- Magaly
Bienvenue à tous dans ce nouvel épisode de Capital Humain, où nous abordons aujourd'hui un sujet qui, normalement, est devenu incontournable, la santé mentale au travail. Pourquoi incontournable ? Quelles sont les actions à mettre en place ? Pourquoi certaines entreprises tardent encore ? Pour répondre à ces questions, j'ai le plaisir d'accueillir Noémie Guérrin, fondatrice du cabinet Santé du Dirigeant, experte en santé mentale et en prévention des risques psychosociaux. Noémie accompagne dirigeants et entreprises dans l'intégration de la santé mentale comme pilier du bien-être au travail. Ensemble, nous allons décrypter les grands défis actuels et découvrir des solutions concrètes pour faire de la santé mentale une réelle priorité en entreprise. Bonjour Noémie.
- Noémie Guerrin
Bonjour Magaly.
- Magaly
Je suis très heureuse de te recevoir parce que je sais que nous avons beaucoup de sujets en commun. Est-ce que Noémie, tu veux bien te présenter en quelques mots ?
- Noémie Guerrin
Alors, je suis Noémie Guérrin. Que fais-je ? Dans ma vie de tous les jours et de manière concrète et cartésienne, je suis préventrice. J'interviens dans les entreprises avant, pendant, après que ça beugue d'un point de vue humain, à l'intérieur des organisations du travail. Donc ça, c'est mon quotidien. J'interviens sous la forme d'audits des risques psychosociaux, d'audits des pratiques managériales. J'interviens sur des formations, sur des ateliers, des séminaires et des conférences. Tout ce que je peux faire et tout ce que je peux communiquer sur le sujet vient des expériences du terrain et de la réalité de ce qui se passe dans le monde professionnel actuel en 2025 en France. Et puis j'ai écrit un livre qui s'appelle « Prenez soin de votre santé mentale au travail et de celle des autres », qui est paru en septembre 2024 aux éditions Vuibert, qui reprend toutes ces expériences et qui essaye de donner et proposer des axes concrets d'action qu'il peut y avoir sur le sujet de la santé mentale au travail à mettre en place dans les mois qui viennent puisque c'est l'année de la grande cause nationale santé mentale grande cause nationale mais aussi dans les années qui vont suivre cette année phare.
- Magaly
Alors j'ai une première question peut-être qui va sembler un peu provoc mais est ce qu'il y a plus de souffrance au travail et non plus d'atteinte à la santé mentale ou est ce qu'on en parle plus ou encore est ce que les gens se plaignent plus ? On entend certains patrons dire oui mais ils se plaignent plus. Ton constat à toi c'est quoi, qu'est-ce qui se passe finalement ? C'est pire ou au contraire, on va vers du mieux parce que la parole se libère ?
- Noémie Guerrin
Je dirais qu'il y a deux axes de réponse et ce n'est pas noir ou blanc dans cette question. Aujourd'hui et depuis quelques mois, voire quelques années, on a un constat un peu global sur les chiffres qui ressortent. Le baromètre qui est sorti en 2025 nous dit qu'un salarié sur quatre se déclare en mauvaise santé mentale. Se déclare en mauvaise santé mentale ? Je trouve que déjà, pour répondre à ta question, c'est une bonne mise en lumière, ça fait 25%. C'est une situation de santé mentale qui est dégradée, mais qui est stable par rapport à l'année dernière. Donc déjà, c'est un premier constat. Est-ce qu'on va vers une santé mentale qui se dégrade ou quelque chose qui se stabilise ? On est sur des constats qui sont préoccupants, mais qui sont quand même relativement stables depuis quelques temps. Dans ces enquêtes, il y a un mouvement quand même très fort depuis le Covid qui est qu'on sort beaucoup d'enquêtes sur comment les gens se sentent. Donc, il faut déjà mettre un bémol, je dirais, là-dessus. Déjà, les gens qui sortent les enquêtes souvent ont un parti pris sur le sujet. C'est comme si toi, moi, Magaly, demain, alors que nous, on intervient dans les structures, on sortait des enquêtes sur la thématique. Ça ne veut pas dire que ces enquêtes, elles ne sont pas objectives. Ça veut dire que dans un esprit critique, il faut avoir ça en tête, je pense, que ces enquêtes, elles sont sorties par des gens, la plupart du temps, dont c'est le métier de venir proposer des solutions. Donc on ne va pas faire les pompiers pyromanes. L'idée, ce n'est pas d'allumer des feux qu'on essaiera d'aller éteindre. C'est aussi d'avoir un regard extérieur et de se dire, il y a du déclaratif et il y a effectivement, sans aucun doute, une sensation et un ressenti de souffrance, une sensation et un ressenti d'anxiété qui peut être expliqué par de nombreux facteurs aujourd'hui dans la population générale française. Et parallèlement à ça, on avance sur le sujet autour de la santé mentale, sur le sujet de la détection des troubles psychiques, que c'est bien deux choses différentes, ces deux notions-là. Et donc, du coup, les gens arrivent à nommer ce qu'ils ressentent. Je compare ça souvent à quand il y a quelques années, on a commencé à nommer ce qu'était le harcèlement, et on a eu une vague en entreprise de personnes qui se disaient harcelées, et on a avancé sur le sujet en mettant du cadre réglementaire, juridique, de l'explication, de la formation, de la norme langagière, comme j'aime appeler sur ces différents mots-là, pour essayer de trier un peu les différents états et de monter un peu en compétence sur ces différentes notions-là. Donc oui, il y a une souffrance qui mérite d'être entendue et qui est probablement en train de grandir à nouveau de par différents facteurs. Et on a aussi une libération de la parole autour de ces sujets-là, qui crée une certaine émulation, une certaine verbalisation de différents états, qui mérite, je pense, d'être spécifiée, d'être un peu plus encadrée, un peu mieux modérée à l'intérieur du cadre du travail, pour qu'on puisse véritablement savoir les actions qu'on met en place dans les différentes situations dans lesquelles on se retrouve.
- Magaly
J'aime beaucoup ce que tu viens de dire sur le fait que donner un nom aux choses, ça permet aussi aux gens de comprendre ce qu'ils vivent et ce qu'ils ressentent. Je trouve que c'est assez fort, parce que je ne l'avais pas forcément vu comme ça. Et finalement, de dire, voilà, ça, ça s'appelle du harcèlement, et quand on parle de harcèlement, il se passe ça, et que ça puisse permettre à quelqu'un dans une entreprise de se dire mais c'est ce que je vis en fait et donc c'est pas moi, c'est pas moi qui suis fou, voilà c'est pas moi qui déraille, parce qu'on peut l'entendre mais mais ce que je vis correspond à quelque chose qui a été qualifié. Je te remercie parce que je trouve que ça met beaucoup de sens dans ce phénomène. Tu nous dis finalement il y a des causes d'anxiété dans la société quelles sont-elles, et est ce que ça veut dire qu'elles ont un impact sur la façon dont on travaille et le rapport au travail ?
- Noémie Guerrin
Alors, ça c'est un vaste sujet qu'il faut essayer de ne pas forcément trop simplifier. Moi, ma spécialité, c'est la santé mentale au travail. Donc, je ne voudrais pas venir apporter une expertise sociologique trop large sur quelque chose qui n'est pas de mon domaine. Par contre, moi, ce que je peux constater dans mon domaine, j'appelle ça la bande passante. C'est qu'aujourd'hui, les salariés arrivent, les collaborateurs, les managers, les RH, les dirigeants, les entrepreneurs... ce sujet-là, il concerne tout le monde à l'intérieur de l'organisation du travail, ils arrivent avec une bande passante déjà altérée sur le lieu de travail, altérée par différentes situations qui ne sont pas que de l'ordre de nos conditions de travail, puisque aujourd'hui, on a connu différents questionnements, problématiques, politiques, géopolitiques, crises financières, des questionnements environnementaux. Enfin, voilà, on a des choses diverses et variées, qui viennent impacter cette bande passante. La bande passante, c'est notre capacité à faire face aux événements de la vie, aux défis, à conserver une bonne santé en règle générale, physique, mentale et sociale. Et quand vous arrivez sur votre lieu de travail avec déjà cette bande passante qui est altérée, forcément, il y a des choses que vous supporteriez dans un cadre où vous seriez en meilleure santé, en meilleure condition, que vous ne supportez peut-être plus ou que vous supportez moins, dans la situation dans laquelle on peut se trouver aujourd'hui. Donc voilà comment je l'expliquerai sur les facteurs. Et il ne faut pas lire cette situation uniquement. Oui, il y a une évolution du travail qui a causé aujourd'hui différents impacts négatifs sur la santé des travailleurs en règle générale. Mais il y a aussi une autre vision qui est, on arrive aussi sur nos environnements, dans nos environnements professionnels, avec une altération pour certains d'entre nous. Ou en tout cas, voilà, certaines érosions de notre capital, santé, sociale, physique et mentale, qui est à prendre en compte et qui fait que potentiellement, il y a aussi certaines choses qu'on ne vit pas de la même manière actuellement.
- Magaly
Mais finalement, quand tu dis qu'il est à prendre en compte, alors là encore, si je me fais l'avocat du diable et la chef d'entreprise, je pourrais répondre, écoute, les gens, ils n'ont qu'à aller voir des psys à l'extérieur. Mais moi, quand ils arrivent au bureau, il faut qu'ils soient en pleine capacité de leur force de travail. Quelque part, ce n'est pas mon problème. Pourquoi c'est mon problème ?
- Noémie Guerrin
Alors, très intéressant, puisque quand j'explique le principe de la bande passante, j'explique exactement ça. Je mets ça dans la réglementation aujourd'hui française. La réglementation française, elle dit quoi ? Elle nous dit que l'employeur, il a l'obligation de prendre soin de la santé et de la sécurité de ses collaborateurs en termes physiques et en termes psychiques. Donc, ça veut dire que... effectivement, je ne suis pas, en tant qu'employeur, garant du bonheur de mes collaborateurs, du fait que mes collaborateurs soient heureux. C'est une notion qui est complètement subjective, et fort heureusement, ce n'est pas moi qui ai le pouvoir de rendre heureux ou malheureux les collaborateurs. Par contre… Il y a une base qui s'appelle les conditions de travail et les différentes facettes du travail, la conjoncture, la réglementation, la technique du travail, le relationnel à l'intérieur du travail, l'organisation du travail sur lequel moi, en tant qu'employeur, j'ai un pouvoir, une capacité d'agir. Donc, l'idée n'est pas de se dire l'employeur, il devient garant et responsable de la santé intégrale du collaborateur. Par contre… J'ai la responsabilité en tant qu'employeur de garantir que mes conditions de travail ne viennent pas détériorer la santé de mes collaborateurs et ne viennent pas créer deux situations, ne viennent pas détériorer une situation qui pourrait déjà être compliquée avec un collaborateur qui arrive avec certaines vulnérabilités sociales, biologiques, psychologiques, etc. mais aussi ne viennent pas créer une détérioration directe de la santé des collaborateurs de par les conditions, l'environnement de travail que je propose. Voilà, le cadre aujourd'hui, au-delà du réglementaire, réflexif qu'il peut y avoir autour de quelle est ma responsabilité au niveau de la santé des collaborateurs.
- Magaly
Alors justement, quand on parle de responsabilité des entreprises, est-ce que dans ton activité aujourd'hui, puisque tu es au cœur de ce sujet, tu as le sentiment que les entreprises se saisissent de cette responsabilité ? On intègre la portée, y compris la portée pour leurs dirigeants. Qu'est-ce que tu constates là-dessus ?
- Noémie Guerrin
Je constate qu'il y a une maturation autour de cette question, autour de la santé mentale, une maturité progressive. Aujourd'hui, moi, j'ai travaillé auparavant chez AXA, sur le sujet de la prévention des risques professionnels. Ça fait plus de six ans que j'ai un parcours d'entrepreneur. J'ai été dans la tech au niveau de la santé, sur le sujet de la santé mentale et sur le sujet de l'intelligence artificielle. Donc, j'ai vu aussi les actions qu'on pouvait mettre en place par le biais de différentes applications. Parallèlement, j'ai donc aussi vu ce que c'était avec la santé mentale dans des secteurs comme la tech et les entreprises à forte croissance. Aujourd'hui, je travaille sur des secteurs diverses et variés, dans l'électricité, que dans la cosmétique, que dans la maroquinerie de luxe, etc. Donc ça c'est intéressant pour se dire quel regard à 360 on peut avoir sur le sujet, sur l'engagement des entreprises. Il y a quelques années, rien que prononcer le mot santé mentale à l'intérieur des structures, on avait des services de ressources humaines, on avait des dirigeants qui avaient les cheveux qui se dressaient sur la tête en nous disant… Non, on va venir essayer effectivement de traiter le sujet parce que comme on se rejoint sur la thématique, oui, il y a toujours eu cette conscience-là. Non, on ne me fera pas dire aujourd'hui que les indicateurs clés autour de ce qui peut s'apparenter à une détérioration de la santé comme l'absentéisme, comme les turnovers excessifs, comme les difficultés à remplir les postes, on n'a jamais su ce que ça signifiait. Non, on sait très bien ce que ça signifie. Sauf qu'il y a quelques années, c'était un sujet qu'on mettait sous le tapis et qu'on ne voulait même pas aborder. Santé mentale, ça voulait dire ouvrir la boîte de Pandore et que tous les mots du monde s'abattent sur l'entreprise. Aujourd'hui, on arrive quand même à prononcer ce terme de manière assez quotidienne, que ça soit bien reçu, et qu'on commence à appréhender le fait qu'il va falloir avoir un regard, une analyse sur aussi, une responsabilité, comme on vient de le dire, une analyse sur les conditions de travail. Qu'on ne pourra pas tout résoudre, parce que ça ne veut pas dire que l'employeur, à nouveau, est responsable de tout, mais qu'on va essayer de mettre les bases pour faire en sorte que les choses se passent le mieux possible. Et un engagement et une implication qui est dite incarnée, c'est-à-dire où on ne fait pas ça pour dire qu'on fait ça, mais on fait ça parce qu'on a compris l'utilité. Parallèlement à ça, quel budget on met face à ça ? Est-ce qu'on dédie une vraie ligne budgétaire pour venir mettre en place des vraies actions ? Quel temps on consacre à ça ? Est-ce qu'on se dit, au prochain séminaire, on va mettre 30 minutes pour parler de la santé mentale ? Ou est-ce qu'on se dit, en fait, on va faire un séminaire sur lequel l'intégralité de la journée sera dédiée à la santé mentale ? Et je dirais que même ça, ce n'est pas encore suffisant, parce que je crois profondément à l'acculturation du sujet. Et acculturer un sujet, ça veut dire en parler sous plusieurs angles, de manière récurrente et pérenne. Il y a, oui, bien entendu, un éveil des consciences sur la thématique et une mise en mouvement qui aujourd'hui, ce que je crains, peut être freinée par une conjoncture économique qui fait que ce n'est pas la santé mentale le sujet sur lequel on va forcément aller mettre des budgets quand on est déjà en train de resserrer les recrutements, quand on est en train de regarder toutes les lignes pour savoir ce sur quoi on va pouvoir gagner de l'argent.
- Magaly
C'est l'inconvénient. Alors, on va se permettre de rêver un petit peu toutes les deux. Donc, imaginons, alors je suis chef d'entreprise, on ne l'imagine pas. J'ai une ligne budgétaire et une capacité de m'engager illimitée. Qu'est-ce que tu me recommandes ? Qu'est-ce qu'on met en place ensemble ? C'est-à-dire, comment est-ce que je crée un environnement professionnel pour mes équipes qui contribue à une bonne santé mentale ? C'est-à-dire, je vais même au-delà, parce que tout à l'heure, tu disais… Il ne faut pas l'abîmer. Imaginons que je voudrais même aller plus loin et créer un environnement qui contribue à une bonne santé mentale. Qu'est-ce que tu me recommandes ?
- Noémie Guerrin
Pour moi, il y a des piliers. Le premier pilier, je l'ai expliqué tout à l'heure, c'est l'organisation du travail. Première réflexion. Est-ce que j'ai une organisation du travail qui permet d'évoluer dans un cadre sain ? Ou est-ce que j'ai une organisation du travail, sans prononcer le mot toxique, mais qui vient altérer la productivité, la performance et la disponibilité, puisque la charge de travail, ça fait aussi appel à ça, la disponibilité de mes équipes. Ça, on a trois leviers qui sont assez intéressants. Qu'est-ce qu'on voit dans les entreprises qui ont des organisations du travail qui peuvent être délétères ? C'est des questions autour de l'intensification du travail, toujours plus de tâches, moins de temps pour les réaliser, tout ce qui est de l'ordre de l'hyperconnexion, quand le numérique brouille les frontières justement entre ce qui est de l'ordre, et je n'aime pas parler de ça, mais on va quand même le définir comme ça, de notre vie pro et de notre vie perso. Et puis, très fortement, ce que je retrouve aussi, c'est le manque de clarté, les injonctions contradictoires, l'absence de vision claire. En gros, on me demande d'être réactif, on me demande d'être agile, on me demande d'être performant, mais comment je le fais avec trois fois plus de travail et aucun soutien ? Ça, c'est un premier pilier. Je dirais qu'un deuxième pilier qui me semble très important aujourd'hui, sans que ça devienne une injonction et que ça devienne avec beaucoup de subtilité, c'est le management. Comment on fait en sorte de travailler sur le management ? Pour ça, il y a comment je promeux mes managers ? Est-ce que je vais promouvoir mes managers sur leur expertise métier ou est-ce que je vais promouvoir mes managers sur leur capacité à leader une équipe ? Avoir conscience qu'un manager mal formé, un manager absent, un manager dépassé, ça peut clairement être un facteur de souffrance, et pour le manager, et pour les équipes. Ça, les trois signaux forts qu'on va avoir dans un comportement managériel qui peut questionner, ça va être l'absence de reconnaissance, un travail bien fait, mais qui est considéré comme normal, des efforts qui passent inaperçus. On va avoir tout ce qui est de l'ordre du sur-contrôle ou aussi de l'abandon, le fait de se dire qu'on va venir avoir un micro-management qui est étouffant, ou à l'inverse, un manque total de soutien. Souvent le curseur est mal placé. Et puis enfin on va avoir tout ce qui est de l'ordre plutôt du climat de peur ou du climat de stress. Aujourd'hui c'est la possibilité de faire des erreurs. Quand l'erreur est sanctionnée à outrance, parce qu'il faut qu'il y ait un cadre dans le travail, quand l'erreur est sanctionnée à outrance on va avoir une prise d'initiative souvent qui disparaît. Donc ça c'est la deuxième notion. Le deuxième pilier. On a aussi la notion qui me vient en tête sur le troisième, c'est la culture du travail qui est basée sur la résistance et le déni. Cette culture du silence très forte dans certaines administrations, même si on va plus loin que l'entreprise, dans certaines organisations, où la souffrance est minimisée, est normalisée, où se plaindre c'est être faible, où lever la main c'est risquer d'être mis à l'écart. Derrière on va retrouver des structures de travail où le culte est un culte très fort de l'endurance. Plus on souffre, plus on est perçu comme investi. C'est des entreprises dans lesquelles le tabou de la santé mentale est très fort. On est là pour bosser, on n'est pas là pour parler de nos états d'âme. Et puis, c'est des entreprises dans lesquelles on retrouve une forte dématérialisation du lien social. Avec le travail, c'est un risque, ça, le télétravail. Et là, on a un risque que la souffrance, elle soit invisibilisée. Il y en a d'autres, il y en a bien d'autres, mais je donnerais ces trois grands piliers.
- Magaly
Et donc, alors, si on devait commencer ensemble, tu vois, dans ta pratique et dans tes actions, tu commences par quoi ? Tout à l'heure, tu as parlé d'audit, c'est-à-dire que pour identifier quels sont les piliers qui seraient défaillants, tu commences par ça, par une mission d'audit ?
- Noémie Guerrin
Alors, pas forcément toujours, parce que ce n'est pas forcément le degré de maturité de chaque structure. Je dirais qu'au départ, si jamais on voulait bien faire au-delà de moi, parce qu'il y a ce que moi je fais et il y a ce qui devrait être… L'audit peut être fait quand on a des indicateurs. La première des choses, de manière autonome et quasiment gratuite, c'est dans son entreprise d'avoir des indicateurs. Des indicateurs qui nous permettent de prendre le bout de notre capital humain. Il y a des indicateurs connus, c'est ce que je disais tout à l'heure, l'absentéisme, le turnover, on a des indicateurs dans la sécu, on a des indicateurs à bien des égards, différents indicateurs qui peuvent nous donner certaines notions pour savoir si notre entreprise est en bonne forme ou si potentiellement on doit s'arrêter et avoir une lecture un peu plus forte de certaines choses. On parle de deux types d'indicateurs. Les indicateurs qui sont liés au fonctionnement de l'entreprise, c'est ceux qui permettent d'identifier plutôt des déséquilibres dans l'organisation du travail. Ça va être aussi l'augmentation des heures supplémentaires. J'en ai parlé tout à l'heure, le fort turnover, mais aussi les tensions sociales qui peuvent être transcrits par une hausse des conflits ou un manque de formation, manque de reconnaissance. Et puis, il y a plutôt des indicateurs de santé et de sécurité. Ceux-là, ils mettent plutôt une lumière sur les déséquilibres de la santé des salariés. Et là, on va plutôt suivre l'évolution des accidents de travail, l'évolution des maladies professionnelles, l'évolution des situations de stress chronique, de consultation auprès des services de santé au travail, etc. Donc, je dirais que déjà, la première chose, c'est de s'équiper d'indicateurs. Et pour ça, s'équiper d'indicateurs, on n'a pas besoin de payer qui que ce soit. Moi, je crois au fait que tout ce qu'on fait, Magaly, marche si à un moment donné, les gens s'autonomisent sur le sujet. Et puis, il y a des TPE, PME qui n'auront pas le budget pour venir payer des gens, pour venir faire des analyses et des audits. Donc, il y a ça. Et après, une fois qu'on a ces indicateurs, c'est ces indicateurs qui vont pouvoir, quand ils ne sont pas forcément bons, quand ils nous questionnent, qui vont pouvoir nous faire avoir la conscience de nous dire, peut-être que derrière, il faut analyser, aller chercher plus loin. Et à ce moment-là, demander un audit ou avoir un regard extérieur, audit ou conseil. Les audits, c'est souvent, les audits, c'est réglementé, je le rappelle. Les audits RPS, il faut être IPRP pour pouvoir mener un audit RPS et que ça soit reconnu à l'intérieur d'un DUERP. Pour que ça soit reconnu, il faut que ça soit fait par quelqu'un qui est accrédité par la DREETS, la DREETS de sa région. Ça, on ne sait pas forcément dans les entreprises, mais normalement, c'est le cadre légal d'un audit. Comme c'est encadré, l'audit, on doit faire certaines choses. Du qualitatif des questionnaires, du qualitatif des entretiens, du quantitatif des questionnaires. On choisit selon la structure, selon le nombre de personnes. Mais ça demande un certain investissement parce que c'est du temps et c'est de l'analyse. Sinon, il y a autre chose que moi, je prône beaucoup. On a parlé tout à l'heure de pourquoi mettre un nom sur ce que l'on vivait était important. Je crois beaucoup à l'importance, quand on commence à intégrer ces sujets-là, à former à une norme langagière autour de la santé mentale. Parce que pour moi, nommer, c'est reconnaître. Et nommer, c'est aussi légitimer les situations. Donc, il y a un vrai enjeu à mettre des mots sur les différentes situations, à former au vocabulaire autour de la santé mentale et des risques psychosociaux, parce qu'aujourd'hui, on met tout et n'importe quoi derrière ces termes-là. On met tout et n'importe quoi derrière santé mentale. On met tout et n'importe quoi derrière la prévention des risques psychosociaux. Par contre, par exemple, j'ai des gens qui me disent, lui, il est RPS. Mais ça veut dire quoi que quelqu'un est RPS dans une entreprise ? Ça ne veut rien dire, quoi. Aujourd'hui, former au vocabulaire autour de ces sujets, c'est aussi une prise de pouvoir. Une prise de pouvoir au niveau de l'entreprise, on réacquiert une compétence en interne, et une prise de pouvoir au niveau des gens qui vivent ça. On peut nommer ce qui nous arrive, harcèlement, burn-out, charge mentale excessive, et on cesse d'être seul du coup face à ce malaise qui peut paraître diffus. Ça transforme du coup, je pense, dans ce que j'ai constaté, une sensation qui peut être oppressante en une réalité qui est tangible, compréhensible et donc actionnable. On a nommé, donc derrière, ça ouvre la voie à l'action. On peut mettre un mot sur une situation, on peut donc ouvrir derrière la porte au changement, on peut outiller, on peut alerter, on peut se défendre, on peut demander de l'aide et on peut aussi pousser les entreprises à assumer leurs responsabilités.
- Magaly
J'ai une dernière question. Est-ce que tu penses qu'on aurait eu cette même discussion il y a, disons, 4 ans sur ce sujet-là ?
- Noémie Guerrin
Bien sûr, parce que nous, on était déjà convaincus, Magaly. On l'aurait eu.
- Magaly
Tu as raison. Oui, c'est vrai. Et en même temps, tu vois est-ce que ton livre se serait aussi bien vendu il y a quatre ans ? C'est-à-dire dit autrement, mais tu as raison, est-ce que tu penses que les choses bougent ?
- Noémie Guerrin
Je vais même aller plus loin. Je pense qu'on est à deux doigts, je l'espère, d'un changement sociétal, voire légal, sur le sujet. J'y crois profondément. Je te parlais des indicateurs tout à l'heure... Aujourd'hui, c'est réglementaire, il faut le savoir. C'est quelque chose, c'est une obligation. Toutes les entreprises, de plus de 300 salariés, doivent, dans la logique, dans leur bilan social publier ces indicateurs dont j'ai parlé et donc du coup on a un décalage aujourd'hui entre ce que ce qu'on a prévu sur certains articles de loi et de code du travail et ce qui est véritablement fait à l'intérieur de nos organisations parce que faute de contrôle, faute de compréhension, faute de temps, faute de budget, faute de tout ce qu'on a vu jusqu'à maintenant. Moi je crois au fait qu'aujourd'hui on est quand même à deux doigts et on a la possibilité au-delà de ça aujourd'hui d'agir. On a dit santé mentale, grande cause nationale. Maintenant, on peut se dire santé mentale, grande cause nationale. Qu'est-ce que le travail peut faire dans tout ça ? Et on peut aller plus loin. On a la possibilité aujourd'hui de venir mettre en place une évolution législative qui est ambitieuse, je l'accorde, mais qui peut être pragmatique, qui nous permettrait de généraliser ces indicateurs de santé mentale à toutes les entreprises, quelle que soit leur taille, qui nous permettrait d'avoir une obligation d'analyse et de suivi des résultats avec des seuils d'alerte qui permettraient de déclencher des actions correctives, de créer des observatoires. Moi, je vis dans un monde où aujourd'hui, je pense, il est à notre main et de notre devoir de transformer tout ce qu'on est en train de constater en quelque chose de moteur et qui nous permettrait de tracter. Il y a le cadre législatif qui peut nous le permettre, avec toute la conscience de ce qui se passe aujourd'hui en termes politiques en France, bien entendu. Mais au contraire, peut-être que justement, il y a des choses qui peuvent être faites sur ce sujet-là. Mais je crois aussi au fait que l'entreprise peut devenir modèle au niveau de la société. Il y a ce que la société peut apporter à l'entreprise et il y a ce que l'entreprise peut apporter à la société. Et aujourd'hui, je pense qu'il y a un vrai enjeu aussi des entreprises de se dire « Est-ce que j'ai envie d'être une entreprise inspirante et de faire partie de ces entreprises qui auraient été précurseurs sur le sujet ? » dans la mise en place de certains modèles qui prouvent que ce qu'on est en train de dire aujourd'hui, ça fait clairement ses preuves et que c'est les entreprises de demain.
- Magaly
Écoute, c'est un magnifique mot de la fin. Merci beaucoup Noémie.
- Noémie Guerrin
Avec plaisir, Magaly.
- Magaly
Merci à Noémie pour cette discussion aussi passionnante qu'essentielle. Avec cet épisode, Noémie a mis en lumière les vrais enjeux de la santé mentale au travail et surtout, nous a partagé des leviers concrets, avec générosité pour que chacun puisse agir dès aujourd'hui dans son entreprise. La prévention et l'accompagnement doivent devenir des réflexes plutôt que des réactions. C'est essentiel pour une entreprise qui donne l'exemple. Et donner l'exemple, peut-être, ça peut vous faire envie, non ? Si vous souhaitez approfondir le sujet et découvrir l'expertise de Noémie, retrouvez-la sur son site santedudirigeant.fr ; vous pouvez aussi suivre sa newsletter. Merci de nous avoir écoutées et à très bientôt pour un nouvel épisode de Capital Humain.