Speaker #1"Vers le milieu de l'après-midi, tandis qu'elle vidait les déchets de la cuisine dans les fourrés sur plomb. tombant la rivière, la femme de Chumpi s'était fait mordre par un serpent. Se précipitant vers nous, les yeux dilatés par la douleur et l'angoisse, elle hurlait « Le fer de lance ! Le fer de lance ! Je suis morte ! Je suis morte ! » La maisonnée en alerte avait aussitôt fait chorus « Le fer de lance ! Le fer de lance ! Il l'a tué ! Il l'a tué ! » J'avais injecté un sérum de mété-cache et elle reposait dans la petite hutte de confinement que l'on érige en pareilles circonstances. Un tel accident n'est pas rare dans cette région. surtout lors des abattis. Et les achuards se résignent avec une certaine fatalité à son issue souvent mortelle. Mais qu'un fer de lance s'aventura aussi près d'une maison était, paraît-il, inhabituel. Chumpi semblait aussi atteint que son épouse. Assis sur son tabouret de bois sculpté, le visage furieux et bouleversé, il grommelait un monologue où je finis par m'immiscer. Non, la morsure du fer de lance n'était pas le fruit du hasard, mais une vengeance envoyée par Jorijri. L'une de ces mers du gibier qui veillent au destiné des animaux de la forêt." Philippe Descola, par de la nature et culture. Le mot nature nous paraît aujourd'hui si évident qu'il semble avoir toujours existé. Et pourtant son émergence correspond à l'une des plus profondes révolutions qu'a connue l'histoire de la pensée. Car concevoir la nature, ce fut d'abord, pour les hommes, apprendre à distinguer ce qui relève de l'ordre des choses et ce qui relève de l'ordre des hommes. Autrement dit, distinguer la physis, ce qui est là, donné, de ce que les Grecs appelaient le nomos, la convention, l'institution humaine. Dans beaucoup de sociétés, avant l'avènement du concept de nature, et dans certaines sociétés encore aujourd'hui, cette distinction ne fait pas du tout sens. Dans ces sociétés, On ne fait pas de distinction claire et tranchée entre les usages coutumiers et l'ordre naturel des choses. Chaque coutume, chaque usage et chaque rite paraissent ainsi une donnée tout aussi naturelle que le lever du soleil ou le cours des saisons. Avec l'apparition du concept de nature, au contraire, une toute nouvelle ère commence. Mais cette apparition est-elle une découverte ? A-t-on soudain découvert ce qui se tenait là ? cachée, mais tout de même présente, dissimulée à nos regards sous la couche épaisse de nos préjugés. Cette nature, dit-on, aurait toujours existé, simplement, nous ne l'aurions pas toujours aperçue. Soit. Mais maintenant que nous la voyons, maintenant que nous sommes tous en état, et depuis quelques millénaires déjà, de faire l'expérience de la nature, pourquoi alors cette expérience est-elle si contrastée ? Pourquoi ce qui est une seule et même réalité, la nature donc ? renverraient, suivant les époques, à des expériences à ce point différentes les unes des autres que nous aurions presque l'impression qu'il ne s'agit pas du tout de la même chose. Il y a de fait bien des façons de faire l'expérience de cette nature. des façons qui ne cessent et n'ont cessé de s'opposer les unes aux autres. Ainsi, la nature a-t-elle d'abord, pour l'homme, paru un domaine à explorer, une terre à parcourir, parce que le pied de l'homme ne s'y était encore jamais posé. Territoire vierge donc, resté brut et inentamé, soumis aux lois exclusives de la vie sauvage, telle était donc la nature. On comprend sans grande difficulté la passion qui a dû animer ces grands explorateurs que fut Christophe Colomb, Magellan ou Cook. Pendant des siècles, les cartes du globe ont montré d'immenses plages blanches laissées vides, faute d'avoir été encore parcourues. Ces grands marins, colons, magellans, coucs, ont peu à peu rempli ces espaces d'îles, de continents, de routes maritimes. Grâce à eux, le drapeau de la civilisation humaine se plantait pour la première fois sur des espaces vierges qui vivaient encore au rythme de la nature. Mais cette exploration ne se réduisait pas à une simple entreprise. géographique. Elle était aussi une quête d'exotisme, un désir de merveilleux. L'Occident médiéval connaissait déjà cette fascination. Les récits de voyages rapportaient des mondes peuplés d'êtres étranges, des paysages fabuleux, de richesses inouïes. Le voyage exploratoire n'était pas seulement un déplacement dans l'espace, il était aussi la découverte de ce qui suscite l'étonnement, de ce qui rompt l'ordre familier et ouvre au contré de l'imaginaire. C'est dans cette double filiation que s'inscrivent Les voyages extraordinaires de l'écrivain français Jules Verne. Dans 20 milieux sous les mers par exemple, Jules Verne reconduit, avec le voyage du sous-marin le Nautilus, il reconduit la geste héroïque des grands navigateurs qui s'étaient aventurés dans des contrées inexplorées. Mais à la fin du XIXe siècle, que reste-t-il encore à découvrir de la nature ? Sinon, ses profondeurs sous-marines. Nous n'étions plus de simples voyageurs. livrés aux caprices de la mer, mais des explorateurs, des expérimentateurs au sein d'un monde nouveau. Autour de nous, les ténèbres de l'océan s'ouvraient comme les pages d'un livre encore jamais lu. Mais Jules Verne reprend tout aussi fidèlement dans ses romans, et pour le plus grand plaisir de ses lecteurs, l'héritage des Mirabilia. Les Mirabilia, ce sont ces fameux récits médiévaux qui était tout rempli de prodiges naturels, de monstres et de curiosités géographiques. Mais le Nautilus lui-même, dans le récit de Jules Verne, n'est pas un simple vaisseau d'exploration. C'est aussi, et il ne faut pas l'oublier, un véritable petit prodige technologique qui tire son énergie de l'électricité. Force naturelle, mais mystérieuse, devenue soudain docile et domestiquée par la main ingénieuse de l'homme. Ce rapport... L'expérience de la nature change quelque peu de régime. Elle cesse d'être une simple exploration pour devenir une investigation. La nature n'est plus seulement parcourue, elle est interrogée, pressée de répondre à des questions que l'homme formule. C'est moins la nature qui intéresse ici que ses mécanismes cachés et ses ressorts secrets. Après les grands explorateurs, viennent donc... Les grands savants. Galilée au XVIIe siècle, observant le ciel à travers sa lunette. Newton, établissant les lois du mouvement et de la gravitation. Harvey, découvrant la circulation du sang. Puis au XVIIIe et au XIXe siècle, Lavoisier, Ampère, Faraday et j'en passe. L'expérience de la nature change complètement de visage. Ce ne sont plus des continents à découvrir et des contrées à explorer. Ce sont des lois à formuler. et des régularités à distinguer. On n'attend plus alors que la nature s'exhibe sous le regard de l'homme. Non, on la contraint à se montrer, on la provoque dans des dispositifs soigneusement réglés. Dans son ouvrage « Connaissance de la vie » , le philosophe des sciences français Georges Canguilhem racontait ainsi en ces termes le basculement intellectuel qui s'est opéré à ce moment. L'expérimentation est l'organisation volontaire d'une situation où la nature est provoquée à répondre. Ce n'est donc pas la nature qui livre spontanément ses lois, c'est l'homme qui les lui arrache, en multipliant les épreuves, en construisant des dispositifs, en imaginant des situations où la nature se trouve forcée de manifester ses régularités. L'expérimentation suppose ainsi un projet, une hypothèse. Une mise en demeure. Elle est l'art de créer les conditions pour que la nature se laisse interroger. Ici, l'homme n'est plus simple spectateur, il est l'instigateur d'une épreuve. Le rapport à la nature n'est plus celui de l'étonnement, mais celui de la contrainte méthodique. On ne se laisse plus surprendre, on met en demeure, on force, on arrache. L'expérience est radicalement différente. Après les grands explorateurs et les grands savants, à quelle expérience de la nature sommes-nous désormais abonnés ? Les continents ont été parcourus, les océans ont été sondés, les lois principales de la nature ont été découvertes. Tout se passe comme si la nature n'avait plus de secret pour nous. Ce qu'il reste à explorer, encore, c'est l'insondable d'une nature que chaque homme porte au fond de lui. L'expérience de la nature devient alors une chose nouvelle. Une chose inouïe, la nature devient le lieu d'une expérience intime, l'expérience d'un retour à soi. On ne cherche plus tant alors à s'évader vers des terres vierges pour satisfaire notre soif d'exotisme. On ne cherche pas non plus à forcer la nature à livrer ses derniers secrets. L'expérience commune que nous en faisons consiste désormais à se tourner vers elle pour mieux nous retrouver, nous. C'est assurément cette expérience qu'évoque le beau roman de la romancière autrichienne Marlène Haushofer. Dans ce roman Le mur invisible, paru en 1963, la narratrice découvre soudain qu'elle est séparée du reste du monde par un mur invisible qui est apparu pendant la nuit. Ce qu'elle découvre dans cette forêt, qui lui sert désormais d'espace, c'est non pas un simple décor, mais une puissance de métamorphose personnelle.
Speaker #1La nature devient le lieu où l'identité vacille, où le moi s'efface dans une totalité plus vaste. Retrouver la nature, c'est moins l'explorer que se laisser transformer par elle, comme si elle avait gardé pour nous une vérité que nous avions perdue. Si nous en restions seulement à ce stade, on pourrait croire... que nous venons simplement d'énumérer des manières différentes, de rencontrer une seule et même réalité. Explorer la nature comme les explorateurs de Jules Verne, ou bien lui arracher ses secrets comme les savants dont parle Canguilhem, ou bien encore la retrouver comme le fait l'héroïne du roman de Marlène Haushofer. Ce sont certes des expériences bien différentes, mais ces expériences, pourrait-on dire, ne portent-elles pas au fond sur une seule et même réalité ? En fait, rien n'est moins sûr. Tout se passe au contraire, comme si, au gré de ces expériences multiples, ce que nous appelons la nature subissait elle-même de constantes métamorphoses, comme si c'était la nature elle-même qui changeait, qui cessait d'être cette chose fixe que l'on suppose trop vite immuable. Posons la question, même si elle peut sembler un peu gênante. Ne peut-on pas dire que la nature est à ce point inséparables de l'expérience que nous en faisons, qu'elle n'est finalement rien d'autre que cette expérience même. Ne peut-on pas dire que l'expérience de la nature, c'est la nature elle-même en tant que résultat d'une certaine expérience ? On le voit bien, dans les récits d'exploration et dans les romans de Jules Verne, la nature apparaît comme un monde sauvage, inhabité. La nature, c'est proprement cela, c'est ce qui se tient. en dehors de la civilisation. On peut dire que la mer est encore une terra incognita et que l'homme n'y a pas pénétré au-delà de quelques brasses. Elle garde ses mystères comme une terre vierge, inhospitalière et pourtant infiniment désirable pour celui qui rêve d'exploration. Dans les ouvrages des sciences dont nous entretient Canguilhem, la nature devient quelque chose de... complètement différents. Tantôt un principe vital, une force mystérieuse d'animation, tantôt au contraire une mécanique aveugle, un enchaînement déterminé de causes et d'effets. D'un côté, la tradition cartésienne conçoit la nature comme un immense mécanisme, une espèce d'immense horlogerie. Le cosmos, les astres, le corps lui-même, tout s'explique ou devrait s'expliquer par le jeu des forces, par la transmission des mouvements. Newton formule les lois de la gravitation universelle, Descartes compare les animaux à des automates, les médecins décrivent le cœur comme une pompe, la nature y apparaît d'abord comme un système sans finalité, un réseau de rouages où chaque élément s'enchaîne au suivant. Or c'est contre cette vision mécaniste que d'autres voix, vitalistes, vont se faire entendre au même moment. D'un côté, on ne peut rien comprendre au vivant sans reconnaître l'originalité de la vie. La pensée du vivant doit tenir du vivant l'idée du vivant. De l'autre, la tentation demeure constante de réduire le vivant à une mécanique, un système de force sans finalité. La science oscille ainsi entre deux attitudes, reconnaître dans la nature une normativité propre, irréductible, et vouloir la ramener à un jeu de rouages Merci. Dépourvue de sens. Georges Canguilhem, La connaissance de la vie. Et dans le récit intime de Marlène Haushofer, qu'est donc devenue la nature ? Que désigne ce mot pour un individu de la deuxième moitié du XXe siècle ? Au bout du compte, la nature est devenue pour nous, ou plutôt, elle est redevenue, l'essence intime des choses et des êtres, leur vérité intime. Le Mur invisible de Marlène Haushofer a été publié en 1963, au moment même où s'éveillait la conscience écologique moderne, notamment grâce à la parution, un an plus tôt, du poignant témoignage de Rachel Carson, Le printemps silencieux. La nature n'y désigne plus cette vie sauvage, elle ne désigne pas non plus cet ordre fixe des lois auxquels il nous est impossible d'échapper, quoique nous fassions. Elle désigne désormais cette voix intime, cette vérité disparue et pourtant précieuse qu'il nous faut réapprendre à entendre.
Speaker #1Ce ne sont pas là, comme on voit. trois manières différentes de se rapporter à la même chose. Ce sont réellement trois natures différentes qui se révèlent à la faveur de ces trois expériences distinctes. Peut-être la nature, telle que nous avons pris l'habitude de la nommer depuis des siècles, peut-être que la nature n'a jamais été, en somme, qu'une simple invention. Peut-être que cette chose-là que nous nommons nature, n'a jamais existé qu'au miroir de nos expériences. Vierge et sauvage, quand nous l'explorions, mécanique ou vitale, quand nous la scrutions, menacée et fragile, quand nous la pleurons et cherchons à la protéger. La nature n'est pas un socle immuable. Elle serait peut-être l'ombre portée de nos manières de l'éprouver. Si tel est le cas, alors c'est la distinction... élémentaire entre la nature et la culture, entre le monde de la physis et le monde du nomos, qui menace brutalement de s'écrouler. Car si la nature renvoie à une certaine expérience humaine, qu'est-elle au fond qu'une création culturelle, une construction humaine parfaitement conventionnelle ? Depuis l'origine, ce concept porte en lui une frontière commode entre ce que la main de l'homme a produit et ce qui se serait produit sans elle. Comme si l'homme pouvait se placer en surplomb ou en retrait dans une forme d'extraterritorialité imaginaire et dire « tout ce qui n'est pas mon œuvre, c'est cela la nature » . Peut-on encore se contenter de cette ligne de partage ? Peut-on continuer à penser le monde ? Dans cette vieille dichotomie abstraite, peut-être est-il temps d'en finir enfin avec la nature. Non pas en finir avec les arbres, les rivières, les animaux, mais peut-être bien d'en finir avec cette figure conceptuelle qui les a toujours désignés comme notre autre. Car tant que nous parlerons de la nature comme d'un dehors à protéger, ou d'un dehors à exploiter, ou d'un dehors à investiguer, Nous nous condamnerons à rester étrangers dans le monde même que nous habitons. Réintégrer l'homme dans l'ordre des choses suppose, paradoxalement, de sacrifier la nature. De renoncer à ce mot, car ce n'est qu'en cessant de croire à la nature que, peut-être, nous pourrons enfin retrouver le monde.