- Speaker #0
Dans l'ombre, un podcast produit par We Are,
- Speaker #1
et Time to Sign Off. Bonsoir et bienvenue dans Dans l'ombre, le podcast produit par We Are et Time to Sign Off, où l'on reçoit ceux qui, par vocation, ne parlent jamais. Les visiteurs du soir, hommes et femmes de l'ombre, agents secrets ou agents de stars, bref, toutes celles et ceux qui tirent les ficelles mais évitent la lumière. Ce sont eux que nous recevons dans Dans l'ombre pour qu'ils nous expliquent leur métier et leur méthode, et qu'ils nous racontent leur histoire. Je suis Romain Dossal, fondateur de la newsletter d'information Time to Sign Off, TTSO, et ce soir je reçois une voix, une voix et pas un visage. La voix d'un homme qui a choisi de nous faire partager ses affinités culinaires comme d'autres partagent leurs affinités littéraires, sans se dévoiler, mais en nous disant tout de ce qu'il aime et de ce qu'il n'aime pas, de ce qu'il touche et de ce qu'il fait doucement rigoler. Cette voix amie qui réunit des foules, dont votre serviteur sur Instagram, c'est celle de François Simon, critique gastronomique et promeneur littéraire. qui aujourd'hui sort un livre magnifique, un recueil d'adresses et de réflexions indispensables. C'est chez Flammarion et ça s'appelle « Y retournerai-je » . Bonsoir François Simon.
- Speaker #0
Bonsoir.
- Speaker #1
Alors François, avant de parler du livre, parlons un peu de vous. Et pour commencer, j'aimerais que vous me disiez comment vous appelleriez votre métier, le métier que vous avez pratiqué pendant des décennies et qui vous a aujourd'hui amené à écrire ce livre.
- Speaker #0
Alors le métier que je pratique, l'un des métiers que je pratique, c'est critique gastronomique. C'est-à-dire une personne qui va au restaurant, qui s'assoit, qui mange, qui regarde, qui observe, et qui repart après avoir payé sa note, logiquement. Et ensuite, qui rédige un texte ou parfois un audio, comme on dit aujourd'hui.
- Speaker #1
Et comment avez-vous appris ce métier ? Comment est-ce qu'on apprend ce métier ? Et d'où tire-t-on sa légitimité sur ce métier ?
- Speaker #0
Alors, aujourd'hui, je revendique d'avoir aucune légitimité, ce qui me confère beaucoup de liberté. J'aurais beaucoup de mal à faire la différence entre une limande et une seule meunière. Et ne me cherchez pas là-dessus parce que vous n'allez jamais me trouver.
- Speaker #1
Alors sur quoi vous trouve-t-on, François Simon ?
- Speaker #0
Alors ça, j'aimerais bien savoir. J'aimerais bien savoir où je suis. En fait, je suis vaporisé comme beaucoup de personnes dans l'air. J'essaye de me poser dans un endroit et puis de ressentir tout ce qui se passe autour. Parce que pour moi, un restaurant, ce n'est pas seulement l'assiette, qui est quand même fondamentale, mais ce n'est pas tout. Je pense qu'un restaurant, c'est composé de tellement d'éléments, à la fois subjectifs, on se sent bien ou non, mais aussi des tas d'éléments qui viennent nous perturber dans le bon ou le mauvais sens. Des bonnes odeurs, une bonne compagnie, une jolie serveuse. Enfin, toutes les vibrations, en fait, vous engagent non seulement dans les impressions premières, mais ensuite dans la digestion. Ce qui fait qu'un bon souvenir s'imprime plus ou moins bien. Et parfois, le lendemain, vous vous dites, mais pourquoi ? Pourquoi je me sens mal ? Tout simplement parce que vous étiez dans un mauvais restaurant. D'où la question, y retournerais-je ? Et à cette question, en fait, il n'y a pas de réponse rationnelle. Et c'est ce qui me réjouit. Parce qu'en fait, on peut aller dans un bon restaurant. Tout est bien, le service est correct, le prix bon, valable. Et à la question, est-ce qu'on y retournerait ? Parfois, on dit non. On dit, mais pourquoi ? Parce que non. Et aussi un restaurant qui peut être assez médiocre, mais les serveurs sont sympas, le décor est bien, vous vous sentez bien, la bouffe est quelconque, voire nulle, mais vous y retournez. Allez savoir pourquoi. Parce que justement, il y a une sorte de chimie qui fait que vous avez aimé l'endroit. Vous vous sentez bien, vous le sentez bien. Donc, où est-ce que je me situe ? Moi, je me sens justement dans l'air. Surtout pas dans l'assiette.
- Speaker #1
Mais un critique gastronomique, du coup, comme on dit maintenant, un critique gastronomique, c'est quelqu'un qui a du goût ou c'est quelqu'un qui est beaucoup plus multi-sensoriel ?
- Speaker #0
Bonne question. Est-ce qu'il a du goût ? C'est drôle cette question parce que vous poseriez cette question à un chef. S'il y a bien quelque chose sur laquelle il ne faut surtout pas le titiller, c'est son bon goût. On peut le critiquer sur ses petits pois, sur son... bijonneau et tout le bazar, mais aller le critiquer sur la couleur de ses tentures de rideau, là, il le prend très très mal. Donc, il y a une sorte de bon goût qui est censé être au-dessus du goût, on va dire, pour le résumer, mais qui fait que cet univers est totalement, pas irrationnel, mais qu'il y a des logiques qui sont bizarres, quand même. Donc, est-ce que j'ai bon goût, moi ? C'est bien la dernière question que je me poserai, parce que mon propre goût ne m'intéresse pas. Ça veut dire, bon je vois bien ce que j'aime, c'est prévisible, c'est convenu, enfin je m'ennuie avec moi-même. En revanche... voir comment vous êtes habillé, tout ça. Je me dis, tiens, c'est pas mal, j'y piquerais bien cette idée de veste comme ça, sur la chemise, d'où elle vient. Le goût des autres m'intéresse beaucoup plus, c'est passionnant. J'achète une cravate, elle est d'une banalité sans nom. Vous m'offrez une cravate, Romain, je serais très curieux de savoir quelle sera cette cravate. Et je risque de la porter, parce que ça va me transporter ailleurs que là où je suis, là où je suis m'intéresse nullement, là d'où je viens non plus. Ce qui m'intéresse, c'est pas l'autre. Mais autre chose, la suite, la nouveauté, la différence, l'altérité. À chaque fois, je cherchais au-delà de ma propre rue et de mon propre côté trottoir.
- Speaker #1
Avant de venir sur votre rue, justement, revenons sur cette histoire de bon goût. Il y a un passage que j'ai beaucoup aimé dans votre livre qui parle de ces restaurants où tout est affaire finalement de ne pas manger. Ces restaurants où l'endroit prime sur l'assiette ou même où l'endroit prime sur... le restaurant en lui-même, le concept même d'aller au restaurant. Est-ce que vous pouvez nous parler un petit peu de cette dérive ?
- Speaker #0
Je ne sais pas si c'est une dérive ou alors notre société, notre monde dérive, ce qui ne serait pas faux du reste. On a les icônes que l'on mérite, Trump, etc. Mais le restaurant, justement, offre aujourd'hui une facette assez inattendue, c'est-à-dire des restaurants assez, on va dire, « chic » , en mettant un paquet de guillemets. très chère, puisque ça fonctionne au filtre social, et dont les nourritures sont totalement ancillaires, c'est-à-dire très banales, parfois mauvaises. Mais en fait, les gens s'en foutent un peu, parce qu'ils sont venus là pour avoir la paix, pour être entre soi. Ils ne veulent surtout pas rencontrer leur secrétaire, ni leur voisin de palier, et en fait, ne pas manger. Ça les intéresse un peu, parce qu'ils ont envie d'avoir la forme, d'être minces, qui est là quand même la philosophie, la religion du siècle, survoler les nourritures, comme pour retrouver une sorte de surplomb qu'ils n'ont peut-être pas dans leur vie, et finalement assujettir cet univers du restaurant comme une plateforme pour eux, un lieu de faire valoir. Donc il y a toute une série de restaurants qui existent, et ils sont pas mal du tout, mais... Les nourritures sont nulles, souvent chères, vous avez une petite timbale de frites pour 10 balles. Et finalement, les gens trouvent ça amusant parce qu'en fait, ils considèrent que la bouffe, c'est un peu... C'est drôle de mettre du caviar sur une pizza, de fourrer des langoustines avec du foie gras. Enfin, tout est drôle. Et en fait, le restaurant est devenu, et c'est ça qui est passionnant, un lieu de... pas de destruction. Mais de décomposition, on essaye de se choquer soi-même en disant, tiens, je vais mettre du caviar sur mon café. Ce serait peut-être pas mal, d'ailleurs. Vous voyez, en fait, on s'embarque dans des lieux presque absurdes, parce qu'aujourd'hui, l'absurde est devenu une sorte de théâtre, un exotisme. Donc, on a ce genre de restaurant. Sincèrement, moi, je m'y amuse beaucoup. Je ne suis pas là en train de rigoler, en me serrant les côtes. Je trouve ça passionnant. Mais en plus, on ne prend pas de poids, il n'y a rien à bouffer et ce n'est pas bon.
- Speaker #1
Alors, sur le poids et sur la minceur qui est devenue une culture, je suis obligé de vous demander l'exégèse d'une phrase que j'ai relevée dans votre livre qui m'a fait beaucoup rire, la monodiète et le 49-3 de la minceur. Dites-moi ce que vous avez voulu dire là-dedans.
- Speaker #0
Tout le monde pratique le jeûne, de sauter un repas, ce qui n'est pas mal, parce que je m'aperçois que, et d'une, ça évite de changer sa garde-robe tous les ans. Et de zio, ça donne un peu plus d'acuité. Quand on mange, quand on saute un repas, on a la dalle après. Et c'est pas mal parce que j'ai cru comprendre en fait que l'organisme puisait dans ses ressources, s'effondre un peu ce qui était un peu trop, un peu trop, le gras, etc. Et finalement, on est en mode survie et tout d'un coup, on a le cerveau qui... qui enchaîne bien, qui voit mieux. Et j'aime bien moi cet état d'acuité. Et s'il est... Moi, ce que j'attends souvent des nourritures, c'est un peu ça, c'est des états d'âme ou des états d'esprit différents. La cuité, j'aime bien. L'ivresse aussi, j'aime bien. S'abandonner dans un dessert à la chantilly, j'adore. Vous voyez, qu'on puisse alterner à la fois l'abandon et la rigueur. Parce que pour moi, la table, ce n'est pas du tout un lieu d'obéissance. Ce qui vraiment, ça, je ne sais pas les mots pour ça, mais qui me... Qui m'accable. En fait, c'est un lieu d'indulgence Vous êtes avec quelqu'un, avec votre fiancée, qui n'a pas envie de manger ce soir, mais elle a envie d'aller au restaurant parce que vous lui avez offert ou elle s'est acheté une nouvelle robe, elle est trop contente, elle veut aller dans un lieu public, elle veut aller où ? Elle ne veut pas prendre un bus. Elle a envie d'aller au restaurant, c'est elle qui va choisir le restaurant, ce n'est pas vous. Et elle sera très heureuse, mais elle n'a pas envie de bouffer, elle n'a pas envie de se faire une autre côte frite ou alors un autre jour. Et donc pour moi, le restaurant, c'est ça. C'est un lieu où on se sent bien, où on... On a envie de s'offrir une bonne bouteille de vin, bim, on y va, et de manger des oeufs maillots à côté, ok, pas de problème. Un deuxième oeuf maillot, ok, deux. Au revoir, l'addition, le taxi, à demain.
- Speaker #1
Le taxi, à demain, l'oeuf maillot, et pas la langoustine fourrée au foie gras. Vous dites que vous n'allez plus dans les étoilés dans votre livre, que cette cuisine vous ennuie, et vous parliez tout à l'heure de... la tolérance et l'abandon dans la cuisine. Racontez-moi votre rapport à la haute gastronomie.
- Speaker #0
Écoutez, j'ai l'impression que je ne les entends plus. Je ne comprends plus leur discours, la naturalité, tout ça, ça me dépasse. J'ai beau creuser, je ne comprends pas. Et ils ne m'écoutent pas, non point en tant que critique gastronomique. Mais moi, il y a des fois, quand je vais dans un grand restaurant, j'ai envie de me sentir bien. Je n'ai pas envie d'avoir d'amus bouche. Pour moi, c'est comme les publicités avant le film. Je dis, bon allez, ok, ok, encore 45 secondes de publicité. Bam, bam, des petits trucs de haute densité, très indigestes. Pas du tout fait pour vous ouvrir l'appétit. Du reste, l'appétit, pour moi, il est déjà ouvert depuis belle lurette. Il est ouvert depuis l'heure du déjeuner. Je me dis, tiens, ce soir, je vais me taper un grand restaurant. Donc, c'est une sorte de fête, mais je n'ai pas du tout envie qu'on me la subtilise, que le chef se l'approprie. J'ai l'impression d'être à la... À la messe de son sacre, où on l'attend une plombe, il arrive avec sa traîne, comme ça, il traverse la grande salle, lentement, et nous on est là comme des caniches, en train d'attendre et puis de dire « Oh là là, Dieu, quel talent ! » Ça n'intéresse pas. Pour moi, l'obéissance, le respect, ça me renvoie à l'enfermement. Et là, j'ai vraiment les chocottes.
- Speaker #1
Alors, c'est très intéressant ce que vous dites sur les chefs, parce que ce que vous dites sur les chefs s'applique aussi, me semble-t-il, à votre rapport à la critique et à la célébrité. Vous avez fait toute une carrière en planquant votre visage, sans montrer votre bobine, dans un monde qui est un monde où on surmontre sa bobine, où des gens qui ont accès à la célébrité que vous avez, par l'œuvre, par la présence à la télé. par Instagram et les centaines de milliers de followers que vous avez, ces gens-là ne résisteraient pas un seul instant. La modernité ne résisterait pas un seul instant à montrer son visage. Vous avez fait le choix de ne pas montrer le vôtre. Qu'est-ce que ça vous a apporté ? Quel est le rapport que ça vous a créé avec les gens qui vous suivent ?
- Speaker #0
Je ne les rencontre jamais, d'où mon innocence un peu. Parfois, quand on me dit « Oh là là ! » Je dis « oh là là » , je n'entends jamais cette phrase, parce que moi je vis dans ma bulle, je suis sauvage, je suis très timide. Là je vous rends compte aujourd'hui, mais j'ai mal à la tête depuis une journée, tellement mon corps résiste.
- Speaker #1
Le sentiment est réciproque.
- Speaker #0
Je ne suis pas du tout dans mon élément naturel, vous comprenez ? Pour moi, je vis de façon très solitaire et de façon très solaire. Et j'allais dire que le contact, pas des autres, parce que j'ai besoin des autres, mais je suis très embarrassé, je vis dans une bulle. Donc tout ça, ça ne me modifie pas. Et je sais très bien que lorsque j'entends un compliment, ça me déstabilise, ça me dit, oh là, sincèrement, je perds mes repères. Donc j'ai besoin d'être tranquille. Donc cette vie, c'est vraiment ma nature. Donc il n'y a aucune construction. Et je vois tout autour de moi combien la notoriété abîme les gens. Il suffit d'ouvrir les gazettes, comme on disait Naguère, et de voir dans quel état elles sont, parce qu'elles se sont surexposées, elles ont passé un pacte avec le diable. La célébrité, disait Milan Kudera, est un masque qui vous ronge le visage. Et ça, je crois que c'est plus que jamais terriblement vrai.
- Speaker #1
Alors, citation contre citation, laissez-moi faire un peu le cuistre. Je la pique en réalité à Audiard, qui l'a dit, je crois, le soir, on lui a remis un Oscar. Il citait Winnicott, qui est un pédiatre et un psychanalyste, et qui dit... Le plaisir de se cacher, l'horreur de ne pas être découvert. Et je pensais que ça s'appliquait assez bien au rapport que vous avez à la célébrité, qui est effectivement le fait d'avoir conservé sa bulle, d'avoir conservé votre bulle inviolée, et en même temps, le plaisir immense que vous avez, je pense, à avoir ces centaines de milliers de followers, cette espèce de public extrêmement fidèle. qui vous suit sur Instagram et avec vos petites vidéos, leur fameuse « Y retournerai-je » .
- Speaker #0
Oui, vous avez raison. Vous avez raison, ça me fait un bien fou. Ça nourrit mon égo et c'est tellement important de sentir cette estime. Et ça, pour moi, c'est… Je ne sais pas comment en parler, d'ailleurs. Mais ça me fait immensément plaisir, oui, ça, c'est vrai.
- Speaker #1
Alors, revenons un petit peu sur votre parcours. Vous êtes né à Saint-Nazaire. Vous êtes né à Saint-Nazaire, vous avez commencé chez Presse-Océan, comme il se doit à Saint-Nazaire.
- Speaker #0
Très joli titre.
- Speaker #1
Et absolument. Et qui est-ce qui vous met le pied à l'étrier sur la critique gastronomique ?
- Speaker #0
Alors, j'étais vraiment pas fait, je me demande si j'ai toujours fait pour la critique gastronomique. En fait, moi, lorsque j'étais à Presse-Océan, à Presseau, comme on dit là-bas, je m'occupais des faits divers que j'ai fait pendant 6-7 ans, en attendant d'être titularisé. Et j'ai adoré faire ça. En plus, je faisais deux nuits et l'actualité des faits divers, la nuit à Nantes, parce que c'était à Nantes, est prodigieusement nourrie parce que c'est une ville de porc, donc il y a des bagarres, il y a des hold-up, il y a des crimes, il y a des accidents. C'est une vie incroyable. En plus, le journal, la nuit, il n'y a personne. Donc j'étais tout seul dans le journal. J'avais une quatre ailes, j'allais voir les pompiers, les gendarmes, les policiers. Et puis voilà. Donc, au bout d'un moment, je me suis aperçu que je risquais de devenir alcoolique et notable. Et ça m'a un peu effrayé.
- Speaker #1
Vous n'oubliez pas d'être un héros chabrolien ?
- Speaker #0
Oui, je voyais le truc m'arriver, mais pas à pas. Et ce rapproche, vraiment, c'était clair. C'est ce qui m'attendait, les bras ouverts.
- Speaker #1
Et alors, la voie de sortie, ça a été quoi ?
- Speaker #0
J'ai créé un incident et j'ai quitté le journal. Et je suis monté à Paris, comme on dit, mais avec tout... Tout mon innocence, j'allais dire, ma candeur et mon innocence. Et par chance, je suis allé au Matin de Paris, qui était à l'époque très en vogue. C'était en 1980 et c'était l'époque du nouveau journalisme, instigué par le magazine Rolling Stone et tout ça. Et Goy Millot, qui cherchait un peu de sang nouveau, s'est dit tiens, on va se prendre un petit jeûne là-bas. Et donc, moi, je me suis retrouvé dans le bureau de Christian Millot un beau matin. Un peu interloqué, parce que je ne comprenais pas du tout ce qui m'arrivait, il me dit, voilà, on voudrait travailler, vous faire travailler. J'ai dit, mais moi, je n'y connais rien. Je ne mangeais que des pizzas, des yaourts au chocolat et des sodas, comme tous les crétins que j'étais. Il me dit, ce n'est pas grave, on va vous apprendre. Sauf qu'ils ne m'ont jamais appris. Et ils m'ont balancé à Lille pour étudier tous les restaurants pendant une semaine. Je logeais au Carlton. Et là, je me suis dit, mais qu'est-ce que c'est que ce métier ?
- Speaker #1
Au Tempora, au Mores.
- Speaker #0
Et je me suis dit, mais c'est incroyable. Qu'est-ce qu'on fait ? On déjeune le midi et on attend le dîner. Puis entre les deux, on rédige. Je me suis dit, mais c'est... Et puis surtout, on me proposait un salaire, ce qui pour moi, qui était pigiste à l'époque, c'était important aussi. Quand même, ça me rassurait. Et donc j'ai accepté. Et en fait, Christian Millot ne m'a jamais rien appris, si ce n'est qu'une seule chose, dans un plat. Parce que forcément, un jour, je lui disais, mais j'aimerais bien vous me donner des leçons, nanana. Donc on est allé bouffer dans un restaurant, bam, un plat arrive. Et ce qu'il m'a dit, ce qui est important dans cette assiette, c'est l'allant. Alors là, je me suis dit, bon sang, c'est hyper intéressant ça. La lance, c'est ce qu'on retrouve dans les musiques, l'andante, dans les parfums, tout ça, c'est le mouvement. La lance, Romain, dans votre configuration des vêtements, c'est l'air qu'il y a dedans, c'est l'air qu'il y a entre le corps d'une femme et sa robe. La lance, c'est tout ça, c'est ce mouvement. Et dans une assiette, moi j'aime bien faire les transversalités, j'aime bien sortir de l'assiette. Et dans l'assiette, effectivement, ce qu'on aime bien, c'est ce mouvement encore de la poêle avec les champignons qui sont là. On sent la langue même sur un sushi quand il est déposé sur le comptoir. Logiquement, si vous faites très attention, il est encore dans son mouvement. Le chef sushi a déposé la lamelle de poisson sur la quenelle de riz. Il le saisit, il le dépose sur le coin du comptoir devant vous. Et si vous observez bien, vous voyez que la corne de la lamelle de poisson est en train de se recorber. Et il faut le manger maintenant, parce que... Dans cinq minutes, le poisson aura séché, le riz aura trouvé l'ambiance, aura quitté la tièdeur de la main et en fait, il ne sera plus bon du tout. D'où le désintérêt pour tout ce qui est sushi préparé à l'avance. Donc l'allant, j'ai gardé cette seule clé. Bon, il y a des fois, ça ne fonctionne pas. Avec l'époque robuchonienne, tout était figé. Les assiettes, c'était comme des cadrans de pendules avec des points partout. Tout était totalement crucifié, j'allais dire, dans une sorte de sadisme propre à cette époque.
- Speaker #1
De Goémio, vous restez chez Goémio, mais vous allez passer chez Cuisine et Vin de France et vous allez surtout passer au Figaro. Racontez-moi un peu l'aventure Figaro Scope.
- Speaker #0
Oui, j'ai eu la chance ensuite d'être nommé rédacteur en chef de Cuisine et Vin de France, alors que je n'étais vraiment pas fait pour mener une assemblée de gredins et de coquins. Et je suis resté deux, trois ans. Et puis ensuite, le Figaro voulait créer un supplément hebdomadaire qui s'est appelé le Figaroscope. Et j'ai eu la chance de faire partie de l'équipe des fondateurs. Et tout de suite, la partie gastronomique des restaurants est devenue très importante puisqu'on démarrait avec une page. Et finalement, bon emballant, on devait avoir 7, 8 pages avec une équipe de 5, 6 journalistes. que j'ai eu la chance et la joie de former, parce que moi je préférais prendre des jeunes pousses, des juniors, qui étaient en train de démarrer, qui avaient le feu sacré, qui avaient faim, comme je l'avais été, et qui avaient envie d'en découdre. Et donc on a instauré finalement une sorte de critique un peu plus novatrice, parce qu'existaient à l'époque quand même les éléphants de la critique, qui étaient quand même des monuments. Partout, ça rivalisait d'écriture, de style. Il y avait Henri Gros, Christian Millot, il y avait l'araignée Romonde, il y avait Philippe Coudert. Partout, ça y allait. Donc, le niveau était très élevé. Et la critique, à cette époque-là, était vraiment de qualité. Ce que je veux dire par là, c'est qu'elle induisait les chefs dans une amélioration, ce qui n'existe plus du tout aujourd'hui. C'est-à-dire que les chefs, ils ne pouvaient pas faire tellement de... de conneries, parce que bam, aussitôt le papier sortait. Et ils étaient tenus. Disons qu'il y avait une sorte de, pas de rivalité, mais il y avait une sorte de jeu comme ça entre les chefs, qui avançaient, qui avançaient bien. La preuve, la nouvelle cuisine a vachement aéré. Une cuisine qui était très enfarinée, très saucière, très lourde, très indigeste, un peu trop classique, engoncée, qui masquait les produits. Grâce à Christian Millot et Henri Gault, en créant la nouvelle cuisine, ils ont totalement ouvert les fenêtres, les portes, changer les matelas. Et je me suis dit que c'était bien aussi d'apporter un sang nouveau, d'être un peu plus iconoclaste et de favoriser les petites tables plutôt que les grandes, qu'on n'avait plus besoin.
- Speaker #1
Est-ce qu'il y a eu une critique, une nouvelle critique, comme il y a eu une nouvelle cuisine ? Comme il y a eu une nouvelle vague ? Est-ce que la critique était très classique, très didactique ? Et est-ce qu'elle est devenue plus impressionniste ? Moi, il me semble que vous écrivez comme un impressionniste. Donc, est-ce qu'il y a eu ce renouveau de la critique en même temps qu'il y a eu un renouveau de la gastronomie ?
- Speaker #0
Vous voulez dire à l'époque Goemio ou aujourd'hui ? Oui. À l'époque Goemio, oui, bien sûr. Et vous évoquez fort justement la nouvelle vague, le nouveau roman aussi, la déconstruction des récits. Bien sûr, ça allait de... Même en mode, enfin, tout ça, c'était... Tout fonctionne de façon, pas simultanée, mais presque. Moi, je me souviens, les analogies étaient très faciles à faire avec les... entre les salades folles et la mode assez décomposée avec les lanières, tout ça. À chaque fois, il suffit de voir le cinéma, la chanson, les musiques, tout, la littérature, la politique, n'en parlons pas, tout correspond. On peut faire une lecture transversale aujourd'hui en passant de Hanouna à Trump, en regardant ce qu'il y a dans les assiettes des restaurants de Paris Society, c'est totalement cohérent.
- Speaker #1
Bim pour Paris Society.
- Speaker #0
Mais vous rigolez cependant. Oui, oui,
- Speaker #1
je rigole, je rigole, parce que tout le monde voit parfaitement ce que vous dites, comme d'habitude. Et alors... Dans la déconstruction, justement, dans l'explosion du récit, vous désertez, vous désertez pas d'ailleurs, mais vous complétez votre parcours en passant à la télé. Alors comment est-ce qu'on passe à la télé sans montrer sa bobine ?
- Speaker #0
C'est pas compliqué, il suffit de rester derrière la caméra. Parce qu'au début, je faisais pour Paris 1ère des émissions, celle qu'a reprise par la suite François-Régis Gondry. Et c'était pas compliqué, je filmais. Comme je filmais depuis toujours, c'était pas compliqué. Et là, j'ai filmé, au début je faisais ça en direct, mais je faisais les... Quand j'étais au restaurant, j'étais là avec ma caméra qui était des petits caméscopes à l'époque. Alors j'étais là, alors voilà, la salade arrive. Et je me suis aperçu que c'était plus tellement possible de parler comme ça, comme un crétin. C'était ridicule, quoi. Donc ensuite ça a été en voix off, c'est-à-dire en post-production. Donc je filmais et ensuite dans un studio, je posais la voix sur les images que je voyais sur un écran. Et c'est comme ça qu'aujourd'hui je fonctionne, c'est-à-dire que je filme et ensuite je posais la voix.
- Speaker #1
Je pense que nos auditeurs le savent, mais vous êtes l'inventeur d'un style qui est la caméra à hauteur d'assiette, qui est extraordinaire, qui est absolument extraordinaire, qu'on voyait dans votre blog il y a 15 ans maintenant, dans Simon Says, et que maintenant on voit sur... sur Instagram, et personne ne se lasse de ces gros plans de cuillères qui rentrent dans la chantilly, et de votre voix et de votre style. Mais quand même, en lisant votre fiche Wikipédia, parce que j'ai travaillé pour cette interview, j'ai vu quelques trucs qui m'ont fait, pas tiquer, mais qui m'ont fait rire. Alors j'ai vu que vous aviez créé des sandwiches. Pour un critique littéraire, c'est moyennement exotique, mais... J'aimerais bien savoir, c'est quoi les sandwiches que vous avez créés ?
- Speaker #0
C'était pour PNY, une chaîne de burgers, Paris-New York. Oui, Paris-New York. Ils sont au sein de Nice, je crois. Ils m'ont demandé, ce serait bien si vous créiez un sandwich. Alors, je me suis dit, je vais faire. C'était une quinzaine d'années. J'ai dit, oui, je vois ce que je vais faire. Je vais faire un sandwich et le slogan, ça sera healthy but bitchy.
- Speaker #1
Vous pouvez nous dire...
- Speaker #0
Bon, ensuite, là-dedans, il y avait des feuilles de chisseau. Il y avait un pain qui n'était pas au gluten, qui, à l'époque, était assez novateur. Il devait y avoir...
- Speaker #1
C'était pour le healthy ? Oui. Qu'est-ce que c'était, Beachy ?
- Speaker #0
Beachy, il devait y avoir une sauce, là, un peu beach, justement, avec un peu moutardé, un truc comme ça. Mais en fait, c'était pas mal. OK. Ça allait, quoi. Ça tenait la route.
- Speaker #1
On va forcer un peu le curseur du baroque. Vous créez des sandwiches, ok. Vous avez enregistré de la musique. Racontez-moi ça aussi.
- Speaker #0
En fait, j'ai toujours rêvé de chanter. J'aurais adoré être un chanteur rock. Et parfois, pour m'endormir, je pense encore à ça. En disant, voilà ce qu'aurait été ma vie. Je serais mort, clairement.
- Speaker #1
À 27 ans.
- Speaker #0
À 27 ans, oui. Et je me suis dit, ah, ça serait bien si je pouvais chanter, mais personne ne chante bien, il faut apprendre à chanter, comme faire de la bicyclette. Et donc j'ai suivi des cours de chant, et je me souviens très bien, c'était une très jolie fille, métisse, c'était près de la République, dans un caveau, et elle m'a dit, est-ce que vous savez respirer ? Oui, j'ai respiré devant elle. Elle m'a dit, non, mais bien respirer. Alors, elle dit, mettez-vous derrière moi. Donc, je m'approche d'elle et vraiment, elle avait un corps magnifique. Mettez vos mains juste là, sur ma cage thoracique. Et là, vraiment, j'étais très embarrassé. Elle m'a dit, je vais vous montrer maintenant ce que c'est respirer. Et là, j'ai compris ce que c'était chanter. Donc j'ai appris à respirer. Et ensuite, on a enregistré une chanson. Donc on a appris les cadences, la respiration.
- Speaker #1
Avec cette jeune femme ?
- Speaker #0
Oui. C'était Norwegian Wood, les Beatles. Et ça m'a fait un bien fou parce que, en fait, tout le monde peut faire quelque chose. Jouer de la trompette, jouer au poker, faire n'importe quoi. Mais ça s'apprend. Et tout le monde devrait faire... ce qu'ils rêvent de faire. Et ça, j'étais très content de faire ça. Donc, j'ai enregistré plusieurs chansons, mais qui, heureusement, sont hors commerce.
- Speaker #1
On pousse un peu le curseur de ce qu'on peut faire et de vos rêves réalisés, s'il en est un. J'ai vu que vous aviez créé des souliers aux États-Unis.
- Speaker #0
Oui, avec George Estevan. Donc, c'est un créateur de mode, mais ça, il y a une vingtaine d'années. Je ne pense pas que les... Je serais curieux de voir si... Si elles sont encore sur les marchés. On avait travaillé une teinture Bordeaux. Et bien sûr, on avait travaillé les teintures avec du Bordeaux, du vin de Bordeaux. Vous voyez un peu la crétinerie parfois.
- Speaker #1
Ça peut marcher aux États-Unis, the Bordeaux shoes.
- Speaker #0
Oui, c'est un joli rouge, un rouge profond.
- Speaker #1
Ça arrangerait plus du vin de Bordeaux à l'heure actuelle. Arrivons maintenant sur votre livre, Y retournerai-je ? Il retournerait, c'est la signature de vos petites vidéos, qui sont les petites vidéos de critiques gastronomiques que vous faites sur Instagram, qui est effectivement une question simple, mais une question radicale pour un restaurant. Je voudrais que vous définissiez ce livre. C'est une question à laquelle moi, je n'ai pas réussi à répondre. Donc, je me demandais si je pense que l'auteur a une idée plus précise que moi de la manière dont on peut définir ce livre.
- Speaker #0
Alors, vous voudriez un pitch, comment dire ?
- Speaker #1
Pas un pitch, mais... Votre intention ?
- Speaker #0
Mon intention, c'est qu'en fait, j'ai la chance d'avoir une vie merveilleuse. Je me balade à travers tout le monde. Et je vais dans des beaux hôtels, je vais dans des auberges de jeunesse, je prends des autobus, je prends des avions en classe affaires. Vraiment, je vais partout dans le monde. J'ai cette chance incroyable que les journaux m'envoient ainsi. Je suis tellement candide face à ce bonheur que je me dis, il faut que j'emmagasine, que je superpose tout ce que je vois. Donc j'ai des carnets, chaque voyage j'ai un carnet, j'en ai 2000 maintenant. Je filme, je fais des photos, je me mets en totale immersion, en hypersensibilité. C'est-à-dire que tout me traverse, donc si vous faites tomber une petite cuillère, je sursaute. C'est parfois embarrassant dans la vie, mais qu'importe. Je me suis dit, mais... En fait, il faut pas redonner, c'est un peu démago de dire ça, mais en fait, j'ai tellement de choses en moi qu'il faut que je me libère, que j'externalise, comme on dit à Paris. Et donc, je me suis dit, en plus, j'aime bien faire les livres, parce que j'adore les livres, je passe mon temps à lire. Et je me suis dit, tiens, je vais faire un livre avec tout ça. Mais c'est un tel vrac dans ma tête, tout ce mélange, qu'en fait, j'ai autant de plaisir à monter dans une micheline en province, un TER, que de manger une langoustine fraîche. Donc c'est un ni queue ni tête. Il n'y a pas d'ordre dans ces livres. Les chapitres, vous pouvez les mélanger, il restera le même.
- Speaker #1
Pour moi, c'est un livre, alors j'espère pas vous froisser ou que vous le preniez en mauvaise part, c'est un livre testamentaire. C'est un livre de 50 ans d'une vie, de voyage, d'amitié littéraire, de souvenirs, d'impressions que vous classez. On peut difficilement parler d'un classement d'ailleurs, mais que vous réunissez, auquel vous invitez le lecteur. Et moi j'ai trouvé que c'était merveilleux, c'est un livre... Ne croyez pas pour nos auditeurs que c'est un livre uniquement d'admiration, c'est aussi un livre de coups de griffe, et les coups de griffe sont d'ailleurs parmi les passages les plus jouissifs de ce livre. C'est, encore une fois, la bonne analogie pour ceux à qui ça dit quelque chose, c'est ce livre de Pérec, enfin me semble-t-il, c'est ce livre de Pérec... qui sont des bribes de souvenirs qui se succèdent sans que ni tête. Il y a aussi un peu de mélancolie. Vous citez, il y a beaucoup de citations, et il y a une très belle citation de Gide que j'ai relevée, qui est « La mélancolie, ça n'est que de la ferveur retombée » . Et je pense que ça résume très bien votre écriture, qui est une écriture de très grande ferveur, mais une écriture en retrait. On ne se livre pas ni à la colère, ni au rire qui casse les côtes. On est en retrait, on est sur la ferveur retombée, mais la ferveur est là. Dites-moi quand même un petit peu ce que vous avez cherché à faire, la logique des chapitres. Dites-moi un petit peu comment vous avez cherché à classer ces souvenirs de 50 ans de vie passée à pérégriner entre les restaurants et les îles.
- Speaker #0
Disons justement que, comme il n'y a pas de classement possible, je n'allais pas ranger ça en restaurant, en hôtel ou en voyage. Et je me suis dit, en fait, si on va au restaurant ou dans un hôtel, on ne cherche pas le premier degré. On se dit, tiens, j'ai besoin... On va dire, on va choisir un hôtel. J'ai besoin d'y aller en week-end amoureux. J'ai besoin d'être seul. J'ai besoin de froid. J'ai besoin de nature. J'ai besoin de soleil. Et en fait, il y a une réponse à chaque question. Souvent, on me demande, alors c'est quoi ton restaurant préféré ? Alors là, j'ai beau me concentrer, parce que j'aurais tant à répondre en disant, bim, voilà, c'est celui-ci. Mais en fait, j'ai dit non, c'est une réponse qui est... C'est une question qui est absurde parce qu'en fait, il y a 50 réponses. Mon restaurant préféré pour aller avec ma fille, je sais très bien le genre de restaurant qu'elle va aimer. Mon fils, ce sera différent. Avec vous, Romain, il faut que je réfléchisse bien, il ne faut pas que je me plante.
- Speaker #1
J'ai repéré des adresses que nous avons en commun.
- Speaker #0
Donc à chaque fois, la bonne réponse est beaucoup plus compliquée qu'on imagine. Et qu'il n'y a pas de classement comme ça, il n'y a pas de rangement par catégorie, non. Par impression, par exemple, moi j'aime bien les nourritures caressantes. J'aime bien aller dans un restaurant où le chef ne nous prend pas la tête avec un consenté de yuzu, avec une petite gouttelette de caramel de porto, ça, ça me fatigue. J'ai besoin d'indulgence et de caresse. J'aime bien quand dans un restaurant, les nourritures sont souples, lorsqu'elles sont digestes, lorsqu'elles filent bien, lorsqu'elles ont en même temps du caractère, qu'il y a un peu de sauce aussi, qu'il y a un côté humide, mouillé. Les restaurants secs, parfois j'ai l'impression que le chef est cocaïnomane. C'est séquencé dans l'assiette comme s'il était en train de couper sa ligne avec sa carte de crédit. Il n'y a pas une once de sauce. C'est hyper brillant, bien sûr, c'est intelligent, mais ça ne me parle pas. Donc, vous voyez, j'ai rangé le livre comme ça. Donc, bien sûr, il n'y aura pas de nourriture pour cocaïnomane, bien que ce soit hyper intéressant. Des nourritures très vives, violentes, qui tapent tout de suite la tête, qu'on pourrait quasiment prendre par les narines. Ça viendra peut-être un jour, ou en coton-tige. Mais à l'heure actuelle, notre sensibilité à ce que nous sommes, en fait nous sommes totalement manipulés par nos parents, par la société, par l'époque, fait qu'on a des approches des restaurants un peu de façon bizarre, sans se l'avouer. Quand on va au restaurant, finalement, si on était très clair avec soi-même, on dirait en fait si je vais dans cette adresse-là, c'est qu'on a la paix, il n'y a pas trop de bruit et ce soir je suis crevé. J'ai envie de boire un bon verre de vin, mais pas une bouteille, avec un plat direct et rentrer après. Ouais, ça existe. Et ça, c'est le meilleur restaurant. C'est pas les trois étoiles où on s'ennuie à 3000 sous de l'heure. Et alors,
- Speaker #1
si les étoilés vous raidissent, François Simon, qu'est-ce que vous pensez du guide Michelin ?
- Speaker #0
Alors ça, c'est une question qui m'embarrasse beaucoup parce que j'y crois pas du tout pour la raison suivante. Je regarde la cérémonie de remise des étoiles et à part une ou deux personnes, je m'aperçois que les gens qui sont là sont des gens qui ont morflé dans leur vie, qui ont des saluts de boxeurs, qui sortent épuisés d'un combat. Et ce que je n'aime pas dans l'ordre michelin, non seulement c'est l'ordre, le classement, c'est ce côté terrible. de la nomenclatura, l'ordre, le rangement, de baisser les yeux, d'être docile, de suivre la cuisine telle qu'elle doit être. Et ça, ça m'ennuie beaucoup pour moi, la cuisine, c'est l'indulgence, comme on disait tout à l'heure, c'est la gentillesse, c'est la bonté, c'est la générosité. Ce n'est pas ce concours de saut de haie qui rend les chefs dans un état, mais ils sont détruits intérieurement. Moi, je les vois bien. J'en ai connu qui étaient des beaux garçons quand ils avaient 20 ans, qui étaient contents d'être là, mais je les vois 20 ans après, le visage boursouflé, leur vie privée détruite, leur âme cabossée. Bon, bien sûr, le pigeonneau au petit poids est merveilleux, mais bon sang, ça me fait de la peine pour eux. Donc le guide Michelin, bon, bravo, il travaille bien, c'est un travail de chien, c'est impossible. de classer les restaurants. Vous allez sur une petite place à Paris ou n'importe où, il y a six restaurants, une crêperie, un restaurant italien, une brasserie, un bistrot, un restaurant vietnamien. Qu'est-ce qui est le meilleur ? Est-ce qu'on peut dire que les spaghettis à la vongolais sont moins bons que le bœuf bourguignon ? Bon, alors là, sincèrement, même en faisant un travail de chien, en disant « non, non, non, non, non, inclassable, on ne peut pas » . Donc comment ils font ? Donc voilà, le guide Michelin, à chaque fois qu'il sort, moi je suis malheureux pour eux, mais je trouve que c'est... C'est à part de la joie, ceux qui ont des étoiles, ok, mais je suis malheureux pour les autres, qui ont des vies ravagées. Pour moi, la bouffe, ce n'est pas ça.
- Speaker #1
Alors, à propos de ce qu'est ou ne ce que n'est pas la bouffe, je suis obligé de vous demander aussi, qu'est-ce que vous pensez de la manière dont la cuisine s'est médiatisée ? Et je pense en particulier au cook show, au top chef et au master chef de ce monde. Comment est-ce que vous avez l'impression que la cuisine a parlé d'elle-même, a construit son récit sur les 20 dernières années ?
- Speaker #0
Elle est l'exact reflet de notre monde, de notre époque, à la fois très superficiel, très précipité, discutable dans ses choix, sur l'apparence, sur le simulacre et qui n'a rien à voir avec la séduction. Donc tout d'un coup voilà des kékés qui mettent des lunettes de soleil. qui sont propulsés stars, qui se demandent comment ils sont aussi hauts, comment des chefs fantastiques sont à 50 places derrière eux. Donc c'est incompréhensible. Donc ça fait un monde très compliqué à lire, qui est illisible, sincèrement. Et toutes les valeurs sont renversées, ça m'amuse. Mais je n'apprends rien, si ce n'est que un peu de... Je suis un peu triste parce que j'aimerais tant que ce soit... amusant et bon, mais le bon a disparu. Mais je suis sûr qu'il y a une génération qui va arriver et qui va faire le ménage. Et croyez-moi que les chefs, ils vont cesser de rigoler et de ne rien foutre.
- Speaker #1
Ce soir, j'ai envie d'un verre qu'on prenne soin de moi, des nourritures caressantes. Vous consacrez un chapitre aux nourritures caressantes, d'ailleurs, dans votre livre. Il faut quand même que j'explique. C'est un livre où on retrouve des adresses. Alors, des adresses sans les adresses, il y a une sorte... de mystère qui est gardé. On cite les villes, on cite les noms des endroits, bien sûr, et puis il y a un index à la fin où on retrouve les véritables adresses postales de chacun des endroits que vous évoquez. Mais c'est, encore une fois, quelque chose qui est de l'ordre de l'exercice d'admiration, où vous donnez des impressions sur des adresses que vous classez par des émotions, par des envies, par des moments de vie qui n'appartiennent qu'à vous, mais dans lesquels chacun peut se retrouver. Vous parliez de... se retrouver au restaurant, ce plat direct, etc. Et vous parlez, et c'est votre métier, d'aller au restaurant tout seul. Alors, aller au restaurant tout seul, pour beaucoup d'entre nous, c'est quelque chose qui est quasiment tabou. Et j'avoue, pour moi, qui aime beaucoup aller au restaurant, c'est quelque chose que je n'aime pas faire. Et vous avez cette phrase, « Aller au restaurant est sans doute l'un des actes les plus courageux de la Terre. » Je suis bien d'accord avec vous pour ne pas avoir ce courage. Est-ce que vous pouvez nous donner... L'amour ou nous faire partager l'amour d'aller au restaurant tout seul.
- Speaker #0
Là, vous demandez beaucoup de choses quand même, Romain.
- Speaker #1
Vous l'écrivez.
- Speaker #0
En fait, oui, j'adore aller seul au restaurant. À deux, bien sûr. J'adore en deux personnes pour moi, c'est le chiffre magique. Au-delà, je sanglote de terreur. Il n'y a plus de conversation possible. Le beau parleur prend la tablée. On n'a plus qu'à écouter. Et en plus, c'est convenu, c'est partagé, il n'y a aucun risque. Pour moi, il n'y a aucun intérêt. Personne ne se livre véritablement. Ça m'est arrivé une fois, je commence une phrase assez intimiste et je m'aperçois que ça fait chier tout le monde. Donc je me dis, mais qu'est-ce que je fais à cette table ? Donc, régulièrement, je m'invite au restaurant quand j'ai une décision à prendre. Et ça, je le fais de façon très formelle. Je réserve dans un restaurant bourgeois, avec des tables espacées. Je prends un costume, je mets une cravate. Et bien sûr, je vais à l'heure au rendez-vous, je m'assieds. Et là, je me dis tout bas, François, comment vas-tu ? Et je me pose deux, trois questions comme ça, et j'ai intérêt à bien répondre. Et si jamais ça ne va pas, il faut tout de suite le dire. Je ne vais pas dire « Ah, mais très bien, tout va bien maintenant » . C'est vraiment un examen de conscience que je fais toujours au-dessus d'une seule manière, avec un verre de vin blanc servi glacé, surtout pas froid. Hemingway adorait le prendre grésillant de froid. Ce qui se fait bien sûr, ce qui rend les sommeliers fous de rage. Je n'ai rien contre les sommeliers, mais c'est bizarre.
- Speaker #1
À chaque fois,
- Speaker #0
je ne peux pas me retenir.
- Speaker #1
Désolé de vous interrompre, mais vous avez un chapitre particulièrement libérateur pour le lecteur qui est toujours très impressionné par le sommelier, en tout cas pour moi qui suis toujours très impressionné par le sommelier. qui est comment, je ne sais plus comment vous le formulez,
- Speaker #0
comment chambrer un sommelier.
- Speaker #1
C'est formidable, je le conseille à tous les lecteurs. Encore une fois, c'est très désinhibant.
- Speaker #0
Enfin, le titre initial, c'était comment noyer un sommelier, mais l'éditeur a préféré chambrer, parce qu'il était un peu mieux.
- Speaker #1
Je voudrais terminer cette interview par une question qui, j'espère, ne vous choquera pas. Mais néanmoins, une question que je me pose. Est-ce qu'être critique culinaire fait de vous nécessairement un homme de droite ?
- Speaker #0
Je n'attendais pas celle-là. Écoutez, logiquement, non seulement je veux être de droite, mais d'extrême droite. Parce que vous savez qu'à la dernière guerre, lorsque la profession de journaliste s'est penchée sur la question des journalistes qui avaient collaboré, pas dans le bon sens, on va dire. Ils se sont interrogés sur le sort qu'on allait leur réserver. Les tondres, non. Souvent, certains étaient chauves. Les interdaires de profession, non. Les tués, non. Donc, on leur a dit, ils devront travailler uniquement dans un secteur, c'est la critique gastronomique. Et moi, j'ai eu la chance de connaître cette époque-là. C'est-à-dire, il y avait des anciens collaborateurs, notamment l'araignière au Monde. Ce qui provoqua dans ce journal beaucoup d'embarras lorsqu'il a fallu rédiger La Nécro. Et du reste, j'ai rencontré, parce que c'était un... parce que je le trouvais sympathique. Et que surtout, il était malheureux parce que tout le monde lui crachait à la figure, mais régulièrement, et c'était pas au sens littéral. Et bon, c'était comme une feuille morte qui tombait lentement, une feuille d'automne comme ça. Et j'avais de la sympathie pour lui, parce qu'il me racontait un peu cet univers-là, qui n'était pas tendre, surtout à son endroit et à son envers. Et du coup, la critique gastronomique a quand même un sacré passé dans le dos. Et moi, j'ai connu ce milieu-là qu'avec des gens qui étaient vieux, qui étaient totalement amochés. Et pour revenir à votre question, est-ce que la critique gastronomique, c'est être de droite ? Personnellement, je suis né de gauche parce que je suis né à Saint-Nazaire. Et comme ma famille, mes parents étaient bien pensants, très catholiques et tout ça, par réaction, par construction, je me suis mis de l'autre côté. Et j'ai toujours été fidèle à ça, comme j'ai toujours été fidèle à supporter le FC Nantes, même lorsqu'il est dernier du classement. Donc, peut-être qu'il est trop tard pour changer. Mais ça ne m'ennuie pas parce que j'ai eu la chance de travailler au Figaro. Et là, je me suis dit, mais wow, qu'est-ce que les gens sont bien élevés. Qu'est-ce qu'ils sont gentils, accueillants, bienveillants. Ils m'ont accordé l'hospitalité et je ne me suis jamais senti aussi bien de ma vie. Donc, vous voyez, c'est difficile à poser un peu les jalons.
- Speaker #1
Merci François Simon.
- Speaker #0
Merci à vous Romain.