le haut du corps.
- Manon
Des coudes, toi tu fais souvent des...
- Yégor
Sur les coudes, sur plein de choses. Après, on joue avec ça, mais l'idée de base, c'est de transmettre une information par cette connexion qui va modifier le mouvement de l'autre.
- Manon
Cette connexion, donc cette information qui passe, est-ce qu'elle est à sens unique ? Est-ce qu'elle est surtout du guide vers le suiveur ?
- Yégor
Alors, dans la version traditionnelle, dans la conception traditionnelle qu'on a de la danse de couple. En tout cas, de la salsa et telle qu'elle est pratiquée dans la grande majorité des cas, on va avoir deux rôles très distincts, une personne qui guide, une personne qui suit. Et il est possible d'interchanger les rôles en plein milieu de danse. Il est possible que les guides donnent de leur formation ou pendant une partie de la danse, prennent l'initiative et transmettent aussi des informations aux personnes qui les guident. Mais ça demande en général une bonne maîtrise déjà des rôles classiques et ça demande vraiment une connexion très fine entre les personnes. Ceci dit, l'information que les personnes qui guident vont recevoir des personnes qui suivent, ça va être l'information sur le confort de ces personnes, sur leur équilibre, sur... A quel point ces personnes sont prêtes à recevoir les informations suivantes ou pas pour assurer une danse confortable pour tout le monde. Parce que selon le niveau de la personne, le contrôle de son corps, etc. On ne va pas pouvoir guider la même chose à tout le monde forcément.
- Manon
Donc tu as quand même un feedback qui te permet d'ajuster ta danse, en tout cas d'ajuster le guidage que tu continues de proposer.
- Yégor
Effectivement. Normalement, chaque guidage est unique entre les deux personnes qui sont là, parce qu'on s'ajuste à chaque fois, c'est comme dans la communication, on ne va pas utiliser les mêmes mots avec chaque personne, on ne va pas utiliser les mêmes phrases avec quelqu'un qui est en train d'apprendre le français ou quelqu'un qui est... Prix Nobel de littérature, on ne va pas utiliser le même niveau de langage ou la même formulation. Là, ça va être exactement pareil dans la danse.
- Manon
Peut-être qu'on peut poursuivre avec les spécificités de chaque rôle ou peut-être leurs caractéristiques.
- Yégor
Une fois qu'on a défini cette connexion, les deux rôles... En soi, ils sont assez intuitifs. Donc c'est une personne qui va prendre la responsabilité sur elle de tout ce qui va se passer dans la danse. Dans la danse, mais aussi à la périphérie de la danse. Donc c'est la personne qui guide, qui va être en charge de la sécurité de la personne qui suit. S'il y a des gens, en général en soirée, il y a des gens qui dansent autour. C'est la personne qui guide qui va prendre en charge la sécurité de ce qui se passe sur la piste de danse. Parce que c'est elle qui va vraiment être... Aux aguets, à ce qui se passe à côté, est-ce qu'il y a des coudes qui volent, est-ce qu'il y a des talons qui volent à côté, et pour s'assurer de ne pas rentrer dans les gens, dans les serveurs, les serveuses qui passent. Mais aussi, c'est la personne qui va être responsable de ce qui se passe dans la danse elle-même. C'est-à-dire que les partenaires, la plupart du temps, dans la majorité des cas, ne vont pas choisir les pas et les éléments qui vont être exécutés. Ce sont les guides qui vont les guider, et du coup, comme c'est les guides qui vont décider ces éléments, c'est sur eux que repose la responsabilité. Si ça se passe mal, pour une raison ou une autre, c'est de leur faute. On va prendre un cas extrême, quelqu'un tombe, quelqu'un se prend un coude dans la figure, ce qui arrive forcément parce que quand on danse très vite tu danses assez rapide dans des endroits très bondés sans forcément toujours maîtriser parfaitement ce qu'on fait ça va arriver et bien c'est la responsabilité du guide, à 100% des cas. Des fois on dit oui mais la personne qui suivait n'a pas fait son pas et oui mais il ne fallait pas guider ça en fait à cette personne là ça reste de ta responsabilité parce que c'est toi qui as décidé de ce qui allait se passer à ce moment là et la personne qui suit son but est très très simple c'est de déconnecter son cerveau au maximum et d'écouter son corps.
- Manon
C'est pas très très simple.
- Yégor
Effectivement. Simple dans le concept. Beaucoup moins simple dans l'exécution, je suis complètement d'accord avec toi. Pardon. Donc son but est de déconnecter son cerveau et écouter son corps. Étant donné que toute la communication va se passer par le corps, c'est écouter au plus son corps et essayer de traduire les informations qu'on reçoit dans le mouvement de son corps, en général dans le mouvement de ses pieds. Une personne reste vraiment à l'écoute, tandis que l'autre personne va communiquer pas mal d'informations. J'aime beaucoup la métaphore du langage, et pour moi dans ce cas-là c'est moins un dialogue, et plus une interview. C'est-à-dire qu'il y a une personne qui va vraiment mener la discussion et l'autre personne qui va juste donner du feedback de temps en temps.
- Manon
Quand on apprend la salsa, au final, suivant le rôle qu'on choisit d'apprendre ou en tout cas qu'on apprend, c'est un apprentissage complètement différent avec des priorités complètement différentes. En tout cas, historiquement, dans les cours, c'est assez rare d'entendre ce discours. Les choses sont très peu présentées comme ça.
- Yégor
Effectivement, on met rarement l'accent sur le fait que les rôles soient très différents, c'est des compétences très différentes que l'on développe chez les personnes qui vont guider, chez les personnes qui vont suivre. Et c'est d'ailleurs une des difficultés en cours, c'est que tout le monde va entendre toutes les informations qui sont données aux uns, aux unes et aux autres. Il y a deux cas de figure, c'est contradictoire, mais qui se passent et qui peuvent tous les deux poser problème, c'est-à-dire qu'on va avoir les personnes qui vont entendre les informations du rôle de l'autre et commencer à vouloir intégrer ce rôle, enfin rappeler à l'autre ce que les autres vont faire mal ou ce que les autres devraient faire. Ce n'est pas la logique, parce qu'il faut vraiment, dans les deux cas, si on pousse son rôle au paroxysme, on peut danser avec n'importe qui, confortablement. Parce qu'on va vraiment se concentrer sur le développement des compétences de son rôle. C'est difficile de faire abstraction de ce que doit faire l'autre, et de ne pas reporter la faute sur l'autre, systématiquement. Et à la fois, quand on parle du rôle de l'autre, Enfin, de l'autre rôle que celui qu'on a choisi, il y a des personnes qui, du coup, occultent complètement ces informations-là et vont oublier que l'autre personne a vraiment un champ d'action, enfin, de responsabilité très limité, très délimité. Il est important de s'occuper de son propre rôle, mais aussi de prendre conscience des enjeux de l'autre, parce que chaque rôle va être conditionné à l'écoute de l'autre rôle. Donc il n'existe pas dans le vide où une personne va crier dans le vide et l'autre personne doit recevoir ça. C'est vraiment, ça reste une conversation entre deux personnes. Et il est important de voir comment nos propres actions, notre propre danse va influencer celle de l'autre personne et la rendre. Plus ou moins confortable.
- Manon
Un bon moyen pour faire ça, du coup, c'est de pratiquer les deux rôles.
- Yégor
Tout à fait, c'est très utile de pratiquer les deux rôles. Toutes les personnes que je connais qui l'ont fait, moi la première, parce que j'ai commencé à pratiquer les deux rôles très tôt, me disent que, ah oui, maintenant je comprends telle ou telle chose, parce qu'on comprend tout de suite les soucis qui peuvent se poser ou les difficultés qu'il peut y avoir dans tel ou tel rôle. Et du coup, on a beaucoup plus d'empathie pour la personne avec qui on danse et on est beaucoup plus réceptif aussi.
- Manon
Et au-delà de cet aspect technique que ça vient enrichir, tout à l'heure, tu as parlé du rôle qu'on choisit. Mais au final, pour l'instant, ce n'est pas vraiment des choix quand on apprend, parce que c'est très genré.
- Yégor
Effectivement. Traditionnellement ces rôles sont effectivement très très genrés. Ça va être les hommes qui guident et les femmes qui suivent. C'est ce que l'on voit dans 99,9% des cas à travers le monde. J'ai dansé sur quatre continents et beaucoup beaucoup beaucoup de pays et de villes et partout très très majoritairement ce sont les hommes qui guident et les femmes qui suivent. Et de ce que j'en sais ça se retrouve dans la majorité si pas toutes les danses de couple autre que la salsa, également. Ce sont des rôles qui ont été construits très tôt dans l'histoire de l'humanité et qui font partie d'un système patriarcal plus large, à mon sens, où c'est l'homme qui est censé prendre les décisions et la femme qui est censée s'en accommoder. Mais effectivement, comme on a pu le voir d'après les définitions de la connexion à des rôles, rien là-dedans n'implique un genre plus que l'autre, ni pour un rôle, ni pour l'autre. Ces constructions de rôles genrés sont purement sociales, elles ne proviennent pas des nécessités de la danse elle-même. Il n'y a aucune raison autre que sociale ou psychologique de choisir un rôle ou l'autre. Le paradoxe de ces rôles genrés, c'est que ça crée un carcan très fort pour lequel les gens ont tendance à se conformer par pression sociale, plus ou moins consciente et qui peut créer des situations assez compliquées dans la communauté de manière générale. Il y a par exemple des pays où il va y avoir une grande majorité de femmes qui sont intéressées par la danse, qui veulent danser et qui viennent en cours de danse surtout, où les hommes vont se sentir moins à l'aise pour venir danser. Ce qui reste une autre grande question du système, des conséquences du patriarcat, mais bref.
- Manon
Un autre épisode.
- Yégor
Un autre épisode. Mais... Ça crée des soirées, des festivals où il va y avoir 4 femmes, 5 femmes pour 1 homme. Et étant donné que les deux vont se conformer à leur rôle, les femmes vont avoir l'impression de ne pas pouvoir danser pendant toute la soirée. Alors que rien à la base ne les enferme dans ce rôle, elles pourraient très bien juste passer de l'autre côté, commencer à guider et se retrouver avec énormément de possibilités sauf celle de se reposer parce qu'elles seraient très demandées du début à la fin de la soirée et enchaîneraient les danses comme c'est le cas des hommes dans ces situations là où ils se retrouvent vraiment à essayer de faire danser un maximum de monde et pareil en cours de danse en général ça crée un stress pour les professeurs parce que si on a un équilibre qui est mal réparti, c'est compliqué de donner cours parce qu'on va avoir beaucoup de gens qui, dans le cours, vont se retrouver sans partenaire avec qui danser.
- Manon
Même dans les événements, parfois dans les billetteries maintenant, ils équilibrent, on achète un billet guide ou suiveur pour ne pas justement se retrouver dans des situations où c'est complètement déséquilibré.
- Yégor
Tout à fait. Donc voilà, on le voit régulièrement dans les festivals, ça se fait en salsa, mais ça se fait aussi beaucoup dans d'autres danses comme la kizomba par exemple, où également il y a des disparités très fortes des fois dans le nombre d'hommes et de femmes qui veulent s'y rendre. Ça essaye d'y pallier, mais en fait c'est...
- Manon
Oui, ça ne résout pas le problème de base,on est d'accord.
- Yégor
Exactement. Et alors que si tout le monde savait tout danser, en fait à tout moment toute personne pourrait danser. Parce qu'il y aurait forcément, tant qu'il y a une autre personne, tant qu'on est en nombre paire, tout le monde peut danser. Il y aurait, au pire, une personne par musique qui ne pourrait pas danser si tout le monde était sur la piste.
- Manon
En fait, on parlait du fait que ça pouvait permettre d'enrichir sa danse, techniquement. Mais finalement, même au-delà de ça, ça redistribue la dynamique de groupe. Parce qu'en fait, on se retrouverait dans des cours et dans des soirées, des festivals, peu importe, où c'est ça, ça ouvre beaucoup plus de possibilités. Et il n'y aurait plus ces femmes assises les unes à côté des autres qui attendent. Alors l'inverse arrive parfois. Ça arrive, et là, souvent, on entend les guides qui sont choqués de vivre une telle situation. Mais après, pour les personnes qui ont l'habitude de suivre, c'est vrai que ça peut arriver assez régulièrement d'attendre. Et ça ne crée pas toujours des bonnes dynamiques, d'ailleurs. Parce que finalement, c'est presque la course au guideur. J'imagine que c'est agréable ni pour l'un ni pour l'autre. En tout cas, ce serait effectivement intéressant, je trouve, de redistribuer les cartes. Les danseurs qui switchent d'un rôle à l'autre restent encore assez à la marge, en fait, ça reste encore assez peu fréquent, je trouve. En tout cas, on est loin d'être à 50% des danseurs. Qu'est-ce qui résiste, à ton avis ?
- Yégor
Effectivement, il y a eu de tout temps, je pense, des gens qui allaient dans le rôle qui va à l'encontre du stéréotype. Mais effectivement, c'est très, très limité. Et dans mon expérience... En voyant quand même depuis quelques années, j'ai vu passer des centaines de personnes au moins dans des cours d'initiation. C'est vraiment quelque chose qui vient de l'ordre du carcan social. Quand les gens voient que tous les autres hommes guident, les hommes ont tendance à aller dans ce rôle-là, se sentir obligés d'aller dans ce rôle-là. Et je pense que vraiment c'est lié aussi à un concept de danse en tanto que forcément sensualiser, voire sexualiser. C'est-à-dire que c'est un rapport entre un homme et une femme, parce que traditionnellement, c'est comme ça. Et du coup, beaucoup de gens vont sexualiser ce rapport alors qu'il n'a rien de sexuel en soi, encore une fois, quand on a défini la connexion au début, il n'y a aucune composante forcément sexuelle, on peut y mettre de la sexualité si l'on veut, ou du flirt, ou ce qu'on veut, mais on peut aussi tout à fait ne pas en mettre, et c'est d'ailleurs le cas la plus grande majorité du temps, mais comme la frontière est floue et très rarement clairement définie par les professeurs notamment.
- Manon
Oui, ça part de là en fait, de l'apprentissage de la danse.
- Yégor
Tout à fait. Donc les gens vont être moins à l'aise pour aller explorer l'autre rôle, parce que notamment explorer l'autre rôle implique de danser avec des gens du même genre que toi. Historiquement, en tout cas de ce que moi j'ai pu en voir, ça va être principalement la communauté queer qui va venir mettre au défi ces rôles genrés et s'approprier l'autre rôle, ce qui est à la fois génial, parce que ça permet juste de prouver qu'en fait il n'y a aucune essentialité de genre là-dedans, tout le monde peut danser, et danser très très bien dans l'autre rôle, mais à la fois ça a le contre-coup de favoriser cette idée qu'il faut être ouvert sexuellement ou même sexuellement ou dans son identité propre, être en questionnement pour pouvoir s'approprier l'autre rôle, alors que non, tout homme hétéro, cis, pourrait tout à fait suivre, et toute femme hétéro, cis, pourrait tout à fait guider, ça n'a pas de liaison en fait. On peut tout à fait danser dans l'autre rôle sans avoir tout le pan de l'identité de genre et de la sexualité qui soit remis en cause. Mais on le voit, nous dans notre école, on favorise grandement l'exploration des deux rôles et justement leur caractère non genré. Ça fait un an et demi qu'on donne des cours et on a des cours d'initiation chaque semaine, deux fois par semaine. À chaque cours, contrairement à la majorité des cours, où on va dire les garçons vous mettez par là, les filles vous faites par là, les garçons on va faire ça, les filles on va faire ça. On définit les deux rôles. On les appelle les guides et les partenaires. En anglais, on va souvent dire des leads and the follows. Souvent, ce sont des mots qui sont repris en français. On a essayé de trouver des mots français épicènes qui pourraient reprendre ces rôles. On va expliquer ces rôles et on va dire si vous voulez guider, mettez-vous par là, si vous voulez suivre, mettez-vous par là. Chaque semaine, presque invariablement, nous avons des hommes qui vont suivre et des femmes qui vont guider à leur premier cours. ça va se passer le premier cours, parfois deux, parfois trois cours, et à très peu d'exceptions près, au bout d'un moment, la pression sociale va faire que la personne va aller quand même se retourner dans son rôle genré. Parce que c'est difficile aussi quand on voit tous les hommes qui se mettent d'un côté, et toutes les femmes de l'autre côté, d'aller dans l'autre camp, entre guillemets. Malheureusement, on se retrouve sous la pression sociale dans ces cas de figure-là. Cependant, c'est aussi pour moi très marquant de voir que quand on explique aux gens et on leur laisse le choix sans leur sous-entendre d'a priori, eh bien, en analysant juste les informations qu'on a définies au début, qu'est-ce qu'une connexion et quels sont les rôles, il y a des hommes qui choisissent de suivre et il y a des femmes qui choisissent de guider et qui le font très très bien d'ailleurs. Et en cours, ça se passe très bien et on comprend aussi très très vite dans la danse que effectivement ça n'a rien de sexuel, même s'il y a des gens qui peuvent avoir, au début, être un petit peu mal à l'aise à danser avec deux hommes ensemble ou deux femmes ensemble, au bout de... 3-4 temps, ça disparaît complètement, puisqu'on comprend tout à fait que c'est juste la même chose que se serrer la main ou que de se faire un câlin entre amis, ça ne va pas plus loin.
- Manon
Donc là, on parle de comment s'approprier l'autre rôle en apprenant, donc en arrivant un peu de manière naïve dans la danse. Mais je trouve ce qui est difficile quand on danse depuis un certain nombre d'années, que notre pratique, notre technique, notre niveau global a évolué, c'est finalement d'aller chercher l'autre rôle. C'est aussi se retrouver presque débutant de faire un pas en arrière et j'ai l'impression que finalement c'est aussi un frein pour que ça se rééquilibre. En tout cas, ça en est un pour moi, mais j'imagine que je ne suis pas la seule.
- Yégor
Définitivement, c'est très freinant. Je suis passé rien que dans la salsa, trois fois par le stade des débutants parce que j'ai appri la cubaine. Après, je suis passé sur la Porto. Je me suis retrouvé complètement... Me sentir comme un débutant. Chaque fois, j'arrivais à un certain niveau. Et puis, je repassais de débutant quand je suis passé sur le 2. Et c'est extrêmement frustrant. Donc, oui, tout à fait. Et effectivement, comme on l'a dit tout à l'heure, c'est des compétences, des mécaniques de corps très différentes qui vont être intégrées selon le rôle. Surtout si on danse pendant plusieurs années. On revient forcément à un stade de débutant. Si on commence à... à prendre l'autre rôle, même si ça fait 10 ans qu'on danse. Par contre, ce que je rappelle toujours dans ces cas-là, c'est que même si on revient au stade débutant, la courbe de progression de l'autre rôle est... énormément plus rapide parce qu'il y a d'autres choses qui restent communes comme le rythme, comme la conscience de la musique, comme la capacité à déplacer son corps qui elles sont déjà intégrées. Le fait de savoir exactement ce que ressent l'autre personne parce qu'on a passé des années dans ce rôle-là aide aussi énormément. Donc dans mon expérience, là où pour arriver à un certain niveau, que ce soit en guidage ou en suivi, ça va prendre des années. Ça peut aller aussi vite que quelques mois, une fois qu'on a changé de rôle, mais il faut juste le pratiquer de façon très très régulière. L'autre rôle, mais ça vient beaucoup plus vite.
- Manon
Et pour ça, il n'y a pas énormément d'options, à part celle d'explorer en soirée, d'apprendre un peu sur le tas, mais en termes de cours, pour l'instant, il y a quelques cours qui existent, mais ça reste très ponctuel.
- Yégor
Rien n'empêche d'aller à un cours classique et de dire au professeur, j'aimerais danser dans l'autre rôle. La majorité des professeurs que je connais vont l'accepter. Il y en a, effectivement, qui ne l'acceptent pas, qui ont peur de... qui l'associent trop, justement, à une certaine image, à un système purement patriarcal et qui ne veulent pas prendre le risque que... enfin, qui ont eux-mêmes une façon, une vision assez biaisée de la danse, à mon sens. Mais la grande majorité des professeurs vont tout à fait l'entendre et l'accepter.
- Manon
Ce que j'ai en tête, c'est que là, tu parlais de la progression qui est très différente, qui est plus plus rapide. Du coup, quand tu veux changer de rôle, t'as pas forcément envie de t'intégrer sur un cours à l'année.
- Yégor
Effectivement, j'ai une vision peut-être un peu biaisée par rapport à notre fonctionnement, je pense. J'ai appris à Paris où également il y a énormément de cours de tout niveau en permanence. Donc c'est vrai que quand on est dans un environnement où on en a la possibilité, c'est vrai que ça peut se faire, mais effectivement si la seule possibilité c'est des cours à l'année, c'est plus compliqué. Ceci étant, les cours, à ce niveau-là, de ce que j'ai pu voir, les cours permettent de vraiment donner les bases, elles sont importantes pour donner les bases et pour se lancer. Une fois qu'on se lance, ça va vraiment très vite. Et justement, les soirées suffisent. La pratique en soirée peut suffire avec des cours où on peut sauter de niveau en cours d'année facilement, parce qu'on va progresser très vite, et où les cours vont être là juste pour pouvoir... Prendre du vocabulaire ou pratiquer dans un environnement justement plus sécurisé, on a le temps de vraiment explorer les concepts théoriques qu'on a besoin de maîtriser. Mais les soirées suffisent amplement. Je parle d'expérience parce que toute ma vie, j'ai dû danser 1 ou 2% de danse en suivant. Et pourtant, tout le monde me dit que je suis très très bien. Et techniquement, je pense être assez à l'aise dans ce rôle-là. Justement parce qu'une fois qu'on maîtrise la danse de manière générale... On ne maîtrise jamais complètement la danse, mais une fois qu'on a appris certaines compétences, ça devient vraiment simple de les retraduire dans notre rôle.
- Manon
Est-ce que tu penses qu'il y a une inversion de rôle qui est plus facile que l'autre ?
- Yégor
Oui, il est clairement, je pense, plus facile d'apprendre à suivre quand on se fait guider. C'est assez difficile parce qu'on a l'habitude d'être en permanence en tension et en contrôle de ce qui se passe. Donc il faut apprendre justement à beaucoup se relâcher et vraiment arrêter d'anticiper, ce que l'on doit faire tout le temps quand on guide. Mais par contre, si on est habitué à suivre et qu'on veut apprendre à guider, ça devient plus... Compliqué. Surtout au début, c'est très compliqué parce qu'on n'a vraiment jamais eu besoin d'avoir de l'initiative et on doit apprendre les mouvements, on doit apprendre les...
- Manon
A endosser la charge mentale de la danse.
- Yégor
Exactement. Et puis surtout, c'est du vocabulaire. Enfin, quand on passe du guidage au suivi, on doit juste ne pas guider et juste se laisser faire. Donc, on doit juste se concentrer sur soi. Là, q uand on passe du suivi au guidage, on était tout le temps concentré sur soi et il faut commencer à prendre en charge l'autre personne. La quantité de choses auxquelles on doit penser augmente énormément. Cette frustration peut être plus forte parce que toute personne qui commence à guider, que ce soit une personne débutante, une personne expérimentée, passe par ce moment où on va avoir quelques éléments, mais dans la tête c'est encore très flou et très difficile de ne pas faire en permanence la même chose. Et du coup cette période là, on ne peut pas s'en départir. Il n'y a aucun moyen de la dépasser. Elle sera là, quoi qu'il arrive. Elle va être relativement longue. Ça va prendre au minimum quelques mois, voire quelques années pour se sentir vraiment confortable, à ne plus avoir besoin de réfléchir en permanence et avoir le cerveau en ébullition par rapport à ce qu'on fait. Et donc, quand on passe du suivi au guidage, bah cette période-là... On va pas y couper. Et du coup ça, ça peut être assez frustrant. Je pense que c'est un des freins principaux.
- Manon
Est-ce que tu penses que ces comportements là d'inversion de rôle, ça va rester à la marge ? Ou potentiellement on tend vers quelque chose qui va se normaliser ? Je pense que... je ne sais pas. Très honnêtement, je ne sais pas. J'espère que ça va se normaliser, parce que je pense que ça apporterait énormément de choses à la danse en général et aux danseurs, aux danseuses en particulier. Nous, dans notre école, nous encourageons très fortement de casser ces normes genrées et d'explorer le rôle qui nous fait envie. On le voit quand on enlève ce... Ces obligations sociétales, parce que les gens les prennent vraiment comme ça, les gens... Les gens l'apprécient et peuvent vraiment avec plaisir participer à l'autre rôle. On a des élèves qui sont habitués du coup à ce que ce soit pas forcément défini aussi de façon si rigide, qui régulièrement en soirée dansent dans l'autre rôle, dansent ensemble. Moi j'ai commencé à danser comme ça avec mes amis parce qu'on était en soirée, on avait envie de tester des mouvements, et bien plutôt que d'attendre, on le testait entre nous. Et ils font pareil et ça permet... Encore une fois, d'améliorer sa danse de loin et puis de s'amuser. Les deux rôles étant très différents, on en retire un plaisir très très différent. Et c'est très chouette d'avoir accès à ces deux formes de joie, qui sont celles de guider quelque chose de complexe ou d'intéressant et voir la personne avec qui on danse qui a le sourire aux lèvres parce que cette personne-là trouve ça chouette, ce qui lui arrive, sans l'avoir décidé. Ou le plaisir de... qu'on nous fasse justement des choses surprenantes, des choses intéressantes, des choses agréables, d'être comme porté pendant une danse par la musique et par la personne qui nous guide. Donc c'est des choses vraiment très différentes et je pense que si plus de personnes peuvent les ressentir, c'est le mieux. Donc j'espère que ça va se normaliser et je pense vraiment que ça vient de l'enseignement. Je pense que si les professeurs en cours disent les garçons, les filles, ça va être d'autant plus difficile pour... les gens d'aller dans l'autre rôle. Si les professeurs découragent leurs élèves à explorer l'autre rôle, ça va être d'autant plus difficile. Par contre, si les professeurs commencent à normaliser ça, et en tant que professeur, ça aide énormément. Nous n'avons jamais de problème quasiment d'équilibre en cours, parce que nous avons des élèves qui disent Ah bah aujourd'hui, il y a beaucoup plus de garçons, parce que ça reste quand même une majorité de garçons qui est chez nous. Ah bah aujourd'hui, je suis un garçon, je vais suivre et puis voila. Donc déjà, ça facilite notre travail. Et si on pouvait l'encourager, je pense que ce serait très profitable pour la communauté et pour les gens. Mais je vois que c'est quand même encore très très difficile, et je pense qu'on a énormément de chemin à parcourir à ce niveau-là, parce que ça va au-delà de la danse, c'est quelque chose qui est extrêmement ancré dans le subconscient, parce que nous vivons dans une société patriarcale à tous les niveaux. Dans tous les médias, les films et les images qu'on voit autour de la danse de couple, au-delà de la salsa, effectivement, on voit toujours... Un homme et une femme qui dansent ensemble, déjà, et c'est toujours suggéré que c'est l'homme qui guide.
- Yégor
Que c'est l'homme qui guide.
- Manon
Donc t'es vraiment dans l'inconscient collectif très très ancré.
- Yégor
Oui. Puis le cinéma n'aide pas parce que c'est, en général, en plus romancisé. Il y a un côté romantique et potentiellement sexuel à la chose, donc justement ça favorise ce côté-là, ce qui n'est pas du tout ce qui se passe sur les pistes de danse du monde dans la grande majorité des cas. Bien sur...
- Manon
Ce n'est pas un remake sans fin de Dirty Dancing.
- Yégor
Non, absolument pas. Mais on le voit que pour beaucoup de gens, c'est quelque chose qui va vraiment au-delà de la danse. Il m'est déjà arrivé d'être en soirée, de danser avec un autre homme, et que des femmes viennent nous séparer et nous dire, mais comment ça se fait ? Nous on est là, vous ne dansez pas avec nous, vous dansez entre vous, comment est-ce possible ? Ou c'est des choses qui vont bien au-delà quand je suis dans une danse. D'autres hommes ou femmes vont me dire "Ah, tu fais bien la fille !" Et c'est vraiment une conception où les femmes qui vont aller suivre, qui vont aller guider, vont dire "Je vais faire le garçon". C'est des abus de langage qui desservent en fait le... Mais qui pour moi surtout montrent à quel point... Parce que même des gens, des personnes très conscientes et qui veulent justement... Casser le cliché, le reproduire même dans le langage, pour moi c'est plus révélateur de à quel point c'est ancré dans notre inconscient. Aussi quand je danse en suivant, on me dit de rajouter du lady styling, et en fait non, il n'y a pas forcément d'association à faire entre le rôle de suivi et une certaine féminité. Je n'ai pas besoin de faire des bras comme en cours de Lady Styling ou de rajouter des hanches parce que tout d'un coup je passe dans ce rôle-là. Ce n'est pas lié, mais dans l'inconscient de vraiment la grande majorité des gens que je rencontre et qui voient ce genre de choses en soirée, ça se révèle en fait. Au-delà de la danse et de l'enseignement, c'est une ouverture à plus large niveau dont on a besoin pour que ça soit vraiment normalisé.
- Manon
C'est beaucoup de choses à déconstruire et comme tu dis, beaucoup d'éducation, d'enseignement. Et peut-être remettre en valeur ce qu'on a dit sur les bénéfices, le fun que ça peut apporter de changer de rôle, la dynamique de groupe aussi qui va changer.
- Yégor
Oui, absolument.
- Manon
J'ai une dernière question pour toi. Est-ce que tu peux me raconter qu'est-ce qui t'a accroché à la salsa ? Qu'est-ce qui a fait que tu es devenu passionné et que tu es resté dans cette communauté au fil des années ?
- Yégor
J'étais à la fac, j'ai découvert la salsa des cours de fac à Paris 6, à Jussieu, et c'était un cours où on était très nombreux. Toute ma jeunesse, j'ai été absolument persuadé d'être incapable de danser, de ne pas être fait pour ça, de ne pas pouvoir le faire, et j'ai quand même testé ce cours, et je me souviens très bien de ce moment d'illumination dans mon visage, où il y a eu des feux d'artifice, où j'ai fait faire mon premier tour à ma première partenaire. Et j'ai compris que, justement, sans parler, à travers juste le corps, on pouvait se communiquer du mouvement, du mouvement qui est agréable. C'est agréable de tourner, c'est agréable d'interagir avec l'autre. Et j'ai compris qu'il pouvait y avoir ça, et j'ai ressenti de la joie, j'ai vu de la joie chez l'autre. Et de là, j'étais complètement accro. Merci, Yégor. Merci à toi pour cette discussion, c'est très chouette.
- Manon
Merci pour ton écoute, j'espère que cet épisode t'a plu. On pourrait discuter encore longtemps autour de ces questions de genre, de rôle et d'inversion, mais tu l'as compris, rien ne remplace la pratique, donc je t'invite à t'y essayer dès la prochaine soirée. Une autre dualité est souvent au cœur des débats, porto ou cubaine. C'est Joao qui nous en parlera dans le prochain épisode. Il partagera également son expérience d'organisateur de festivals, et peut-être même quelques-uns de ses secrets. En attendant, n'hésite pas à partager cet épisode et à rejoindre Mosaïque Salsa sur Instagram. À lundi prochain ! Merci.