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Episode 81, "La tentation de Mars", Ghassan Salamé cover
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Quoi de neuf en Histoire ?

Episode 81, "La tentation de Mars", Ghassan Salamé

Episode 81, "La tentation de Mars", Ghassan Salamé

58min |08/04/2024
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Description

Nous avons reçu Ghassan SALAME le jeudi 4 avril 2024 pour un entretien en direct sur Aligre FM 93.1. A la fin de la guerre froide, certains ont pu croire en un nouvel ordre mondial débarrassé de la guerre. Cet espoir a été progressivement été remplacé par un âge de dérégulation de la force, source de plus de conflictualités. Quels sont les fondements de ces menaces pour la paix ? Ghassan SALAME livre un essai qui analyse l’évolution du monde ces 30 dernières années et tente d’imaginer ce qu’il en adviendra.


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • QDNEH

    Bonjour à toutes et à tous, vous êtes bien sur Aligre FM 93.1, nous sommes le jeudi 4 avril 2024 et vous écoutez un nouveau numéro de Quoi de Neuf en Histoire. Une émission particulière aujourd'hui parce que nous n'allons pas parler de temps anciens mais des 30 dernières années avec un invité exceptionnel, Ghassan Salamé, bonjour.

  • Ghassan Salamé

    Bonjour.

  • QDNEH

    Vous êtes professeur émérite de relations internationales à Sciences Po Paris. Vous êtes diplomate, ancien envoyé spécial des Nations Unies en Irak et en Libye, ancien ministre de la Culture et de l'Éducation au Liban, et vous publiez un essai, "La Tentation de Mars, Guerre et Paix au XXIe siècle", chez Fayard. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation, parce que je sais que vous êtes très sollicité en ce moment pour vous exprimer sur la situation actuelle dans le monde. Mais je m'étais dit qu'une des raisons pour lesquelles vous avez accepté l'invitation, c'est qu'en venant ici, vous étiez sûr que j'allais bien prononcer votre prénom. Merci d'être là. Ce livre, La tentation de Mars, a pour postulat que le nouvel ordre mondial au sortir de la guerre froide, qu'on envisageait débarrasser de la guerre, a été progressivement remplacé par un âge de dérégulation de la force, qui est une source de conflictualité nouvelle et aggravée. Donc on va voir tout cela en détail. Ma première question, c'est à quel moment cette idée s'est cristallisée dans votre esprit ? Est-ce que c'était avant le déclenchement de la guerre en Ukraine ?

  • Ghassan Salamé

    Oui, bien avant. En fait, une bonne partie de ce livre était écrite au mode du futur. Et puis, comme j'ai été rattrapé par l'actualité, je suis passé du futur au présent. Parce que cette idée du livre remonte à très loin. En fait, on remonte au moment où, avant d'aller en Libye plus récemment, j'enseignais encore et je me posais cette question. Alors qu'on avait trouvé très vite un nom pour la période qui va de 1945 à 1990, on continuait d'appeler la période qui a commencé en 1990 l'après-guerre froide. Et je me disais toujours, mais pourquoi on n'arrive pas à nous entendre, les experts, les praticiens, sur un nom pour cette période ? Une période qui aujourd'hui a pratiquement un tiers de siècle, et qui est toujours anonyme, qui n'a toujours pas de nom, qu'on désigne uniquement comme la phase qui est venue après la guerre froide. Et puis en piochant un peu, j'ai découvert qu'en fait, il y avait deux après-guerre froide et qu'ils n'avaient pas grand chose à voir l'une avec l'autre. La première partie qui va de 1990 à peu près 2007-2008. est une période prometteuse à tous les points de vue. Et je prends six critères pour le démontrer. Et la deuxième partie est beaucoup plus problématique. Sur chacun de ces six critères, on avait vu des progrès assez grands dans la première moitié. On voit des régressions ou des freins qui sont tout à fait perceptibles dans la deuxième moitié de ce tiers de siècle qui nous sépare de 1990.

  • QDNEH

    C'est vrai que c'est une évolution biphasique où les mêmes critères qui étaient positifs pendant les 15 premières années vont se dégrader dans les 15 années suivantes. Mais si on revient au début des années 90, certains espéraient ou prophétisaient un monde sans guerre. Ce n'est pas la première fois que l'humanité espérait cela. À quoi peut-on penser comme précédent et notamment au XXe siècle ? Parce qu'on voit que c'est une idée quand même qui traverse le XXe siècle, cette idée d'absence de guerre.

  • Ghassan Salamé

    Écoutez, après chaque grande guerre... Il y a eu une tentative, comme disait le président Wilson, après la première guerre mondiale, pour que ce soit une guerre pour finir de toutes les guerres. Et quand il a eu l'idée de la SDN à l'époque... Il l'a annoncé comme une institutionnalisation de cette décision qu'aurait pris l'humanité de ne plus se faire la guerre. Et lorsque le président Roosevelt a appelé à la réunion de San Francisco qui va créer l'ONU en 1945, c'était après la Deuxième Guerre mondiale et on a dit plus jamais ça, on va maintenant nous entendre pour qu'il y ait un système effectif de sécurité collective. Eh bien, après la fin de la guerre froide, il y a eu le même... L'idée que la guerre froide n'avait pas été si froide que cela. En réalité, c'est vrai que les grandes puissances, les deux blocs, ne se sont pas fait la guerre pendant la Deuxième Guerre mondiale, la guerre froide, 45 ans, entre 45 et 90, mais il s'est passé beaucoup de choses extrêmement lamentables. D'abord, il y a eu des alertes nucléaires extrêmement dangereuses entre Washington et Moscou, notamment sur Cuba, sur Berlin, sur le Moyen-Orient, sur la Chine. qui ont fait trembler le monde, surtout à Cuba, entre Kennedy et Khrouchev à l'époque. Deuxièmement, même si les deux blocs ne se faisaient pas... Directement la guerre, ils faisaient des guerres par procuration à travers le monde qui ont été extrêmement coûteuses en vie humaine, en Corée, au Vietnam, où des centaines de milliers de personnes sont mortes, des millions peut-être, et puis ensuite en Amérique centrale, en Afrique et ailleurs dans le monde. Donc cette guerre froide l'était uniquement entre les grandes puissances. mais pas pour les autres. Et à la fin de la guerre froide, il y a eu le même sentiment ou le même espoir que maintenant, par exemple, le Conseil de sécurité de l'ONU, qu'on avait établi en 1945 pour être le réceptacle de la sécurité collective, pour être l'instrument pour établir la paix et la sécurité dans le monde, et qui avait été paralysé par le veto mutuel entre la Russie et l'URSS. à l'époque et les États-Unis, pouvait enfin fonctionner. Et il a fonctionné, effectivement. En 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït, et l'annexe quelques jours plus tard. Et effectivement, le Conseil de sécurité, dans 12 résolutions, a donné la couverture juridique pour que 65 pays, qui comprenaient certes les États-Unis, mais beaucoup d'autres pays qui n'avaient rien à voir avec les États-Unis, comme la Syrie, par exemple, ou l'Égypte. à l'époque, etc., sont allés réaliser, sous le chapitre 7 de la Charte des Nations Unies, le principe de sécurité collective selon lequel, chaque fois qu'un pays membre de l'ONU est attaqué, tous les autres doivent se sentir attaqués aussi. Donc, il y avait un espoir, et cet espoir s'est réalisé assez vite avec la guerre du Koweït, pour le rétablissement de la souveraineté du Koweït. Il y avait un exemple pour dire, et l'année suivante, le secrétaire général de l'époque, Boutros Boutros Ghali, a appelé les chefs d'État pour une première réunion du Conseil de sécurité au niveau des chefs d'État. Ça n'était jamais arrivé. Et tout le monde est venu. Yeltsin était là, Bouchper était là, etc. Mitterrand, etc. Ils se sont réunis et ils ont décidé. que désormais l'ONU pourrait avoir des rôles beaucoup plus larges dans le rétablissement de la paix au niveau des petits pays qui étaient entrés dans des guerres civiles en Afrique, en Asie ou ailleurs. Et pour tout vous dire, pour avoir été un des artisans des accords de Taïef qui ont mis la fin à la guerre du Liban en 1989, sans qu'on puisse véritablement le formuler à l'époque, on sentait que cet accord n'aurait pas été possible. Si la guerre froide n'était pas déjà terminée, parce que le Liban, même si c'est un tout petit pays, était aussi un théâtre de la confrontation entre Moscou et Washington, et les deux pays ont donné, non pas tant un feu vert à la paix, mais un signe clair de leur indifférence qui a permis en fait de parvenir à cet accord de Taïf en 89. Mais ça on l'a vu aussi dans l'accord de l'Afrique, on l'a vu dans beaucoup d'autres pays où les conflits se sont résolus. Et quand ils ne se sont pas résolus comme au Koweït, il y a eu un mouvement global autorisé par le 12 résolution du Conseil de sécurité pour libérer le Koweït et rétablir sa souveraineté.

  • QDNEH

    En fait, ce rapport des États avec la guerre et la paix, c'est un thème ancien de la philosophie politique. À la fin du 18e siècle, Emmanuel Kant discutait un projet de paix perpétuelle. Je résume en quelques mots. Pour lui, la guerre permanente, c'est l'état naturel de relation entre les États. Mais ce n'est pas parce que c'est naturel que c'est légitime, moral ou juste. Les États peuvent vivre dans la paix, mais pour cela, il faut l'aider. La paix est instable et précaire par nature. Et pour la rendre possible, il faut des règles de droit pour instituer les relations entre les États. Est-ce que cette philosophie-là de régulation juridique des rapports entre États pour parvenir à la paix, est-ce que c'est le sentiment dominant des États au sortir de la guerre froide ?

  • Ghassan Salamé

    Oui. En fait Kant était très à la mode au sortir de la guerre froide. C'était le saint patron de tous ceux qui pensaient que la guerre pouvait désormais être évitée. Parce que Kant pense comme Hobbes que la guerre est inévitable entre les états et qu'ils sont dans une espèce de mouvement darwinien permanent d'hostilité. Mais à la différence de Hobbes, il pense que des régimes politiques particuliers conduisent plus facilement à la paix qu'à la guerre. Et donc il appelle ces régimes de la guerre à la guerre. Le régime, les républiques, ce qu'on appellerait aujourd'hui des démocraties. Or, à quoi on assiste en 1990 ? A ce qu'on appelle la troisième vague de démocratisation. C'est-à-dire l'Europe de l'Est, choisie quasi naturellement et unanimement. un régime d'économie de marché, mais surtout de démocratie représentative. On voit que l'Amérique latine se débarrasse de ses caudillos et adopte des régimes largement démocratiques. On voit aussi que les conférences nationales dans l'ensemble du continent africain conduisent généralement à des élections. Et on finit quelques années plus tard par découvrir, à la fin du XXe siècle, autour de l'année 2000, que pour la première fois de l'histoire humaine, il y avait plus d'humains qui vivaient dans un régime démocratique que dans un régime autoritaire. Ça n'était jamais arrivé. Donc il y avait une espèce d'espoir de démocratisation qui ne s'arrêterait pas. Et c'est le premier critère que j'interroge dans mon livre et je découvre que effectivement c'est le cas, mais qu'autour de 2006 comme cela, il y a une espèce de plateau. Plus tellement de nouveaux pays passés d'un régime autoritaire à un régime démocratique. Et c'est un plateau qui est suivi progressivement par des régressions. Coup d'État en Thaïlande, coup d'État au Myanmar, coup d'État dans les pays du Sahel. On voit qu'en fait, il y a un mouvement en retour. Et aujourd'hui, on voit que la démocratie qui était extrêmement, comment dirais-je, agressive dans son expansion au début du 21e siècle, est aujourd'hui en régression, voire sur la défense. dans beaucoup de pays du monde, soit quantitativement, parce qu'il y a eu des coups d'État brutaux, parce que les militaires ont remplacé les civils, soit d'une manière plus sournoise dans beaucoup de pays où le populisme est en train de miner les régimes démocratiques de l'intérieur et la démocratie devient dans ce cas-là une simple utilisation d'un instrument qui est l'élection.

  • QDNEH

    Quelle relation, quelle association faites-vous entre démocratie et paix ? Est-ce que les régimes démocratiques font moins la guerre ? Ou est-ce qu'ils font la guerre de manière différente,

  • Ghassan Salamé

    simplement ? Ce que Kant nous dit, c'est que, un, les démocraties ont tendance à moins se faire la guerre.

  • QDNEH

    Entre elles ou avec ?

  • Ghassan Salamé

    Entre elles. Deux, quand elles doivent faire la guerre, elles le font d'une manière proportionnée. Et trois, quand elles font la guerre, elles ont tendance à la gagner, à les gagner. Donc c'est un peu le tripod de Kantien. Mais ce tripod Kantien... a été bousculé par cette régression, par ce plateau, puis par cette régression qui a eu lieu à partir de l'année 2006-2007. Mais il a été bouleversé par quelque chose d'autre, qui est l'idée que la mondialisation était le frère jumeau de la démocratisation. Et qu'en fait, ce que Montesquieu appelle le doux commerce était... c'est-à-dire une plus grande interdépendance économique entre les États, pouvait également soutenir le mouvement de démocratisation et donc conduire parallèlement à la démocratisation, à plus de paix qu'à plus de guerre. Et c'est le deuxième critère qui m'arrête, la mondialisation.

  • QDNEH

    Oui, parce que vous avez identifié ce que vous appelez les ingrédients de la promesse irénique des Suds. L'irénisme, c'est cette croyance que... il faut gommer plutôt les différences et les malentendus plutôt que d'insister sur les différences pour un monde meilleur. Et vous êtes assez critique de ça d'ailleurs. Notamment, vous avez des mots sur le psychologue de Harvard, Steven Pinker, que vous qualifiez un peu d'optimiste BA. Et donc, vous avez identifié en tout cas six ingrédients de cette promesse irénique d'un monde meilleur sans paix. Quels sont-ils ?

  • Ghassan Salamé

    D'abord, la démocratisation. Ensuite, la mondialisation. ensuite la révolution technologique, puis ce que j'appelle la dérive culturaliste, c'est-à-dire l'entrée du culturalisme dans les relations internationales, bien entendu la dérégulation de la force qui est un peu le cœur de l'ouvrage, et enfin le nucléaire, la réapparition du nucléaire ou la rupture du tabou nucléaire. Le deuxième, c'est la mondialisation. Et les deux, comment dirais-je, les deux... Pour aider à la marche vers la paix, il y avait d'un côté la démocratisation, de l'autre la mondialisation. Je crois que la mondialisation continue. Les chiffres commerciaux demeurent. C'est énormissime. Il faut juste songer qu'entre les États-Unis et l'Union soviétique, il y avait un milliard de dollars d'échanges commerciaux par an. Aujourd'hui, il y a deux milliards d'échanges par jour entre la Chine et les États-Unis. Donc, l'interdépendance économique continue. Mais là aussi, après un départ très prometteur pendant les années 90 et une bonne partie des années 2000, on voit plusieurs éléments négatifs. Des crises financières importantes au Mexique, en Russie, dans l'Asie du Sud-Est et enfin dans le cœur même du système à Wall Street. On voit aussi qu'il y a des gagnants et des perdants de la mondialisation et que les perdants ne sont pas contents et suivent les mouvements populistes qui les appellent à se rebeller contre la mondialisation. On voit que des gouvernements suivent des politiques protectionnistes dans certaines matières pour protéger leur industrie nationale et on voit des sanctions qui sont... imposé à des pays pour des raisons politiques ou géostratégiques. Donc pour toutes ces raisons, la mondialisation, après un départ, comment dirais-je, tout en force, tout en puissance, connaît aujourd'hui des contraintes dont on croyait qu'elle s'était débarrassée. Donc le doux commerce de Montesquieu aussi, je ne dis pas qu'il est devenu amer, mais qu'il est certainement beaucoup moins doux qu'on ne le pensait il y a une quinzaine d'années. Vous écoutez Aligre FM 93.1

  • QDNEH

    Dans les dérèglements que vous identifiez, Hassan Salamé, il y a un événement qui signe pour vous le début de la dérégulation de la force, c'est la deuxième guerre d'Irak en 2003. En quoi ce conflit est-il pour vous un point de bascule ?

  • Ghassan Salamé

    Regardez, prenez les deux guerres d'Irak, celle de 1990 et celle de 2003. Dans les deux cas, celui qui a conduit la guerre s'appelle George Bush. L'un était père et l'autre était le fils. Dans les deux cas, l'objectif est l'Irak, ou la cible c'est l'Irak. Donc on peut dire que c'est un peu deux guerres jumelles. En réalité, si vous regardez d'un peu plus près, et d'un point de vue qui n'a rien à voir ni avec Bush ni avec l'Irak, mais d'un point de vue du système international. Il y a rarement deux guerres aussi différentes l'une que l'autre. La première, celle de 1990, est une guerre qui est faite avec l'autorisation du Conseil de sécurité, dans laquelle participent 65 pays, avec un objectif clair, qui est la restauration de la souveraineté du Koweït, avec des limites claires aussi. C'est pourquoi George Bush, contrairement à ce que ses conseillers lui disaient, n'a pas poussé jusqu'à Bagdad en disant Je suis autorisé à libérer le Koweït, mais pas à entrer. en Irak, etc. Donc c'est une espèce d'illustration typique d'un système international qui marche bien, suivant les règles mises en place en 1945. Celle de 2003 est une guerre qui est faite sans aucune autorisation du Conseil de sécurité avec des États qui comptent dans le système international qui lui sont opposés clairement. La Russie, la France, l'Allemagne, la Belgique, le... Le pape et j'en passe, et c'est une guerre qui a un objectif très clair, celui d'aller renverser un régime, ce pourquoi il n'y a aucune règle légale du droit international qui l'autorise, et qui a conduit à des misères qui ont frappé d'abord les Irakiens eux-mêmes, qui a déconstruit l'État irakien, qui a décomposé la société irakienne, et qui a en fait obligé les Américains Ils dépensaient d'abord plusieurs milliers de tuyés pour eux-mêmes, mais également des milliards de dollars pour établir une démocratie qui était une espèce de mirage dans le désert. Donc ce sont deux guerres très différentes et je prends la deuxième comme le péché originaire de la dérégulation de la force parce que j'ai découvert ensuite plusieurs dirigeants de pays, en particulier Poutine, mais aussi Erdogan et les Irakliens. Il y a aussi l'Iranien, l'Ayatollah, qui disent à peu près ceci. Si les Américains, qui sont à l'origine de l'établissement de ce système onusien, de cette soi-disant ordre international basé sur la loi, le violent eux-mêmes, pourquoi pas moi ? Et là, je découvre un processus d'émulation. En fait, la guerre d'Irak... Dans son illégitimité, et mon patron de l'époque Kofi Annan a payé très cher pour avoir dit sur une radio britannique qu'elle était une guerre illégale, et bien cette guerre-là va en fait non pas se faire, mais elle va aussi justifier d'autres agressions qui seront conduites, par exemple par la Russie en géologie quelques années plus tard, puis contre l'Ukraine quelques années ensuite, en 2008 pour la géologie, en 2014 pour l'Ukraine. On va voir que la Turquie va utiliser cet argument pour intervenir dans beaucoup de pays, en Syrie, en Irak, en Libye et dans plusieurs pays africains. On va voir que l'Iran va aussi utiliser cet argument et on va voir aussi que la Chine va rappeler en permanence aux Américains qu'ils ont eux-mêmes violé le droit international et qu'ils n'ont pas de leçons à donner au reste du monde. Donc il y a dans ce péché original de 2003 de grands malheurs. qui ont frappé l'Irak, qui ont frappé les équilibres régionaux au Moyen-Orient, mais elle a constitué aussi un précédent. Parce qu'entre 1990 et cette guerre, il s'est passé pratiquement une décennie et demie où tout le monde espérait encore qu'on allait rester dans une logique de sécurité collective qui a été brisée véritablement dans cet acte unilatéral américain de 2003.

  • QDNEH

    Y compris d'ailleurs une fissure au sein de l'unité occidentale, ce qu'on avait... pas dans les guerres précédentes en Bosnie et au Kosovo par exemple, et vous montrez bien que c'est paradoxalement l'Amérique qui a contribué à bâtir ce nouveau système international, qui est un peu le faussoyeur, l'affaiblisseur de ce nouveau système. Comment est-ce que vous l'expliquez ? C'est par l'hubris ?

  • Ghassan Salamé

    En réalité, il y avait déjà un courant idéologique qui était très puissant. à la fin de la guerre froide. Les américains se posaient trois questions. Ils ont tiré très vite la conclusion qu'ils sont sortis vainqueurs de la guerre froide. Un sentiment que les européens ressentaient mais pas avec la même, j'allais dire, arrogance. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Alors il y avait une ligne qui était celle de dire on peut dormir sur nos lauriers, il n'y a plus de menaces sur nous, donc revenons, réglons nos problèmes, montons des TGV, ce que nous n'avons pas, Voyons les ponts, les routes, etc. Il y avait cette ligne. Il y avait une deuxième ligne qui consistait à dire c'est le moment d'établir un ordre qu'on appelle constitutionnel, c'est-à-dire un ordre institutionnel, de renforcer les organisations multilatérales, de créer l'OMC, l'Organisation Mondiale du Commerce, d'accepter d'entrer dans la Cour pénale internationale de créer à Rome, etc. Donc d'accepter. Il y avait de nouvelles normes et de nouvelles lois qui, si jamais l'Amérique n'était plus la première puissance au monde, protégerait l'Amérique d'autres puissances. Et il y avait une troisième ligne présente dès 1990 qui consistait à dire, on a gagné la guerre froide, il est temps de marquer cela en interdisant à des rivaux potentiels de lever la tête. Et cela était présent déjà autour d'eux. George Bush père en 1990, mais il ne les a pas écoutés. Et en fait, ils avaient proposé une stratégie qu'il n'a pas signée à la fin, au début de 1992. Le même papier, ils vont le présenter à son fils dix ans plus tard et il va le signer. Ce que George Bush père a refusé en 1992, Bush fils va accepter. Peut-être que le 11 septembre, il n'y ait pas quelque chose, mais peut-être aussi que le groupe qui avait été marginalisé en C'est revenu avec une idée vengeresse en 2001-2002.

  • QDNEH

    Cette attédude américaine, elle se voit, quelle que soit l'administration au pouvoir à Washington, qu'elle soit républicaine ou démocrate ?

  • Ghassan Salamé

    Oui, parce que c'est un courant idéologique qui traverse les deux parties. En réalité, puisque vous posez la question, c'est une question intéressante, parce qu'il y avait deux lignes d'ordinaire qui se faisaient en principe la guerre. La ligne dite néolibérale et la ligne dite néoconservative. Les néo-conservateurs voulaient intervenir partout dans le monde pour établir un régime démocratique et pour cela ils étaient disposés à utiliser la force. Les néo-libéraux souhaitaient qu'il y ait la démocratisation dans le monde, mais les fondations, les USAID, etc. auraient pu le faire sans besoin d'utiliser la force. Or, la guerre d'Irak, pour y revenir en 2003, a vu des gens... Des collègues à moi d'ailleurs, je vois ça, qui étaient tout à fait libéraux et d'autres conservateurs qui se sont réunis pour appuyer l'aventure de George Bush sur les bords de l'Euphrate. Et les néolibéraux étaient plutôt démocrates et les néoconservateurs étaient plutôt républicains, mais il y a eu une espèce de mariage des deux néos autour d'un projet interventionniste. Comment dirais-je ? systématique à travers le monde.

  • QDNEH

    Vous consacrez dans le livre de long développement aux facteurs qui, en déstabilisant l'ordre mondial, favorisent la prise de pouvoir de Mars, le retour à la guerre. Ces six critères qui font écho aux six promesses iréniques non tenues. Je vais les citer parce qu'on va en parler un petit peu après. C'est le reflux démocratique, vous l'avez dit. Le charme fané du doux commerce qui ne résout pas tous les problèmes. À qui profite la révolution technologique ? La dérive culturaliste, la dérégulation de la force qui est le cœur de l'ouvrage, et puis le nucléaire qui est en embuscade, une constatation que l'on peut faire, c'est que tous ces dérèglements vont de pair. On pourrait dire qu'ils volent en escadrille, pour reprendre une expression connue. Est-ce qu'il y a un dénominateur commun à ces dérèglements ? Est-ce que c'est par exemple la perte de l'influence de l'Occident ?

  • Ghassan Salamé

    Je crois que c'est l'infidélité de l'Occident à ses propres principes qui joue un rôle important ici. C'est-à-dire, lorsque l'Occident lui-même ne respecte pas une organisation comme l'ONU qu'il a utilisée par ailleurs, il n'est pas fidèle à lui-même. Lorsque, par exemple, aujourd'hui dans la crise autour de Gaza, on dit qu'on peut suspendre le droit international humanitaire, alors qu'affamer les Ukrainiens serait un crime et affamer les Palestiniens ne le serait pas. On ne serait pas, on est infidèles à ses propres principes. Donc il y a un problème ici de constance et de cohérence. Si vous n'êtes pas cohérent dans votre référence aux droits, aux institutions, aux normes, si vous les appliquez d'une manière extrêmement sélective, c'est que vous avez des intérêts. Et si vous avez des intérêts, ça veut dire que vous allez les défendre. Et si vous allez les défendre, ça veut dire que vous allez utiliser les armes. C'est pourquoi en réalité ce n'est pas tant... La faiblesse de l'Occident, même s'il y a un affaiblissement relatif de l'Occident, en ce sens qu'au début du XXe siècle, l'homme blanc faisait à peu près 30% de l'humanité et contrôlait 80% de la planète. Aujourd'hui, il fait à peu près 17% de l'humanité et il contrôle à peu près 30% de la planète. Donc il y a, et les grandes puissances industrielles d'il y a 30 ans étaient pratiquement toutes occidentales. Le Japon, c'est-à-dire les États-Unis, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et le Japon. Aujourd'hui, on a vu qu'il y a une espèce de déclassement relatif lent. Par exemple, la France tombe dans le hit industriel d'un point tous les quelques années. Elle était quatrième il y a encore 15 ans. Elle est aujourd'hui septième puissance mondiale en termes économiques, en termes de PMB. Parce que l'Inde, la Chine, etc. sont... sont montés. Il y a certes un affaiblissement de l'Occident, mais plus que cela, il y a un manque de cohérence des politiques occidentales qu'on a beaucoup vu au moment de la guerre d'Irak, mais qu'on a vu aussi à d'autres moments depuis. Moi, quand j'étais en Libye, comme représentant de l'ONU, les Libyens me posaient tout le temps la même question.

  • QDNEH

    Comment se fait-il que les Européens qui viennent aider ceux qui essayent de traverser la Méditerranée, les fameux... illégaux qui traversent la Méditerranée. Comment se fait-il que ceux qui viennent les aider quand ils sont sur des embarcations en danger sont généralement des ONG européennes et comment se fait-il que ceux qui viennent arrêter ces embarcations sont des corvettes ou des navires de guerre européens ? Alors qu'est-ce que veut l'Europe ? Est-ce que c'est les ONG ? Ça me prenait toujours une heure ou deux pour expliquer qu'il y a des opinions différentes. sur la question de migration en Europe et que l'humanitaire est quelquefois en opposition directe avec le sécuritaire, mais c'est juste une anecdote pour vous dire que, vu de l'extérieur, il y a une certaine incohérence dans la politique suivie par les Occidentaux.

  • Ghassan Salamé

    Rassane Salamé, je vous propose de faire une petite pause. On se retrouve dans quelques instants pour poursuivre cette discussion. Une musique d'abord. Merci.

  • #2

    Sous-titrage ST'501

  • QDNEH

    Vous écoutez à l'YFM 93.1

  • Ghassan Salamé

    Gréphème avec Rassane Salamé. Rassane Salamé, on vient d'écouter un morceau de Ibrahim Marlouf, célèbre trompettiste franco-libanais qui fait écho à nos deux origines. Vous publiez La Tentation de Mars, un livre chez Fayard qui est sorti le mois dernier. Vous écrivez dans ce livre, je vous cite, De toutes les civilisations, seule l'occidentale a persisté dans un projet universel qu'elle a prétendu pouvoir nommer simplement LA civilisation, au singulier. Ceci fait écho au concept de choc des civilisations. qui a été proposé par Samuel Huntington en 1996, et qui fait part d'une conflictualité qui serait le fait d'une confrontation entre airs civilisationnels. Vous ne souscrivez pas du tout à cette analyse. Quelles limites y voyez-vous ?

  • QDNEH

    En fait, ça dépend comment on utilise le mot civilisation. D'ailleurs, l'Encyclopédia Britannica a refusé de l'inscrire parmi les mots jusqu'à la moitié du XIXe siècle. Parce que c'est un mot problématique. D'ordinaire, il était utilisé au singulier. C'était la civilisation. Et l'idée qui était derrière cet usage au singulier du mot civilisation était que la civilisation était le moment... où on pouvait dominer ses propres instincts jusqu'à se comporter d'une manière civilisée avec les autres. Et c'est Freud qui nous en donne, dans Malaise dans la civilisation cette définition-là, une définition qu'a attrapée Norbert Elias et l'a développée en disant que c'est comme ça que l'État est né. L'État moderne, c'est une espèce de décision collective, de refrain. ces instincts et de respecter le protocole, les normes, etc. Bon, les coloniaux ont décidé de prendre ce concept et se sont donné le droit, voire même le devoir pour certains d'entre eux, d'aller prêcher cette modernité-là au nom d'une mission civilisatrice à travers le monde. Et la civilisation s'est retrouvée être, au singulier, une espèce de justification pour l'intervention dans les affaires d'autrui, et notamment des pays qui étaient considérés, vus d'Europe, comme des pays en retard sur le chemin de la civilisation. Parce que la civilisation au singulier est une espèce de parcours que vous devez suivre, et vous êtes soit au début, soit à la fin, soit au milieu. Et ceux qui étaient les plus excités dans ce sens-là, comme John Rawls par exemple, ils vont jusqu'à dire, il est de notre devoir de donner un coup de pouce à ceux qui sont sur le chemin de la civilisation. quitte à intervenir militairement pour les pousser à aller dans ce sens. Ça c'est une définition de la civilisation. L'autre usage est un usage au pluriel. Et c'est l'usage qu'en fait Samuel Huntington. Dans ce cas-là, les civilisations ne sont pas un processus comme dans le premier cas, mais sont des espèces d'entités monolithiques qui se font face l'une à l'autre. Et ça c'est la définition plutôt anthropologique, voire je dirais allemande. que française du mot civilisation. L'idée que nous appartenons certes à des états ou à des tribus ou à des villes ou tout ce que vous voulez, mais nous appartenons aussi à une ère culturelle. Et ces aires culturelles sont en compétition. On trouve ça chez Arnold Toynbee, on trouve ça chez... Et on a trouvé que Huntington a pris ce concept et a dit il n'y a plus de guerre ni entre les princes ni entre les états, les guerres désormais seront entre les civilisations, et en particulier entre ce qu'il a... qu'on appelle une alliance islamo-confucéenne, c'est-à-dire entre la Chine et le monde musulman, contre l'Occident. Quand il a sorti cette thèse, c'était à l'automne 1993, on s'est retrouvés en janvier dans un débat sur ce concept à Davos. On n'en est pas venu aux mains, mais je lui avais dit très clairement que je n'étais pas d'accord. Pour mille et une raisons, mais je dois avouer, et on a refait l'exercice dix ans plus tard, en 2004, et on s'est bagarré à nouveau. La première fois on avait la pauvre Benazir Bouto qui a été assassinée depuis sur notre panel, la deuxième fois on avait l'évêque de Canterbury qui était un peu conciliateur entre sa position et la mienne. Mais je dois avouer, je dois avouer que... Huntington a eu, post-mortem, un succès inouï, parce qu'aujourd'hui, le président chinois parle en termes culturalistes. Il parle de la Chine comme de la civilisation, la seule civilisation au monde qui est restée la même pendant cinq millénaires et qui donc n'a pas de leçons à prendre de quiconque parce qu'elle est dans une espèce de firmament culturel auquel les autres civilisations ne peuvent pas prétendre. L'Inde, c'est la même chose. Si vous écoutez M. Modi aujourd'hui... Lui, il ne veut pas, il considère que l'Inde a été, comment dirais-je, agressée et annexée par le monde musulman, notamment par les Mughals, et que maintenant il essaye de rétablir une Inde hindouiste. Il a même dessiné le nouveau parlement de New Delhi pour être le réceptacle de l'idée qu'il se fait de la religion hindouiste. Et si vous écoutez... Et... Je me rappelle d'un titre de journal en Amérique, j'enseignais à l'époque aux Etats-Unis, qui le lendemain du 11 septembre a dit La guerre des civilisations a commencé Donc, il y a, je dois l'avouer, Huntington, après sa mort, a eu énormément d'adeptes plus ou moins conscients de sa thèse. Mais moi je pense que c'est une fausse thèse. D'ailleurs, si vous lisez bien ce que Huntington a dit et écrit, en réalité il pense à... en termes inter-étatiques. Puisque dans chaque civilisation, ce qui l'intéresse, c'est qu'il y ait un pays central qui gère les satellites. Et donc, très clairement pour lui, ça veut dire qu'en Occident, il y a une civilisation et au sein de cette civilisation, il y a un centre qui doit gérer les autres, c'est-à-dire les États-Unis d'Amérique. Il en revient à quoi ? Il en revient à défendre l'OTAN, comme une espèce de forteresse qui doit protéger l'Occident, Et il va, pour des raisons culturalistes, jusqu'à demander à ce que la Turquie musulmane et la Grèce chrétienne orthodoxe sortent de l'OTAN parce qu'ils ne ressemblent pas au reste des participants. Mais qu'est-ce qu'il y a derrière ? Il y a derrière quelque chose de très intéressant dont on parlait il y a un petit quart d'heure. À savoir que Huntington est très conscient à la fin de sa vie de la... l'emprise beaucoup plus faible de l'Occident que le reste du monde. Donc il dit, cessons de vouloir changer les modes de vie, les normes, les législations des autres pays. Cessons d'être la seule civilisation qui se prend pour une civilisation universelle. Acceptons que nous sommes une civilisation parmi d'autres et passons au niveau stratégique, au mode défensif. Donc contrairement à ce qu'on pense, Huntington n'est pas interventionniste, il n'est pas comme le néoconservateur dont on parle tout à l'heure, mais il est pour une espèce de défense musclée de l'Occident autour du leadership américain et en investissant notamment dans l'OTAN. Donc c'est une vision qui est extrêmement défensive d'un Occident qui n'a plus la même emprise sur le reste du monde et qui perd beaucoup de son énergie à vouloir changer les autres alors que Huntington pense Qu'il y a des fossés entre les civilisations que la prétention des occidentaux. à les effacer, étaient mal placés.

  • Ghassan Salamé

    Donc là, sur ce point-là, vous le rejoignez, parce que vous écrivez La Chine ne veut pas cyniser le monde Vladimir Poutine ne veut guère le russifier ou Narendra Modi l'indianiser Donc la différence, par rapport à l'Occident, c'est que ces pays ne veulent pas nécessairement exporter leur modèle.

  • QDNEH

    Non, non, non. Mais en fait, vous avez raison. C'est-à-dire que je pense que chaque civilisation qui a prétendu être universelle a eu un moment. Vous voyez, Vous voyez ça au début de l'islam. L'islam a pensé pouvoir régir le monde. Il a fallu des décennies pour comprendre que l'islam n'allait pas être une religion qui va prendre la planète toute entière et que les musulmans en sont venus, les penseurs musulmans du 8e, 9e siècle, en sont venus à dire le monde est divisé en deux, le domaine de l'islam et le domaine des infidèles. Des infidèles. Il y a toujours dans l'histoire culturelle mondiale un moment où des dirigeants, des conquérants, etc. se prennent pour les producteurs, les fabricants des normes pour le reste de l'humanité. Je crois que Huntington a raison d'être prudent, mais je ne le suis pas sur l'idée qu'il faut à tout prix militariser les relations. Je ne crois pas d'ailleurs que les civilisations... ont des budgets, ont des appareils, ont des armes, ont des armées pour se faire la guerre. C'est pourquoi je ne crois pas au clash des civilisations. Et je constate, et je peux le faire arithmétiquement, mais les auditeurs n'ont pas la patience pour le faire, que les guerres au sein des civilisations sont beaucoup plus nombreuses et plus meurtrières que les guerres entre civilisations. La guerre entre la Russie et l'Ukraine. Est-ce qu'il y a de pays... qui sont plus proches dans leur langue, dans leur culture, dans l'intermédiage, dans leur histoire récente que l'Ukraine et la Russie. Ça c'est une guerre au sein de la même civilisation, slave et orthodoxe et tout ce que vous voulez. La guerre entre l'Irak et l'Iran. Des centaines de milliers de morts, huit ans de guerre impossible, mais c'est dans la même civilisation. La guerre entre l'Algérie et le Maroc, la guerre du désert, la guerre qui se fait aujourd'hui au Soudan entre deux généraux qui représentent deux parties du Soudan, ce ne sont pas des guerres entre civilisations. Donc l'idée que les civilisations ont remplacé les États me paraît exagérée. Et d'ailleurs, à la fin de sa vie, le tout Le dernier livre que Huntington a écrit, qui s'appelle Qui sommes-nous ? est un livre véritablement quasiment hystérique. Il est obsédé par l'idée que les Mexicains vont passer le Rio Grande et arracher aux États-Unis tous les États que les États-Unis ont pu arracher au Mexique au XIXe siècle. Le Texas, la Californie, New Mexico, etc. Donc il dit... Attention, cette guerre entre les civilisations au niveau global qui a occupé une bonne partie de ma carrière, maintenant elle doit être placée dans le cadre strictement américain et on doit faire attention parce que les latino-catholiques qui sont en train de passer le Rio Grande sont en train de changer l'Amérique de l'intérieur. Donc il est resté dans le paradigme culturel mais il l'a réduit au seul état. Vous écoutez Alligre FM 93.1

  • Ghassan Salamé

    Hassan Salameh, dans ce monde qui n'est donc plus régi par la seule influence américaine ou occidentale, est-ce que selon vous il y a une conception alternative de l'organisation du monde ? Est-ce qu'il en faut une ? D'ailleurs, vous êtes notamment très critique des BRICS et du Sud Global, qui pour vous n'ont pas de valeur stratégique parce qu'il y a beaucoup plus de dissension à l'intérieur de ces groupes que d'unité face au monde occidental. Aujourd'hui, comment vous qualifieriez l'organisation du monde ?

  • QDNEH

    Je pense que les gens sont souvent... Sans le savoir, encore marqué par l'exemple de la guerre froide, c'est-à-dire l'idée que lorsqu'il y a un bloc, il y a nécessairement un bloc en face. Effectivement, c'était le cas. Les Européens pouvaient compter sur la protection américaine. contre un peu de vassalisation, et les États de l'Europe de l'Est pouvaient être protégés ou dominés, comme vous voulez, par le grand frère russe. Et quand ils prenaient leur liberté, comme ce fut le cas en Tchécoslovaquie ou en Pologne, ils intervenaient pour leur rappeler qu'ils étaient des membres subalternes du pacte de Varsovie. Ce modèle d'un bloc contre bloc n'est pas un modèle éternel. Si vous... Pour regarder l'histoire du 19e siècle, vous ne trouvez pas de bloc contre bloc. Vous trouvez parfois des alliances pour faire la guerre, et des alliances qui changent. Tout au long du 19e siècle, la Grande-Bretagne et la France étaient ensemble dans certaines guerres et étaient tout à fait hostiles dans d'autres guerres. Napoléon a fait la guerre à la Grande-Bretagne, mais la Grande-Bretagne et la France étaient dans la guerre du Crimée ensemble, etc. Donc, on ne peut pas dire... Il y avait des alliances de courte durée. Il y avait peu de grandes alliances ou de grands blocs qui se faisaient la guerre. Et l'histoire de l'humanité... La réalité n'est pas faite de deux blocs. Ça c'est un cas relativement exceptionnel. En ceci, la guerre froide n'est pas un modèle pour le reste de l'histoire. Or, aujourd'hui, quand on dit que l'OTAN a survécu, qu'il s'est même rafraîchi en y introduisant la Suède et la Finlande récemment, qu'il fait face à la Russie après son invasion de l'Ukraine en 2022, et qu'il est en train de retrouver une seconde jeunesse, C'est-à-dire qu'il y a un bloc en face de lui. En réalité, il n'y a pas de bloc en face de lui. Et les BRICS ne constituent certainement pas ce bloc. Parce que les BRICS n'ont même pas de secrétariat permanent. Ils se réunissent épisodiquement. Il y a de grandes tensions frontalières entre notamment deux membres importants des BRICS qui sont l'Inde et la Chine. Et il y a une compétition commerciale entre ces pays. Et il y a des positions qui ne sont pas nécessaires. nécessairement les mêmes. Par exemple, pour ne prendre que l'affaire de Gaza, l'Oula du Brésil a pris une position extrêmement ferme par rapport à ce que Israël était en train de commettre à Gaza, mais ce n'est pas le cas du tout de l'Inde. Modi a pris une position plutôt pro-israélienne. Donc, il est difficile, et en plus, alors que les États membres de l'Union européenne et de l'OTAN ont des régimes politiques et économiques. relativement similaire, voire tout à fait similaire. Ce n'est pas le cas. Ce n'est pas le cas des BRICS qui ont des régimes plutôt démocratiques en Inde, très autoritaires en Chine. Et c'est pourquoi je crois que le concept de Sud global est utilisable si on veut dire par là que la voix des pays du Sud est plus audible aujourd'hui qu'elle ne l'était auparavant. Parce qu'il y a des pays comme le Brésil, le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Inde, etc., qui parlent plus haut, sont écoutés, ont réussi parfois à des taux de croissance relativement enviables, etc. Donc, ils ont la voix un peu plus haute et les gens les écoutent. Si c'est par là qu'on parle du Sud global, je crois que le Sud global existe, mais il est un peu cacophonique, en ce sens qu'il ne forme pas du tout une espèce de bloc uni comme cette forme de bloc. La forme pavlovienne de regarder le système international comme nécessairement un système bipolaire le laisserait croire.

  • Ghassan Salamé

    Oui, vous montrez qu'on va plutôt vers un modèle régional, de pôle d'influence régional avec un acteur principal, un peu ce que Huntington disait. Et vous employez aussi le concept de multi-alignement, qui est un moyen élégant de dire que chacun voit ses propres intérêts avant tout. Dans ce contexte-là, quel rôle pour les instances internationales déjà existent ? et donc notamment l'ONU, vous qui avez été envoyé spécial en Irak et en Libye. Quel rôle voyez-vous pour l'ONU aujourd'hui et dans le futur ?

  • QDNEH

    Écoutez, l'ONU... Je vais vous faire un aveu, que je fais peut-être pour la première fois. J'ai enseigné les organisations internationales avant de travailler pour l'ONU. Et lorsque, après avoir travaillé plusieurs années comme conseiller de Kofi Annan, et être mêlé au quotidien aux crises qu'il a eues à gérer, pendant son second mandat, je suis revenu refaire le même cours à Sciences Po, et j'ai regardé mes notes, et j'éclatais de rire. Parce que quand vous voyez la chose de l'intérieur, elle est très différente de ce qu'on voit de l'extérieur. L'ONU, en réalité, est un archipel. C'est un archipel. C'est-à-dire, autour de cette structure, il y a énormément d'institutions, d'agences, etc., qui ont généralement leur propre vie, leur propre budget. Certes, il y a tous les quelques temps un secrétaire général qui arrive, c'était le cas du prédécesseur de l'actuel, M. Ban Ki-moon, qui est venu et dit One UN C'est le grand concept qu'il lançait. Il faut que l'UN soit… Donc, essayons d'avoir le même siège. dans les mêmes pays, etc. Aucune des agences n'a respecté cela. En réalité, la logique de l'archipel domine. Et quand vous dites archipel, ça veut dire qu'il y a des îles florissantes et des îles qui le sont moins. Il y a aujourd'hui des agences ou des institutions sans lesquelles les gens mourraient de faim. Si vous arrêtez demain le programme alimentaire mondial, il y a des dizaines de millions de gens qui mourraient de faim. Si vous arrêtez demain le HCR, il y a 130 millions de gens qui mourraient de faim. millions de réfugiés à travers le monde qui se sentiraient en très grande difficulté. Si vous arrêtez l'OMS de fonctionner, vous allez avoir une nouvelle pandémie sans une structure de coordination au niveau international. Donc il y a des institutions et des agences qui font correctement, je ne dis pas magnifiquement, mais correctement leur travail. Maintenant vous avez le côté paix et sécurité. La paix et la sécurité ont été confiées par la Charte des Nations Unies au Conseil. Le Conseil de sécurité marche uniquement quand il y a un terrain commun entre les grandes puissances. Quand, comme aujourd'hui, M. Biden appelle M. Putin tueur, ou qu'il y ait une telle méfiance entre les grandes puissances, voire une espèce d'indifférence au Conseil de sécurité. Moi, j'étais à New York en septembre dernier, et les cinq membres... de conseils de sécurité, qui doivent en principe donner l'exemple, parce qu'ils ont le privilège du droit de veto. Eh bien, M. Macron n'a pas pensé qu'il devait y aller. M. Sunak de Grande-Bretagne n'y est pas allé. M. Poutine, peut-être, a eu peur d'avoir des soucis s'il devait y aller. M. Chia, avec d'autres chars, a fouetté. M. Bush n'est venu que parce que c'est à côté de chez lui. Mais, en fait, si les membres permanents n'ont pas des relations de confiance, un minimum de confiance, un minimum de confiance, Le minimum de foi dans la sécurité collective, le Conseil de sécurité ne fait plus son travail. Or, qu'est-ce qui est arrivé ? Avec le droit de veto, la Russie a interdit au reste du monde d'agir sur la question ukrainienne. Et avec le droit de veto, les États-Unis interdisent en réalité un cessez-le-feu à Gaza. Donc, le Conseil de sécurité est entièrement paralysé à nouveau, comme il l'était pratiquement pendant la guerre froide.

  • Ghassan Salamé

    Je vois que le temps avance, Rassane Salamé, j'ai une ou deux dernières questions à vous poser. À partir de l'analyse de l'échiquier mondial, vous proposez plusieurs scénarios. Dans le dernier chapitre, l'épilogue du livre, qui s'intitule très joliment Dans quel monde vivrons-nous ? avec le R entre guillemets, donc vivons, vivrons-nous. Donc il y a plusieurs scénarios que vous évoquez. Ma première question, c'est est-ce que l'augmentation de la probabilité de la guerre se voit dans tous les scénarios ? Et deuxièmement, quel est pour vous le plus probable ?

  • QDNEH

    Moi, je pense qu'aujourd'hui, il n'y a pas un système de régulation qui marche. parce que le Conseil de sécurité est paralysé. Je constate par ailleurs qu'il y a un niveau de méfiance entre les dirigeants des grands pays que je n'avais pas vu depuis la guerre fraude. Je constate troisièmement qu'il n'y a pas d'alliance solide entre États, à l'exception des membres de l'OTAN. Et je constate enfin que les critères objectifs qui annonceraient plutôt la guerre plutôt que la paix sont généralement... généralement au rose et pour certains au rouge vif. Moi, je n'avais pas entendu parler à un ministre ou à un premier ministre, comme c'est le cas de M. Medvedev en Russie, qui envisage la possibilité d'utiliser l'arme nucléaire contre la Pologne ou contre un pays de l'OTAN. Je n'avais jamais entendu un ministre israélien, comme ce fut le cas en novembre dernier, penser à larguer une bombe nucléaire sur Gaza. Donc, je ne crois pas que nous vivons dans un temps simple. où on respecte quelque peu les normes et où les tabous, notamment le tabou nucléaire, est quelque peu respecté. Tout au contraire, on voit que quatre pays sont devenus nucléaires et ont refusé de signer le traité de non-prolifération, l'Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et Israël, et on voit que l'Iran est en train d'enrichir son uranium à 60%, ce qui n'indique pas des intentions nécessairement civiles. Donc je vois que les critères objectifs... tournent aux roses et pour certains d'entre eux aux rouges vifs. C'est pourquoi je vous disais au début de cette émission que je commençais à écrire ce livre au futur, mais l'actualité m'a rattrapé et j'ai peur qu'elle ne continue à le faire.

  • Ghassan Salamé

    Et dans cette vision manifestement et nécessairement pessimiste, est-ce que vous voyez quand même des raisons de ne pas être fataliste ?

  • QDNEH

    Oui, je vois par exemple que l'interdépendance économique a pu triompher des sanctions, a pu triompher de la pandémie. Et de l'arrêt des commerces internationaux du fait du Covid. Je vois donc qu'elle est beaucoup plus solide qu'on ne le croyait. Je vois par ailleurs que récemment, par exemple en Turquie, en dépit du populisme qu'on accorde volontiers à M. Erdogan, l'opposition a pu gagner les municipales dans toutes les grandes villes de Turquie. Donc la dédémocratisation n'est pas nécessairement irréversible. Je vois par ailleurs que... la révolution technologique continue de produire des effets positifs dans des matières comme la chirurgie, le traitement à distance, etc. et pas seulement négatifs comme on l'a vu avec l'intelligence artificielle utilisée dans la guerre soit par les Russes, soit par les Israéliens plus récemment. Donc je vois que les éléments positifs de l'évolution continuent. mais qu'ils sont dans une espèce de tension permanente avec leur usage plus bellique.

  • Ghassan Salamé

    Rassane Salamé, merci beaucoup d'avoir apporté cet éclairage. Merci beaucoup pour ce très beau livre, La Tentation de Mars, Guerre et Paix au XXIe siècle, paru chez Fayard le mois dernier. Je vous remercie d'avoir répondu présent à cette invitation.

  • QDNEH

    C'est moi qui vous remercie de m'avoir invité. Je suis très heureux d'être sur Radio Alicre.

  • Ghassan Salamé

    Merci beaucoup. Je vous laisse en compagnie de la programmation musicale d'Ali Greff. Femme. Cette émission pourra être écoutée en rediffusion et en podcast et je vous donne rendez-vous prochainement pour un prochain numéro. Merci beaucoup.

  • QDNEH

    Vous écoutez Alli Greenfam 93.1

Description

Nous avons reçu Ghassan SALAME le jeudi 4 avril 2024 pour un entretien en direct sur Aligre FM 93.1. A la fin de la guerre froide, certains ont pu croire en un nouvel ordre mondial débarrassé de la guerre. Cet espoir a été progressivement été remplacé par un âge de dérégulation de la force, source de plus de conflictualités. Quels sont les fondements de ces menaces pour la paix ? Ghassan SALAME livre un essai qui analyse l’évolution du monde ces 30 dernières années et tente d’imaginer ce qu’il en adviendra.


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • QDNEH

    Bonjour à toutes et à tous, vous êtes bien sur Aligre FM 93.1, nous sommes le jeudi 4 avril 2024 et vous écoutez un nouveau numéro de Quoi de Neuf en Histoire. Une émission particulière aujourd'hui parce que nous n'allons pas parler de temps anciens mais des 30 dernières années avec un invité exceptionnel, Ghassan Salamé, bonjour.

  • Ghassan Salamé

    Bonjour.

  • QDNEH

    Vous êtes professeur émérite de relations internationales à Sciences Po Paris. Vous êtes diplomate, ancien envoyé spécial des Nations Unies en Irak et en Libye, ancien ministre de la Culture et de l'Éducation au Liban, et vous publiez un essai, "La Tentation de Mars, Guerre et Paix au XXIe siècle", chez Fayard. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation, parce que je sais que vous êtes très sollicité en ce moment pour vous exprimer sur la situation actuelle dans le monde. Mais je m'étais dit qu'une des raisons pour lesquelles vous avez accepté l'invitation, c'est qu'en venant ici, vous étiez sûr que j'allais bien prononcer votre prénom. Merci d'être là. Ce livre, La tentation de Mars, a pour postulat que le nouvel ordre mondial au sortir de la guerre froide, qu'on envisageait débarrasser de la guerre, a été progressivement remplacé par un âge de dérégulation de la force, qui est une source de conflictualité nouvelle et aggravée. Donc on va voir tout cela en détail. Ma première question, c'est à quel moment cette idée s'est cristallisée dans votre esprit ? Est-ce que c'était avant le déclenchement de la guerre en Ukraine ?

  • Ghassan Salamé

    Oui, bien avant. En fait, une bonne partie de ce livre était écrite au mode du futur. Et puis, comme j'ai été rattrapé par l'actualité, je suis passé du futur au présent. Parce que cette idée du livre remonte à très loin. En fait, on remonte au moment où, avant d'aller en Libye plus récemment, j'enseignais encore et je me posais cette question. Alors qu'on avait trouvé très vite un nom pour la période qui va de 1945 à 1990, on continuait d'appeler la période qui a commencé en 1990 l'après-guerre froide. Et je me disais toujours, mais pourquoi on n'arrive pas à nous entendre, les experts, les praticiens, sur un nom pour cette période ? Une période qui aujourd'hui a pratiquement un tiers de siècle, et qui est toujours anonyme, qui n'a toujours pas de nom, qu'on désigne uniquement comme la phase qui est venue après la guerre froide. Et puis en piochant un peu, j'ai découvert qu'en fait, il y avait deux après-guerre froide et qu'ils n'avaient pas grand chose à voir l'une avec l'autre. La première partie qui va de 1990 à peu près 2007-2008. est une période prometteuse à tous les points de vue. Et je prends six critères pour le démontrer. Et la deuxième partie est beaucoup plus problématique. Sur chacun de ces six critères, on avait vu des progrès assez grands dans la première moitié. On voit des régressions ou des freins qui sont tout à fait perceptibles dans la deuxième moitié de ce tiers de siècle qui nous sépare de 1990.

  • QDNEH

    C'est vrai que c'est une évolution biphasique où les mêmes critères qui étaient positifs pendant les 15 premières années vont se dégrader dans les 15 années suivantes. Mais si on revient au début des années 90, certains espéraient ou prophétisaient un monde sans guerre. Ce n'est pas la première fois que l'humanité espérait cela. À quoi peut-on penser comme précédent et notamment au XXe siècle ? Parce qu'on voit que c'est une idée quand même qui traverse le XXe siècle, cette idée d'absence de guerre.

  • Ghassan Salamé

    Écoutez, après chaque grande guerre... Il y a eu une tentative, comme disait le président Wilson, après la première guerre mondiale, pour que ce soit une guerre pour finir de toutes les guerres. Et quand il a eu l'idée de la SDN à l'époque... Il l'a annoncé comme une institutionnalisation de cette décision qu'aurait pris l'humanité de ne plus se faire la guerre. Et lorsque le président Roosevelt a appelé à la réunion de San Francisco qui va créer l'ONU en 1945, c'était après la Deuxième Guerre mondiale et on a dit plus jamais ça, on va maintenant nous entendre pour qu'il y ait un système effectif de sécurité collective. Eh bien, après la fin de la guerre froide, il y a eu le même... L'idée que la guerre froide n'avait pas été si froide que cela. En réalité, c'est vrai que les grandes puissances, les deux blocs, ne se sont pas fait la guerre pendant la Deuxième Guerre mondiale, la guerre froide, 45 ans, entre 45 et 90, mais il s'est passé beaucoup de choses extrêmement lamentables. D'abord, il y a eu des alertes nucléaires extrêmement dangereuses entre Washington et Moscou, notamment sur Cuba, sur Berlin, sur le Moyen-Orient, sur la Chine. qui ont fait trembler le monde, surtout à Cuba, entre Kennedy et Khrouchev à l'époque. Deuxièmement, même si les deux blocs ne se faisaient pas... Directement la guerre, ils faisaient des guerres par procuration à travers le monde qui ont été extrêmement coûteuses en vie humaine, en Corée, au Vietnam, où des centaines de milliers de personnes sont mortes, des millions peut-être, et puis ensuite en Amérique centrale, en Afrique et ailleurs dans le monde. Donc cette guerre froide l'était uniquement entre les grandes puissances. mais pas pour les autres. Et à la fin de la guerre froide, il y a eu le même sentiment ou le même espoir que maintenant, par exemple, le Conseil de sécurité de l'ONU, qu'on avait établi en 1945 pour être le réceptacle de la sécurité collective, pour être l'instrument pour établir la paix et la sécurité dans le monde, et qui avait été paralysé par le veto mutuel entre la Russie et l'URSS. à l'époque et les États-Unis, pouvait enfin fonctionner. Et il a fonctionné, effectivement. En 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït, et l'annexe quelques jours plus tard. Et effectivement, le Conseil de sécurité, dans 12 résolutions, a donné la couverture juridique pour que 65 pays, qui comprenaient certes les États-Unis, mais beaucoup d'autres pays qui n'avaient rien à voir avec les États-Unis, comme la Syrie, par exemple, ou l'Égypte. à l'époque, etc., sont allés réaliser, sous le chapitre 7 de la Charte des Nations Unies, le principe de sécurité collective selon lequel, chaque fois qu'un pays membre de l'ONU est attaqué, tous les autres doivent se sentir attaqués aussi. Donc, il y avait un espoir, et cet espoir s'est réalisé assez vite avec la guerre du Koweït, pour le rétablissement de la souveraineté du Koweït. Il y avait un exemple pour dire, et l'année suivante, le secrétaire général de l'époque, Boutros Boutros Ghali, a appelé les chefs d'État pour une première réunion du Conseil de sécurité au niveau des chefs d'État. Ça n'était jamais arrivé. Et tout le monde est venu. Yeltsin était là, Bouchper était là, etc. Mitterrand, etc. Ils se sont réunis et ils ont décidé. que désormais l'ONU pourrait avoir des rôles beaucoup plus larges dans le rétablissement de la paix au niveau des petits pays qui étaient entrés dans des guerres civiles en Afrique, en Asie ou ailleurs. Et pour tout vous dire, pour avoir été un des artisans des accords de Taïef qui ont mis la fin à la guerre du Liban en 1989, sans qu'on puisse véritablement le formuler à l'époque, on sentait que cet accord n'aurait pas été possible. Si la guerre froide n'était pas déjà terminée, parce que le Liban, même si c'est un tout petit pays, était aussi un théâtre de la confrontation entre Moscou et Washington, et les deux pays ont donné, non pas tant un feu vert à la paix, mais un signe clair de leur indifférence qui a permis en fait de parvenir à cet accord de Taïf en 89. Mais ça on l'a vu aussi dans l'accord de l'Afrique, on l'a vu dans beaucoup d'autres pays où les conflits se sont résolus. Et quand ils ne se sont pas résolus comme au Koweït, il y a eu un mouvement global autorisé par le 12 résolution du Conseil de sécurité pour libérer le Koweït et rétablir sa souveraineté.

  • QDNEH

    En fait, ce rapport des États avec la guerre et la paix, c'est un thème ancien de la philosophie politique. À la fin du 18e siècle, Emmanuel Kant discutait un projet de paix perpétuelle. Je résume en quelques mots. Pour lui, la guerre permanente, c'est l'état naturel de relation entre les États. Mais ce n'est pas parce que c'est naturel que c'est légitime, moral ou juste. Les États peuvent vivre dans la paix, mais pour cela, il faut l'aider. La paix est instable et précaire par nature. Et pour la rendre possible, il faut des règles de droit pour instituer les relations entre les États. Est-ce que cette philosophie-là de régulation juridique des rapports entre États pour parvenir à la paix, est-ce que c'est le sentiment dominant des États au sortir de la guerre froide ?

  • Ghassan Salamé

    Oui. En fait Kant était très à la mode au sortir de la guerre froide. C'était le saint patron de tous ceux qui pensaient que la guerre pouvait désormais être évitée. Parce que Kant pense comme Hobbes que la guerre est inévitable entre les états et qu'ils sont dans une espèce de mouvement darwinien permanent d'hostilité. Mais à la différence de Hobbes, il pense que des régimes politiques particuliers conduisent plus facilement à la paix qu'à la guerre. Et donc il appelle ces régimes de la guerre à la guerre. Le régime, les républiques, ce qu'on appellerait aujourd'hui des démocraties. Or, à quoi on assiste en 1990 ? A ce qu'on appelle la troisième vague de démocratisation. C'est-à-dire l'Europe de l'Est, choisie quasi naturellement et unanimement. un régime d'économie de marché, mais surtout de démocratie représentative. On voit que l'Amérique latine se débarrasse de ses caudillos et adopte des régimes largement démocratiques. On voit aussi que les conférences nationales dans l'ensemble du continent africain conduisent généralement à des élections. Et on finit quelques années plus tard par découvrir, à la fin du XXe siècle, autour de l'année 2000, que pour la première fois de l'histoire humaine, il y avait plus d'humains qui vivaient dans un régime démocratique que dans un régime autoritaire. Ça n'était jamais arrivé. Donc il y avait une espèce d'espoir de démocratisation qui ne s'arrêterait pas. Et c'est le premier critère que j'interroge dans mon livre et je découvre que effectivement c'est le cas, mais qu'autour de 2006 comme cela, il y a une espèce de plateau. Plus tellement de nouveaux pays passés d'un régime autoritaire à un régime démocratique. Et c'est un plateau qui est suivi progressivement par des régressions. Coup d'État en Thaïlande, coup d'État au Myanmar, coup d'État dans les pays du Sahel. On voit qu'en fait, il y a un mouvement en retour. Et aujourd'hui, on voit que la démocratie qui était extrêmement, comment dirais-je, agressive dans son expansion au début du 21e siècle, est aujourd'hui en régression, voire sur la défense. dans beaucoup de pays du monde, soit quantitativement, parce qu'il y a eu des coups d'État brutaux, parce que les militaires ont remplacé les civils, soit d'une manière plus sournoise dans beaucoup de pays où le populisme est en train de miner les régimes démocratiques de l'intérieur et la démocratie devient dans ce cas-là une simple utilisation d'un instrument qui est l'élection.

  • QDNEH

    Quelle relation, quelle association faites-vous entre démocratie et paix ? Est-ce que les régimes démocratiques font moins la guerre ? Ou est-ce qu'ils font la guerre de manière différente,

  • Ghassan Salamé

    simplement ? Ce que Kant nous dit, c'est que, un, les démocraties ont tendance à moins se faire la guerre.

  • QDNEH

    Entre elles ou avec ?

  • Ghassan Salamé

    Entre elles. Deux, quand elles doivent faire la guerre, elles le font d'une manière proportionnée. Et trois, quand elles font la guerre, elles ont tendance à la gagner, à les gagner. Donc c'est un peu le tripod de Kantien. Mais ce tripod Kantien... a été bousculé par cette régression, par ce plateau, puis par cette régression qui a eu lieu à partir de l'année 2006-2007. Mais il a été bouleversé par quelque chose d'autre, qui est l'idée que la mondialisation était le frère jumeau de la démocratisation. Et qu'en fait, ce que Montesquieu appelle le doux commerce était... c'est-à-dire une plus grande interdépendance économique entre les États, pouvait également soutenir le mouvement de démocratisation et donc conduire parallèlement à la démocratisation, à plus de paix qu'à plus de guerre. Et c'est le deuxième critère qui m'arrête, la mondialisation.

  • QDNEH

    Oui, parce que vous avez identifié ce que vous appelez les ingrédients de la promesse irénique des Suds. L'irénisme, c'est cette croyance que... il faut gommer plutôt les différences et les malentendus plutôt que d'insister sur les différences pour un monde meilleur. Et vous êtes assez critique de ça d'ailleurs. Notamment, vous avez des mots sur le psychologue de Harvard, Steven Pinker, que vous qualifiez un peu d'optimiste BA. Et donc, vous avez identifié en tout cas six ingrédients de cette promesse irénique d'un monde meilleur sans paix. Quels sont-ils ?

  • Ghassan Salamé

    D'abord, la démocratisation. Ensuite, la mondialisation. ensuite la révolution technologique, puis ce que j'appelle la dérive culturaliste, c'est-à-dire l'entrée du culturalisme dans les relations internationales, bien entendu la dérégulation de la force qui est un peu le cœur de l'ouvrage, et enfin le nucléaire, la réapparition du nucléaire ou la rupture du tabou nucléaire. Le deuxième, c'est la mondialisation. Et les deux, comment dirais-je, les deux... Pour aider à la marche vers la paix, il y avait d'un côté la démocratisation, de l'autre la mondialisation. Je crois que la mondialisation continue. Les chiffres commerciaux demeurent. C'est énormissime. Il faut juste songer qu'entre les États-Unis et l'Union soviétique, il y avait un milliard de dollars d'échanges commerciaux par an. Aujourd'hui, il y a deux milliards d'échanges par jour entre la Chine et les États-Unis. Donc, l'interdépendance économique continue. Mais là aussi, après un départ très prometteur pendant les années 90 et une bonne partie des années 2000, on voit plusieurs éléments négatifs. Des crises financières importantes au Mexique, en Russie, dans l'Asie du Sud-Est et enfin dans le cœur même du système à Wall Street. On voit aussi qu'il y a des gagnants et des perdants de la mondialisation et que les perdants ne sont pas contents et suivent les mouvements populistes qui les appellent à se rebeller contre la mondialisation. On voit que des gouvernements suivent des politiques protectionnistes dans certaines matières pour protéger leur industrie nationale et on voit des sanctions qui sont... imposé à des pays pour des raisons politiques ou géostratégiques. Donc pour toutes ces raisons, la mondialisation, après un départ, comment dirais-je, tout en force, tout en puissance, connaît aujourd'hui des contraintes dont on croyait qu'elle s'était débarrassée. Donc le doux commerce de Montesquieu aussi, je ne dis pas qu'il est devenu amer, mais qu'il est certainement beaucoup moins doux qu'on ne le pensait il y a une quinzaine d'années. Vous écoutez Aligre FM 93.1

  • QDNEH

    Dans les dérèglements que vous identifiez, Hassan Salamé, il y a un événement qui signe pour vous le début de la dérégulation de la force, c'est la deuxième guerre d'Irak en 2003. En quoi ce conflit est-il pour vous un point de bascule ?

  • Ghassan Salamé

    Regardez, prenez les deux guerres d'Irak, celle de 1990 et celle de 2003. Dans les deux cas, celui qui a conduit la guerre s'appelle George Bush. L'un était père et l'autre était le fils. Dans les deux cas, l'objectif est l'Irak, ou la cible c'est l'Irak. Donc on peut dire que c'est un peu deux guerres jumelles. En réalité, si vous regardez d'un peu plus près, et d'un point de vue qui n'a rien à voir ni avec Bush ni avec l'Irak, mais d'un point de vue du système international. Il y a rarement deux guerres aussi différentes l'une que l'autre. La première, celle de 1990, est une guerre qui est faite avec l'autorisation du Conseil de sécurité, dans laquelle participent 65 pays, avec un objectif clair, qui est la restauration de la souveraineté du Koweït, avec des limites claires aussi. C'est pourquoi George Bush, contrairement à ce que ses conseillers lui disaient, n'a pas poussé jusqu'à Bagdad en disant Je suis autorisé à libérer le Koweït, mais pas à entrer. en Irak, etc. Donc c'est une espèce d'illustration typique d'un système international qui marche bien, suivant les règles mises en place en 1945. Celle de 2003 est une guerre qui est faite sans aucune autorisation du Conseil de sécurité avec des États qui comptent dans le système international qui lui sont opposés clairement. La Russie, la France, l'Allemagne, la Belgique, le... Le pape et j'en passe, et c'est une guerre qui a un objectif très clair, celui d'aller renverser un régime, ce pourquoi il n'y a aucune règle légale du droit international qui l'autorise, et qui a conduit à des misères qui ont frappé d'abord les Irakiens eux-mêmes, qui a déconstruit l'État irakien, qui a décomposé la société irakienne, et qui a en fait obligé les Américains Ils dépensaient d'abord plusieurs milliers de tuyés pour eux-mêmes, mais également des milliards de dollars pour établir une démocratie qui était une espèce de mirage dans le désert. Donc ce sont deux guerres très différentes et je prends la deuxième comme le péché originaire de la dérégulation de la force parce que j'ai découvert ensuite plusieurs dirigeants de pays, en particulier Poutine, mais aussi Erdogan et les Irakliens. Il y a aussi l'Iranien, l'Ayatollah, qui disent à peu près ceci. Si les Américains, qui sont à l'origine de l'établissement de ce système onusien, de cette soi-disant ordre international basé sur la loi, le violent eux-mêmes, pourquoi pas moi ? Et là, je découvre un processus d'émulation. En fait, la guerre d'Irak... Dans son illégitimité, et mon patron de l'époque Kofi Annan a payé très cher pour avoir dit sur une radio britannique qu'elle était une guerre illégale, et bien cette guerre-là va en fait non pas se faire, mais elle va aussi justifier d'autres agressions qui seront conduites, par exemple par la Russie en géologie quelques années plus tard, puis contre l'Ukraine quelques années ensuite, en 2008 pour la géologie, en 2014 pour l'Ukraine. On va voir que la Turquie va utiliser cet argument pour intervenir dans beaucoup de pays, en Syrie, en Irak, en Libye et dans plusieurs pays africains. On va voir que l'Iran va aussi utiliser cet argument et on va voir aussi que la Chine va rappeler en permanence aux Américains qu'ils ont eux-mêmes violé le droit international et qu'ils n'ont pas de leçons à donner au reste du monde. Donc il y a dans ce péché original de 2003 de grands malheurs. qui ont frappé l'Irak, qui ont frappé les équilibres régionaux au Moyen-Orient, mais elle a constitué aussi un précédent. Parce qu'entre 1990 et cette guerre, il s'est passé pratiquement une décennie et demie où tout le monde espérait encore qu'on allait rester dans une logique de sécurité collective qui a été brisée véritablement dans cet acte unilatéral américain de 2003.

  • QDNEH

    Y compris d'ailleurs une fissure au sein de l'unité occidentale, ce qu'on avait... pas dans les guerres précédentes en Bosnie et au Kosovo par exemple, et vous montrez bien que c'est paradoxalement l'Amérique qui a contribué à bâtir ce nouveau système international, qui est un peu le faussoyeur, l'affaiblisseur de ce nouveau système. Comment est-ce que vous l'expliquez ? C'est par l'hubris ?

  • Ghassan Salamé

    En réalité, il y avait déjà un courant idéologique qui était très puissant. à la fin de la guerre froide. Les américains se posaient trois questions. Ils ont tiré très vite la conclusion qu'ils sont sortis vainqueurs de la guerre froide. Un sentiment que les européens ressentaient mais pas avec la même, j'allais dire, arrogance. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Alors il y avait une ligne qui était celle de dire on peut dormir sur nos lauriers, il n'y a plus de menaces sur nous, donc revenons, réglons nos problèmes, montons des TGV, ce que nous n'avons pas, Voyons les ponts, les routes, etc. Il y avait cette ligne. Il y avait une deuxième ligne qui consistait à dire c'est le moment d'établir un ordre qu'on appelle constitutionnel, c'est-à-dire un ordre institutionnel, de renforcer les organisations multilatérales, de créer l'OMC, l'Organisation Mondiale du Commerce, d'accepter d'entrer dans la Cour pénale internationale de créer à Rome, etc. Donc d'accepter. Il y avait de nouvelles normes et de nouvelles lois qui, si jamais l'Amérique n'était plus la première puissance au monde, protégerait l'Amérique d'autres puissances. Et il y avait une troisième ligne présente dès 1990 qui consistait à dire, on a gagné la guerre froide, il est temps de marquer cela en interdisant à des rivaux potentiels de lever la tête. Et cela était présent déjà autour d'eux. George Bush père en 1990, mais il ne les a pas écoutés. Et en fait, ils avaient proposé une stratégie qu'il n'a pas signée à la fin, au début de 1992. Le même papier, ils vont le présenter à son fils dix ans plus tard et il va le signer. Ce que George Bush père a refusé en 1992, Bush fils va accepter. Peut-être que le 11 septembre, il n'y ait pas quelque chose, mais peut-être aussi que le groupe qui avait été marginalisé en C'est revenu avec une idée vengeresse en 2001-2002.

  • QDNEH

    Cette attédude américaine, elle se voit, quelle que soit l'administration au pouvoir à Washington, qu'elle soit républicaine ou démocrate ?

  • Ghassan Salamé

    Oui, parce que c'est un courant idéologique qui traverse les deux parties. En réalité, puisque vous posez la question, c'est une question intéressante, parce qu'il y avait deux lignes d'ordinaire qui se faisaient en principe la guerre. La ligne dite néolibérale et la ligne dite néoconservative. Les néo-conservateurs voulaient intervenir partout dans le monde pour établir un régime démocratique et pour cela ils étaient disposés à utiliser la force. Les néo-libéraux souhaitaient qu'il y ait la démocratisation dans le monde, mais les fondations, les USAID, etc. auraient pu le faire sans besoin d'utiliser la force. Or, la guerre d'Irak, pour y revenir en 2003, a vu des gens... Des collègues à moi d'ailleurs, je vois ça, qui étaient tout à fait libéraux et d'autres conservateurs qui se sont réunis pour appuyer l'aventure de George Bush sur les bords de l'Euphrate. Et les néolibéraux étaient plutôt démocrates et les néoconservateurs étaient plutôt républicains, mais il y a eu une espèce de mariage des deux néos autour d'un projet interventionniste. Comment dirais-je ? systématique à travers le monde.

  • QDNEH

    Vous consacrez dans le livre de long développement aux facteurs qui, en déstabilisant l'ordre mondial, favorisent la prise de pouvoir de Mars, le retour à la guerre. Ces six critères qui font écho aux six promesses iréniques non tenues. Je vais les citer parce qu'on va en parler un petit peu après. C'est le reflux démocratique, vous l'avez dit. Le charme fané du doux commerce qui ne résout pas tous les problèmes. À qui profite la révolution technologique ? La dérive culturaliste, la dérégulation de la force qui est le cœur de l'ouvrage, et puis le nucléaire qui est en embuscade, une constatation que l'on peut faire, c'est que tous ces dérèglements vont de pair. On pourrait dire qu'ils volent en escadrille, pour reprendre une expression connue. Est-ce qu'il y a un dénominateur commun à ces dérèglements ? Est-ce que c'est par exemple la perte de l'influence de l'Occident ?

  • Ghassan Salamé

    Je crois que c'est l'infidélité de l'Occident à ses propres principes qui joue un rôle important ici. C'est-à-dire, lorsque l'Occident lui-même ne respecte pas une organisation comme l'ONU qu'il a utilisée par ailleurs, il n'est pas fidèle à lui-même. Lorsque, par exemple, aujourd'hui dans la crise autour de Gaza, on dit qu'on peut suspendre le droit international humanitaire, alors qu'affamer les Ukrainiens serait un crime et affamer les Palestiniens ne le serait pas. On ne serait pas, on est infidèles à ses propres principes. Donc il y a un problème ici de constance et de cohérence. Si vous n'êtes pas cohérent dans votre référence aux droits, aux institutions, aux normes, si vous les appliquez d'une manière extrêmement sélective, c'est que vous avez des intérêts. Et si vous avez des intérêts, ça veut dire que vous allez les défendre. Et si vous allez les défendre, ça veut dire que vous allez utiliser les armes. C'est pourquoi en réalité ce n'est pas tant... La faiblesse de l'Occident, même s'il y a un affaiblissement relatif de l'Occident, en ce sens qu'au début du XXe siècle, l'homme blanc faisait à peu près 30% de l'humanité et contrôlait 80% de la planète. Aujourd'hui, il fait à peu près 17% de l'humanité et il contrôle à peu près 30% de la planète. Donc il y a, et les grandes puissances industrielles d'il y a 30 ans étaient pratiquement toutes occidentales. Le Japon, c'est-à-dire les États-Unis, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et le Japon. Aujourd'hui, on a vu qu'il y a une espèce de déclassement relatif lent. Par exemple, la France tombe dans le hit industriel d'un point tous les quelques années. Elle était quatrième il y a encore 15 ans. Elle est aujourd'hui septième puissance mondiale en termes économiques, en termes de PMB. Parce que l'Inde, la Chine, etc. sont... sont montés. Il y a certes un affaiblissement de l'Occident, mais plus que cela, il y a un manque de cohérence des politiques occidentales qu'on a beaucoup vu au moment de la guerre d'Irak, mais qu'on a vu aussi à d'autres moments depuis. Moi, quand j'étais en Libye, comme représentant de l'ONU, les Libyens me posaient tout le temps la même question.

  • QDNEH

    Comment se fait-il que les Européens qui viennent aider ceux qui essayent de traverser la Méditerranée, les fameux... illégaux qui traversent la Méditerranée. Comment se fait-il que ceux qui viennent les aider quand ils sont sur des embarcations en danger sont généralement des ONG européennes et comment se fait-il que ceux qui viennent arrêter ces embarcations sont des corvettes ou des navires de guerre européens ? Alors qu'est-ce que veut l'Europe ? Est-ce que c'est les ONG ? Ça me prenait toujours une heure ou deux pour expliquer qu'il y a des opinions différentes. sur la question de migration en Europe et que l'humanitaire est quelquefois en opposition directe avec le sécuritaire, mais c'est juste une anecdote pour vous dire que, vu de l'extérieur, il y a une certaine incohérence dans la politique suivie par les Occidentaux.

  • Ghassan Salamé

    Rassane Salamé, je vous propose de faire une petite pause. On se retrouve dans quelques instants pour poursuivre cette discussion. Une musique d'abord. Merci.

  • #2

    Sous-titrage ST'501

  • QDNEH

    Vous écoutez à l'YFM 93.1

  • Ghassan Salamé

    Gréphème avec Rassane Salamé. Rassane Salamé, on vient d'écouter un morceau de Ibrahim Marlouf, célèbre trompettiste franco-libanais qui fait écho à nos deux origines. Vous publiez La Tentation de Mars, un livre chez Fayard qui est sorti le mois dernier. Vous écrivez dans ce livre, je vous cite, De toutes les civilisations, seule l'occidentale a persisté dans un projet universel qu'elle a prétendu pouvoir nommer simplement LA civilisation, au singulier. Ceci fait écho au concept de choc des civilisations. qui a été proposé par Samuel Huntington en 1996, et qui fait part d'une conflictualité qui serait le fait d'une confrontation entre airs civilisationnels. Vous ne souscrivez pas du tout à cette analyse. Quelles limites y voyez-vous ?

  • QDNEH

    En fait, ça dépend comment on utilise le mot civilisation. D'ailleurs, l'Encyclopédia Britannica a refusé de l'inscrire parmi les mots jusqu'à la moitié du XIXe siècle. Parce que c'est un mot problématique. D'ordinaire, il était utilisé au singulier. C'était la civilisation. Et l'idée qui était derrière cet usage au singulier du mot civilisation était que la civilisation était le moment... où on pouvait dominer ses propres instincts jusqu'à se comporter d'une manière civilisée avec les autres. Et c'est Freud qui nous en donne, dans Malaise dans la civilisation cette définition-là, une définition qu'a attrapée Norbert Elias et l'a développée en disant que c'est comme ça que l'État est né. L'État moderne, c'est une espèce de décision collective, de refrain. ces instincts et de respecter le protocole, les normes, etc. Bon, les coloniaux ont décidé de prendre ce concept et se sont donné le droit, voire même le devoir pour certains d'entre eux, d'aller prêcher cette modernité-là au nom d'une mission civilisatrice à travers le monde. Et la civilisation s'est retrouvée être, au singulier, une espèce de justification pour l'intervention dans les affaires d'autrui, et notamment des pays qui étaient considérés, vus d'Europe, comme des pays en retard sur le chemin de la civilisation. Parce que la civilisation au singulier est une espèce de parcours que vous devez suivre, et vous êtes soit au début, soit à la fin, soit au milieu. Et ceux qui étaient les plus excités dans ce sens-là, comme John Rawls par exemple, ils vont jusqu'à dire, il est de notre devoir de donner un coup de pouce à ceux qui sont sur le chemin de la civilisation. quitte à intervenir militairement pour les pousser à aller dans ce sens. Ça c'est une définition de la civilisation. L'autre usage est un usage au pluriel. Et c'est l'usage qu'en fait Samuel Huntington. Dans ce cas-là, les civilisations ne sont pas un processus comme dans le premier cas, mais sont des espèces d'entités monolithiques qui se font face l'une à l'autre. Et ça c'est la définition plutôt anthropologique, voire je dirais allemande. que française du mot civilisation. L'idée que nous appartenons certes à des états ou à des tribus ou à des villes ou tout ce que vous voulez, mais nous appartenons aussi à une ère culturelle. Et ces aires culturelles sont en compétition. On trouve ça chez Arnold Toynbee, on trouve ça chez... Et on a trouvé que Huntington a pris ce concept et a dit il n'y a plus de guerre ni entre les princes ni entre les états, les guerres désormais seront entre les civilisations, et en particulier entre ce qu'il a... qu'on appelle une alliance islamo-confucéenne, c'est-à-dire entre la Chine et le monde musulman, contre l'Occident. Quand il a sorti cette thèse, c'était à l'automne 1993, on s'est retrouvés en janvier dans un débat sur ce concept à Davos. On n'en est pas venu aux mains, mais je lui avais dit très clairement que je n'étais pas d'accord. Pour mille et une raisons, mais je dois avouer, et on a refait l'exercice dix ans plus tard, en 2004, et on s'est bagarré à nouveau. La première fois on avait la pauvre Benazir Bouto qui a été assassinée depuis sur notre panel, la deuxième fois on avait l'évêque de Canterbury qui était un peu conciliateur entre sa position et la mienne. Mais je dois avouer, je dois avouer que... Huntington a eu, post-mortem, un succès inouï, parce qu'aujourd'hui, le président chinois parle en termes culturalistes. Il parle de la Chine comme de la civilisation, la seule civilisation au monde qui est restée la même pendant cinq millénaires et qui donc n'a pas de leçons à prendre de quiconque parce qu'elle est dans une espèce de firmament culturel auquel les autres civilisations ne peuvent pas prétendre. L'Inde, c'est la même chose. Si vous écoutez M. Modi aujourd'hui... Lui, il ne veut pas, il considère que l'Inde a été, comment dirais-je, agressée et annexée par le monde musulman, notamment par les Mughals, et que maintenant il essaye de rétablir une Inde hindouiste. Il a même dessiné le nouveau parlement de New Delhi pour être le réceptacle de l'idée qu'il se fait de la religion hindouiste. Et si vous écoutez... Et... Je me rappelle d'un titre de journal en Amérique, j'enseignais à l'époque aux Etats-Unis, qui le lendemain du 11 septembre a dit La guerre des civilisations a commencé Donc, il y a, je dois l'avouer, Huntington, après sa mort, a eu énormément d'adeptes plus ou moins conscients de sa thèse. Mais moi je pense que c'est une fausse thèse. D'ailleurs, si vous lisez bien ce que Huntington a dit et écrit, en réalité il pense à... en termes inter-étatiques. Puisque dans chaque civilisation, ce qui l'intéresse, c'est qu'il y ait un pays central qui gère les satellites. Et donc, très clairement pour lui, ça veut dire qu'en Occident, il y a une civilisation et au sein de cette civilisation, il y a un centre qui doit gérer les autres, c'est-à-dire les États-Unis d'Amérique. Il en revient à quoi ? Il en revient à défendre l'OTAN, comme une espèce de forteresse qui doit protéger l'Occident, Et il va, pour des raisons culturalistes, jusqu'à demander à ce que la Turquie musulmane et la Grèce chrétienne orthodoxe sortent de l'OTAN parce qu'ils ne ressemblent pas au reste des participants. Mais qu'est-ce qu'il y a derrière ? Il y a derrière quelque chose de très intéressant dont on parlait il y a un petit quart d'heure. À savoir que Huntington est très conscient à la fin de sa vie de la... l'emprise beaucoup plus faible de l'Occident que le reste du monde. Donc il dit, cessons de vouloir changer les modes de vie, les normes, les législations des autres pays. Cessons d'être la seule civilisation qui se prend pour une civilisation universelle. Acceptons que nous sommes une civilisation parmi d'autres et passons au niveau stratégique, au mode défensif. Donc contrairement à ce qu'on pense, Huntington n'est pas interventionniste, il n'est pas comme le néoconservateur dont on parle tout à l'heure, mais il est pour une espèce de défense musclée de l'Occident autour du leadership américain et en investissant notamment dans l'OTAN. Donc c'est une vision qui est extrêmement défensive d'un Occident qui n'a plus la même emprise sur le reste du monde et qui perd beaucoup de son énergie à vouloir changer les autres alors que Huntington pense Qu'il y a des fossés entre les civilisations que la prétention des occidentaux. à les effacer, étaient mal placés.

  • Ghassan Salamé

    Donc là, sur ce point-là, vous le rejoignez, parce que vous écrivez La Chine ne veut pas cyniser le monde Vladimir Poutine ne veut guère le russifier ou Narendra Modi l'indianiser Donc la différence, par rapport à l'Occident, c'est que ces pays ne veulent pas nécessairement exporter leur modèle.

  • QDNEH

    Non, non, non. Mais en fait, vous avez raison. C'est-à-dire que je pense que chaque civilisation qui a prétendu être universelle a eu un moment. Vous voyez, Vous voyez ça au début de l'islam. L'islam a pensé pouvoir régir le monde. Il a fallu des décennies pour comprendre que l'islam n'allait pas être une religion qui va prendre la planète toute entière et que les musulmans en sont venus, les penseurs musulmans du 8e, 9e siècle, en sont venus à dire le monde est divisé en deux, le domaine de l'islam et le domaine des infidèles. Des infidèles. Il y a toujours dans l'histoire culturelle mondiale un moment où des dirigeants, des conquérants, etc. se prennent pour les producteurs, les fabricants des normes pour le reste de l'humanité. Je crois que Huntington a raison d'être prudent, mais je ne le suis pas sur l'idée qu'il faut à tout prix militariser les relations. Je ne crois pas d'ailleurs que les civilisations... ont des budgets, ont des appareils, ont des armes, ont des armées pour se faire la guerre. C'est pourquoi je ne crois pas au clash des civilisations. Et je constate, et je peux le faire arithmétiquement, mais les auditeurs n'ont pas la patience pour le faire, que les guerres au sein des civilisations sont beaucoup plus nombreuses et plus meurtrières que les guerres entre civilisations. La guerre entre la Russie et l'Ukraine. Est-ce qu'il y a de pays... qui sont plus proches dans leur langue, dans leur culture, dans l'intermédiage, dans leur histoire récente que l'Ukraine et la Russie. Ça c'est une guerre au sein de la même civilisation, slave et orthodoxe et tout ce que vous voulez. La guerre entre l'Irak et l'Iran. Des centaines de milliers de morts, huit ans de guerre impossible, mais c'est dans la même civilisation. La guerre entre l'Algérie et le Maroc, la guerre du désert, la guerre qui se fait aujourd'hui au Soudan entre deux généraux qui représentent deux parties du Soudan, ce ne sont pas des guerres entre civilisations. Donc l'idée que les civilisations ont remplacé les États me paraît exagérée. Et d'ailleurs, à la fin de sa vie, le tout Le dernier livre que Huntington a écrit, qui s'appelle Qui sommes-nous ? est un livre véritablement quasiment hystérique. Il est obsédé par l'idée que les Mexicains vont passer le Rio Grande et arracher aux États-Unis tous les États que les États-Unis ont pu arracher au Mexique au XIXe siècle. Le Texas, la Californie, New Mexico, etc. Donc il dit... Attention, cette guerre entre les civilisations au niveau global qui a occupé une bonne partie de ma carrière, maintenant elle doit être placée dans le cadre strictement américain et on doit faire attention parce que les latino-catholiques qui sont en train de passer le Rio Grande sont en train de changer l'Amérique de l'intérieur. Donc il est resté dans le paradigme culturel mais il l'a réduit au seul état. Vous écoutez Alligre FM 93.1

  • Ghassan Salamé

    Hassan Salameh, dans ce monde qui n'est donc plus régi par la seule influence américaine ou occidentale, est-ce que selon vous il y a une conception alternative de l'organisation du monde ? Est-ce qu'il en faut une ? D'ailleurs, vous êtes notamment très critique des BRICS et du Sud Global, qui pour vous n'ont pas de valeur stratégique parce qu'il y a beaucoup plus de dissension à l'intérieur de ces groupes que d'unité face au monde occidental. Aujourd'hui, comment vous qualifieriez l'organisation du monde ?

  • QDNEH

    Je pense que les gens sont souvent... Sans le savoir, encore marqué par l'exemple de la guerre froide, c'est-à-dire l'idée que lorsqu'il y a un bloc, il y a nécessairement un bloc en face. Effectivement, c'était le cas. Les Européens pouvaient compter sur la protection américaine. contre un peu de vassalisation, et les États de l'Europe de l'Est pouvaient être protégés ou dominés, comme vous voulez, par le grand frère russe. Et quand ils prenaient leur liberté, comme ce fut le cas en Tchécoslovaquie ou en Pologne, ils intervenaient pour leur rappeler qu'ils étaient des membres subalternes du pacte de Varsovie. Ce modèle d'un bloc contre bloc n'est pas un modèle éternel. Si vous... Pour regarder l'histoire du 19e siècle, vous ne trouvez pas de bloc contre bloc. Vous trouvez parfois des alliances pour faire la guerre, et des alliances qui changent. Tout au long du 19e siècle, la Grande-Bretagne et la France étaient ensemble dans certaines guerres et étaient tout à fait hostiles dans d'autres guerres. Napoléon a fait la guerre à la Grande-Bretagne, mais la Grande-Bretagne et la France étaient dans la guerre du Crimée ensemble, etc. Donc, on ne peut pas dire... Il y avait des alliances de courte durée. Il y avait peu de grandes alliances ou de grands blocs qui se faisaient la guerre. Et l'histoire de l'humanité... La réalité n'est pas faite de deux blocs. Ça c'est un cas relativement exceptionnel. En ceci, la guerre froide n'est pas un modèle pour le reste de l'histoire. Or, aujourd'hui, quand on dit que l'OTAN a survécu, qu'il s'est même rafraîchi en y introduisant la Suède et la Finlande récemment, qu'il fait face à la Russie après son invasion de l'Ukraine en 2022, et qu'il est en train de retrouver une seconde jeunesse, C'est-à-dire qu'il y a un bloc en face de lui. En réalité, il n'y a pas de bloc en face de lui. Et les BRICS ne constituent certainement pas ce bloc. Parce que les BRICS n'ont même pas de secrétariat permanent. Ils se réunissent épisodiquement. Il y a de grandes tensions frontalières entre notamment deux membres importants des BRICS qui sont l'Inde et la Chine. Et il y a une compétition commerciale entre ces pays. Et il y a des positions qui ne sont pas nécessaires. nécessairement les mêmes. Par exemple, pour ne prendre que l'affaire de Gaza, l'Oula du Brésil a pris une position extrêmement ferme par rapport à ce que Israël était en train de commettre à Gaza, mais ce n'est pas le cas du tout de l'Inde. Modi a pris une position plutôt pro-israélienne. Donc, il est difficile, et en plus, alors que les États membres de l'Union européenne et de l'OTAN ont des régimes politiques et économiques. relativement similaire, voire tout à fait similaire. Ce n'est pas le cas. Ce n'est pas le cas des BRICS qui ont des régimes plutôt démocratiques en Inde, très autoritaires en Chine. Et c'est pourquoi je crois que le concept de Sud global est utilisable si on veut dire par là que la voix des pays du Sud est plus audible aujourd'hui qu'elle ne l'était auparavant. Parce qu'il y a des pays comme le Brésil, le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Inde, etc., qui parlent plus haut, sont écoutés, ont réussi parfois à des taux de croissance relativement enviables, etc. Donc, ils ont la voix un peu plus haute et les gens les écoutent. Si c'est par là qu'on parle du Sud global, je crois que le Sud global existe, mais il est un peu cacophonique, en ce sens qu'il ne forme pas du tout une espèce de bloc uni comme cette forme de bloc. La forme pavlovienne de regarder le système international comme nécessairement un système bipolaire le laisserait croire.

  • Ghassan Salamé

    Oui, vous montrez qu'on va plutôt vers un modèle régional, de pôle d'influence régional avec un acteur principal, un peu ce que Huntington disait. Et vous employez aussi le concept de multi-alignement, qui est un moyen élégant de dire que chacun voit ses propres intérêts avant tout. Dans ce contexte-là, quel rôle pour les instances internationales déjà existent ? et donc notamment l'ONU, vous qui avez été envoyé spécial en Irak et en Libye. Quel rôle voyez-vous pour l'ONU aujourd'hui et dans le futur ?

  • QDNEH

    Écoutez, l'ONU... Je vais vous faire un aveu, que je fais peut-être pour la première fois. J'ai enseigné les organisations internationales avant de travailler pour l'ONU. Et lorsque, après avoir travaillé plusieurs années comme conseiller de Kofi Annan, et être mêlé au quotidien aux crises qu'il a eues à gérer, pendant son second mandat, je suis revenu refaire le même cours à Sciences Po, et j'ai regardé mes notes, et j'éclatais de rire. Parce que quand vous voyez la chose de l'intérieur, elle est très différente de ce qu'on voit de l'extérieur. L'ONU, en réalité, est un archipel. C'est un archipel. C'est-à-dire, autour de cette structure, il y a énormément d'institutions, d'agences, etc., qui ont généralement leur propre vie, leur propre budget. Certes, il y a tous les quelques temps un secrétaire général qui arrive, c'était le cas du prédécesseur de l'actuel, M. Ban Ki-moon, qui est venu et dit One UN C'est le grand concept qu'il lançait. Il faut que l'UN soit… Donc, essayons d'avoir le même siège. dans les mêmes pays, etc. Aucune des agences n'a respecté cela. En réalité, la logique de l'archipel domine. Et quand vous dites archipel, ça veut dire qu'il y a des îles florissantes et des îles qui le sont moins. Il y a aujourd'hui des agences ou des institutions sans lesquelles les gens mourraient de faim. Si vous arrêtez demain le programme alimentaire mondial, il y a des dizaines de millions de gens qui mourraient de faim. Si vous arrêtez demain le HCR, il y a 130 millions de gens qui mourraient de faim. millions de réfugiés à travers le monde qui se sentiraient en très grande difficulté. Si vous arrêtez l'OMS de fonctionner, vous allez avoir une nouvelle pandémie sans une structure de coordination au niveau international. Donc il y a des institutions et des agences qui font correctement, je ne dis pas magnifiquement, mais correctement leur travail. Maintenant vous avez le côté paix et sécurité. La paix et la sécurité ont été confiées par la Charte des Nations Unies au Conseil. Le Conseil de sécurité marche uniquement quand il y a un terrain commun entre les grandes puissances. Quand, comme aujourd'hui, M. Biden appelle M. Putin tueur, ou qu'il y ait une telle méfiance entre les grandes puissances, voire une espèce d'indifférence au Conseil de sécurité. Moi, j'étais à New York en septembre dernier, et les cinq membres... de conseils de sécurité, qui doivent en principe donner l'exemple, parce qu'ils ont le privilège du droit de veto. Eh bien, M. Macron n'a pas pensé qu'il devait y aller. M. Sunak de Grande-Bretagne n'y est pas allé. M. Poutine, peut-être, a eu peur d'avoir des soucis s'il devait y aller. M. Chia, avec d'autres chars, a fouetté. M. Bush n'est venu que parce que c'est à côté de chez lui. Mais, en fait, si les membres permanents n'ont pas des relations de confiance, un minimum de confiance, un minimum de confiance, Le minimum de foi dans la sécurité collective, le Conseil de sécurité ne fait plus son travail. Or, qu'est-ce qui est arrivé ? Avec le droit de veto, la Russie a interdit au reste du monde d'agir sur la question ukrainienne. Et avec le droit de veto, les États-Unis interdisent en réalité un cessez-le-feu à Gaza. Donc, le Conseil de sécurité est entièrement paralysé à nouveau, comme il l'était pratiquement pendant la guerre froide.

  • Ghassan Salamé

    Je vois que le temps avance, Rassane Salamé, j'ai une ou deux dernières questions à vous poser. À partir de l'analyse de l'échiquier mondial, vous proposez plusieurs scénarios. Dans le dernier chapitre, l'épilogue du livre, qui s'intitule très joliment Dans quel monde vivrons-nous ? avec le R entre guillemets, donc vivons, vivrons-nous. Donc il y a plusieurs scénarios que vous évoquez. Ma première question, c'est est-ce que l'augmentation de la probabilité de la guerre se voit dans tous les scénarios ? Et deuxièmement, quel est pour vous le plus probable ?

  • QDNEH

    Moi, je pense qu'aujourd'hui, il n'y a pas un système de régulation qui marche. parce que le Conseil de sécurité est paralysé. Je constate par ailleurs qu'il y a un niveau de méfiance entre les dirigeants des grands pays que je n'avais pas vu depuis la guerre fraude. Je constate troisièmement qu'il n'y a pas d'alliance solide entre États, à l'exception des membres de l'OTAN. Et je constate enfin que les critères objectifs qui annonceraient plutôt la guerre plutôt que la paix sont généralement... généralement au rose et pour certains au rouge vif. Moi, je n'avais pas entendu parler à un ministre ou à un premier ministre, comme c'est le cas de M. Medvedev en Russie, qui envisage la possibilité d'utiliser l'arme nucléaire contre la Pologne ou contre un pays de l'OTAN. Je n'avais jamais entendu un ministre israélien, comme ce fut le cas en novembre dernier, penser à larguer une bombe nucléaire sur Gaza. Donc, je ne crois pas que nous vivons dans un temps simple. où on respecte quelque peu les normes et où les tabous, notamment le tabou nucléaire, est quelque peu respecté. Tout au contraire, on voit que quatre pays sont devenus nucléaires et ont refusé de signer le traité de non-prolifération, l'Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et Israël, et on voit que l'Iran est en train d'enrichir son uranium à 60%, ce qui n'indique pas des intentions nécessairement civiles. Donc je vois que les critères objectifs... tournent aux roses et pour certains d'entre eux aux rouges vifs. C'est pourquoi je vous disais au début de cette émission que je commençais à écrire ce livre au futur, mais l'actualité m'a rattrapé et j'ai peur qu'elle ne continue à le faire.

  • Ghassan Salamé

    Et dans cette vision manifestement et nécessairement pessimiste, est-ce que vous voyez quand même des raisons de ne pas être fataliste ?

  • QDNEH

    Oui, je vois par exemple que l'interdépendance économique a pu triompher des sanctions, a pu triompher de la pandémie. Et de l'arrêt des commerces internationaux du fait du Covid. Je vois donc qu'elle est beaucoup plus solide qu'on ne le croyait. Je vois par ailleurs que récemment, par exemple en Turquie, en dépit du populisme qu'on accorde volontiers à M. Erdogan, l'opposition a pu gagner les municipales dans toutes les grandes villes de Turquie. Donc la dédémocratisation n'est pas nécessairement irréversible. Je vois par ailleurs que... la révolution technologique continue de produire des effets positifs dans des matières comme la chirurgie, le traitement à distance, etc. et pas seulement négatifs comme on l'a vu avec l'intelligence artificielle utilisée dans la guerre soit par les Russes, soit par les Israéliens plus récemment. Donc je vois que les éléments positifs de l'évolution continuent. mais qu'ils sont dans une espèce de tension permanente avec leur usage plus bellique.

  • Ghassan Salamé

    Rassane Salamé, merci beaucoup d'avoir apporté cet éclairage. Merci beaucoup pour ce très beau livre, La Tentation de Mars, Guerre et Paix au XXIe siècle, paru chez Fayard le mois dernier. Je vous remercie d'avoir répondu présent à cette invitation.

  • QDNEH

    C'est moi qui vous remercie de m'avoir invité. Je suis très heureux d'être sur Radio Alicre.

  • Ghassan Salamé

    Merci beaucoup. Je vous laisse en compagnie de la programmation musicale d'Ali Greff. Femme. Cette émission pourra être écoutée en rediffusion et en podcast et je vous donne rendez-vous prochainement pour un prochain numéro. Merci beaucoup.

  • QDNEH

    Vous écoutez Alli Greenfam 93.1

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Description

Nous avons reçu Ghassan SALAME le jeudi 4 avril 2024 pour un entretien en direct sur Aligre FM 93.1. A la fin de la guerre froide, certains ont pu croire en un nouvel ordre mondial débarrassé de la guerre. Cet espoir a été progressivement été remplacé par un âge de dérégulation de la force, source de plus de conflictualités. Quels sont les fondements de ces menaces pour la paix ? Ghassan SALAME livre un essai qui analyse l’évolution du monde ces 30 dernières années et tente d’imaginer ce qu’il en adviendra.


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • QDNEH

    Bonjour à toutes et à tous, vous êtes bien sur Aligre FM 93.1, nous sommes le jeudi 4 avril 2024 et vous écoutez un nouveau numéro de Quoi de Neuf en Histoire. Une émission particulière aujourd'hui parce que nous n'allons pas parler de temps anciens mais des 30 dernières années avec un invité exceptionnel, Ghassan Salamé, bonjour.

  • Ghassan Salamé

    Bonjour.

  • QDNEH

    Vous êtes professeur émérite de relations internationales à Sciences Po Paris. Vous êtes diplomate, ancien envoyé spécial des Nations Unies en Irak et en Libye, ancien ministre de la Culture et de l'Éducation au Liban, et vous publiez un essai, "La Tentation de Mars, Guerre et Paix au XXIe siècle", chez Fayard. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation, parce que je sais que vous êtes très sollicité en ce moment pour vous exprimer sur la situation actuelle dans le monde. Mais je m'étais dit qu'une des raisons pour lesquelles vous avez accepté l'invitation, c'est qu'en venant ici, vous étiez sûr que j'allais bien prononcer votre prénom. Merci d'être là. Ce livre, La tentation de Mars, a pour postulat que le nouvel ordre mondial au sortir de la guerre froide, qu'on envisageait débarrasser de la guerre, a été progressivement remplacé par un âge de dérégulation de la force, qui est une source de conflictualité nouvelle et aggravée. Donc on va voir tout cela en détail. Ma première question, c'est à quel moment cette idée s'est cristallisée dans votre esprit ? Est-ce que c'était avant le déclenchement de la guerre en Ukraine ?

  • Ghassan Salamé

    Oui, bien avant. En fait, une bonne partie de ce livre était écrite au mode du futur. Et puis, comme j'ai été rattrapé par l'actualité, je suis passé du futur au présent. Parce que cette idée du livre remonte à très loin. En fait, on remonte au moment où, avant d'aller en Libye plus récemment, j'enseignais encore et je me posais cette question. Alors qu'on avait trouvé très vite un nom pour la période qui va de 1945 à 1990, on continuait d'appeler la période qui a commencé en 1990 l'après-guerre froide. Et je me disais toujours, mais pourquoi on n'arrive pas à nous entendre, les experts, les praticiens, sur un nom pour cette période ? Une période qui aujourd'hui a pratiquement un tiers de siècle, et qui est toujours anonyme, qui n'a toujours pas de nom, qu'on désigne uniquement comme la phase qui est venue après la guerre froide. Et puis en piochant un peu, j'ai découvert qu'en fait, il y avait deux après-guerre froide et qu'ils n'avaient pas grand chose à voir l'une avec l'autre. La première partie qui va de 1990 à peu près 2007-2008. est une période prometteuse à tous les points de vue. Et je prends six critères pour le démontrer. Et la deuxième partie est beaucoup plus problématique. Sur chacun de ces six critères, on avait vu des progrès assez grands dans la première moitié. On voit des régressions ou des freins qui sont tout à fait perceptibles dans la deuxième moitié de ce tiers de siècle qui nous sépare de 1990.

  • QDNEH

    C'est vrai que c'est une évolution biphasique où les mêmes critères qui étaient positifs pendant les 15 premières années vont se dégrader dans les 15 années suivantes. Mais si on revient au début des années 90, certains espéraient ou prophétisaient un monde sans guerre. Ce n'est pas la première fois que l'humanité espérait cela. À quoi peut-on penser comme précédent et notamment au XXe siècle ? Parce qu'on voit que c'est une idée quand même qui traverse le XXe siècle, cette idée d'absence de guerre.

  • Ghassan Salamé

    Écoutez, après chaque grande guerre... Il y a eu une tentative, comme disait le président Wilson, après la première guerre mondiale, pour que ce soit une guerre pour finir de toutes les guerres. Et quand il a eu l'idée de la SDN à l'époque... Il l'a annoncé comme une institutionnalisation de cette décision qu'aurait pris l'humanité de ne plus se faire la guerre. Et lorsque le président Roosevelt a appelé à la réunion de San Francisco qui va créer l'ONU en 1945, c'était après la Deuxième Guerre mondiale et on a dit plus jamais ça, on va maintenant nous entendre pour qu'il y ait un système effectif de sécurité collective. Eh bien, après la fin de la guerre froide, il y a eu le même... L'idée que la guerre froide n'avait pas été si froide que cela. En réalité, c'est vrai que les grandes puissances, les deux blocs, ne se sont pas fait la guerre pendant la Deuxième Guerre mondiale, la guerre froide, 45 ans, entre 45 et 90, mais il s'est passé beaucoup de choses extrêmement lamentables. D'abord, il y a eu des alertes nucléaires extrêmement dangereuses entre Washington et Moscou, notamment sur Cuba, sur Berlin, sur le Moyen-Orient, sur la Chine. qui ont fait trembler le monde, surtout à Cuba, entre Kennedy et Khrouchev à l'époque. Deuxièmement, même si les deux blocs ne se faisaient pas... Directement la guerre, ils faisaient des guerres par procuration à travers le monde qui ont été extrêmement coûteuses en vie humaine, en Corée, au Vietnam, où des centaines de milliers de personnes sont mortes, des millions peut-être, et puis ensuite en Amérique centrale, en Afrique et ailleurs dans le monde. Donc cette guerre froide l'était uniquement entre les grandes puissances. mais pas pour les autres. Et à la fin de la guerre froide, il y a eu le même sentiment ou le même espoir que maintenant, par exemple, le Conseil de sécurité de l'ONU, qu'on avait établi en 1945 pour être le réceptacle de la sécurité collective, pour être l'instrument pour établir la paix et la sécurité dans le monde, et qui avait été paralysé par le veto mutuel entre la Russie et l'URSS. à l'époque et les États-Unis, pouvait enfin fonctionner. Et il a fonctionné, effectivement. En 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït, et l'annexe quelques jours plus tard. Et effectivement, le Conseil de sécurité, dans 12 résolutions, a donné la couverture juridique pour que 65 pays, qui comprenaient certes les États-Unis, mais beaucoup d'autres pays qui n'avaient rien à voir avec les États-Unis, comme la Syrie, par exemple, ou l'Égypte. à l'époque, etc., sont allés réaliser, sous le chapitre 7 de la Charte des Nations Unies, le principe de sécurité collective selon lequel, chaque fois qu'un pays membre de l'ONU est attaqué, tous les autres doivent se sentir attaqués aussi. Donc, il y avait un espoir, et cet espoir s'est réalisé assez vite avec la guerre du Koweït, pour le rétablissement de la souveraineté du Koweït. Il y avait un exemple pour dire, et l'année suivante, le secrétaire général de l'époque, Boutros Boutros Ghali, a appelé les chefs d'État pour une première réunion du Conseil de sécurité au niveau des chefs d'État. Ça n'était jamais arrivé. Et tout le monde est venu. Yeltsin était là, Bouchper était là, etc. Mitterrand, etc. Ils se sont réunis et ils ont décidé. que désormais l'ONU pourrait avoir des rôles beaucoup plus larges dans le rétablissement de la paix au niveau des petits pays qui étaient entrés dans des guerres civiles en Afrique, en Asie ou ailleurs. Et pour tout vous dire, pour avoir été un des artisans des accords de Taïef qui ont mis la fin à la guerre du Liban en 1989, sans qu'on puisse véritablement le formuler à l'époque, on sentait que cet accord n'aurait pas été possible. Si la guerre froide n'était pas déjà terminée, parce que le Liban, même si c'est un tout petit pays, était aussi un théâtre de la confrontation entre Moscou et Washington, et les deux pays ont donné, non pas tant un feu vert à la paix, mais un signe clair de leur indifférence qui a permis en fait de parvenir à cet accord de Taïf en 89. Mais ça on l'a vu aussi dans l'accord de l'Afrique, on l'a vu dans beaucoup d'autres pays où les conflits se sont résolus. Et quand ils ne se sont pas résolus comme au Koweït, il y a eu un mouvement global autorisé par le 12 résolution du Conseil de sécurité pour libérer le Koweït et rétablir sa souveraineté.

  • QDNEH

    En fait, ce rapport des États avec la guerre et la paix, c'est un thème ancien de la philosophie politique. À la fin du 18e siècle, Emmanuel Kant discutait un projet de paix perpétuelle. Je résume en quelques mots. Pour lui, la guerre permanente, c'est l'état naturel de relation entre les États. Mais ce n'est pas parce que c'est naturel que c'est légitime, moral ou juste. Les États peuvent vivre dans la paix, mais pour cela, il faut l'aider. La paix est instable et précaire par nature. Et pour la rendre possible, il faut des règles de droit pour instituer les relations entre les États. Est-ce que cette philosophie-là de régulation juridique des rapports entre États pour parvenir à la paix, est-ce que c'est le sentiment dominant des États au sortir de la guerre froide ?

  • Ghassan Salamé

    Oui. En fait Kant était très à la mode au sortir de la guerre froide. C'était le saint patron de tous ceux qui pensaient que la guerre pouvait désormais être évitée. Parce que Kant pense comme Hobbes que la guerre est inévitable entre les états et qu'ils sont dans une espèce de mouvement darwinien permanent d'hostilité. Mais à la différence de Hobbes, il pense que des régimes politiques particuliers conduisent plus facilement à la paix qu'à la guerre. Et donc il appelle ces régimes de la guerre à la guerre. Le régime, les républiques, ce qu'on appellerait aujourd'hui des démocraties. Or, à quoi on assiste en 1990 ? A ce qu'on appelle la troisième vague de démocratisation. C'est-à-dire l'Europe de l'Est, choisie quasi naturellement et unanimement. un régime d'économie de marché, mais surtout de démocratie représentative. On voit que l'Amérique latine se débarrasse de ses caudillos et adopte des régimes largement démocratiques. On voit aussi que les conférences nationales dans l'ensemble du continent africain conduisent généralement à des élections. Et on finit quelques années plus tard par découvrir, à la fin du XXe siècle, autour de l'année 2000, que pour la première fois de l'histoire humaine, il y avait plus d'humains qui vivaient dans un régime démocratique que dans un régime autoritaire. Ça n'était jamais arrivé. Donc il y avait une espèce d'espoir de démocratisation qui ne s'arrêterait pas. Et c'est le premier critère que j'interroge dans mon livre et je découvre que effectivement c'est le cas, mais qu'autour de 2006 comme cela, il y a une espèce de plateau. Plus tellement de nouveaux pays passés d'un régime autoritaire à un régime démocratique. Et c'est un plateau qui est suivi progressivement par des régressions. Coup d'État en Thaïlande, coup d'État au Myanmar, coup d'État dans les pays du Sahel. On voit qu'en fait, il y a un mouvement en retour. Et aujourd'hui, on voit que la démocratie qui était extrêmement, comment dirais-je, agressive dans son expansion au début du 21e siècle, est aujourd'hui en régression, voire sur la défense. dans beaucoup de pays du monde, soit quantitativement, parce qu'il y a eu des coups d'État brutaux, parce que les militaires ont remplacé les civils, soit d'une manière plus sournoise dans beaucoup de pays où le populisme est en train de miner les régimes démocratiques de l'intérieur et la démocratie devient dans ce cas-là une simple utilisation d'un instrument qui est l'élection.

  • QDNEH

    Quelle relation, quelle association faites-vous entre démocratie et paix ? Est-ce que les régimes démocratiques font moins la guerre ? Ou est-ce qu'ils font la guerre de manière différente,

  • Ghassan Salamé

    simplement ? Ce que Kant nous dit, c'est que, un, les démocraties ont tendance à moins se faire la guerre.

  • QDNEH

    Entre elles ou avec ?

  • Ghassan Salamé

    Entre elles. Deux, quand elles doivent faire la guerre, elles le font d'une manière proportionnée. Et trois, quand elles font la guerre, elles ont tendance à la gagner, à les gagner. Donc c'est un peu le tripod de Kantien. Mais ce tripod Kantien... a été bousculé par cette régression, par ce plateau, puis par cette régression qui a eu lieu à partir de l'année 2006-2007. Mais il a été bouleversé par quelque chose d'autre, qui est l'idée que la mondialisation était le frère jumeau de la démocratisation. Et qu'en fait, ce que Montesquieu appelle le doux commerce était... c'est-à-dire une plus grande interdépendance économique entre les États, pouvait également soutenir le mouvement de démocratisation et donc conduire parallèlement à la démocratisation, à plus de paix qu'à plus de guerre. Et c'est le deuxième critère qui m'arrête, la mondialisation.

  • QDNEH

    Oui, parce que vous avez identifié ce que vous appelez les ingrédients de la promesse irénique des Suds. L'irénisme, c'est cette croyance que... il faut gommer plutôt les différences et les malentendus plutôt que d'insister sur les différences pour un monde meilleur. Et vous êtes assez critique de ça d'ailleurs. Notamment, vous avez des mots sur le psychologue de Harvard, Steven Pinker, que vous qualifiez un peu d'optimiste BA. Et donc, vous avez identifié en tout cas six ingrédients de cette promesse irénique d'un monde meilleur sans paix. Quels sont-ils ?

  • Ghassan Salamé

    D'abord, la démocratisation. Ensuite, la mondialisation. ensuite la révolution technologique, puis ce que j'appelle la dérive culturaliste, c'est-à-dire l'entrée du culturalisme dans les relations internationales, bien entendu la dérégulation de la force qui est un peu le cœur de l'ouvrage, et enfin le nucléaire, la réapparition du nucléaire ou la rupture du tabou nucléaire. Le deuxième, c'est la mondialisation. Et les deux, comment dirais-je, les deux... Pour aider à la marche vers la paix, il y avait d'un côté la démocratisation, de l'autre la mondialisation. Je crois que la mondialisation continue. Les chiffres commerciaux demeurent. C'est énormissime. Il faut juste songer qu'entre les États-Unis et l'Union soviétique, il y avait un milliard de dollars d'échanges commerciaux par an. Aujourd'hui, il y a deux milliards d'échanges par jour entre la Chine et les États-Unis. Donc, l'interdépendance économique continue. Mais là aussi, après un départ très prometteur pendant les années 90 et une bonne partie des années 2000, on voit plusieurs éléments négatifs. Des crises financières importantes au Mexique, en Russie, dans l'Asie du Sud-Est et enfin dans le cœur même du système à Wall Street. On voit aussi qu'il y a des gagnants et des perdants de la mondialisation et que les perdants ne sont pas contents et suivent les mouvements populistes qui les appellent à se rebeller contre la mondialisation. On voit que des gouvernements suivent des politiques protectionnistes dans certaines matières pour protéger leur industrie nationale et on voit des sanctions qui sont... imposé à des pays pour des raisons politiques ou géostratégiques. Donc pour toutes ces raisons, la mondialisation, après un départ, comment dirais-je, tout en force, tout en puissance, connaît aujourd'hui des contraintes dont on croyait qu'elle s'était débarrassée. Donc le doux commerce de Montesquieu aussi, je ne dis pas qu'il est devenu amer, mais qu'il est certainement beaucoup moins doux qu'on ne le pensait il y a une quinzaine d'années. Vous écoutez Aligre FM 93.1

  • QDNEH

    Dans les dérèglements que vous identifiez, Hassan Salamé, il y a un événement qui signe pour vous le début de la dérégulation de la force, c'est la deuxième guerre d'Irak en 2003. En quoi ce conflit est-il pour vous un point de bascule ?

  • Ghassan Salamé

    Regardez, prenez les deux guerres d'Irak, celle de 1990 et celle de 2003. Dans les deux cas, celui qui a conduit la guerre s'appelle George Bush. L'un était père et l'autre était le fils. Dans les deux cas, l'objectif est l'Irak, ou la cible c'est l'Irak. Donc on peut dire que c'est un peu deux guerres jumelles. En réalité, si vous regardez d'un peu plus près, et d'un point de vue qui n'a rien à voir ni avec Bush ni avec l'Irak, mais d'un point de vue du système international. Il y a rarement deux guerres aussi différentes l'une que l'autre. La première, celle de 1990, est une guerre qui est faite avec l'autorisation du Conseil de sécurité, dans laquelle participent 65 pays, avec un objectif clair, qui est la restauration de la souveraineté du Koweït, avec des limites claires aussi. C'est pourquoi George Bush, contrairement à ce que ses conseillers lui disaient, n'a pas poussé jusqu'à Bagdad en disant Je suis autorisé à libérer le Koweït, mais pas à entrer. en Irak, etc. Donc c'est une espèce d'illustration typique d'un système international qui marche bien, suivant les règles mises en place en 1945. Celle de 2003 est une guerre qui est faite sans aucune autorisation du Conseil de sécurité avec des États qui comptent dans le système international qui lui sont opposés clairement. La Russie, la France, l'Allemagne, la Belgique, le... Le pape et j'en passe, et c'est une guerre qui a un objectif très clair, celui d'aller renverser un régime, ce pourquoi il n'y a aucune règle légale du droit international qui l'autorise, et qui a conduit à des misères qui ont frappé d'abord les Irakiens eux-mêmes, qui a déconstruit l'État irakien, qui a décomposé la société irakienne, et qui a en fait obligé les Américains Ils dépensaient d'abord plusieurs milliers de tuyés pour eux-mêmes, mais également des milliards de dollars pour établir une démocratie qui était une espèce de mirage dans le désert. Donc ce sont deux guerres très différentes et je prends la deuxième comme le péché originaire de la dérégulation de la force parce que j'ai découvert ensuite plusieurs dirigeants de pays, en particulier Poutine, mais aussi Erdogan et les Irakliens. Il y a aussi l'Iranien, l'Ayatollah, qui disent à peu près ceci. Si les Américains, qui sont à l'origine de l'établissement de ce système onusien, de cette soi-disant ordre international basé sur la loi, le violent eux-mêmes, pourquoi pas moi ? Et là, je découvre un processus d'émulation. En fait, la guerre d'Irak... Dans son illégitimité, et mon patron de l'époque Kofi Annan a payé très cher pour avoir dit sur une radio britannique qu'elle était une guerre illégale, et bien cette guerre-là va en fait non pas se faire, mais elle va aussi justifier d'autres agressions qui seront conduites, par exemple par la Russie en géologie quelques années plus tard, puis contre l'Ukraine quelques années ensuite, en 2008 pour la géologie, en 2014 pour l'Ukraine. On va voir que la Turquie va utiliser cet argument pour intervenir dans beaucoup de pays, en Syrie, en Irak, en Libye et dans plusieurs pays africains. On va voir que l'Iran va aussi utiliser cet argument et on va voir aussi que la Chine va rappeler en permanence aux Américains qu'ils ont eux-mêmes violé le droit international et qu'ils n'ont pas de leçons à donner au reste du monde. Donc il y a dans ce péché original de 2003 de grands malheurs. qui ont frappé l'Irak, qui ont frappé les équilibres régionaux au Moyen-Orient, mais elle a constitué aussi un précédent. Parce qu'entre 1990 et cette guerre, il s'est passé pratiquement une décennie et demie où tout le monde espérait encore qu'on allait rester dans une logique de sécurité collective qui a été brisée véritablement dans cet acte unilatéral américain de 2003.

  • QDNEH

    Y compris d'ailleurs une fissure au sein de l'unité occidentale, ce qu'on avait... pas dans les guerres précédentes en Bosnie et au Kosovo par exemple, et vous montrez bien que c'est paradoxalement l'Amérique qui a contribué à bâtir ce nouveau système international, qui est un peu le faussoyeur, l'affaiblisseur de ce nouveau système. Comment est-ce que vous l'expliquez ? C'est par l'hubris ?

  • Ghassan Salamé

    En réalité, il y avait déjà un courant idéologique qui était très puissant. à la fin de la guerre froide. Les américains se posaient trois questions. Ils ont tiré très vite la conclusion qu'ils sont sortis vainqueurs de la guerre froide. Un sentiment que les européens ressentaient mais pas avec la même, j'allais dire, arrogance. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Alors il y avait une ligne qui était celle de dire on peut dormir sur nos lauriers, il n'y a plus de menaces sur nous, donc revenons, réglons nos problèmes, montons des TGV, ce que nous n'avons pas, Voyons les ponts, les routes, etc. Il y avait cette ligne. Il y avait une deuxième ligne qui consistait à dire c'est le moment d'établir un ordre qu'on appelle constitutionnel, c'est-à-dire un ordre institutionnel, de renforcer les organisations multilatérales, de créer l'OMC, l'Organisation Mondiale du Commerce, d'accepter d'entrer dans la Cour pénale internationale de créer à Rome, etc. Donc d'accepter. Il y avait de nouvelles normes et de nouvelles lois qui, si jamais l'Amérique n'était plus la première puissance au monde, protégerait l'Amérique d'autres puissances. Et il y avait une troisième ligne présente dès 1990 qui consistait à dire, on a gagné la guerre froide, il est temps de marquer cela en interdisant à des rivaux potentiels de lever la tête. Et cela était présent déjà autour d'eux. George Bush père en 1990, mais il ne les a pas écoutés. Et en fait, ils avaient proposé une stratégie qu'il n'a pas signée à la fin, au début de 1992. Le même papier, ils vont le présenter à son fils dix ans plus tard et il va le signer. Ce que George Bush père a refusé en 1992, Bush fils va accepter. Peut-être que le 11 septembre, il n'y ait pas quelque chose, mais peut-être aussi que le groupe qui avait été marginalisé en C'est revenu avec une idée vengeresse en 2001-2002.

  • QDNEH

    Cette attédude américaine, elle se voit, quelle que soit l'administration au pouvoir à Washington, qu'elle soit républicaine ou démocrate ?

  • Ghassan Salamé

    Oui, parce que c'est un courant idéologique qui traverse les deux parties. En réalité, puisque vous posez la question, c'est une question intéressante, parce qu'il y avait deux lignes d'ordinaire qui se faisaient en principe la guerre. La ligne dite néolibérale et la ligne dite néoconservative. Les néo-conservateurs voulaient intervenir partout dans le monde pour établir un régime démocratique et pour cela ils étaient disposés à utiliser la force. Les néo-libéraux souhaitaient qu'il y ait la démocratisation dans le monde, mais les fondations, les USAID, etc. auraient pu le faire sans besoin d'utiliser la force. Or, la guerre d'Irak, pour y revenir en 2003, a vu des gens... Des collègues à moi d'ailleurs, je vois ça, qui étaient tout à fait libéraux et d'autres conservateurs qui se sont réunis pour appuyer l'aventure de George Bush sur les bords de l'Euphrate. Et les néolibéraux étaient plutôt démocrates et les néoconservateurs étaient plutôt républicains, mais il y a eu une espèce de mariage des deux néos autour d'un projet interventionniste. Comment dirais-je ? systématique à travers le monde.

  • QDNEH

    Vous consacrez dans le livre de long développement aux facteurs qui, en déstabilisant l'ordre mondial, favorisent la prise de pouvoir de Mars, le retour à la guerre. Ces six critères qui font écho aux six promesses iréniques non tenues. Je vais les citer parce qu'on va en parler un petit peu après. C'est le reflux démocratique, vous l'avez dit. Le charme fané du doux commerce qui ne résout pas tous les problèmes. À qui profite la révolution technologique ? La dérive culturaliste, la dérégulation de la force qui est le cœur de l'ouvrage, et puis le nucléaire qui est en embuscade, une constatation que l'on peut faire, c'est que tous ces dérèglements vont de pair. On pourrait dire qu'ils volent en escadrille, pour reprendre une expression connue. Est-ce qu'il y a un dénominateur commun à ces dérèglements ? Est-ce que c'est par exemple la perte de l'influence de l'Occident ?

  • Ghassan Salamé

    Je crois que c'est l'infidélité de l'Occident à ses propres principes qui joue un rôle important ici. C'est-à-dire, lorsque l'Occident lui-même ne respecte pas une organisation comme l'ONU qu'il a utilisée par ailleurs, il n'est pas fidèle à lui-même. Lorsque, par exemple, aujourd'hui dans la crise autour de Gaza, on dit qu'on peut suspendre le droit international humanitaire, alors qu'affamer les Ukrainiens serait un crime et affamer les Palestiniens ne le serait pas. On ne serait pas, on est infidèles à ses propres principes. Donc il y a un problème ici de constance et de cohérence. Si vous n'êtes pas cohérent dans votre référence aux droits, aux institutions, aux normes, si vous les appliquez d'une manière extrêmement sélective, c'est que vous avez des intérêts. Et si vous avez des intérêts, ça veut dire que vous allez les défendre. Et si vous allez les défendre, ça veut dire que vous allez utiliser les armes. C'est pourquoi en réalité ce n'est pas tant... La faiblesse de l'Occident, même s'il y a un affaiblissement relatif de l'Occident, en ce sens qu'au début du XXe siècle, l'homme blanc faisait à peu près 30% de l'humanité et contrôlait 80% de la planète. Aujourd'hui, il fait à peu près 17% de l'humanité et il contrôle à peu près 30% de la planète. Donc il y a, et les grandes puissances industrielles d'il y a 30 ans étaient pratiquement toutes occidentales. Le Japon, c'est-à-dire les États-Unis, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et le Japon. Aujourd'hui, on a vu qu'il y a une espèce de déclassement relatif lent. Par exemple, la France tombe dans le hit industriel d'un point tous les quelques années. Elle était quatrième il y a encore 15 ans. Elle est aujourd'hui septième puissance mondiale en termes économiques, en termes de PMB. Parce que l'Inde, la Chine, etc. sont... sont montés. Il y a certes un affaiblissement de l'Occident, mais plus que cela, il y a un manque de cohérence des politiques occidentales qu'on a beaucoup vu au moment de la guerre d'Irak, mais qu'on a vu aussi à d'autres moments depuis. Moi, quand j'étais en Libye, comme représentant de l'ONU, les Libyens me posaient tout le temps la même question.

  • QDNEH

    Comment se fait-il que les Européens qui viennent aider ceux qui essayent de traverser la Méditerranée, les fameux... illégaux qui traversent la Méditerranée. Comment se fait-il que ceux qui viennent les aider quand ils sont sur des embarcations en danger sont généralement des ONG européennes et comment se fait-il que ceux qui viennent arrêter ces embarcations sont des corvettes ou des navires de guerre européens ? Alors qu'est-ce que veut l'Europe ? Est-ce que c'est les ONG ? Ça me prenait toujours une heure ou deux pour expliquer qu'il y a des opinions différentes. sur la question de migration en Europe et que l'humanitaire est quelquefois en opposition directe avec le sécuritaire, mais c'est juste une anecdote pour vous dire que, vu de l'extérieur, il y a une certaine incohérence dans la politique suivie par les Occidentaux.

  • Ghassan Salamé

    Rassane Salamé, je vous propose de faire une petite pause. On se retrouve dans quelques instants pour poursuivre cette discussion. Une musique d'abord. Merci.

  • #2

    Sous-titrage ST'501

  • QDNEH

    Vous écoutez à l'YFM 93.1

  • Ghassan Salamé

    Gréphème avec Rassane Salamé. Rassane Salamé, on vient d'écouter un morceau de Ibrahim Marlouf, célèbre trompettiste franco-libanais qui fait écho à nos deux origines. Vous publiez La Tentation de Mars, un livre chez Fayard qui est sorti le mois dernier. Vous écrivez dans ce livre, je vous cite, De toutes les civilisations, seule l'occidentale a persisté dans un projet universel qu'elle a prétendu pouvoir nommer simplement LA civilisation, au singulier. Ceci fait écho au concept de choc des civilisations. qui a été proposé par Samuel Huntington en 1996, et qui fait part d'une conflictualité qui serait le fait d'une confrontation entre airs civilisationnels. Vous ne souscrivez pas du tout à cette analyse. Quelles limites y voyez-vous ?

  • QDNEH

    En fait, ça dépend comment on utilise le mot civilisation. D'ailleurs, l'Encyclopédia Britannica a refusé de l'inscrire parmi les mots jusqu'à la moitié du XIXe siècle. Parce que c'est un mot problématique. D'ordinaire, il était utilisé au singulier. C'était la civilisation. Et l'idée qui était derrière cet usage au singulier du mot civilisation était que la civilisation était le moment... où on pouvait dominer ses propres instincts jusqu'à se comporter d'une manière civilisée avec les autres. Et c'est Freud qui nous en donne, dans Malaise dans la civilisation cette définition-là, une définition qu'a attrapée Norbert Elias et l'a développée en disant que c'est comme ça que l'État est né. L'État moderne, c'est une espèce de décision collective, de refrain. ces instincts et de respecter le protocole, les normes, etc. Bon, les coloniaux ont décidé de prendre ce concept et se sont donné le droit, voire même le devoir pour certains d'entre eux, d'aller prêcher cette modernité-là au nom d'une mission civilisatrice à travers le monde. Et la civilisation s'est retrouvée être, au singulier, une espèce de justification pour l'intervention dans les affaires d'autrui, et notamment des pays qui étaient considérés, vus d'Europe, comme des pays en retard sur le chemin de la civilisation. Parce que la civilisation au singulier est une espèce de parcours que vous devez suivre, et vous êtes soit au début, soit à la fin, soit au milieu. Et ceux qui étaient les plus excités dans ce sens-là, comme John Rawls par exemple, ils vont jusqu'à dire, il est de notre devoir de donner un coup de pouce à ceux qui sont sur le chemin de la civilisation. quitte à intervenir militairement pour les pousser à aller dans ce sens. Ça c'est une définition de la civilisation. L'autre usage est un usage au pluriel. Et c'est l'usage qu'en fait Samuel Huntington. Dans ce cas-là, les civilisations ne sont pas un processus comme dans le premier cas, mais sont des espèces d'entités monolithiques qui se font face l'une à l'autre. Et ça c'est la définition plutôt anthropologique, voire je dirais allemande. que française du mot civilisation. L'idée que nous appartenons certes à des états ou à des tribus ou à des villes ou tout ce que vous voulez, mais nous appartenons aussi à une ère culturelle. Et ces aires culturelles sont en compétition. On trouve ça chez Arnold Toynbee, on trouve ça chez... Et on a trouvé que Huntington a pris ce concept et a dit il n'y a plus de guerre ni entre les princes ni entre les états, les guerres désormais seront entre les civilisations, et en particulier entre ce qu'il a... qu'on appelle une alliance islamo-confucéenne, c'est-à-dire entre la Chine et le monde musulman, contre l'Occident. Quand il a sorti cette thèse, c'était à l'automne 1993, on s'est retrouvés en janvier dans un débat sur ce concept à Davos. On n'en est pas venu aux mains, mais je lui avais dit très clairement que je n'étais pas d'accord. Pour mille et une raisons, mais je dois avouer, et on a refait l'exercice dix ans plus tard, en 2004, et on s'est bagarré à nouveau. La première fois on avait la pauvre Benazir Bouto qui a été assassinée depuis sur notre panel, la deuxième fois on avait l'évêque de Canterbury qui était un peu conciliateur entre sa position et la mienne. Mais je dois avouer, je dois avouer que... Huntington a eu, post-mortem, un succès inouï, parce qu'aujourd'hui, le président chinois parle en termes culturalistes. Il parle de la Chine comme de la civilisation, la seule civilisation au monde qui est restée la même pendant cinq millénaires et qui donc n'a pas de leçons à prendre de quiconque parce qu'elle est dans une espèce de firmament culturel auquel les autres civilisations ne peuvent pas prétendre. L'Inde, c'est la même chose. Si vous écoutez M. Modi aujourd'hui... Lui, il ne veut pas, il considère que l'Inde a été, comment dirais-je, agressée et annexée par le monde musulman, notamment par les Mughals, et que maintenant il essaye de rétablir une Inde hindouiste. Il a même dessiné le nouveau parlement de New Delhi pour être le réceptacle de l'idée qu'il se fait de la religion hindouiste. Et si vous écoutez... Et... Je me rappelle d'un titre de journal en Amérique, j'enseignais à l'époque aux Etats-Unis, qui le lendemain du 11 septembre a dit La guerre des civilisations a commencé Donc, il y a, je dois l'avouer, Huntington, après sa mort, a eu énormément d'adeptes plus ou moins conscients de sa thèse. Mais moi je pense que c'est une fausse thèse. D'ailleurs, si vous lisez bien ce que Huntington a dit et écrit, en réalité il pense à... en termes inter-étatiques. Puisque dans chaque civilisation, ce qui l'intéresse, c'est qu'il y ait un pays central qui gère les satellites. Et donc, très clairement pour lui, ça veut dire qu'en Occident, il y a une civilisation et au sein de cette civilisation, il y a un centre qui doit gérer les autres, c'est-à-dire les États-Unis d'Amérique. Il en revient à quoi ? Il en revient à défendre l'OTAN, comme une espèce de forteresse qui doit protéger l'Occident, Et il va, pour des raisons culturalistes, jusqu'à demander à ce que la Turquie musulmane et la Grèce chrétienne orthodoxe sortent de l'OTAN parce qu'ils ne ressemblent pas au reste des participants. Mais qu'est-ce qu'il y a derrière ? Il y a derrière quelque chose de très intéressant dont on parlait il y a un petit quart d'heure. À savoir que Huntington est très conscient à la fin de sa vie de la... l'emprise beaucoup plus faible de l'Occident que le reste du monde. Donc il dit, cessons de vouloir changer les modes de vie, les normes, les législations des autres pays. Cessons d'être la seule civilisation qui se prend pour une civilisation universelle. Acceptons que nous sommes une civilisation parmi d'autres et passons au niveau stratégique, au mode défensif. Donc contrairement à ce qu'on pense, Huntington n'est pas interventionniste, il n'est pas comme le néoconservateur dont on parle tout à l'heure, mais il est pour une espèce de défense musclée de l'Occident autour du leadership américain et en investissant notamment dans l'OTAN. Donc c'est une vision qui est extrêmement défensive d'un Occident qui n'a plus la même emprise sur le reste du monde et qui perd beaucoup de son énergie à vouloir changer les autres alors que Huntington pense Qu'il y a des fossés entre les civilisations que la prétention des occidentaux. à les effacer, étaient mal placés.

  • Ghassan Salamé

    Donc là, sur ce point-là, vous le rejoignez, parce que vous écrivez La Chine ne veut pas cyniser le monde Vladimir Poutine ne veut guère le russifier ou Narendra Modi l'indianiser Donc la différence, par rapport à l'Occident, c'est que ces pays ne veulent pas nécessairement exporter leur modèle.

  • QDNEH

    Non, non, non. Mais en fait, vous avez raison. C'est-à-dire que je pense que chaque civilisation qui a prétendu être universelle a eu un moment. Vous voyez, Vous voyez ça au début de l'islam. L'islam a pensé pouvoir régir le monde. Il a fallu des décennies pour comprendre que l'islam n'allait pas être une religion qui va prendre la planète toute entière et que les musulmans en sont venus, les penseurs musulmans du 8e, 9e siècle, en sont venus à dire le monde est divisé en deux, le domaine de l'islam et le domaine des infidèles. Des infidèles. Il y a toujours dans l'histoire culturelle mondiale un moment où des dirigeants, des conquérants, etc. se prennent pour les producteurs, les fabricants des normes pour le reste de l'humanité. Je crois que Huntington a raison d'être prudent, mais je ne le suis pas sur l'idée qu'il faut à tout prix militariser les relations. Je ne crois pas d'ailleurs que les civilisations... ont des budgets, ont des appareils, ont des armes, ont des armées pour se faire la guerre. C'est pourquoi je ne crois pas au clash des civilisations. Et je constate, et je peux le faire arithmétiquement, mais les auditeurs n'ont pas la patience pour le faire, que les guerres au sein des civilisations sont beaucoup plus nombreuses et plus meurtrières que les guerres entre civilisations. La guerre entre la Russie et l'Ukraine. Est-ce qu'il y a de pays... qui sont plus proches dans leur langue, dans leur culture, dans l'intermédiage, dans leur histoire récente que l'Ukraine et la Russie. Ça c'est une guerre au sein de la même civilisation, slave et orthodoxe et tout ce que vous voulez. La guerre entre l'Irak et l'Iran. Des centaines de milliers de morts, huit ans de guerre impossible, mais c'est dans la même civilisation. La guerre entre l'Algérie et le Maroc, la guerre du désert, la guerre qui se fait aujourd'hui au Soudan entre deux généraux qui représentent deux parties du Soudan, ce ne sont pas des guerres entre civilisations. Donc l'idée que les civilisations ont remplacé les États me paraît exagérée. Et d'ailleurs, à la fin de sa vie, le tout Le dernier livre que Huntington a écrit, qui s'appelle Qui sommes-nous ? est un livre véritablement quasiment hystérique. Il est obsédé par l'idée que les Mexicains vont passer le Rio Grande et arracher aux États-Unis tous les États que les États-Unis ont pu arracher au Mexique au XIXe siècle. Le Texas, la Californie, New Mexico, etc. Donc il dit... Attention, cette guerre entre les civilisations au niveau global qui a occupé une bonne partie de ma carrière, maintenant elle doit être placée dans le cadre strictement américain et on doit faire attention parce que les latino-catholiques qui sont en train de passer le Rio Grande sont en train de changer l'Amérique de l'intérieur. Donc il est resté dans le paradigme culturel mais il l'a réduit au seul état. Vous écoutez Alligre FM 93.1

  • Ghassan Salamé

    Hassan Salameh, dans ce monde qui n'est donc plus régi par la seule influence américaine ou occidentale, est-ce que selon vous il y a une conception alternative de l'organisation du monde ? Est-ce qu'il en faut une ? D'ailleurs, vous êtes notamment très critique des BRICS et du Sud Global, qui pour vous n'ont pas de valeur stratégique parce qu'il y a beaucoup plus de dissension à l'intérieur de ces groupes que d'unité face au monde occidental. Aujourd'hui, comment vous qualifieriez l'organisation du monde ?

  • QDNEH

    Je pense que les gens sont souvent... Sans le savoir, encore marqué par l'exemple de la guerre froide, c'est-à-dire l'idée que lorsqu'il y a un bloc, il y a nécessairement un bloc en face. Effectivement, c'était le cas. Les Européens pouvaient compter sur la protection américaine. contre un peu de vassalisation, et les États de l'Europe de l'Est pouvaient être protégés ou dominés, comme vous voulez, par le grand frère russe. Et quand ils prenaient leur liberté, comme ce fut le cas en Tchécoslovaquie ou en Pologne, ils intervenaient pour leur rappeler qu'ils étaient des membres subalternes du pacte de Varsovie. Ce modèle d'un bloc contre bloc n'est pas un modèle éternel. Si vous... Pour regarder l'histoire du 19e siècle, vous ne trouvez pas de bloc contre bloc. Vous trouvez parfois des alliances pour faire la guerre, et des alliances qui changent. Tout au long du 19e siècle, la Grande-Bretagne et la France étaient ensemble dans certaines guerres et étaient tout à fait hostiles dans d'autres guerres. Napoléon a fait la guerre à la Grande-Bretagne, mais la Grande-Bretagne et la France étaient dans la guerre du Crimée ensemble, etc. Donc, on ne peut pas dire... Il y avait des alliances de courte durée. Il y avait peu de grandes alliances ou de grands blocs qui se faisaient la guerre. Et l'histoire de l'humanité... La réalité n'est pas faite de deux blocs. Ça c'est un cas relativement exceptionnel. En ceci, la guerre froide n'est pas un modèle pour le reste de l'histoire. Or, aujourd'hui, quand on dit que l'OTAN a survécu, qu'il s'est même rafraîchi en y introduisant la Suède et la Finlande récemment, qu'il fait face à la Russie après son invasion de l'Ukraine en 2022, et qu'il est en train de retrouver une seconde jeunesse, C'est-à-dire qu'il y a un bloc en face de lui. En réalité, il n'y a pas de bloc en face de lui. Et les BRICS ne constituent certainement pas ce bloc. Parce que les BRICS n'ont même pas de secrétariat permanent. Ils se réunissent épisodiquement. Il y a de grandes tensions frontalières entre notamment deux membres importants des BRICS qui sont l'Inde et la Chine. Et il y a une compétition commerciale entre ces pays. Et il y a des positions qui ne sont pas nécessaires. nécessairement les mêmes. Par exemple, pour ne prendre que l'affaire de Gaza, l'Oula du Brésil a pris une position extrêmement ferme par rapport à ce que Israël était en train de commettre à Gaza, mais ce n'est pas le cas du tout de l'Inde. Modi a pris une position plutôt pro-israélienne. Donc, il est difficile, et en plus, alors que les États membres de l'Union européenne et de l'OTAN ont des régimes politiques et économiques. relativement similaire, voire tout à fait similaire. Ce n'est pas le cas. Ce n'est pas le cas des BRICS qui ont des régimes plutôt démocratiques en Inde, très autoritaires en Chine. Et c'est pourquoi je crois que le concept de Sud global est utilisable si on veut dire par là que la voix des pays du Sud est plus audible aujourd'hui qu'elle ne l'était auparavant. Parce qu'il y a des pays comme le Brésil, le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Inde, etc., qui parlent plus haut, sont écoutés, ont réussi parfois à des taux de croissance relativement enviables, etc. Donc, ils ont la voix un peu plus haute et les gens les écoutent. Si c'est par là qu'on parle du Sud global, je crois que le Sud global existe, mais il est un peu cacophonique, en ce sens qu'il ne forme pas du tout une espèce de bloc uni comme cette forme de bloc. La forme pavlovienne de regarder le système international comme nécessairement un système bipolaire le laisserait croire.

  • Ghassan Salamé

    Oui, vous montrez qu'on va plutôt vers un modèle régional, de pôle d'influence régional avec un acteur principal, un peu ce que Huntington disait. Et vous employez aussi le concept de multi-alignement, qui est un moyen élégant de dire que chacun voit ses propres intérêts avant tout. Dans ce contexte-là, quel rôle pour les instances internationales déjà existent ? et donc notamment l'ONU, vous qui avez été envoyé spécial en Irak et en Libye. Quel rôle voyez-vous pour l'ONU aujourd'hui et dans le futur ?

  • QDNEH

    Écoutez, l'ONU... Je vais vous faire un aveu, que je fais peut-être pour la première fois. J'ai enseigné les organisations internationales avant de travailler pour l'ONU. Et lorsque, après avoir travaillé plusieurs années comme conseiller de Kofi Annan, et être mêlé au quotidien aux crises qu'il a eues à gérer, pendant son second mandat, je suis revenu refaire le même cours à Sciences Po, et j'ai regardé mes notes, et j'éclatais de rire. Parce que quand vous voyez la chose de l'intérieur, elle est très différente de ce qu'on voit de l'extérieur. L'ONU, en réalité, est un archipel. C'est un archipel. C'est-à-dire, autour de cette structure, il y a énormément d'institutions, d'agences, etc., qui ont généralement leur propre vie, leur propre budget. Certes, il y a tous les quelques temps un secrétaire général qui arrive, c'était le cas du prédécesseur de l'actuel, M. Ban Ki-moon, qui est venu et dit One UN C'est le grand concept qu'il lançait. Il faut que l'UN soit… Donc, essayons d'avoir le même siège. dans les mêmes pays, etc. Aucune des agences n'a respecté cela. En réalité, la logique de l'archipel domine. Et quand vous dites archipel, ça veut dire qu'il y a des îles florissantes et des îles qui le sont moins. Il y a aujourd'hui des agences ou des institutions sans lesquelles les gens mourraient de faim. Si vous arrêtez demain le programme alimentaire mondial, il y a des dizaines de millions de gens qui mourraient de faim. Si vous arrêtez demain le HCR, il y a 130 millions de gens qui mourraient de faim. millions de réfugiés à travers le monde qui se sentiraient en très grande difficulté. Si vous arrêtez l'OMS de fonctionner, vous allez avoir une nouvelle pandémie sans une structure de coordination au niveau international. Donc il y a des institutions et des agences qui font correctement, je ne dis pas magnifiquement, mais correctement leur travail. Maintenant vous avez le côté paix et sécurité. La paix et la sécurité ont été confiées par la Charte des Nations Unies au Conseil. Le Conseil de sécurité marche uniquement quand il y a un terrain commun entre les grandes puissances. Quand, comme aujourd'hui, M. Biden appelle M. Putin tueur, ou qu'il y ait une telle méfiance entre les grandes puissances, voire une espèce d'indifférence au Conseil de sécurité. Moi, j'étais à New York en septembre dernier, et les cinq membres... de conseils de sécurité, qui doivent en principe donner l'exemple, parce qu'ils ont le privilège du droit de veto. Eh bien, M. Macron n'a pas pensé qu'il devait y aller. M. Sunak de Grande-Bretagne n'y est pas allé. M. Poutine, peut-être, a eu peur d'avoir des soucis s'il devait y aller. M. Chia, avec d'autres chars, a fouetté. M. Bush n'est venu que parce que c'est à côté de chez lui. Mais, en fait, si les membres permanents n'ont pas des relations de confiance, un minimum de confiance, un minimum de confiance, Le minimum de foi dans la sécurité collective, le Conseil de sécurité ne fait plus son travail. Or, qu'est-ce qui est arrivé ? Avec le droit de veto, la Russie a interdit au reste du monde d'agir sur la question ukrainienne. Et avec le droit de veto, les États-Unis interdisent en réalité un cessez-le-feu à Gaza. Donc, le Conseil de sécurité est entièrement paralysé à nouveau, comme il l'était pratiquement pendant la guerre froide.

  • Ghassan Salamé

    Je vois que le temps avance, Rassane Salamé, j'ai une ou deux dernières questions à vous poser. À partir de l'analyse de l'échiquier mondial, vous proposez plusieurs scénarios. Dans le dernier chapitre, l'épilogue du livre, qui s'intitule très joliment Dans quel monde vivrons-nous ? avec le R entre guillemets, donc vivons, vivrons-nous. Donc il y a plusieurs scénarios que vous évoquez. Ma première question, c'est est-ce que l'augmentation de la probabilité de la guerre se voit dans tous les scénarios ? Et deuxièmement, quel est pour vous le plus probable ?

  • QDNEH

    Moi, je pense qu'aujourd'hui, il n'y a pas un système de régulation qui marche. parce que le Conseil de sécurité est paralysé. Je constate par ailleurs qu'il y a un niveau de méfiance entre les dirigeants des grands pays que je n'avais pas vu depuis la guerre fraude. Je constate troisièmement qu'il n'y a pas d'alliance solide entre États, à l'exception des membres de l'OTAN. Et je constate enfin que les critères objectifs qui annonceraient plutôt la guerre plutôt que la paix sont généralement... généralement au rose et pour certains au rouge vif. Moi, je n'avais pas entendu parler à un ministre ou à un premier ministre, comme c'est le cas de M. Medvedev en Russie, qui envisage la possibilité d'utiliser l'arme nucléaire contre la Pologne ou contre un pays de l'OTAN. Je n'avais jamais entendu un ministre israélien, comme ce fut le cas en novembre dernier, penser à larguer une bombe nucléaire sur Gaza. Donc, je ne crois pas que nous vivons dans un temps simple. où on respecte quelque peu les normes et où les tabous, notamment le tabou nucléaire, est quelque peu respecté. Tout au contraire, on voit que quatre pays sont devenus nucléaires et ont refusé de signer le traité de non-prolifération, l'Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et Israël, et on voit que l'Iran est en train d'enrichir son uranium à 60%, ce qui n'indique pas des intentions nécessairement civiles. Donc je vois que les critères objectifs... tournent aux roses et pour certains d'entre eux aux rouges vifs. C'est pourquoi je vous disais au début de cette émission que je commençais à écrire ce livre au futur, mais l'actualité m'a rattrapé et j'ai peur qu'elle ne continue à le faire.

  • Ghassan Salamé

    Et dans cette vision manifestement et nécessairement pessimiste, est-ce que vous voyez quand même des raisons de ne pas être fataliste ?

  • QDNEH

    Oui, je vois par exemple que l'interdépendance économique a pu triompher des sanctions, a pu triompher de la pandémie. Et de l'arrêt des commerces internationaux du fait du Covid. Je vois donc qu'elle est beaucoup plus solide qu'on ne le croyait. Je vois par ailleurs que récemment, par exemple en Turquie, en dépit du populisme qu'on accorde volontiers à M. Erdogan, l'opposition a pu gagner les municipales dans toutes les grandes villes de Turquie. Donc la dédémocratisation n'est pas nécessairement irréversible. Je vois par ailleurs que... la révolution technologique continue de produire des effets positifs dans des matières comme la chirurgie, le traitement à distance, etc. et pas seulement négatifs comme on l'a vu avec l'intelligence artificielle utilisée dans la guerre soit par les Russes, soit par les Israéliens plus récemment. Donc je vois que les éléments positifs de l'évolution continuent. mais qu'ils sont dans une espèce de tension permanente avec leur usage plus bellique.

  • Ghassan Salamé

    Rassane Salamé, merci beaucoup d'avoir apporté cet éclairage. Merci beaucoup pour ce très beau livre, La Tentation de Mars, Guerre et Paix au XXIe siècle, paru chez Fayard le mois dernier. Je vous remercie d'avoir répondu présent à cette invitation.

  • QDNEH

    C'est moi qui vous remercie de m'avoir invité. Je suis très heureux d'être sur Radio Alicre.

  • Ghassan Salamé

    Merci beaucoup. Je vous laisse en compagnie de la programmation musicale d'Ali Greff. Femme. Cette émission pourra être écoutée en rediffusion et en podcast et je vous donne rendez-vous prochainement pour un prochain numéro. Merci beaucoup.

  • QDNEH

    Vous écoutez Alli Greenfam 93.1

Description

Nous avons reçu Ghassan SALAME le jeudi 4 avril 2024 pour un entretien en direct sur Aligre FM 93.1. A la fin de la guerre froide, certains ont pu croire en un nouvel ordre mondial débarrassé de la guerre. Cet espoir a été progressivement été remplacé par un âge de dérégulation de la force, source de plus de conflictualités. Quels sont les fondements de ces menaces pour la paix ? Ghassan SALAME livre un essai qui analyse l’évolution du monde ces 30 dernières années et tente d’imaginer ce qu’il en adviendra.


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • QDNEH

    Bonjour à toutes et à tous, vous êtes bien sur Aligre FM 93.1, nous sommes le jeudi 4 avril 2024 et vous écoutez un nouveau numéro de Quoi de Neuf en Histoire. Une émission particulière aujourd'hui parce que nous n'allons pas parler de temps anciens mais des 30 dernières années avec un invité exceptionnel, Ghassan Salamé, bonjour.

  • Ghassan Salamé

    Bonjour.

  • QDNEH

    Vous êtes professeur émérite de relations internationales à Sciences Po Paris. Vous êtes diplomate, ancien envoyé spécial des Nations Unies en Irak et en Libye, ancien ministre de la Culture et de l'Éducation au Liban, et vous publiez un essai, "La Tentation de Mars, Guerre et Paix au XXIe siècle", chez Fayard. Je vous remercie d'avoir accepté notre invitation, parce que je sais que vous êtes très sollicité en ce moment pour vous exprimer sur la situation actuelle dans le monde. Mais je m'étais dit qu'une des raisons pour lesquelles vous avez accepté l'invitation, c'est qu'en venant ici, vous étiez sûr que j'allais bien prononcer votre prénom. Merci d'être là. Ce livre, La tentation de Mars, a pour postulat que le nouvel ordre mondial au sortir de la guerre froide, qu'on envisageait débarrasser de la guerre, a été progressivement remplacé par un âge de dérégulation de la force, qui est une source de conflictualité nouvelle et aggravée. Donc on va voir tout cela en détail. Ma première question, c'est à quel moment cette idée s'est cristallisée dans votre esprit ? Est-ce que c'était avant le déclenchement de la guerre en Ukraine ?

  • Ghassan Salamé

    Oui, bien avant. En fait, une bonne partie de ce livre était écrite au mode du futur. Et puis, comme j'ai été rattrapé par l'actualité, je suis passé du futur au présent. Parce que cette idée du livre remonte à très loin. En fait, on remonte au moment où, avant d'aller en Libye plus récemment, j'enseignais encore et je me posais cette question. Alors qu'on avait trouvé très vite un nom pour la période qui va de 1945 à 1990, on continuait d'appeler la période qui a commencé en 1990 l'après-guerre froide. Et je me disais toujours, mais pourquoi on n'arrive pas à nous entendre, les experts, les praticiens, sur un nom pour cette période ? Une période qui aujourd'hui a pratiquement un tiers de siècle, et qui est toujours anonyme, qui n'a toujours pas de nom, qu'on désigne uniquement comme la phase qui est venue après la guerre froide. Et puis en piochant un peu, j'ai découvert qu'en fait, il y avait deux après-guerre froide et qu'ils n'avaient pas grand chose à voir l'une avec l'autre. La première partie qui va de 1990 à peu près 2007-2008. est une période prometteuse à tous les points de vue. Et je prends six critères pour le démontrer. Et la deuxième partie est beaucoup plus problématique. Sur chacun de ces six critères, on avait vu des progrès assez grands dans la première moitié. On voit des régressions ou des freins qui sont tout à fait perceptibles dans la deuxième moitié de ce tiers de siècle qui nous sépare de 1990.

  • QDNEH

    C'est vrai que c'est une évolution biphasique où les mêmes critères qui étaient positifs pendant les 15 premières années vont se dégrader dans les 15 années suivantes. Mais si on revient au début des années 90, certains espéraient ou prophétisaient un monde sans guerre. Ce n'est pas la première fois que l'humanité espérait cela. À quoi peut-on penser comme précédent et notamment au XXe siècle ? Parce qu'on voit que c'est une idée quand même qui traverse le XXe siècle, cette idée d'absence de guerre.

  • Ghassan Salamé

    Écoutez, après chaque grande guerre... Il y a eu une tentative, comme disait le président Wilson, après la première guerre mondiale, pour que ce soit une guerre pour finir de toutes les guerres. Et quand il a eu l'idée de la SDN à l'époque... Il l'a annoncé comme une institutionnalisation de cette décision qu'aurait pris l'humanité de ne plus se faire la guerre. Et lorsque le président Roosevelt a appelé à la réunion de San Francisco qui va créer l'ONU en 1945, c'était après la Deuxième Guerre mondiale et on a dit plus jamais ça, on va maintenant nous entendre pour qu'il y ait un système effectif de sécurité collective. Eh bien, après la fin de la guerre froide, il y a eu le même... L'idée que la guerre froide n'avait pas été si froide que cela. En réalité, c'est vrai que les grandes puissances, les deux blocs, ne se sont pas fait la guerre pendant la Deuxième Guerre mondiale, la guerre froide, 45 ans, entre 45 et 90, mais il s'est passé beaucoup de choses extrêmement lamentables. D'abord, il y a eu des alertes nucléaires extrêmement dangereuses entre Washington et Moscou, notamment sur Cuba, sur Berlin, sur le Moyen-Orient, sur la Chine. qui ont fait trembler le monde, surtout à Cuba, entre Kennedy et Khrouchev à l'époque. Deuxièmement, même si les deux blocs ne se faisaient pas... Directement la guerre, ils faisaient des guerres par procuration à travers le monde qui ont été extrêmement coûteuses en vie humaine, en Corée, au Vietnam, où des centaines de milliers de personnes sont mortes, des millions peut-être, et puis ensuite en Amérique centrale, en Afrique et ailleurs dans le monde. Donc cette guerre froide l'était uniquement entre les grandes puissances. mais pas pour les autres. Et à la fin de la guerre froide, il y a eu le même sentiment ou le même espoir que maintenant, par exemple, le Conseil de sécurité de l'ONU, qu'on avait établi en 1945 pour être le réceptacle de la sécurité collective, pour être l'instrument pour établir la paix et la sécurité dans le monde, et qui avait été paralysé par le veto mutuel entre la Russie et l'URSS. à l'époque et les États-Unis, pouvait enfin fonctionner. Et il a fonctionné, effectivement. En 1990, Saddam Hussein envahit le Koweït, et l'annexe quelques jours plus tard. Et effectivement, le Conseil de sécurité, dans 12 résolutions, a donné la couverture juridique pour que 65 pays, qui comprenaient certes les États-Unis, mais beaucoup d'autres pays qui n'avaient rien à voir avec les États-Unis, comme la Syrie, par exemple, ou l'Égypte. à l'époque, etc., sont allés réaliser, sous le chapitre 7 de la Charte des Nations Unies, le principe de sécurité collective selon lequel, chaque fois qu'un pays membre de l'ONU est attaqué, tous les autres doivent se sentir attaqués aussi. Donc, il y avait un espoir, et cet espoir s'est réalisé assez vite avec la guerre du Koweït, pour le rétablissement de la souveraineté du Koweït. Il y avait un exemple pour dire, et l'année suivante, le secrétaire général de l'époque, Boutros Boutros Ghali, a appelé les chefs d'État pour une première réunion du Conseil de sécurité au niveau des chefs d'État. Ça n'était jamais arrivé. Et tout le monde est venu. Yeltsin était là, Bouchper était là, etc. Mitterrand, etc. Ils se sont réunis et ils ont décidé. que désormais l'ONU pourrait avoir des rôles beaucoup plus larges dans le rétablissement de la paix au niveau des petits pays qui étaient entrés dans des guerres civiles en Afrique, en Asie ou ailleurs. Et pour tout vous dire, pour avoir été un des artisans des accords de Taïef qui ont mis la fin à la guerre du Liban en 1989, sans qu'on puisse véritablement le formuler à l'époque, on sentait que cet accord n'aurait pas été possible. Si la guerre froide n'était pas déjà terminée, parce que le Liban, même si c'est un tout petit pays, était aussi un théâtre de la confrontation entre Moscou et Washington, et les deux pays ont donné, non pas tant un feu vert à la paix, mais un signe clair de leur indifférence qui a permis en fait de parvenir à cet accord de Taïf en 89. Mais ça on l'a vu aussi dans l'accord de l'Afrique, on l'a vu dans beaucoup d'autres pays où les conflits se sont résolus. Et quand ils ne se sont pas résolus comme au Koweït, il y a eu un mouvement global autorisé par le 12 résolution du Conseil de sécurité pour libérer le Koweït et rétablir sa souveraineté.

  • QDNEH

    En fait, ce rapport des États avec la guerre et la paix, c'est un thème ancien de la philosophie politique. À la fin du 18e siècle, Emmanuel Kant discutait un projet de paix perpétuelle. Je résume en quelques mots. Pour lui, la guerre permanente, c'est l'état naturel de relation entre les États. Mais ce n'est pas parce que c'est naturel que c'est légitime, moral ou juste. Les États peuvent vivre dans la paix, mais pour cela, il faut l'aider. La paix est instable et précaire par nature. Et pour la rendre possible, il faut des règles de droit pour instituer les relations entre les États. Est-ce que cette philosophie-là de régulation juridique des rapports entre États pour parvenir à la paix, est-ce que c'est le sentiment dominant des États au sortir de la guerre froide ?

  • Ghassan Salamé

    Oui. En fait Kant était très à la mode au sortir de la guerre froide. C'était le saint patron de tous ceux qui pensaient que la guerre pouvait désormais être évitée. Parce que Kant pense comme Hobbes que la guerre est inévitable entre les états et qu'ils sont dans une espèce de mouvement darwinien permanent d'hostilité. Mais à la différence de Hobbes, il pense que des régimes politiques particuliers conduisent plus facilement à la paix qu'à la guerre. Et donc il appelle ces régimes de la guerre à la guerre. Le régime, les républiques, ce qu'on appellerait aujourd'hui des démocraties. Or, à quoi on assiste en 1990 ? A ce qu'on appelle la troisième vague de démocratisation. C'est-à-dire l'Europe de l'Est, choisie quasi naturellement et unanimement. un régime d'économie de marché, mais surtout de démocratie représentative. On voit que l'Amérique latine se débarrasse de ses caudillos et adopte des régimes largement démocratiques. On voit aussi que les conférences nationales dans l'ensemble du continent africain conduisent généralement à des élections. Et on finit quelques années plus tard par découvrir, à la fin du XXe siècle, autour de l'année 2000, que pour la première fois de l'histoire humaine, il y avait plus d'humains qui vivaient dans un régime démocratique que dans un régime autoritaire. Ça n'était jamais arrivé. Donc il y avait une espèce d'espoir de démocratisation qui ne s'arrêterait pas. Et c'est le premier critère que j'interroge dans mon livre et je découvre que effectivement c'est le cas, mais qu'autour de 2006 comme cela, il y a une espèce de plateau. Plus tellement de nouveaux pays passés d'un régime autoritaire à un régime démocratique. Et c'est un plateau qui est suivi progressivement par des régressions. Coup d'État en Thaïlande, coup d'État au Myanmar, coup d'État dans les pays du Sahel. On voit qu'en fait, il y a un mouvement en retour. Et aujourd'hui, on voit que la démocratie qui était extrêmement, comment dirais-je, agressive dans son expansion au début du 21e siècle, est aujourd'hui en régression, voire sur la défense. dans beaucoup de pays du monde, soit quantitativement, parce qu'il y a eu des coups d'État brutaux, parce que les militaires ont remplacé les civils, soit d'une manière plus sournoise dans beaucoup de pays où le populisme est en train de miner les régimes démocratiques de l'intérieur et la démocratie devient dans ce cas-là une simple utilisation d'un instrument qui est l'élection.

  • QDNEH

    Quelle relation, quelle association faites-vous entre démocratie et paix ? Est-ce que les régimes démocratiques font moins la guerre ? Ou est-ce qu'ils font la guerre de manière différente,

  • Ghassan Salamé

    simplement ? Ce que Kant nous dit, c'est que, un, les démocraties ont tendance à moins se faire la guerre.

  • QDNEH

    Entre elles ou avec ?

  • Ghassan Salamé

    Entre elles. Deux, quand elles doivent faire la guerre, elles le font d'une manière proportionnée. Et trois, quand elles font la guerre, elles ont tendance à la gagner, à les gagner. Donc c'est un peu le tripod de Kantien. Mais ce tripod Kantien... a été bousculé par cette régression, par ce plateau, puis par cette régression qui a eu lieu à partir de l'année 2006-2007. Mais il a été bouleversé par quelque chose d'autre, qui est l'idée que la mondialisation était le frère jumeau de la démocratisation. Et qu'en fait, ce que Montesquieu appelle le doux commerce était... c'est-à-dire une plus grande interdépendance économique entre les États, pouvait également soutenir le mouvement de démocratisation et donc conduire parallèlement à la démocratisation, à plus de paix qu'à plus de guerre. Et c'est le deuxième critère qui m'arrête, la mondialisation.

  • QDNEH

    Oui, parce que vous avez identifié ce que vous appelez les ingrédients de la promesse irénique des Suds. L'irénisme, c'est cette croyance que... il faut gommer plutôt les différences et les malentendus plutôt que d'insister sur les différences pour un monde meilleur. Et vous êtes assez critique de ça d'ailleurs. Notamment, vous avez des mots sur le psychologue de Harvard, Steven Pinker, que vous qualifiez un peu d'optimiste BA. Et donc, vous avez identifié en tout cas six ingrédients de cette promesse irénique d'un monde meilleur sans paix. Quels sont-ils ?

  • Ghassan Salamé

    D'abord, la démocratisation. Ensuite, la mondialisation. ensuite la révolution technologique, puis ce que j'appelle la dérive culturaliste, c'est-à-dire l'entrée du culturalisme dans les relations internationales, bien entendu la dérégulation de la force qui est un peu le cœur de l'ouvrage, et enfin le nucléaire, la réapparition du nucléaire ou la rupture du tabou nucléaire. Le deuxième, c'est la mondialisation. Et les deux, comment dirais-je, les deux... Pour aider à la marche vers la paix, il y avait d'un côté la démocratisation, de l'autre la mondialisation. Je crois que la mondialisation continue. Les chiffres commerciaux demeurent. C'est énormissime. Il faut juste songer qu'entre les États-Unis et l'Union soviétique, il y avait un milliard de dollars d'échanges commerciaux par an. Aujourd'hui, il y a deux milliards d'échanges par jour entre la Chine et les États-Unis. Donc, l'interdépendance économique continue. Mais là aussi, après un départ très prometteur pendant les années 90 et une bonne partie des années 2000, on voit plusieurs éléments négatifs. Des crises financières importantes au Mexique, en Russie, dans l'Asie du Sud-Est et enfin dans le cœur même du système à Wall Street. On voit aussi qu'il y a des gagnants et des perdants de la mondialisation et que les perdants ne sont pas contents et suivent les mouvements populistes qui les appellent à se rebeller contre la mondialisation. On voit que des gouvernements suivent des politiques protectionnistes dans certaines matières pour protéger leur industrie nationale et on voit des sanctions qui sont... imposé à des pays pour des raisons politiques ou géostratégiques. Donc pour toutes ces raisons, la mondialisation, après un départ, comment dirais-je, tout en force, tout en puissance, connaît aujourd'hui des contraintes dont on croyait qu'elle s'était débarrassée. Donc le doux commerce de Montesquieu aussi, je ne dis pas qu'il est devenu amer, mais qu'il est certainement beaucoup moins doux qu'on ne le pensait il y a une quinzaine d'années. Vous écoutez Aligre FM 93.1

  • QDNEH

    Dans les dérèglements que vous identifiez, Hassan Salamé, il y a un événement qui signe pour vous le début de la dérégulation de la force, c'est la deuxième guerre d'Irak en 2003. En quoi ce conflit est-il pour vous un point de bascule ?

  • Ghassan Salamé

    Regardez, prenez les deux guerres d'Irak, celle de 1990 et celle de 2003. Dans les deux cas, celui qui a conduit la guerre s'appelle George Bush. L'un était père et l'autre était le fils. Dans les deux cas, l'objectif est l'Irak, ou la cible c'est l'Irak. Donc on peut dire que c'est un peu deux guerres jumelles. En réalité, si vous regardez d'un peu plus près, et d'un point de vue qui n'a rien à voir ni avec Bush ni avec l'Irak, mais d'un point de vue du système international. Il y a rarement deux guerres aussi différentes l'une que l'autre. La première, celle de 1990, est une guerre qui est faite avec l'autorisation du Conseil de sécurité, dans laquelle participent 65 pays, avec un objectif clair, qui est la restauration de la souveraineté du Koweït, avec des limites claires aussi. C'est pourquoi George Bush, contrairement à ce que ses conseillers lui disaient, n'a pas poussé jusqu'à Bagdad en disant Je suis autorisé à libérer le Koweït, mais pas à entrer. en Irak, etc. Donc c'est une espèce d'illustration typique d'un système international qui marche bien, suivant les règles mises en place en 1945. Celle de 2003 est une guerre qui est faite sans aucune autorisation du Conseil de sécurité avec des États qui comptent dans le système international qui lui sont opposés clairement. La Russie, la France, l'Allemagne, la Belgique, le... Le pape et j'en passe, et c'est une guerre qui a un objectif très clair, celui d'aller renverser un régime, ce pourquoi il n'y a aucune règle légale du droit international qui l'autorise, et qui a conduit à des misères qui ont frappé d'abord les Irakiens eux-mêmes, qui a déconstruit l'État irakien, qui a décomposé la société irakienne, et qui a en fait obligé les Américains Ils dépensaient d'abord plusieurs milliers de tuyés pour eux-mêmes, mais également des milliards de dollars pour établir une démocratie qui était une espèce de mirage dans le désert. Donc ce sont deux guerres très différentes et je prends la deuxième comme le péché originaire de la dérégulation de la force parce que j'ai découvert ensuite plusieurs dirigeants de pays, en particulier Poutine, mais aussi Erdogan et les Irakliens. Il y a aussi l'Iranien, l'Ayatollah, qui disent à peu près ceci. Si les Américains, qui sont à l'origine de l'établissement de ce système onusien, de cette soi-disant ordre international basé sur la loi, le violent eux-mêmes, pourquoi pas moi ? Et là, je découvre un processus d'émulation. En fait, la guerre d'Irak... Dans son illégitimité, et mon patron de l'époque Kofi Annan a payé très cher pour avoir dit sur une radio britannique qu'elle était une guerre illégale, et bien cette guerre-là va en fait non pas se faire, mais elle va aussi justifier d'autres agressions qui seront conduites, par exemple par la Russie en géologie quelques années plus tard, puis contre l'Ukraine quelques années ensuite, en 2008 pour la géologie, en 2014 pour l'Ukraine. On va voir que la Turquie va utiliser cet argument pour intervenir dans beaucoup de pays, en Syrie, en Irak, en Libye et dans plusieurs pays africains. On va voir que l'Iran va aussi utiliser cet argument et on va voir aussi que la Chine va rappeler en permanence aux Américains qu'ils ont eux-mêmes violé le droit international et qu'ils n'ont pas de leçons à donner au reste du monde. Donc il y a dans ce péché original de 2003 de grands malheurs. qui ont frappé l'Irak, qui ont frappé les équilibres régionaux au Moyen-Orient, mais elle a constitué aussi un précédent. Parce qu'entre 1990 et cette guerre, il s'est passé pratiquement une décennie et demie où tout le monde espérait encore qu'on allait rester dans une logique de sécurité collective qui a été brisée véritablement dans cet acte unilatéral américain de 2003.

  • QDNEH

    Y compris d'ailleurs une fissure au sein de l'unité occidentale, ce qu'on avait... pas dans les guerres précédentes en Bosnie et au Kosovo par exemple, et vous montrez bien que c'est paradoxalement l'Amérique qui a contribué à bâtir ce nouveau système international, qui est un peu le faussoyeur, l'affaiblisseur de ce nouveau système. Comment est-ce que vous l'expliquez ? C'est par l'hubris ?

  • Ghassan Salamé

    En réalité, il y avait déjà un courant idéologique qui était très puissant. à la fin de la guerre froide. Les américains se posaient trois questions. Ils ont tiré très vite la conclusion qu'ils sont sortis vainqueurs de la guerre froide. Un sentiment que les européens ressentaient mais pas avec la même, j'allais dire, arrogance. Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? Alors il y avait une ligne qui était celle de dire on peut dormir sur nos lauriers, il n'y a plus de menaces sur nous, donc revenons, réglons nos problèmes, montons des TGV, ce que nous n'avons pas, Voyons les ponts, les routes, etc. Il y avait cette ligne. Il y avait une deuxième ligne qui consistait à dire c'est le moment d'établir un ordre qu'on appelle constitutionnel, c'est-à-dire un ordre institutionnel, de renforcer les organisations multilatérales, de créer l'OMC, l'Organisation Mondiale du Commerce, d'accepter d'entrer dans la Cour pénale internationale de créer à Rome, etc. Donc d'accepter. Il y avait de nouvelles normes et de nouvelles lois qui, si jamais l'Amérique n'était plus la première puissance au monde, protégerait l'Amérique d'autres puissances. Et il y avait une troisième ligne présente dès 1990 qui consistait à dire, on a gagné la guerre froide, il est temps de marquer cela en interdisant à des rivaux potentiels de lever la tête. Et cela était présent déjà autour d'eux. George Bush père en 1990, mais il ne les a pas écoutés. Et en fait, ils avaient proposé une stratégie qu'il n'a pas signée à la fin, au début de 1992. Le même papier, ils vont le présenter à son fils dix ans plus tard et il va le signer. Ce que George Bush père a refusé en 1992, Bush fils va accepter. Peut-être que le 11 septembre, il n'y ait pas quelque chose, mais peut-être aussi que le groupe qui avait été marginalisé en C'est revenu avec une idée vengeresse en 2001-2002.

  • QDNEH

    Cette attédude américaine, elle se voit, quelle que soit l'administration au pouvoir à Washington, qu'elle soit républicaine ou démocrate ?

  • Ghassan Salamé

    Oui, parce que c'est un courant idéologique qui traverse les deux parties. En réalité, puisque vous posez la question, c'est une question intéressante, parce qu'il y avait deux lignes d'ordinaire qui se faisaient en principe la guerre. La ligne dite néolibérale et la ligne dite néoconservative. Les néo-conservateurs voulaient intervenir partout dans le monde pour établir un régime démocratique et pour cela ils étaient disposés à utiliser la force. Les néo-libéraux souhaitaient qu'il y ait la démocratisation dans le monde, mais les fondations, les USAID, etc. auraient pu le faire sans besoin d'utiliser la force. Or, la guerre d'Irak, pour y revenir en 2003, a vu des gens... Des collègues à moi d'ailleurs, je vois ça, qui étaient tout à fait libéraux et d'autres conservateurs qui se sont réunis pour appuyer l'aventure de George Bush sur les bords de l'Euphrate. Et les néolibéraux étaient plutôt démocrates et les néoconservateurs étaient plutôt républicains, mais il y a eu une espèce de mariage des deux néos autour d'un projet interventionniste. Comment dirais-je ? systématique à travers le monde.

  • QDNEH

    Vous consacrez dans le livre de long développement aux facteurs qui, en déstabilisant l'ordre mondial, favorisent la prise de pouvoir de Mars, le retour à la guerre. Ces six critères qui font écho aux six promesses iréniques non tenues. Je vais les citer parce qu'on va en parler un petit peu après. C'est le reflux démocratique, vous l'avez dit. Le charme fané du doux commerce qui ne résout pas tous les problèmes. À qui profite la révolution technologique ? La dérive culturaliste, la dérégulation de la force qui est le cœur de l'ouvrage, et puis le nucléaire qui est en embuscade, une constatation que l'on peut faire, c'est que tous ces dérèglements vont de pair. On pourrait dire qu'ils volent en escadrille, pour reprendre une expression connue. Est-ce qu'il y a un dénominateur commun à ces dérèglements ? Est-ce que c'est par exemple la perte de l'influence de l'Occident ?

  • Ghassan Salamé

    Je crois que c'est l'infidélité de l'Occident à ses propres principes qui joue un rôle important ici. C'est-à-dire, lorsque l'Occident lui-même ne respecte pas une organisation comme l'ONU qu'il a utilisée par ailleurs, il n'est pas fidèle à lui-même. Lorsque, par exemple, aujourd'hui dans la crise autour de Gaza, on dit qu'on peut suspendre le droit international humanitaire, alors qu'affamer les Ukrainiens serait un crime et affamer les Palestiniens ne le serait pas. On ne serait pas, on est infidèles à ses propres principes. Donc il y a un problème ici de constance et de cohérence. Si vous n'êtes pas cohérent dans votre référence aux droits, aux institutions, aux normes, si vous les appliquez d'une manière extrêmement sélective, c'est que vous avez des intérêts. Et si vous avez des intérêts, ça veut dire que vous allez les défendre. Et si vous allez les défendre, ça veut dire que vous allez utiliser les armes. C'est pourquoi en réalité ce n'est pas tant... La faiblesse de l'Occident, même s'il y a un affaiblissement relatif de l'Occident, en ce sens qu'au début du XXe siècle, l'homme blanc faisait à peu près 30% de l'humanité et contrôlait 80% de la planète. Aujourd'hui, il fait à peu près 17% de l'humanité et il contrôle à peu près 30% de la planète. Donc il y a, et les grandes puissances industrielles d'il y a 30 ans étaient pratiquement toutes occidentales. Le Japon, c'est-à-dire les États-Unis, l'Allemagne, la France, la Grande-Bretagne et le Japon. Aujourd'hui, on a vu qu'il y a une espèce de déclassement relatif lent. Par exemple, la France tombe dans le hit industriel d'un point tous les quelques années. Elle était quatrième il y a encore 15 ans. Elle est aujourd'hui septième puissance mondiale en termes économiques, en termes de PMB. Parce que l'Inde, la Chine, etc. sont... sont montés. Il y a certes un affaiblissement de l'Occident, mais plus que cela, il y a un manque de cohérence des politiques occidentales qu'on a beaucoup vu au moment de la guerre d'Irak, mais qu'on a vu aussi à d'autres moments depuis. Moi, quand j'étais en Libye, comme représentant de l'ONU, les Libyens me posaient tout le temps la même question.

  • QDNEH

    Comment se fait-il que les Européens qui viennent aider ceux qui essayent de traverser la Méditerranée, les fameux... illégaux qui traversent la Méditerranée. Comment se fait-il que ceux qui viennent les aider quand ils sont sur des embarcations en danger sont généralement des ONG européennes et comment se fait-il que ceux qui viennent arrêter ces embarcations sont des corvettes ou des navires de guerre européens ? Alors qu'est-ce que veut l'Europe ? Est-ce que c'est les ONG ? Ça me prenait toujours une heure ou deux pour expliquer qu'il y a des opinions différentes. sur la question de migration en Europe et que l'humanitaire est quelquefois en opposition directe avec le sécuritaire, mais c'est juste une anecdote pour vous dire que, vu de l'extérieur, il y a une certaine incohérence dans la politique suivie par les Occidentaux.

  • Ghassan Salamé

    Rassane Salamé, je vous propose de faire une petite pause. On se retrouve dans quelques instants pour poursuivre cette discussion. Une musique d'abord. Merci.

  • #2

    Sous-titrage ST'501

  • QDNEH

    Vous écoutez à l'YFM 93.1

  • Ghassan Salamé

    Gréphème avec Rassane Salamé. Rassane Salamé, on vient d'écouter un morceau de Ibrahim Marlouf, célèbre trompettiste franco-libanais qui fait écho à nos deux origines. Vous publiez La Tentation de Mars, un livre chez Fayard qui est sorti le mois dernier. Vous écrivez dans ce livre, je vous cite, De toutes les civilisations, seule l'occidentale a persisté dans un projet universel qu'elle a prétendu pouvoir nommer simplement LA civilisation, au singulier. Ceci fait écho au concept de choc des civilisations. qui a été proposé par Samuel Huntington en 1996, et qui fait part d'une conflictualité qui serait le fait d'une confrontation entre airs civilisationnels. Vous ne souscrivez pas du tout à cette analyse. Quelles limites y voyez-vous ?

  • QDNEH

    En fait, ça dépend comment on utilise le mot civilisation. D'ailleurs, l'Encyclopédia Britannica a refusé de l'inscrire parmi les mots jusqu'à la moitié du XIXe siècle. Parce que c'est un mot problématique. D'ordinaire, il était utilisé au singulier. C'était la civilisation. Et l'idée qui était derrière cet usage au singulier du mot civilisation était que la civilisation était le moment... où on pouvait dominer ses propres instincts jusqu'à se comporter d'une manière civilisée avec les autres. Et c'est Freud qui nous en donne, dans Malaise dans la civilisation cette définition-là, une définition qu'a attrapée Norbert Elias et l'a développée en disant que c'est comme ça que l'État est né. L'État moderne, c'est une espèce de décision collective, de refrain. ces instincts et de respecter le protocole, les normes, etc. Bon, les coloniaux ont décidé de prendre ce concept et se sont donné le droit, voire même le devoir pour certains d'entre eux, d'aller prêcher cette modernité-là au nom d'une mission civilisatrice à travers le monde. Et la civilisation s'est retrouvée être, au singulier, une espèce de justification pour l'intervention dans les affaires d'autrui, et notamment des pays qui étaient considérés, vus d'Europe, comme des pays en retard sur le chemin de la civilisation. Parce que la civilisation au singulier est une espèce de parcours que vous devez suivre, et vous êtes soit au début, soit à la fin, soit au milieu. Et ceux qui étaient les plus excités dans ce sens-là, comme John Rawls par exemple, ils vont jusqu'à dire, il est de notre devoir de donner un coup de pouce à ceux qui sont sur le chemin de la civilisation. quitte à intervenir militairement pour les pousser à aller dans ce sens. Ça c'est une définition de la civilisation. L'autre usage est un usage au pluriel. Et c'est l'usage qu'en fait Samuel Huntington. Dans ce cas-là, les civilisations ne sont pas un processus comme dans le premier cas, mais sont des espèces d'entités monolithiques qui se font face l'une à l'autre. Et ça c'est la définition plutôt anthropologique, voire je dirais allemande. que française du mot civilisation. L'idée que nous appartenons certes à des états ou à des tribus ou à des villes ou tout ce que vous voulez, mais nous appartenons aussi à une ère culturelle. Et ces aires culturelles sont en compétition. On trouve ça chez Arnold Toynbee, on trouve ça chez... Et on a trouvé que Huntington a pris ce concept et a dit il n'y a plus de guerre ni entre les princes ni entre les états, les guerres désormais seront entre les civilisations, et en particulier entre ce qu'il a... qu'on appelle une alliance islamo-confucéenne, c'est-à-dire entre la Chine et le monde musulman, contre l'Occident. Quand il a sorti cette thèse, c'était à l'automne 1993, on s'est retrouvés en janvier dans un débat sur ce concept à Davos. On n'en est pas venu aux mains, mais je lui avais dit très clairement que je n'étais pas d'accord. Pour mille et une raisons, mais je dois avouer, et on a refait l'exercice dix ans plus tard, en 2004, et on s'est bagarré à nouveau. La première fois on avait la pauvre Benazir Bouto qui a été assassinée depuis sur notre panel, la deuxième fois on avait l'évêque de Canterbury qui était un peu conciliateur entre sa position et la mienne. Mais je dois avouer, je dois avouer que... Huntington a eu, post-mortem, un succès inouï, parce qu'aujourd'hui, le président chinois parle en termes culturalistes. Il parle de la Chine comme de la civilisation, la seule civilisation au monde qui est restée la même pendant cinq millénaires et qui donc n'a pas de leçons à prendre de quiconque parce qu'elle est dans une espèce de firmament culturel auquel les autres civilisations ne peuvent pas prétendre. L'Inde, c'est la même chose. Si vous écoutez M. Modi aujourd'hui... Lui, il ne veut pas, il considère que l'Inde a été, comment dirais-je, agressée et annexée par le monde musulman, notamment par les Mughals, et que maintenant il essaye de rétablir une Inde hindouiste. Il a même dessiné le nouveau parlement de New Delhi pour être le réceptacle de l'idée qu'il se fait de la religion hindouiste. Et si vous écoutez... Et... Je me rappelle d'un titre de journal en Amérique, j'enseignais à l'époque aux Etats-Unis, qui le lendemain du 11 septembre a dit La guerre des civilisations a commencé Donc, il y a, je dois l'avouer, Huntington, après sa mort, a eu énormément d'adeptes plus ou moins conscients de sa thèse. Mais moi je pense que c'est une fausse thèse. D'ailleurs, si vous lisez bien ce que Huntington a dit et écrit, en réalité il pense à... en termes inter-étatiques. Puisque dans chaque civilisation, ce qui l'intéresse, c'est qu'il y ait un pays central qui gère les satellites. Et donc, très clairement pour lui, ça veut dire qu'en Occident, il y a une civilisation et au sein de cette civilisation, il y a un centre qui doit gérer les autres, c'est-à-dire les États-Unis d'Amérique. Il en revient à quoi ? Il en revient à défendre l'OTAN, comme une espèce de forteresse qui doit protéger l'Occident, Et il va, pour des raisons culturalistes, jusqu'à demander à ce que la Turquie musulmane et la Grèce chrétienne orthodoxe sortent de l'OTAN parce qu'ils ne ressemblent pas au reste des participants. Mais qu'est-ce qu'il y a derrière ? Il y a derrière quelque chose de très intéressant dont on parlait il y a un petit quart d'heure. À savoir que Huntington est très conscient à la fin de sa vie de la... l'emprise beaucoup plus faible de l'Occident que le reste du monde. Donc il dit, cessons de vouloir changer les modes de vie, les normes, les législations des autres pays. Cessons d'être la seule civilisation qui se prend pour une civilisation universelle. Acceptons que nous sommes une civilisation parmi d'autres et passons au niveau stratégique, au mode défensif. Donc contrairement à ce qu'on pense, Huntington n'est pas interventionniste, il n'est pas comme le néoconservateur dont on parle tout à l'heure, mais il est pour une espèce de défense musclée de l'Occident autour du leadership américain et en investissant notamment dans l'OTAN. Donc c'est une vision qui est extrêmement défensive d'un Occident qui n'a plus la même emprise sur le reste du monde et qui perd beaucoup de son énergie à vouloir changer les autres alors que Huntington pense Qu'il y a des fossés entre les civilisations que la prétention des occidentaux. à les effacer, étaient mal placés.

  • Ghassan Salamé

    Donc là, sur ce point-là, vous le rejoignez, parce que vous écrivez La Chine ne veut pas cyniser le monde Vladimir Poutine ne veut guère le russifier ou Narendra Modi l'indianiser Donc la différence, par rapport à l'Occident, c'est que ces pays ne veulent pas nécessairement exporter leur modèle.

  • QDNEH

    Non, non, non. Mais en fait, vous avez raison. C'est-à-dire que je pense que chaque civilisation qui a prétendu être universelle a eu un moment. Vous voyez, Vous voyez ça au début de l'islam. L'islam a pensé pouvoir régir le monde. Il a fallu des décennies pour comprendre que l'islam n'allait pas être une religion qui va prendre la planète toute entière et que les musulmans en sont venus, les penseurs musulmans du 8e, 9e siècle, en sont venus à dire le monde est divisé en deux, le domaine de l'islam et le domaine des infidèles. Des infidèles. Il y a toujours dans l'histoire culturelle mondiale un moment où des dirigeants, des conquérants, etc. se prennent pour les producteurs, les fabricants des normes pour le reste de l'humanité. Je crois que Huntington a raison d'être prudent, mais je ne le suis pas sur l'idée qu'il faut à tout prix militariser les relations. Je ne crois pas d'ailleurs que les civilisations... ont des budgets, ont des appareils, ont des armes, ont des armées pour se faire la guerre. C'est pourquoi je ne crois pas au clash des civilisations. Et je constate, et je peux le faire arithmétiquement, mais les auditeurs n'ont pas la patience pour le faire, que les guerres au sein des civilisations sont beaucoup plus nombreuses et plus meurtrières que les guerres entre civilisations. La guerre entre la Russie et l'Ukraine. Est-ce qu'il y a de pays... qui sont plus proches dans leur langue, dans leur culture, dans l'intermédiage, dans leur histoire récente que l'Ukraine et la Russie. Ça c'est une guerre au sein de la même civilisation, slave et orthodoxe et tout ce que vous voulez. La guerre entre l'Irak et l'Iran. Des centaines de milliers de morts, huit ans de guerre impossible, mais c'est dans la même civilisation. La guerre entre l'Algérie et le Maroc, la guerre du désert, la guerre qui se fait aujourd'hui au Soudan entre deux généraux qui représentent deux parties du Soudan, ce ne sont pas des guerres entre civilisations. Donc l'idée que les civilisations ont remplacé les États me paraît exagérée. Et d'ailleurs, à la fin de sa vie, le tout Le dernier livre que Huntington a écrit, qui s'appelle Qui sommes-nous ? est un livre véritablement quasiment hystérique. Il est obsédé par l'idée que les Mexicains vont passer le Rio Grande et arracher aux États-Unis tous les États que les États-Unis ont pu arracher au Mexique au XIXe siècle. Le Texas, la Californie, New Mexico, etc. Donc il dit... Attention, cette guerre entre les civilisations au niveau global qui a occupé une bonne partie de ma carrière, maintenant elle doit être placée dans le cadre strictement américain et on doit faire attention parce que les latino-catholiques qui sont en train de passer le Rio Grande sont en train de changer l'Amérique de l'intérieur. Donc il est resté dans le paradigme culturel mais il l'a réduit au seul état. Vous écoutez Alligre FM 93.1

  • Ghassan Salamé

    Hassan Salameh, dans ce monde qui n'est donc plus régi par la seule influence américaine ou occidentale, est-ce que selon vous il y a une conception alternative de l'organisation du monde ? Est-ce qu'il en faut une ? D'ailleurs, vous êtes notamment très critique des BRICS et du Sud Global, qui pour vous n'ont pas de valeur stratégique parce qu'il y a beaucoup plus de dissension à l'intérieur de ces groupes que d'unité face au monde occidental. Aujourd'hui, comment vous qualifieriez l'organisation du monde ?

  • QDNEH

    Je pense que les gens sont souvent... Sans le savoir, encore marqué par l'exemple de la guerre froide, c'est-à-dire l'idée que lorsqu'il y a un bloc, il y a nécessairement un bloc en face. Effectivement, c'était le cas. Les Européens pouvaient compter sur la protection américaine. contre un peu de vassalisation, et les États de l'Europe de l'Est pouvaient être protégés ou dominés, comme vous voulez, par le grand frère russe. Et quand ils prenaient leur liberté, comme ce fut le cas en Tchécoslovaquie ou en Pologne, ils intervenaient pour leur rappeler qu'ils étaient des membres subalternes du pacte de Varsovie. Ce modèle d'un bloc contre bloc n'est pas un modèle éternel. Si vous... Pour regarder l'histoire du 19e siècle, vous ne trouvez pas de bloc contre bloc. Vous trouvez parfois des alliances pour faire la guerre, et des alliances qui changent. Tout au long du 19e siècle, la Grande-Bretagne et la France étaient ensemble dans certaines guerres et étaient tout à fait hostiles dans d'autres guerres. Napoléon a fait la guerre à la Grande-Bretagne, mais la Grande-Bretagne et la France étaient dans la guerre du Crimée ensemble, etc. Donc, on ne peut pas dire... Il y avait des alliances de courte durée. Il y avait peu de grandes alliances ou de grands blocs qui se faisaient la guerre. Et l'histoire de l'humanité... La réalité n'est pas faite de deux blocs. Ça c'est un cas relativement exceptionnel. En ceci, la guerre froide n'est pas un modèle pour le reste de l'histoire. Or, aujourd'hui, quand on dit que l'OTAN a survécu, qu'il s'est même rafraîchi en y introduisant la Suède et la Finlande récemment, qu'il fait face à la Russie après son invasion de l'Ukraine en 2022, et qu'il est en train de retrouver une seconde jeunesse, C'est-à-dire qu'il y a un bloc en face de lui. En réalité, il n'y a pas de bloc en face de lui. Et les BRICS ne constituent certainement pas ce bloc. Parce que les BRICS n'ont même pas de secrétariat permanent. Ils se réunissent épisodiquement. Il y a de grandes tensions frontalières entre notamment deux membres importants des BRICS qui sont l'Inde et la Chine. Et il y a une compétition commerciale entre ces pays. Et il y a des positions qui ne sont pas nécessaires. nécessairement les mêmes. Par exemple, pour ne prendre que l'affaire de Gaza, l'Oula du Brésil a pris une position extrêmement ferme par rapport à ce que Israël était en train de commettre à Gaza, mais ce n'est pas le cas du tout de l'Inde. Modi a pris une position plutôt pro-israélienne. Donc, il est difficile, et en plus, alors que les États membres de l'Union européenne et de l'OTAN ont des régimes politiques et économiques. relativement similaire, voire tout à fait similaire. Ce n'est pas le cas. Ce n'est pas le cas des BRICS qui ont des régimes plutôt démocratiques en Inde, très autoritaires en Chine. Et c'est pourquoi je crois que le concept de Sud global est utilisable si on veut dire par là que la voix des pays du Sud est plus audible aujourd'hui qu'elle ne l'était auparavant. Parce qu'il y a des pays comme le Brésil, le Brésil, l'Afrique du Sud, l'Inde, etc., qui parlent plus haut, sont écoutés, ont réussi parfois à des taux de croissance relativement enviables, etc. Donc, ils ont la voix un peu plus haute et les gens les écoutent. Si c'est par là qu'on parle du Sud global, je crois que le Sud global existe, mais il est un peu cacophonique, en ce sens qu'il ne forme pas du tout une espèce de bloc uni comme cette forme de bloc. La forme pavlovienne de regarder le système international comme nécessairement un système bipolaire le laisserait croire.

  • Ghassan Salamé

    Oui, vous montrez qu'on va plutôt vers un modèle régional, de pôle d'influence régional avec un acteur principal, un peu ce que Huntington disait. Et vous employez aussi le concept de multi-alignement, qui est un moyen élégant de dire que chacun voit ses propres intérêts avant tout. Dans ce contexte-là, quel rôle pour les instances internationales déjà existent ? et donc notamment l'ONU, vous qui avez été envoyé spécial en Irak et en Libye. Quel rôle voyez-vous pour l'ONU aujourd'hui et dans le futur ?

  • QDNEH

    Écoutez, l'ONU... Je vais vous faire un aveu, que je fais peut-être pour la première fois. J'ai enseigné les organisations internationales avant de travailler pour l'ONU. Et lorsque, après avoir travaillé plusieurs années comme conseiller de Kofi Annan, et être mêlé au quotidien aux crises qu'il a eues à gérer, pendant son second mandat, je suis revenu refaire le même cours à Sciences Po, et j'ai regardé mes notes, et j'éclatais de rire. Parce que quand vous voyez la chose de l'intérieur, elle est très différente de ce qu'on voit de l'extérieur. L'ONU, en réalité, est un archipel. C'est un archipel. C'est-à-dire, autour de cette structure, il y a énormément d'institutions, d'agences, etc., qui ont généralement leur propre vie, leur propre budget. Certes, il y a tous les quelques temps un secrétaire général qui arrive, c'était le cas du prédécesseur de l'actuel, M. Ban Ki-moon, qui est venu et dit One UN C'est le grand concept qu'il lançait. Il faut que l'UN soit… Donc, essayons d'avoir le même siège. dans les mêmes pays, etc. Aucune des agences n'a respecté cela. En réalité, la logique de l'archipel domine. Et quand vous dites archipel, ça veut dire qu'il y a des îles florissantes et des îles qui le sont moins. Il y a aujourd'hui des agences ou des institutions sans lesquelles les gens mourraient de faim. Si vous arrêtez demain le programme alimentaire mondial, il y a des dizaines de millions de gens qui mourraient de faim. Si vous arrêtez demain le HCR, il y a 130 millions de gens qui mourraient de faim. millions de réfugiés à travers le monde qui se sentiraient en très grande difficulté. Si vous arrêtez l'OMS de fonctionner, vous allez avoir une nouvelle pandémie sans une structure de coordination au niveau international. Donc il y a des institutions et des agences qui font correctement, je ne dis pas magnifiquement, mais correctement leur travail. Maintenant vous avez le côté paix et sécurité. La paix et la sécurité ont été confiées par la Charte des Nations Unies au Conseil. Le Conseil de sécurité marche uniquement quand il y a un terrain commun entre les grandes puissances. Quand, comme aujourd'hui, M. Biden appelle M. Putin tueur, ou qu'il y ait une telle méfiance entre les grandes puissances, voire une espèce d'indifférence au Conseil de sécurité. Moi, j'étais à New York en septembre dernier, et les cinq membres... de conseils de sécurité, qui doivent en principe donner l'exemple, parce qu'ils ont le privilège du droit de veto. Eh bien, M. Macron n'a pas pensé qu'il devait y aller. M. Sunak de Grande-Bretagne n'y est pas allé. M. Poutine, peut-être, a eu peur d'avoir des soucis s'il devait y aller. M. Chia, avec d'autres chars, a fouetté. M. Bush n'est venu que parce que c'est à côté de chez lui. Mais, en fait, si les membres permanents n'ont pas des relations de confiance, un minimum de confiance, un minimum de confiance, Le minimum de foi dans la sécurité collective, le Conseil de sécurité ne fait plus son travail. Or, qu'est-ce qui est arrivé ? Avec le droit de veto, la Russie a interdit au reste du monde d'agir sur la question ukrainienne. Et avec le droit de veto, les États-Unis interdisent en réalité un cessez-le-feu à Gaza. Donc, le Conseil de sécurité est entièrement paralysé à nouveau, comme il l'était pratiquement pendant la guerre froide.

  • Ghassan Salamé

    Je vois que le temps avance, Rassane Salamé, j'ai une ou deux dernières questions à vous poser. À partir de l'analyse de l'échiquier mondial, vous proposez plusieurs scénarios. Dans le dernier chapitre, l'épilogue du livre, qui s'intitule très joliment Dans quel monde vivrons-nous ? avec le R entre guillemets, donc vivons, vivrons-nous. Donc il y a plusieurs scénarios que vous évoquez. Ma première question, c'est est-ce que l'augmentation de la probabilité de la guerre se voit dans tous les scénarios ? Et deuxièmement, quel est pour vous le plus probable ?

  • QDNEH

    Moi, je pense qu'aujourd'hui, il n'y a pas un système de régulation qui marche. parce que le Conseil de sécurité est paralysé. Je constate par ailleurs qu'il y a un niveau de méfiance entre les dirigeants des grands pays que je n'avais pas vu depuis la guerre fraude. Je constate troisièmement qu'il n'y a pas d'alliance solide entre États, à l'exception des membres de l'OTAN. Et je constate enfin que les critères objectifs qui annonceraient plutôt la guerre plutôt que la paix sont généralement... généralement au rose et pour certains au rouge vif. Moi, je n'avais pas entendu parler à un ministre ou à un premier ministre, comme c'est le cas de M. Medvedev en Russie, qui envisage la possibilité d'utiliser l'arme nucléaire contre la Pologne ou contre un pays de l'OTAN. Je n'avais jamais entendu un ministre israélien, comme ce fut le cas en novembre dernier, penser à larguer une bombe nucléaire sur Gaza. Donc, je ne crois pas que nous vivons dans un temps simple. où on respecte quelque peu les normes et où les tabous, notamment le tabou nucléaire, est quelque peu respecté. Tout au contraire, on voit que quatre pays sont devenus nucléaires et ont refusé de signer le traité de non-prolifération, l'Inde, le Pakistan, la Corée du Nord et Israël, et on voit que l'Iran est en train d'enrichir son uranium à 60%, ce qui n'indique pas des intentions nécessairement civiles. Donc je vois que les critères objectifs... tournent aux roses et pour certains d'entre eux aux rouges vifs. C'est pourquoi je vous disais au début de cette émission que je commençais à écrire ce livre au futur, mais l'actualité m'a rattrapé et j'ai peur qu'elle ne continue à le faire.

  • Ghassan Salamé

    Et dans cette vision manifestement et nécessairement pessimiste, est-ce que vous voyez quand même des raisons de ne pas être fataliste ?

  • QDNEH

    Oui, je vois par exemple que l'interdépendance économique a pu triompher des sanctions, a pu triompher de la pandémie. Et de l'arrêt des commerces internationaux du fait du Covid. Je vois donc qu'elle est beaucoup plus solide qu'on ne le croyait. Je vois par ailleurs que récemment, par exemple en Turquie, en dépit du populisme qu'on accorde volontiers à M. Erdogan, l'opposition a pu gagner les municipales dans toutes les grandes villes de Turquie. Donc la dédémocratisation n'est pas nécessairement irréversible. Je vois par ailleurs que... la révolution technologique continue de produire des effets positifs dans des matières comme la chirurgie, le traitement à distance, etc. et pas seulement négatifs comme on l'a vu avec l'intelligence artificielle utilisée dans la guerre soit par les Russes, soit par les Israéliens plus récemment. Donc je vois que les éléments positifs de l'évolution continuent. mais qu'ils sont dans une espèce de tension permanente avec leur usage plus bellique.

  • Ghassan Salamé

    Rassane Salamé, merci beaucoup d'avoir apporté cet éclairage. Merci beaucoup pour ce très beau livre, La Tentation de Mars, Guerre et Paix au XXIe siècle, paru chez Fayard le mois dernier. Je vous remercie d'avoir répondu présent à cette invitation.

  • QDNEH

    C'est moi qui vous remercie de m'avoir invité. Je suis très heureux d'être sur Radio Alicre.

  • Ghassan Salamé

    Merci beaucoup. Je vous laisse en compagnie de la programmation musicale d'Ali Greff. Femme. Cette émission pourra être écoutée en rediffusion et en podcast et je vous donne rendez-vous prochainement pour un prochain numéro. Merci beaucoup.

  • QDNEH

    Vous écoutez Alli Greenfam 93.1

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