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CREGOCAST 11 : "Entretien avec Marc Filser"

CREGOCAST 11 : "Entretien avec Marc Filser"

29min |24/03/2025
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Description

Présenté par Jean-Baptiste Welté et Yohan Bernard
Invité : Marc Filser


Dans ce nouvel épisode, nous avons le plaisir d’accueillir Marc Filser, professeur émérite en sciences de gestion à l'Université Bourgogne Europe, spécialiste reconnu du marketing, du comportement du consommateur et de la distribution. Auteur de nombreux travaux de référence, il a marqué la recherche académique en France et au-delà, notamment par ses réflexions sur les évolutions des pratiques de consommation et les stratégies des distributeurs.


CREGO-Centre de REcherche en Gestion des Organisations
Universités de Bourgogne, Franche-Comté, et Haute-Alsace. 

Musique : Jules Boisson (DY'S) - Experiences  


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    CREGOcast, découverte sonore de chercheurs en gestion. Cet épisode est spécial. Plutôt que de parler d'un thème ou d'une recherche, nous évoquons un parcours, une œuvre, une trace indélébile en sciences de gestion. Nous avons le plaisir d'accueillir Marc Filzer, le fondateur du CREGO et un des grands penseurs en sciences de gestion de ces dernières décennies. Il a durablement formé plusieurs dizaines de doctorants dans les champs de recherche du marketing et plus spécifiquement de la distribution. Il retrace dans ce podcast l'évolution sur un temps long de nos structures de distribution. En filigrane, son témoignage est également précieux sur la pratique de la recherche en sciences de gestion. Précieux car il replace avec un jugement clair et clairvoyant les grands enjeux qui attendent les nouvelles générations de chercheurs en sciences de gestion. Bonjour à tous et bienvenue pour un nouvel épisode d'EcrégoCast. Alors j'ai l'insigne honneur aujourd'hui d'accueillir le professeur Marc Filzer dans les studios d'EcrégoCast. Alors je vais lui laisser le soin de se présenter.

  • Speaker #1

    Marc Filzer, une curiosité dans le monde universitaire puisqu'il y a fort longtemps m'est venue l'idée saugrenue de faire une thèse d'État en distribution. sous la direction du professeur Pierre-Louis Dubois, après avoir fait une thèse de troisième cycle en économétrie. Donc c'était une idée saugrenue à l'époque, parce que travailler dans le champ de la distribution autour des années 1980, c'était un peu une curiosité, ce n'était pas un domaine qui passionnait les chercheurs en général, et encore moins les chercheurs en sciences de gestion. Bon, ça s'est avéré une idée qui finalement, même si elle est restée saugrenue, a été porteuse dans le long terme, puisque... Après la thèse d'état, je suis arrivé à Dijon en 1986, après le concours d'agrégation, et j'ai continué à développer des recherches dans le secteur de la distribution, mais pas uniquement, puisque je l'ai élargi au comportement du consommateur, et puis beaucoup plus tard au secteur du marketing des arts et de la culture.

  • Speaker #0

    Très bien, alors justement, on va parler un petit peu de ce secteur que vous connaissez parfaitement, celui de la distribution. On en parle beaucoup encore aujourd'hui, les distributeurs... sont accusés de mettre la pression sur les industriels. Il y a toujours des enjeux de négociation qui sont importants dans ce milieu-là. Est-ce que, pour vous, c'est un phénomène nouveau, cette tension, ces relations de pouvoir dans le secteur de la distribution ?

  • Speaker #1

    C'est un phénomène qui est aussi ancien que ce que l'on peut aujourd'hui considérer comme l'émergence de la distribution moderne, que je situerais pour ma part avec la naissance du Grand Magasin, 1850 en France. avec le bon marché de Boussico. Et ce qui est très amusant, c'est que la lecture du Bonheur des Dames d'Émile Zola, qui était fortement inspirée par le cas du bon marché, montre que déjà à l'époque, le grand magasin était en relation très tendue avec ses fournisseurs. Pour une raison assez simple, c'est que l'évolution du commerce suit l'évolution de l'industrie. Le grand magasin est apparu lorsque l'industrie est devenue une industrie de masse. capables de produire des quantités extrêmement importantes de produits que le commerce traditionnel n'était plus en mesure d'écouler auprès des consommateurs. Donc le grand magasin a apporté cette nouvelle forme de vente au détail dont le volume était en adéquation avec celui des producteurs. La deuxième grande mutation du commerce, c'est entre 1930 aux États-Unis et 1950 en Europe, c'est l'émergence du libre-service. L'émergence du libre-service, de mon point de vue, constitue une rupture absolument fondamentale, on pourrait dire séculaire, dans la mesure où, jusqu'à l'avènement du libre-service, le commerçant était en quelque sorte le bras séculier du producteur, puisque c'était lui qui choisissait les produits et les mettait entre les mains du consommateur, de l'acheteur. Avec l'avènement du libre-service, le produit se vend tout seul. Et le producteur va donc désormais avoir une responsabilité particulière, c'est celle de donner de la visibilité à son produit pour que le distributeur ait envie de l'adopter dans son magasin et que le consommateur le retrouve et l'achète dans le magasin. Donc le libre-service a été un deuxième tournant dans l'évolution de ces relations éminemment conflictuelles à l'intérieur de ce triangle, le producteur, le distributeur et le consommateur. Et le... Troisième tournant de mon point de vue se situe autour des années 1980. Alors je vais retenir un événement un peu anecdotique mais qui pour moi est extrêmement symbolique. C'est le jour où Walmart est devenue la première entreprise mondiale. Walmart est devenu plus gros que General Motors, est devenu plus gros que ExxonMobil, est devenu plus gros que General Electric. Donc le fait qu'un distributeur détaillant devienne la première puissance économique mondiale dans le monde des entreprises traduit bien ce basculement qui s'est opéré entre le poids économique des distributeurs et le poids économique des producteurs. En d'autres termes, aujourd'hui... Un distributeur, un grand distributeur, Carrefour, Leclerc, Auchan en France, Walmart aux Etats-Unis, Tesco en Grande-Bretagne, un distributeur peut se passer de n'importe quel fournisseur, fut-il le plus gros. On a assisté à des exemples de déréférencement dans un passé récent dans ces pays qui montrent que justement, même des marques extrêmement établies peuvent être supprimées du jour au lendemain des rayons d'un distributeur. Alors évidemment ! Le distributeur le sent passer. Son chiffre d'affaires s'en ressent, mais beaucoup moins que le producteur. Et de ce fait, en un peu plus d'un siècle, le pouvoir est passé des mains du producteur aux mains du distributeur. Et ce basculement est extrêmement récent. En France, il y a une date charnière, c'est mars 1960, la circulaire Fontanet. Jusque mars 1960, les producteurs, les fournisseurs, avaient une arme absolue, c'était le refus de vente. n'importe quel fournisseur pouvait refuser d'approvisionner un distributeur. À partir de la circulaire Fontanet, le refus de vente est interdit. Et désormais, si un fournisseur est sollicité par un distributeur, il n'a plus le droit de lui dire « non, je ne veux pas vous proposer mon produit » . Et c'est à partir de ce moment que la grande distribution, évidemment, a pu se développer en France. On assiste à des phénomènes comparables dans les autres pays européens. avec des retards dans certains pays, notamment l'Italie, où pendant très longtemps la législation de l'urbanisme commercial a été très restrictive pour les grandes surfaces. Mais à partir des années 1960, la grande distribution se développe, apporte aux fournisseurs le canal dont ils ont besoin pour distribuer justement cette production de masse qui est en train de se généraliser. La croissance est à deux chiffres à cette époque, donc il faut bien que les canaux de distribution servent de relais à cet accroissement de la production. Et évidemment, la conséquence de cette évolution, c'est que les distributeurs vont conquérir un pouvoir sur les fournisseurs. Et aujourd'hui, ce sont eux qui détiennent ce pouvoir. Donc vous voyez que l'évolution est une évolution quasiment séculaire, mais qui trouve ses racines dans cette espèce de dialectique entre la croissance de la production et la croissance de la consommation.

  • Speaker #0

    Oui, donc c'est très intéressant cet ancrage historique et on remarque aussi qu'il y a une capacité de la grande distribution à se jouer aussi de contraintes ou de règles juridiques. Je pense par exemple en Allemagne, l'évolution entre l'évolution des Lidl et Aldi qui est un format particulier de la grande distribution, mais avec des formats plus petits qui peut peut-être s'expliquer aussi par les contraintes juridiques propres au modèle allemand.

  • Speaker #1

    Les contraintes juridiques ont toujours beaucoup inspiré les distributeurs. L'exemple allemand que vous citez est tout à fait symptomatique. Après la Seconde Guerre mondiale, donc dans les années 1950, le droit social dans le secteur du commerce en Allemagne interdisait aux commerçants d'ouvrir leur magasin après 19h et imposait trois samedis sur quatre une fermeture le samedi à midi. Dans ce contexte, Il est impossible pour quelqu'un qui travaille en Allemagne, un ouvrier ou un employé, il est impossible de prendre sa voiture le soir pour aller faire ses courses ou le samedi après-midi. Donc il faut que les circuits d'approvisionnement se trouvent à proximité du domicile ou du lieu de travail, c'est-à-dire en zone urbaine. En zone urbaine, vous ne pouvez pas développer des très grandes surfaces de 2000 ou 3000 m² comme on va les connaître en France. Donc on va voir apparaître ce format. inventé par les frères Albrecht, Aldi. C'est un magasin de 400 m² qui se trouve souvent en rez-de-chaussée d'immeubles. Et pour que ce magasin réponde aux attentes d'une population qu'il ne faut pas l'oublier, sort des restrictions de la guerre, donc a un pouvoir d'achat extrêmement limité, il faut que les produits proposés soient les plus attractifs possibles en termes de prix. Et c'est comme ça qu'est né le hard discount. Dans les années 80, on va aussi connaître des crises, des récessions économiques dans d'autres pays européens. Et Aldi, mais aussi ses concurrents Lidl ou Norma vont s'apercevoir que finalement, le format qu'ils ont mis au point en Allemagne, pour s'adapter à l'époque à un contexte réglementaire particulier, est parfaitement transposable dans d'autres pays européens, voire en Amérique du Nord, puisqu'aujourd'hui, Aldi est le principal concurrent de Walmart en Amérique du Nord.

  • Speaker #0

    Très bien, donc ça montre à quel point finalement l'évolution historique de la distribution est quelque chose qui dépasse les problématiques d'actualité médiatique de court terme. Alors on se rend compte que le secteur de la distribution c'est un secteur qui est dynamique, on en parle énormément dans les médias, il y a des personnages comme Michel-Edouard Leclerc qui sont emblématiques des plateaux de télévision, mais quand on parle de gestion et de recherche en gestion, comment est-ce qu'on pense la distribution ? Est-ce qu'il y a des modèles ? Est-ce qu'il y a des grandes idées structurantes ?

  • Speaker #1

    Alors il y a deux grands thèmes qui structurent la recherche en distribution au plein international. On est d'ailleurs très influencés de ce point de vue par ce que les Américains ont fait avant nous. Les premiers travaux académiques en distribution ont été faits aux États-Unis assez récemment. C'est des travaux qui ont débuté dans les années 1950. Donc le marketing date des années 1920. Donc c'est à peu près une trentaine d'années après l'émergence de la sphère académique du marketing. La recherche en distribution se structure autour de deux grandes thématiques. Une première thématique, la plus ancienne d'ailleurs au plan international, c'est la thématique du canal de distribution. Parce qu'évidemment, ces relations entre producteurs et distributeurs sont intéressantes d'un point de vue intellectuel. Les premiers à s'y intéresser ont été les économistes. Les économistes, dans les années 1950, ont été un petit peu embarrassés en constatant que le modèle de l'équilibre général, la théorie économique classique, retient des producteurs, des consommateurs, il n'y a pas de distributeurs. Vous me direz dans le modèle marxiste non plus. Alors dans le modèle marxiste, il n'y avait pas de distributeurs parce que le commerçant était un parasite social. Donc là au moins c'était réglé. Mais dans la théorie économique classique, c'était plus difficile de justifier l'absence de prise en compte du distributeur. Donc dans un premier temps, les économistes, je pense à des gens comme Buckley, ont proposé une solution qui était élégante d'un point de vue intellectuel, qui consistait à dire que finalement, les opérations de distribution qui étaient prises en compte par le distributeur, c'était une économie de coût procurée au producteur. Donc finalement, le seul paramètre qui était intéressant dans le canal de distribution, c'était le coût. Et on a vu émerger un certain nombre de modèles explicatifs des canaux. qui prend des comptes de phénomènes qu'on observe très classiquement. Pourquoi, par exemple, est-ce que certains producteurs décident d'intégrer leur activité de distribution ? Ils l'intègrent tout simplement parce que leur volume d'activité est suffisamment important pour rentabiliser leur front de vente. Ça reste d'une actualité brûlante. Apple a ses propres Apple Store. Et tout simplement parce que le volume des ventes réalisées par les Apple Store, je crois que c'est autour de 20 à 25% du chiffre d'affaires d'Apple. Donc dans ce cas-là, vous pouvez très bien intégrer la distribution. Parce que le coût que génère l'activité de distribution ne peut pas être réduit si vous passez par un distributeur extérieur. Mais dans le même temps, on voit des phénomènes tout à fait bizarres. On voit des canaux de distribution, je pense par exemple au quartier du Sentier en France, qui a pendant des décennies été l'un des hauts lieux de la distribution textile. Le quartier du Sentier est cher. les coûts de fonctionnement du sentier sont très élevés. Alors pourquoi est-ce qu'on continue à utiliser un canal de distribution qui est coûteux ? Tout simplement parce que ce canal de distribution, il apporte aux producteurs et aux distributeurs, en plus du prix, de la flexibilité. Il peut être réactif par rapport à l'évolution de la demande. Donc on est progressivement obligé d'élargir l'analyse du canal de distribution au-delà de la seule prise en compte du coût. On va prendre en compte le coût, on va prendre en compte la flexibilité, et puis on va prendre en compte aussi des phénomènes interorganisationnels, en particulier des phénomènes de pouvoir, puisqu'on s'aperçoit justement que le pouvoir, il change progressivement de camp, il passe du côté des producteurs au côté des distributeurs. Donc l'analyse des canaux de distribution va s'intéresser à cette espèce d'interaction entre des paramètres économiques, le coût globalement, en allant jusqu'au coût de transaction, puisque le modèle de Williamson s'applique parfaitement bien à l'analyse des canaux de distribution, donc le coût global de fonctionnement du canal, et puis des paramètres plus sociologiques, des phénomènes de pouvoir, des phénomènes de leadership, des phénomènes de légitimité. Ça, c'est le volet canal de distribution. Le deuxième volet, et c'est là que Michel-Edouard Leclerc prend la parole, c'est l'évolution des formes de vente. Ce que les Américains appellent le management du commerce de détail, le retail management. Alors, l'évolution du commerce de détail, évidemment, est extrêmement intéressante pour nous, chercheurs en marketing, parce que c'est là que va se réaliser cette relation entre le consommateur... Le point de vente, bien sûr, mais aussi les produits qui sont proposés par les producteurs, soit en vente assistée, s'il y a encore des vendeurs dans le magasin, soit en libre-service. Et on a donc assisté, à partir des années 50, à une floraison de travaux autour de cette évolution des formes de vente au détail. La première modélisation de la dynamique des formes de vente, c'est la théorie de la roue de la distribution proposée par McNair en 1957. C'est une histoire presque ancienne. McNair est frappé par le fait que lorsque de nouvelles formes de vente apparaissent sur le marché, elles ont toujours une caractéristique identique, elles sont moins chères que les formes de vente établies. Le grand magasin de Boussico était moins cher que les commerçants traditionnels. Le supermarché Piggly Wiggly dans les années 1920 était moins cher que les grosses restores américains. Les magasins populaires dans les années 1930, Wall Wars aux Etats-Unis, Monoprix, Prisunic en France, étaient moins chers que les formes de vente établies. L'hypermarché en 1963 va être moins cher que les formes de vente établies. Le Hard Discount en 1980 va être moins cher, etc. Donc, les formes de vente apparaissent, les innovations commerciales apparaissent, parce qu'elles offrent. un avantage en termes de prix aux consommateurs. Le problème, c'est qu'il y a des exceptions. Il y a des exceptions et ces exceptions montrent qu'on peut apparaître sur le marché avec une autre caractéristique qu'un prix bas. L'enseigne préférée des Français pendant des années était Picard surgelé. Picard surgelé est cher. Oui, mais Picard surgelé propose autre chose que l'avantage prix. Il propose une expérience de consommation gratifiante. Donc il va falloir faire évoluer ce modèle de la roue de la distribution. Le prix n'est pas le seul facteur explicatif. Alors dès 1960, Hollander avait eu l'intuition qu'il y avait une autre variable qui jouait et il avait suggéré de prendre en compte l'assortiment. Et il avait montré dans la théorie de l'accordéon de l'assortiment que l'on voit se succéder sur le marché des formes de vente qui peuvent avoir un assortiment large et profond, le grand magasin. Large et peu profond, le magasin populaire. À nouveau, large et profond, l'hypermarché. Etroit mais très profond, la grande surface spécialisée. Et puis, évidemment, Amazon, le plus large et le plus profond. Donc l'assortiment est un deuxième critère à prendre en compte. Et puis enfin, en 2005, la théorie du Big Middle, de Levi, Ausha, Peterson et leurs collègues. Et dans la théorie du big middle, le gros centre en quelque sorte, ces chercheurs vont nous dire qu'on peut entrer de deux manières sur le marché. On peut entrer sur le marché comme le propose la roue de la distribution, en n'étant pas cher. Et dans ce cas, on n'a pas un avantage compétitif extrêmement durable. On le voit bien aujourd'hui, la guerre des prix concerne toutes les enseignes. Et une enseigne, par exemple comme Casino, qui n'arrive pas à s'aligner sur ses concurrents, elle disparaît. Et on peut aussi entrer sur le marché par une deuxième entrée, c'est... une offre qualitativement supérieure perçue par le consommateur. C'est un concept qui est familier pour les praticiens du marketing, c'est la notion de positionnement. Donc on va proposer un avantage distinctif d'ordre qualitatif. Ça va être l'Apple Store, ou ça va être Picard, ou ça va être ce strainé-graîné, ou même Ikea, parce que bien sûr Ikea propose un bénéfice-prix, mais aussi une expérience en magasin. Donc on va voir ces deux domaines de recherche qui sont un peu juxtaposés malheureusement. le courant sur les canaux, le courant sur les formes de vente et leur dynamique. Et aujourd'hui, on s'aperçoit qu'on a évidemment besoin d'intégrer les deux, puisqu'avec l'émergence du commerce en ligne, le canal devient le point de vente. Donc on va aujourd'hui voir se développer un certain nombre de travaux, pas beaucoup en France malheureusement, mais des travaux qui vont s'intéresser à cette spécificité de la relation qui s'établit entre les producteurs et les consommateurs via Internet.

  • Speaker #0

    Très intéressant, effectivement. Ils ont le sens de la formule, les chercheurs en distribution, le big middle, l'accordéon, la roue. Donc, il y a beaucoup d'éléments métaphoriques qui restent et il y a du marketing de la recherche en distribution qui est intéressant. Ce que vous aviez dit aussi en introduction, c'est que votre spécialisation dans la distribution vous a amené à étudier aussi les comportements de consommation. Et on se rend compte finalement que la distribution, elle accompagne ou elle est concomitante d'évolution. de mode de consommation. Alors aujourd'hui, on a une explosion du commerce en ligne, mais plus fondamentalement, quelles sont les évolutions de mode de consommation qui sont notables pour vous ?

  • Speaker #1

    D'un point de vue, il y a deux évolutions qui sont extrêmement importantes. La première évolution, c'est le fait que la variable qui détermine aujourd'hui le choix d'un point de vente par le consommateur... Après le prix, c'est le temps qu'il va passer à ses achats. Parce que finalement, le temps est une ressource qui est aussi rare que le pouvoir d'achat. Donc la distribution s'est constamment efforcée de faire évoluer le format de ses magasins et le fonctionnement de ses magasins pour répondre à cette contrainte de temps. Et à cette contrainte de temps s'ajoute en quelque sorte une sous-catégorie de contraintes temporelles, c'est le déplacement. L'hypermarché, le commerce périphérique, les grandes surfaces spécialisées sont nées avec la voiture, avec la généralisation de l'automobile. Aujourd'hui, le modèle du tout automobile s'essouffle. C'est un euphémisme. Donc il va falloir s'adapter à cette évolution, ce qui pose un problème redoutable pour le commerce de périphérie, parce qu'on a construit d'immenses parcs d'activités commerciales, on a construit des très grands hypermarchés avec des galeries marchandes, on a construit des centres commerciaux. Tout ce mode de distribution repose sur l'accès en voiture et consomme énormément de temps. Le grand challenge auquel sont confrontés aujourd'hui les distributeurs, et on le voit bien avec les grandes chaînes d'hypermarchés françaises, tout se tourne aujourd'hui vers la proximité, vers des formats qui permettent justement de relayer la visite hebdomadaire à l'hyper qui tend à devenir à la fois moins longue et moins fréquente.

  • Speaker #0

    Et donc ça, ça pose de véritables problèmes en termes d'aménagement du territoire, aussi en termes d'urbanisme commercial, mais également d'urbanisme plus général.

  • Speaker #1

    Et d'urbanisme en général, oui, parce que la dynamique du commerce depuis une cinquantaine d'années s'est traduite par une prolifération de mètres carrés à travers, en simplifiant un peu, trois types de développement. Le premier type de développement, c'est l'hypermarché avec sa petite galerie marchande. Bon, ça évolue en faisant tourner dans la galerie marchande les cellules pour accueillir des services, pour accueillir de la santé, pour accueillir un peu de loisirs. Le deuxième format qui est probablement le plus problématique, c'est le parc d'activité commerciale, le retail park pour utiliser un terme anglo-saxon. Le parc d'activité commerciale, malheureusement, c'est pour l'instant une juxtaposition de cellules les unes à côté des autres, chacune dotée de son propre parking, avec une architecture en général assez pauvre. Les détracteurs de ce format parlent de boîte à chaussures. L'image est malheureusement assez justifiée. Et là, on va avoir un gros travail pour faire évoluer ces parcs d'activité commerciale. D'abord pour garder leur attractivité, parce qu'ils ne font pas rêver. Et ensuite, parce qu'ils consomment énormément de surface au sol, donc si le zéro artificialisation net se met en œuvre, là, il va y avoir des surfaces à essayer de valoriser. Et puis, il y a un troisième format, c'est le grand centre commercial régional géré par une foncière spécialisée, que ce soit Unibail, Rodamco, Westfield, que ce soit Clépierre, que ce soit Mercialis, etc. Donc là, on a des ensembles qui ont une cohérence, qui ont en général une implantation. assez proche de la population, voire quelquefois en centre-ville, type La Pardieu ou Saint-Sébastien à Nancy, ou le Polygone à Montpellier. Enfin, on a des exemples de centres commerciaux de centre-ville qui ont une capacité justement à se redéployer, mais au prix probablement d'une redistribution des surfaces de vente, tout simplement parce que le grand magasin n'est plus un moteur. On a vu toutes les chaînes de grands magasins quitter progressivement les grands centres commerciaux de l'agglomération parisienne. Les hypermarchés aujourd'hui en centres commerciaux tendent à réduire leur surface, à devenir plutôt des gros supermarchés plutôt que des hyper. Par contre, dans les centres commerciaux, on voit se développer la part de la restauration, la part des loisirs, du sport, de la santé, etc.

  • Speaker #0

    Avec peut-être aussi une hybridation avec des logements ?

  • Speaker #1

    Et avec probablement la possibilité de développer de l'habitat, en particulier dans les parcs d'activité commerciale. Il y a déjà quelques expériences qui sont tentées, notamment en banlieue parisienne. Bon, c'est pas simple, mais si on a un parc d'activité commerciale à proximité des transports en commun, à proximité, pas trop loin du centre-ville, bon là, on a des possibilités de redéploiement des surfaces.

  • Speaker #0

    On a un petit peu parlé tout à l'heure des théories sur la distribution. Vous avez cité beaucoup de théories. On a l'impression quand même que la recherche est un petit peu figée, qu'elle s'est beaucoup déployée avec les économistes dans les années 50, 60, 70, 80. Et qu'aujourd'hui, on a un manque de grandes théories globalisatrices en distribution.

  • Speaker #1

    Alors, il est difficile de développer une théorie globalisatrice en distribution, parce que vous l'avez fort justement rappelé tout à l'heure, la distribution est un secteur extrêmement réglementé. Et dans chaque pays, on a un appareil réglementaire qui contraint fortement le fonctionnement des structures de distribution, et de ce fait, une théorie qui serait applicable, par exemple, aux États-Unis... où le libéralisme absolu règne en maître avec tous les effets pervers que ça peut avoir. Mais je veux dire, c'est ainsi. Les canaux de distribution aux États-Unis sont extrêmement peu réglementés. En France, au contraire, on a une réglementation, en plus, qui se renouvelle régulièrement. Tous les 2-3 ans, on ressort une grande loi sur les relations producteurs-distributeurs. En général, ça ne fonctionne pas bien. Donc, 3 ans après, on la remet sur le tapis. On le voit en ce moment avec Egalim, par exemple. On est déjà Egalim 2. Bon, il y aura probablement Egalim 3, Egalim 4, etc. C'est la nouvelle série à succès. Mais ce qui veut dire que la recherche doit probablement être contingente à chaque système économique et juridique. Si on fait de la recherche en distribution en France, ce n'est pas pareil que la recherche en distribution en Allemagne, ou en Italie, ou en Grande-Bretagne. L'inconvénient de cette situation, c'est que si vous êtes chercheur en distribution en France, vous ne publierez pas dans les grandes revues internationales. Et de ce fait, les chercheurs en distribution en France ont eu tendance à se tourner vers un domaine qui, lui, est internationalisable, c'est l'analyse du comportement du consommateur. Donc on a beaucoup de recherches sur le comportement du consommateur en point de vente, on a beaucoup de recherches sur le comportement du consommateur sur Internet, en revanche, on a très peu de recherches sur les canaux, tout simplement parce que ça n'intéressera pas grand monde en dehors des quelques pauvres revues françaises qui existent, et malheureusement, il n'y en a pas beaucoup. Donc ça a une conséquence dramatique, c'est que nous sommes totalement absents des grands débats qui accompagnent justement cette mutation des relations entre producteurs et distributeurs. On a entendu parler de projets de création de prix plancher dans le domaine de l'agriculture. C'est quand même une question fondamentale. Qui travaille là-dessus ? Personne. Alors évidemment, c'est une spécificité franco-française. Mais il est quand même un petit peu ennuyeux que la recherche académique n'ait pas de réponse à proposer face à des questions sociétales aussi importantes.

  • Speaker #0

    Terminé, est-ce que vous avez un conseil justement à donner avec toute votre expérience aux chercheurs qui souhaitent se lancer justement dans... Dans la recherche en gestion et encore plus spécifiquement dans la recherche en distribution ou en comportement du consommateur ?

  • Speaker #1

    Je ne peux que lui conseiller. En plus, il n'y aura pas de bousculade. Les gens ne se bousculent pas pour faire de la recherche en distribution. Je pense qu'un premier problème, c'est la thèse. On sait que la porte d'entrée dans la recherche, c'est la thèse. Et lorsque vous allez voir un distributeur en lui disant « je veux faire une thèse en distribution » , c'est du vécu ce que je vous raconte. le distributeur va vous dire « Ok, quand est-ce que vous allez avoir des résultats ? » et quand vous lui dites « C'est dans trois ans » , là il y a un blanc, parce que le distributeur, lui, il se pose des questions pour lesquelles il attend une réponse dans trois mois ou dans six mois. Donc, lorsqu'on choisit un sujet de thèse en distribution, il va falloir trouver un compromis, justement, entre la pertinence managériale, parce que si on n'est pas pertinent pour le distributeur, on ne l'intéresse pas, donc la pertinence managériale et la pertinence académique, c'est-à-dire quels sont les apports théoriques que j'ai l'intention de développer. Tu sais que dans ce domaine, il y a vraiment un déficit important. Donc ça vaut la peine d'essayer de trouver justement un compromis entre les attentes du monde économique et puis les attentes du monde académique. Ensuite, après la thèse, là au contraire, il y a une forte demande des distributeurs. Mais ça suppose une excellente connaissance du secteur. Et cette connaissance du secteur, on ne peut l'acquérir qu'à travers une immersion longue. Il faut bien connaître le secteur, il faut bien connaître toutes ses subtilités, y compris opérationnelles. C'est souvent très trivial la distribution, ce n'est pas des choses très excitantes. C'est de la logistique, c'est de l'ouverture de magasins, c'est de la gestion de linéaires. Mais une fois qu'on a acquis cette connaissance profonde du secteur, on est accepté par les distributeurs et alors là ils ouvrent leurs portes et on peut avoir la possibilité de conduire des recherches extrêmement intéressantes.

  • Speaker #0

    Oui donc j'ai quand même... une notion de culture un peu différente. Est-ce que les distributeurs, parce que vous avez tout à fait raison, les chercheurs en gestion, ils regardent un peu la distribution comme le parent sale de la recherche en gestion. Et les distributeurs de l'autre côté, ils regardent peut-être les chercheurs comme étant des personnes très conceptualisantes, mais qui n'ont pas de... On se renifle, quoi.

  • Speaker #1

    Oui, on se renifle, mais on peut arriver à trouver des terrains de convergence. La preuve, j'ai commencé mes travaux... J'ose plus dire quand, parce que là c'est vraiment très très ancien, mais les distributeurs sont demandeurs. Pendant des années, j'ai été sollicité pour donner des conférences, pour faire des formations, pour conduire des projets de recherche, parce que les distributeurs se rendent bien compte, justement, que, comme vous le disiez tout à l'heure, le comportement du consommateur change. Et leurs consommateurs, ils ont besoin de l'appréhender. Notamment, toute la dimension sociologique, socio-culturelle de la consommation, c'est quelque chose que les distributeurs appréhendent mal. Donc, ils nous attendent sur ces terrains-là.

  • Speaker #0

    Très bien. Merci beaucoup Marc Filizer pour ces propos très éclairants. Et à bientôt pour un nouvel épisode d'Écrit au Cast. Merci.

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Présenté par Jean-Baptiste Welté et Yohan Bernard
Invité : Marc Filser


Dans ce nouvel épisode, nous avons le plaisir d’accueillir Marc Filser, professeur émérite en sciences de gestion à l'Université Bourgogne Europe, spécialiste reconnu du marketing, du comportement du consommateur et de la distribution. Auteur de nombreux travaux de référence, il a marqué la recherche académique en France et au-delà, notamment par ses réflexions sur les évolutions des pratiques de consommation et les stratégies des distributeurs.


CREGO-Centre de REcherche en Gestion des Organisations
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Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    CREGOcast, découverte sonore de chercheurs en gestion. Cet épisode est spécial. Plutôt que de parler d'un thème ou d'une recherche, nous évoquons un parcours, une œuvre, une trace indélébile en sciences de gestion. Nous avons le plaisir d'accueillir Marc Filzer, le fondateur du CREGO et un des grands penseurs en sciences de gestion de ces dernières décennies. Il a durablement formé plusieurs dizaines de doctorants dans les champs de recherche du marketing et plus spécifiquement de la distribution. Il retrace dans ce podcast l'évolution sur un temps long de nos structures de distribution. En filigrane, son témoignage est également précieux sur la pratique de la recherche en sciences de gestion. Précieux car il replace avec un jugement clair et clairvoyant les grands enjeux qui attendent les nouvelles générations de chercheurs en sciences de gestion. Bonjour à tous et bienvenue pour un nouvel épisode d'EcrégoCast. Alors j'ai l'insigne honneur aujourd'hui d'accueillir le professeur Marc Filzer dans les studios d'EcrégoCast. Alors je vais lui laisser le soin de se présenter.

  • Speaker #1

    Marc Filzer, une curiosité dans le monde universitaire puisqu'il y a fort longtemps m'est venue l'idée saugrenue de faire une thèse d'État en distribution. sous la direction du professeur Pierre-Louis Dubois, après avoir fait une thèse de troisième cycle en économétrie. Donc c'était une idée saugrenue à l'époque, parce que travailler dans le champ de la distribution autour des années 1980, c'était un peu une curiosité, ce n'était pas un domaine qui passionnait les chercheurs en général, et encore moins les chercheurs en sciences de gestion. Bon, ça s'est avéré une idée qui finalement, même si elle est restée saugrenue, a été porteuse dans le long terme, puisque... Après la thèse d'état, je suis arrivé à Dijon en 1986, après le concours d'agrégation, et j'ai continué à développer des recherches dans le secteur de la distribution, mais pas uniquement, puisque je l'ai élargi au comportement du consommateur, et puis beaucoup plus tard au secteur du marketing des arts et de la culture.

  • Speaker #0

    Très bien, alors justement, on va parler un petit peu de ce secteur que vous connaissez parfaitement, celui de la distribution. On en parle beaucoup encore aujourd'hui, les distributeurs... sont accusés de mettre la pression sur les industriels. Il y a toujours des enjeux de négociation qui sont importants dans ce milieu-là. Est-ce que, pour vous, c'est un phénomène nouveau, cette tension, ces relations de pouvoir dans le secteur de la distribution ?

  • Speaker #1

    C'est un phénomène qui est aussi ancien que ce que l'on peut aujourd'hui considérer comme l'émergence de la distribution moderne, que je situerais pour ma part avec la naissance du Grand Magasin, 1850 en France. avec le bon marché de Boussico. Et ce qui est très amusant, c'est que la lecture du Bonheur des Dames d'Émile Zola, qui était fortement inspirée par le cas du bon marché, montre que déjà à l'époque, le grand magasin était en relation très tendue avec ses fournisseurs. Pour une raison assez simple, c'est que l'évolution du commerce suit l'évolution de l'industrie. Le grand magasin est apparu lorsque l'industrie est devenue une industrie de masse. capables de produire des quantités extrêmement importantes de produits que le commerce traditionnel n'était plus en mesure d'écouler auprès des consommateurs. Donc le grand magasin a apporté cette nouvelle forme de vente au détail dont le volume était en adéquation avec celui des producteurs. La deuxième grande mutation du commerce, c'est entre 1930 aux États-Unis et 1950 en Europe, c'est l'émergence du libre-service. L'émergence du libre-service, de mon point de vue, constitue une rupture absolument fondamentale, on pourrait dire séculaire, dans la mesure où, jusqu'à l'avènement du libre-service, le commerçant était en quelque sorte le bras séculier du producteur, puisque c'était lui qui choisissait les produits et les mettait entre les mains du consommateur, de l'acheteur. Avec l'avènement du libre-service, le produit se vend tout seul. Et le producteur va donc désormais avoir une responsabilité particulière, c'est celle de donner de la visibilité à son produit pour que le distributeur ait envie de l'adopter dans son magasin et que le consommateur le retrouve et l'achète dans le magasin. Donc le libre-service a été un deuxième tournant dans l'évolution de ces relations éminemment conflictuelles à l'intérieur de ce triangle, le producteur, le distributeur et le consommateur. Et le... Troisième tournant de mon point de vue se situe autour des années 1980. Alors je vais retenir un événement un peu anecdotique mais qui pour moi est extrêmement symbolique. C'est le jour où Walmart est devenue la première entreprise mondiale. Walmart est devenu plus gros que General Motors, est devenu plus gros que ExxonMobil, est devenu plus gros que General Electric. Donc le fait qu'un distributeur détaillant devienne la première puissance économique mondiale dans le monde des entreprises traduit bien ce basculement qui s'est opéré entre le poids économique des distributeurs et le poids économique des producteurs. En d'autres termes, aujourd'hui... Un distributeur, un grand distributeur, Carrefour, Leclerc, Auchan en France, Walmart aux Etats-Unis, Tesco en Grande-Bretagne, un distributeur peut se passer de n'importe quel fournisseur, fut-il le plus gros. On a assisté à des exemples de déréférencement dans un passé récent dans ces pays qui montrent que justement, même des marques extrêmement établies peuvent être supprimées du jour au lendemain des rayons d'un distributeur. Alors évidemment ! Le distributeur le sent passer. Son chiffre d'affaires s'en ressent, mais beaucoup moins que le producteur. Et de ce fait, en un peu plus d'un siècle, le pouvoir est passé des mains du producteur aux mains du distributeur. Et ce basculement est extrêmement récent. En France, il y a une date charnière, c'est mars 1960, la circulaire Fontanet. Jusque mars 1960, les producteurs, les fournisseurs, avaient une arme absolue, c'était le refus de vente. n'importe quel fournisseur pouvait refuser d'approvisionner un distributeur. À partir de la circulaire Fontanet, le refus de vente est interdit. Et désormais, si un fournisseur est sollicité par un distributeur, il n'a plus le droit de lui dire « non, je ne veux pas vous proposer mon produit » . Et c'est à partir de ce moment que la grande distribution, évidemment, a pu se développer en France. On assiste à des phénomènes comparables dans les autres pays européens. avec des retards dans certains pays, notamment l'Italie, où pendant très longtemps la législation de l'urbanisme commercial a été très restrictive pour les grandes surfaces. Mais à partir des années 1960, la grande distribution se développe, apporte aux fournisseurs le canal dont ils ont besoin pour distribuer justement cette production de masse qui est en train de se généraliser. La croissance est à deux chiffres à cette époque, donc il faut bien que les canaux de distribution servent de relais à cet accroissement de la production. Et évidemment, la conséquence de cette évolution, c'est que les distributeurs vont conquérir un pouvoir sur les fournisseurs. Et aujourd'hui, ce sont eux qui détiennent ce pouvoir. Donc vous voyez que l'évolution est une évolution quasiment séculaire, mais qui trouve ses racines dans cette espèce de dialectique entre la croissance de la production et la croissance de la consommation.

  • Speaker #0

    Oui, donc c'est très intéressant cet ancrage historique et on remarque aussi qu'il y a une capacité de la grande distribution à se jouer aussi de contraintes ou de règles juridiques. Je pense par exemple en Allemagne, l'évolution entre l'évolution des Lidl et Aldi qui est un format particulier de la grande distribution, mais avec des formats plus petits qui peut peut-être s'expliquer aussi par les contraintes juridiques propres au modèle allemand.

  • Speaker #1

    Les contraintes juridiques ont toujours beaucoup inspiré les distributeurs. L'exemple allemand que vous citez est tout à fait symptomatique. Après la Seconde Guerre mondiale, donc dans les années 1950, le droit social dans le secteur du commerce en Allemagne interdisait aux commerçants d'ouvrir leur magasin après 19h et imposait trois samedis sur quatre une fermeture le samedi à midi. Dans ce contexte, Il est impossible pour quelqu'un qui travaille en Allemagne, un ouvrier ou un employé, il est impossible de prendre sa voiture le soir pour aller faire ses courses ou le samedi après-midi. Donc il faut que les circuits d'approvisionnement se trouvent à proximité du domicile ou du lieu de travail, c'est-à-dire en zone urbaine. En zone urbaine, vous ne pouvez pas développer des très grandes surfaces de 2000 ou 3000 m² comme on va les connaître en France. Donc on va voir apparaître ce format. inventé par les frères Albrecht, Aldi. C'est un magasin de 400 m² qui se trouve souvent en rez-de-chaussée d'immeubles. Et pour que ce magasin réponde aux attentes d'une population qu'il ne faut pas l'oublier, sort des restrictions de la guerre, donc a un pouvoir d'achat extrêmement limité, il faut que les produits proposés soient les plus attractifs possibles en termes de prix. Et c'est comme ça qu'est né le hard discount. Dans les années 80, on va aussi connaître des crises, des récessions économiques dans d'autres pays européens. Et Aldi, mais aussi ses concurrents Lidl ou Norma vont s'apercevoir que finalement, le format qu'ils ont mis au point en Allemagne, pour s'adapter à l'époque à un contexte réglementaire particulier, est parfaitement transposable dans d'autres pays européens, voire en Amérique du Nord, puisqu'aujourd'hui, Aldi est le principal concurrent de Walmart en Amérique du Nord.

  • Speaker #0

    Très bien, donc ça montre à quel point finalement l'évolution historique de la distribution est quelque chose qui dépasse les problématiques d'actualité médiatique de court terme. Alors on se rend compte que le secteur de la distribution c'est un secteur qui est dynamique, on en parle énormément dans les médias, il y a des personnages comme Michel-Edouard Leclerc qui sont emblématiques des plateaux de télévision, mais quand on parle de gestion et de recherche en gestion, comment est-ce qu'on pense la distribution ? Est-ce qu'il y a des modèles ? Est-ce qu'il y a des grandes idées structurantes ?

  • Speaker #1

    Alors il y a deux grands thèmes qui structurent la recherche en distribution au plein international. On est d'ailleurs très influencés de ce point de vue par ce que les Américains ont fait avant nous. Les premiers travaux académiques en distribution ont été faits aux États-Unis assez récemment. C'est des travaux qui ont débuté dans les années 1950. Donc le marketing date des années 1920. Donc c'est à peu près une trentaine d'années après l'émergence de la sphère académique du marketing. La recherche en distribution se structure autour de deux grandes thématiques. Une première thématique, la plus ancienne d'ailleurs au plan international, c'est la thématique du canal de distribution. Parce qu'évidemment, ces relations entre producteurs et distributeurs sont intéressantes d'un point de vue intellectuel. Les premiers à s'y intéresser ont été les économistes. Les économistes, dans les années 1950, ont été un petit peu embarrassés en constatant que le modèle de l'équilibre général, la théorie économique classique, retient des producteurs, des consommateurs, il n'y a pas de distributeurs. Vous me direz dans le modèle marxiste non plus. Alors dans le modèle marxiste, il n'y avait pas de distributeurs parce que le commerçant était un parasite social. Donc là au moins c'était réglé. Mais dans la théorie économique classique, c'était plus difficile de justifier l'absence de prise en compte du distributeur. Donc dans un premier temps, les économistes, je pense à des gens comme Buckley, ont proposé une solution qui était élégante d'un point de vue intellectuel, qui consistait à dire que finalement, les opérations de distribution qui étaient prises en compte par le distributeur, c'était une économie de coût procurée au producteur. Donc finalement, le seul paramètre qui était intéressant dans le canal de distribution, c'était le coût. Et on a vu émerger un certain nombre de modèles explicatifs des canaux. qui prend des comptes de phénomènes qu'on observe très classiquement. Pourquoi, par exemple, est-ce que certains producteurs décident d'intégrer leur activité de distribution ? Ils l'intègrent tout simplement parce que leur volume d'activité est suffisamment important pour rentabiliser leur front de vente. Ça reste d'une actualité brûlante. Apple a ses propres Apple Store. Et tout simplement parce que le volume des ventes réalisées par les Apple Store, je crois que c'est autour de 20 à 25% du chiffre d'affaires d'Apple. Donc dans ce cas-là, vous pouvez très bien intégrer la distribution. Parce que le coût que génère l'activité de distribution ne peut pas être réduit si vous passez par un distributeur extérieur. Mais dans le même temps, on voit des phénomènes tout à fait bizarres. On voit des canaux de distribution, je pense par exemple au quartier du Sentier en France, qui a pendant des décennies été l'un des hauts lieux de la distribution textile. Le quartier du Sentier est cher. les coûts de fonctionnement du sentier sont très élevés. Alors pourquoi est-ce qu'on continue à utiliser un canal de distribution qui est coûteux ? Tout simplement parce que ce canal de distribution, il apporte aux producteurs et aux distributeurs, en plus du prix, de la flexibilité. Il peut être réactif par rapport à l'évolution de la demande. Donc on est progressivement obligé d'élargir l'analyse du canal de distribution au-delà de la seule prise en compte du coût. On va prendre en compte le coût, on va prendre en compte la flexibilité, et puis on va prendre en compte aussi des phénomènes interorganisationnels, en particulier des phénomènes de pouvoir, puisqu'on s'aperçoit justement que le pouvoir, il change progressivement de camp, il passe du côté des producteurs au côté des distributeurs. Donc l'analyse des canaux de distribution va s'intéresser à cette espèce d'interaction entre des paramètres économiques, le coût globalement, en allant jusqu'au coût de transaction, puisque le modèle de Williamson s'applique parfaitement bien à l'analyse des canaux de distribution, donc le coût global de fonctionnement du canal, et puis des paramètres plus sociologiques, des phénomènes de pouvoir, des phénomènes de leadership, des phénomènes de légitimité. Ça, c'est le volet canal de distribution. Le deuxième volet, et c'est là que Michel-Edouard Leclerc prend la parole, c'est l'évolution des formes de vente. Ce que les Américains appellent le management du commerce de détail, le retail management. Alors, l'évolution du commerce de détail, évidemment, est extrêmement intéressante pour nous, chercheurs en marketing, parce que c'est là que va se réaliser cette relation entre le consommateur... Le point de vente, bien sûr, mais aussi les produits qui sont proposés par les producteurs, soit en vente assistée, s'il y a encore des vendeurs dans le magasin, soit en libre-service. Et on a donc assisté, à partir des années 50, à une floraison de travaux autour de cette évolution des formes de vente au détail. La première modélisation de la dynamique des formes de vente, c'est la théorie de la roue de la distribution proposée par McNair en 1957. C'est une histoire presque ancienne. McNair est frappé par le fait que lorsque de nouvelles formes de vente apparaissent sur le marché, elles ont toujours une caractéristique identique, elles sont moins chères que les formes de vente établies. Le grand magasin de Boussico était moins cher que les commerçants traditionnels. Le supermarché Piggly Wiggly dans les années 1920 était moins cher que les grosses restores américains. Les magasins populaires dans les années 1930, Wall Wars aux Etats-Unis, Monoprix, Prisunic en France, étaient moins chers que les formes de vente établies. L'hypermarché en 1963 va être moins cher que les formes de vente établies. Le Hard Discount en 1980 va être moins cher, etc. Donc, les formes de vente apparaissent, les innovations commerciales apparaissent, parce qu'elles offrent. un avantage en termes de prix aux consommateurs. Le problème, c'est qu'il y a des exceptions. Il y a des exceptions et ces exceptions montrent qu'on peut apparaître sur le marché avec une autre caractéristique qu'un prix bas. L'enseigne préférée des Français pendant des années était Picard surgelé. Picard surgelé est cher. Oui, mais Picard surgelé propose autre chose que l'avantage prix. Il propose une expérience de consommation gratifiante. Donc il va falloir faire évoluer ce modèle de la roue de la distribution. Le prix n'est pas le seul facteur explicatif. Alors dès 1960, Hollander avait eu l'intuition qu'il y avait une autre variable qui jouait et il avait suggéré de prendre en compte l'assortiment. Et il avait montré dans la théorie de l'accordéon de l'assortiment que l'on voit se succéder sur le marché des formes de vente qui peuvent avoir un assortiment large et profond, le grand magasin. Large et peu profond, le magasin populaire. À nouveau, large et profond, l'hypermarché. Etroit mais très profond, la grande surface spécialisée. Et puis, évidemment, Amazon, le plus large et le plus profond. Donc l'assortiment est un deuxième critère à prendre en compte. Et puis enfin, en 2005, la théorie du Big Middle, de Levi, Ausha, Peterson et leurs collègues. Et dans la théorie du big middle, le gros centre en quelque sorte, ces chercheurs vont nous dire qu'on peut entrer de deux manières sur le marché. On peut entrer sur le marché comme le propose la roue de la distribution, en n'étant pas cher. Et dans ce cas, on n'a pas un avantage compétitif extrêmement durable. On le voit bien aujourd'hui, la guerre des prix concerne toutes les enseignes. Et une enseigne, par exemple comme Casino, qui n'arrive pas à s'aligner sur ses concurrents, elle disparaît. Et on peut aussi entrer sur le marché par une deuxième entrée, c'est... une offre qualitativement supérieure perçue par le consommateur. C'est un concept qui est familier pour les praticiens du marketing, c'est la notion de positionnement. Donc on va proposer un avantage distinctif d'ordre qualitatif. Ça va être l'Apple Store, ou ça va être Picard, ou ça va être ce strainé-graîné, ou même Ikea, parce que bien sûr Ikea propose un bénéfice-prix, mais aussi une expérience en magasin. Donc on va voir ces deux domaines de recherche qui sont un peu juxtaposés malheureusement. le courant sur les canaux, le courant sur les formes de vente et leur dynamique. Et aujourd'hui, on s'aperçoit qu'on a évidemment besoin d'intégrer les deux, puisqu'avec l'émergence du commerce en ligne, le canal devient le point de vente. Donc on va aujourd'hui voir se développer un certain nombre de travaux, pas beaucoup en France malheureusement, mais des travaux qui vont s'intéresser à cette spécificité de la relation qui s'établit entre les producteurs et les consommateurs via Internet.

  • Speaker #0

    Très intéressant, effectivement. Ils ont le sens de la formule, les chercheurs en distribution, le big middle, l'accordéon, la roue. Donc, il y a beaucoup d'éléments métaphoriques qui restent et il y a du marketing de la recherche en distribution qui est intéressant. Ce que vous aviez dit aussi en introduction, c'est que votre spécialisation dans la distribution vous a amené à étudier aussi les comportements de consommation. Et on se rend compte finalement que la distribution, elle accompagne ou elle est concomitante d'évolution. de mode de consommation. Alors aujourd'hui, on a une explosion du commerce en ligne, mais plus fondamentalement, quelles sont les évolutions de mode de consommation qui sont notables pour vous ?

  • Speaker #1

    D'un point de vue, il y a deux évolutions qui sont extrêmement importantes. La première évolution, c'est le fait que la variable qui détermine aujourd'hui le choix d'un point de vente par le consommateur... Après le prix, c'est le temps qu'il va passer à ses achats. Parce que finalement, le temps est une ressource qui est aussi rare que le pouvoir d'achat. Donc la distribution s'est constamment efforcée de faire évoluer le format de ses magasins et le fonctionnement de ses magasins pour répondre à cette contrainte de temps. Et à cette contrainte de temps s'ajoute en quelque sorte une sous-catégorie de contraintes temporelles, c'est le déplacement. L'hypermarché, le commerce périphérique, les grandes surfaces spécialisées sont nées avec la voiture, avec la généralisation de l'automobile. Aujourd'hui, le modèle du tout automobile s'essouffle. C'est un euphémisme. Donc il va falloir s'adapter à cette évolution, ce qui pose un problème redoutable pour le commerce de périphérie, parce qu'on a construit d'immenses parcs d'activités commerciales, on a construit des très grands hypermarchés avec des galeries marchandes, on a construit des centres commerciaux. Tout ce mode de distribution repose sur l'accès en voiture et consomme énormément de temps. Le grand challenge auquel sont confrontés aujourd'hui les distributeurs, et on le voit bien avec les grandes chaînes d'hypermarchés françaises, tout se tourne aujourd'hui vers la proximité, vers des formats qui permettent justement de relayer la visite hebdomadaire à l'hyper qui tend à devenir à la fois moins longue et moins fréquente.

  • Speaker #0

    Et donc ça, ça pose de véritables problèmes en termes d'aménagement du territoire, aussi en termes d'urbanisme commercial, mais également d'urbanisme plus général.

  • Speaker #1

    Et d'urbanisme en général, oui, parce que la dynamique du commerce depuis une cinquantaine d'années s'est traduite par une prolifération de mètres carrés à travers, en simplifiant un peu, trois types de développement. Le premier type de développement, c'est l'hypermarché avec sa petite galerie marchande. Bon, ça évolue en faisant tourner dans la galerie marchande les cellules pour accueillir des services, pour accueillir de la santé, pour accueillir un peu de loisirs. Le deuxième format qui est probablement le plus problématique, c'est le parc d'activité commerciale, le retail park pour utiliser un terme anglo-saxon. Le parc d'activité commerciale, malheureusement, c'est pour l'instant une juxtaposition de cellules les unes à côté des autres, chacune dotée de son propre parking, avec une architecture en général assez pauvre. Les détracteurs de ce format parlent de boîte à chaussures. L'image est malheureusement assez justifiée. Et là, on va avoir un gros travail pour faire évoluer ces parcs d'activité commerciale. D'abord pour garder leur attractivité, parce qu'ils ne font pas rêver. Et ensuite, parce qu'ils consomment énormément de surface au sol, donc si le zéro artificialisation net se met en œuvre, là, il va y avoir des surfaces à essayer de valoriser. Et puis, il y a un troisième format, c'est le grand centre commercial régional géré par une foncière spécialisée, que ce soit Unibail, Rodamco, Westfield, que ce soit Clépierre, que ce soit Mercialis, etc. Donc là, on a des ensembles qui ont une cohérence, qui ont en général une implantation. assez proche de la population, voire quelquefois en centre-ville, type La Pardieu ou Saint-Sébastien à Nancy, ou le Polygone à Montpellier. Enfin, on a des exemples de centres commerciaux de centre-ville qui ont une capacité justement à se redéployer, mais au prix probablement d'une redistribution des surfaces de vente, tout simplement parce que le grand magasin n'est plus un moteur. On a vu toutes les chaînes de grands magasins quitter progressivement les grands centres commerciaux de l'agglomération parisienne. Les hypermarchés aujourd'hui en centres commerciaux tendent à réduire leur surface, à devenir plutôt des gros supermarchés plutôt que des hyper. Par contre, dans les centres commerciaux, on voit se développer la part de la restauration, la part des loisirs, du sport, de la santé, etc.

  • Speaker #0

    Avec peut-être aussi une hybridation avec des logements ?

  • Speaker #1

    Et avec probablement la possibilité de développer de l'habitat, en particulier dans les parcs d'activité commerciale. Il y a déjà quelques expériences qui sont tentées, notamment en banlieue parisienne. Bon, c'est pas simple, mais si on a un parc d'activité commerciale à proximité des transports en commun, à proximité, pas trop loin du centre-ville, bon là, on a des possibilités de redéploiement des surfaces.

  • Speaker #0

    On a un petit peu parlé tout à l'heure des théories sur la distribution. Vous avez cité beaucoup de théories. On a l'impression quand même que la recherche est un petit peu figée, qu'elle s'est beaucoup déployée avec les économistes dans les années 50, 60, 70, 80. Et qu'aujourd'hui, on a un manque de grandes théories globalisatrices en distribution.

  • Speaker #1

    Alors, il est difficile de développer une théorie globalisatrice en distribution, parce que vous l'avez fort justement rappelé tout à l'heure, la distribution est un secteur extrêmement réglementé. Et dans chaque pays, on a un appareil réglementaire qui contraint fortement le fonctionnement des structures de distribution, et de ce fait, une théorie qui serait applicable, par exemple, aux États-Unis... où le libéralisme absolu règne en maître avec tous les effets pervers que ça peut avoir. Mais je veux dire, c'est ainsi. Les canaux de distribution aux États-Unis sont extrêmement peu réglementés. En France, au contraire, on a une réglementation, en plus, qui se renouvelle régulièrement. Tous les 2-3 ans, on ressort une grande loi sur les relations producteurs-distributeurs. En général, ça ne fonctionne pas bien. Donc, 3 ans après, on la remet sur le tapis. On le voit en ce moment avec Egalim, par exemple. On est déjà Egalim 2. Bon, il y aura probablement Egalim 3, Egalim 4, etc. C'est la nouvelle série à succès. Mais ce qui veut dire que la recherche doit probablement être contingente à chaque système économique et juridique. Si on fait de la recherche en distribution en France, ce n'est pas pareil que la recherche en distribution en Allemagne, ou en Italie, ou en Grande-Bretagne. L'inconvénient de cette situation, c'est que si vous êtes chercheur en distribution en France, vous ne publierez pas dans les grandes revues internationales. Et de ce fait, les chercheurs en distribution en France ont eu tendance à se tourner vers un domaine qui, lui, est internationalisable, c'est l'analyse du comportement du consommateur. Donc on a beaucoup de recherches sur le comportement du consommateur en point de vente, on a beaucoup de recherches sur le comportement du consommateur sur Internet, en revanche, on a très peu de recherches sur les canaux, tout simplement parce que ça n'intéressera pas grand monde en dehors des quelques pauvres revues françaises qui existent, et malheureusement, il n'y en a pas beaucoup. Donc ça a une conséquence dramatique, c'est que nous sommes totalement absents des grands débats qui accompagnent justement cette mutation des relations entre producteurs et distributeurs. On a entendu parler de projets de création de prix plancher dans le domaine de l'agriculture. C'est quand même une question fondamentale. Qui travaille là-dessus ? Personne. Alors évidemment, c'est une spécificité franco-française. Mais il est quand même un petit peu ennuyeux que la recherche académique n'ait pas de réponse à proposer face à des questions sociétales aussi importantes.

  • Speaker #0

    Terminé, est-ce que vous avez un conseil justement à donner avec toute votre expérience aux chercheurs qui souhaitent se lancer justement dans... Dans la recherche en gestion et encore plus spécifiquement dans la recherche en distribution ou en comportement du consommateur ?

  • Speaker #1

    Je ne peux que lui conseiller. En plus, il n'y aura pas de bousculade. Les gens ne se bousculent pas pour faire de la recherche en distribution. Je pense qu'un premier problème, c'est la thèse. On sait que la porte d'entrée dans la recherche, c'est la thèse. Et lorsque vous allez voir un distributeur en lui disant « je veux faire une thèse en distribution » , c'est du vécu ce que je vous raconte. le distributeur va vous dire « Ok, quand est-ce que vous allez avoir des résultats ? » et quand vous lui dites « C'est dans trois ans » , là il y a un blanc, parce que le distributeur, lui, il se pose des questions pour lesquelles il attend une réponse dans trois mois ou dans six mois. Donc, lorsqu'on choisit un sujet de thèse en distribution, il va falloir trouver un compromis, justement, entre la pertinence managériale, parce que si on n'est pas pertinent pour le distributeur, on ne l'intéresse pas, donc la pertinence managériale et la pertinence académique, c'est-à-dire quels sont les apports théoriques que j'ai l'intention de développer. Tu sais que dans ce domaine, il y a vraiment un déficit important. Donc ça vaut la peine d'essayer de trouver justement un compromis entre les attentes du monde économique et puis les attentes du monde académique. Ensuite, après la thèse, là au contraire, il y a une forte demande des distributeurs. Mais ça suppose une excellente connaissance du secteur. Et cette connaissance du secteur, on ne peut l'acquérir qu'à travers une immersion longue. Il faut bien connaître le secteur, il faut bien connaître toutes ses subtilités, y compris opérationnelles. C'est souvent très trivial la distribution, ce n'est pas des choses très excitantes. C'est de la logistique, c'est de l'ouverture de magasins, c'est de la gestion de linéaires. Mais une fois qu'on a acquis cette connaissance profonde du secteur, on est accepté par les distributeurs et alors là ils ouvrent leurs portes et on peut avoir la possibilité de conduire des recherches extrêmement intéressantes.

  • Speaker #0

    Oui donc j'ai quand même... une notion de culture un peu différente. Est-ce que les distributeurs, parce que vous avez tout à fait raison, les chercheurs en gestion, ils regardent un peu la distribution comme le parent sale de la recherche en gestion. Et les distributeurs de l'autre côté, ils regardent peut-être les chercheurs comme étant des personnes très conceptualisantes, mais qui n'ont pas de... On se renifle, quoi.

  • Speaker #1

    Oui, on se renifle, mais on peut arriver à trouver des terrains de convergence. La preuve, j'ai commencé mes travaux... J'ose plus dire quand, parce que là c'est vraiment très très ancien, mais les distributeurs sont demandeurs. Pendant des années, j'ai été sollicité pour donner des conférences, pour faire des formations, pour conduire des projets de recherche, parce que les distributeurs se rendent bien compte, justement, que, comme vous le disiez tout à l'heure, le comportement du consommateur change. Et leurs consommateurs, ils ont besoin de l'appréhender. Notamment, toute la dimension sociologique, socio-culturelle de la consommation, c'est quelque chose que les distributeurs appréhendent mal. Donc, ils nous attendent sur ces terrains-là.

  • Speaker #0

    Très bien. Merci beaucoup Marc Filizer pour ces propos très éclairants. Et à bientôt pour un nouvel épisode d'Écrit au Cast. Merci.

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Description

Présenté par Jean-Baptiste Welté et Yohan Bernard
Invité : Marc Filser


Dans ce nouvel épisode, nous avons le plaisir d’accueillir Marc Filser, professeur émérite en sciences de gestion à l'Université Bourgogne Europe, spécialiste reconnu du marketing, du comportement du consommateur et de la distribution. Auteur de nombreux travaux de référence, il a marqué la recherche académique en France et au-delà, notamment par ses réflexions sur les évolutions des pratiques de consommation et les stratégies des distributeurs.


CREGO-Centre de REcherche en Gestion des Organisations
Universités de Bourgogne, Franche-Comté, et Haute-Alsace. 

Musique : Jules Boisson (DY'S) - Experiences  


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    CREGOcast, découverte sonore de chercheurs en gestion. Cet épisode est spécial. Plutôt que de parler d'un thème ou d'une recherche, nous évoquons un parcours, une œuvre, une trace indélébile en sciences de gestion. Nous avons le plaisir d'accueillir Marc Filzer, le fondateur du CREGO et un des grands penseurs en sciences de gestion de ces dernières décennies. Il a durablement formé plusieurs dizaines de doctorants dans les champs de recherche du marketing et plus spécifiquement de la distribution. Il retrace dans ce podcast l'évolution sur un temps long de nos structures de distribution. En filigrane, son témoignage est également précieux sur la pratique de la recherche en sciences de gestion. Précieux car il replace avec un jugement clair et clairvoyant les grands enjeux qui attendent les nouvelles générations de chercheurs en sciences de gestion. Bonjour à tous et bienvenue pour un nouvel épisode d'EcrégoCast. Alors j'ai l'insigne honneur aujourd'hui d'accueillir le professeur Marc Filzer dans les studios d'EcrégoCast. Alors je vais lui laisser le soin de se présenter.

  • Speaker #1

    Marc Filzer, une curiosité dans le monde universitaire puisqu'il y a fort longtemps m'est venue l'idée saugrenue de faire une thèse d'État en distribution. sous la direction du professeur Pierre-Louis Dubois, après avoir fait une thèse de troisième cycle en économétrie. Donc c'était une idée saugrenue à l'époque, parce que travailler dans le champ de la distribution autour des années 1980, c'était un peu une curiosité, ce n'était pas un domaine qui passionnait les chercheurs en général, et encore moins les chercheurs en sciences de gestion. Bon, ça s'est avéré une idée qui finalement, même si elle est restée saugrenue, a été porteuse dans le long terme, puisque... Après la thèse d'état, je suis arrivé à Dijon en 1986, après le concours d'agrégation, et j'ai continué à développer des recherches dans le secteur de la distribution, mais pas uniquement, puisque je l'ai élargi au comportement du consommateur, et puis beaucoup plus tard au secteur du marketing des arts et de la culture.

  • Speaker #0

    Très bien, alors justement, on va parler un petit peu de ce secteur que vous connaissez parfaitement, celui de la distribution. On en parle beaucoup encore aujourd'hui, les distributeurs... sont accusés de mettre la pression sur les industriels. Il y a toujours des enjeux de négociation qui sont importants dans ce milieu-là. Est-ce que, pour vous, c'est un phénomène nouveau, cette tension, ces relations de pouvoir dans le secteur de la distribution ?

  • Speaker #1

    C'est un phénomène qui est aussi ancien que ce que l'on peut aujourd'hui considérer comme l'émergence de la distribution moderne, que je situerais pour ma part avec la naissance du Grand Magasin, 1850 en France. avec le bon marché de Boussico. Et ce qui est très amusant, c'est que la lecture du Bonheur des Dames d'Émile Zola, qui était fortement inspirée par le cas du bon marché, montre que déjà à l'époque, le grand magasin était en relation très tendue avec ses fournisseurs. Pour une raison assez simple, c'est que l'évolution du commerce suit l'évolution de l'industrie. Le grand magasin est apparu lorsque l'industrie est devenue une industrie de masse. capables de produire des quantités extrêmement importantes de produits que le commerce traditionnel n'était plus en mesure d'écouler auprès des consommateurs. Donc le grand magasin a apporté cette nouvelle forme de vente au détail dont le volume était en adéquation avec celui des producteurs. La deuxième grande mutation du commerce, c'est entre 1930 aux États-Unis et 1950 en Europe, c'est l'émergence du libre-service. L'émergence du libre-service, de mon point de vue, constitue une rupture absolument fondamentale, on pourrait dire séculaire, dans la mesure où, jusqu'à l'avènement du libre-service, le commerçant était en quelque sorte le bras séculier du producteur, puisque c'était lui qui choisissait les produits et les mettait entre les mains du consommateur, de l'acheteur. Avec l'avènement du libre-service, le produit se vend tout seul. Et le producteur va donc désormais avoir une responsabilité particulière, c'est celle de donner de la visibilité à son produit pour que le distributeur ait envie de l'adopter dans son magasin et que le consommateur le retrouve et l'achète dans le magasin. Donc le libre-service a été un deuxième tournant dans l'évolution de ces relations éminemment conflictuelles à l'intérieur de ce triangle, le producteur, le distributeur et le consommateur. Et le... Troisième tournant de mon point de vue se situe autour des années 1980. Alors je vais retenir un événement un peu anecdotique mais qui pour moi est extrêmement symbolique. C'est le jour où Walmart est devenue la première entreprise mondiale. Walmart est devenu plus gros que General Motors, est devenu plus gros que ExxonMobil, est devenu plus gros que General Electric. Donc le fait qu'un distributeur détaillant devienne la première puissance économique mondiale dans le monde des entreprises traduit bien ce basculement qui s'est opéré entre le poids économique des distributeurs et le poids économique des producteurs. En d'autres termes, aujourd'hui... Un distributeur, un grand distributeur, Carrefour, Leclerc, Auchan en France, Walmart aux Etats-Unis, Tesco en Grande-Bretagne, un distributeur peut se passer de n'importe quel fournisseur, fut-il le plus gros. On a assisté à des exemples de déréférencement dans un passé récent dans ces pays qui montrent que justement, même des marques extrêmement établies peuvent être supprimées du jour au lendemain des rayons d'un distributeur. Alors évidemment ! Le distributeur le sent passer. Son chiffre d'affaires s'en ressent, mais beaucoup moins que le producteur. Et de ce fait, en un peu plus d'un siècle, le pouvoir est passé des mains du producteur aux mains du distributeur. Et ce basculement est extrêmement récent. En France, il y a une date charnière, c'est mars 1960, la circulaire Fontanet. Jusque mars 1960, les producteurs, les fournisseurs, avaient une arme absolue, c'était le refus de vente. n'importe quel fournisseur pouvait refuser d'approvisionner un distributeur. À partir de la circulaire Fontanet, le refus de vente est interdit. Et désormais, si un fournisseur est sollicité par un distributeur, il n'a plus le droit de lui dire « non, je ne veux pas vous proposer mon produit » . Et c'est à partir de ce moment que la grande distribution, évidemment, a pu se développer en France. On assiste à des phénomènes comparables dans les autres pays européens. avec des retards dans certains pays, notamment l'Italie, où pendant très longtemps la législation de l'urbanisme commercial a été très restrictive pour les grandes surfaces. Mais à partir des années 1960, la grande distribution se développe, apporte aux fournisseurs le canal dont ils ont besoin pour distribuer justement cette production de masse qui est en train de se généraliser. La croissance est à deux chiffres à cette époque, donc il faut bien que les canaux de distribution servent de relais à cet accroissement de la production. Et évidemment, la conséquence de cette évolution, c'est que les distributeurs vont conquérir un pouvoir sur les fournisseurs. Et aujourd'hui, ce sont eux qui détiennent ce pouvoir. Donc vous voyez que l'évolution est une évolution quasiment séculaire, mais qui trouve ses racines dans cette espèce de dialectique entre la croissance de la production et la croissance de la consommation.

  • Speaker #0

    Oui, donc c'est très intéressant cet ancrage historique et on remarque aussi qu'il y a une capacité de la grande distribution à se jouer aussi de contraintes ou de règles juridiques. Je pense par exemple en Allemagne, l'évolution entre l'évolution des Lidl et Aldi qui est un format particulier de la grande distribution, mais avec des formats plus petits qui peut peut-être s'expliquer aussi par les contraintes juridiques propres au modèle allemand.

  • Speaker #1

    Les contraintes juridiques ont toujours beaucoup inspiré les distributeurs. L'exemple allemand que vous citez est tout à fait symptomatique. Après la Seconde Guerre mondiale, donc dans les années 1950, le droit social dans le secteur du commerce en Allemagne interdisait aux commerçants d'ouvrir leur magasin après 19h et imposait trois samedis sur quatre une fermeture le samedi à midi. Dans ce contexte, Il est impossible pour quelqu'un qui travaille en Allemagne, un ouvrier ou un employé, il est impossible de prendre sa voiture le soir pour aller faire ses courses ou le samedi après-midi. Donc il faut que les circuits d'approvisionnement se trouvent à proximité du domicile ou du lieu de travail, c'est-à-dire en zone urbaine. En zone urbaine, vous ne pouvez pas développer des très grandes surfaces de 2000 ou 3000 m² comme on va les connaître en France. Donc on va voir apparaître ce format. inventé par les frères Albrecht, Aldi. C'est un magasin de 400 m² qui se trouve souvent en rez-de-chaussée d'immeubles. Et pour que ce magasin réponde aux attentes d'une population qu'il ne faut pas l'oublier, sort des restrictions de la guerre, donc a un pouvoir d'achat extrêmement limité, il faut que les produits proposés soient les plus attractifs possibles en termes de prix. Et c'est comme ça qu'est né le hard discount. Dans les années 80, on va aussi connaître des crises, des récessions économiques dans d'autres pays européens. Et Aldi, mais aussi ses concurrents Lidl ou Norma vont s'apercevoir que finalement, le format qu'ils ont mis au point en Allemagne, pour s'adapter à l'époque à un contexte réglementaire particulier, est parfaitement transposable dans d'autres pays européens, voire en Amérique du Nord, puisqu'aujourd'hui, Aldi est le principal concurrent de Walmart en Amérique du Nord.

  • Speaker #0

    Très bien, donc ça montre à quel point finalement l'évolution historique de la distribution est quelque chose qui dépasse les problématiques d'actualité médiatique de court terme. Alors on se rend compte que le secteur de la distribution c'est un secteur qui est dynamique, on en parle énormément dans les médias, il y a des personnages comme Michel-Edouard Leclerc qui sont emblématiques des plateaux de télévision, mais quand on parle de gestion et de recherche en gestion, comment est-ce qu'on pense la distribution ? Est-ce qu'il y a des modèles ? Est-ce qu'il y a des grandes idées structurantes ?

  • Speaker #1

    Alors il y a deux grands thèmes qui structurent la recherche en distribution au plein international. On est d'ailleurs très influencés de ce point de vue par ce que les Américains ont fait avant nous. Les premiers travaux académiques en distribution ont été faits aux États-Unis assez récemment. C'est des travaux qui ont débuté dans les années 1950. Donc le marketing date des années 1920. Donc c'est à peu près une trentaine d'années après l'émergence de la sphère académique du marketing. La recherche en distribution se structure autour de deux grandes thématiques. Une première thématique, la plus ancienne d'ailleurs au plan international, c'est la thématique du canal de distribution. Parce qu'évidemment, ces relations entre producteurs et distributeurs sont intéressantes d'un point de vue intellectuel. Les premiers à s'y intéresser ont été les économistes. Les économistes, dans les années 1950, ont été un petit peu embarrassés en constatant que le modèle de l'équilibre général, la théorie économique classique, retient des producteurs, des consommateurs, il n'y a pas de distributeurs. Vous me direz dans le modèle marxiste non plus. Alors dans le modèle marxiste, il n'y avait pas de distributeurs parce que le commerçant était un parasite social. Donc là au moins c'était réglé. Mais dans la théorie économique classique, c'était plus difficile de justifier l'absence de prise en compte du distributeur. Donc dans un premier temps, les économistes, je pense à des gens comme Buckley, ont proposé une solution qui était élégante d'un point de vue intellectuel, qui consistait à dire que finalement, les opérations de distribution qui étaient prises en compte par le distributeur, c'était une économie de coût procurée au producteur. Donc finalement, le seul paramètre qui était intéressant dans le canal de distribution, c'était le coût. Et on a vu émerger un certain nombre de modèles explicatifs des canaux. qui prend des comptes de phénomènes qu'on observe très classiquement. Pourquoi, par exemple, est-ce que certains producteurs décident d'intégrer leur activité de distribution ? Ils l'intègrent tout simplement parce que leur volume d'activité est suffisamment important pour rentabiliser leur front de vente. Ça reste d'une actualité brûlante. Apple a ses propres Apple Store. Et tout simplement parce que le volume des ventes réalisées par les Apple Store, je crois que c'est autour de 20 à 25% du chiffre d'affaires d'Apple. Donc dans ce cas-là, vous pouvez très bien intégrer la distribution. Parce que le coût que génère l'activité de distribution ne peut pas être réduit si vous passez par un distributeur extérieur. Mais dans le même temps, on voit des phénomènes tout à fait bizarres. On voit des canaux de distribution, je pense par exemple au quartier du Sentier en France, qui a pendant des décennies été l'un des hauts lieux de la distribution textile. Le quartier du Sentier est cher. les coûts de fonctionnement du sentier sont très élevés. Alors pourquoi est-ce qu'on continue à utiliser un canal de distribution qui est coûteux ? Tout simplement parce que ce canal de distribution, il apporte aux producteurs et aux distributeurs, en plus du prix, de la flexibilité. Il peut être réactif par rapport à l'évolution de la demande. Donc on est progressivement obligé d'élargir l'analyse du canal de distribution au-delà de la seule prise en compte du coût. On va prendre en compte le coût, on va prendre en compte la flexibilité, et puis on va prendre en compte aussi des phénomènes interorganisationnels, en particulier des phénomènes de pouvoir, puisqu'on s'aperçoit justement que le pouvoir, il change progressivement de camp, il passe du côté des producteurs au côté des distributeurs. Donc l'analyse des canaux de distribution va s'intéresser à cette espèce d'interaction entre des paramètres économiques, le coût globalement, en allant jusqu'au coût de transaction, puisque le modèle de Williamson s'applique parfaitement bien à l'analyse des canaux de distribution, donc le coût global de fonctionnement du canal, et puis des paramètres plus sociologiques, des phénomènes de pouvoir, des phénomènes de leadership, des phénomènes de légitimité. Ça, c'est le volet canal de distribution. Le deuxième volet, et c'est là que Michel-Edouard Leclerc prend la parole, c'est l'évolution des formes de vente. Ce que les Américains appellent le management du commerce de détail, le retail management. Alors, l'évolution du commerce de détail, évidemment, est extrêmement intéressante pour nous, chercheurs en marketing, parce que c'est là que va se réaliser cette relation entre le consommateur... Le point de vente, bien sûr, mais aussi les produits qui sont proposés par les producteurs, soit en vente assistée, s'il y a encore des vendeurs dans le magasin, soit en libre-service. Et on a donc assisté, à partir des années 50, à une floraison de travaux autour de cette évolution des formes de vente au détail. La première modélisation de la dynamique des formes de vente, c'est la théorie de la roue de la distribution proposée par McNair en 1957. C'est une histoire presque ancienne. McNair est frappé par le fait que lorsque de nouvelles formes de vente apparaissent sur le marché, elles ont toujours une caractéristique identique, elles sont moins chères que les formes de vente établies. Le grand magasin de Boussico était moins cher que les commerçants traditionnels. Le supermarché Piggly Wiggly dans les années 1920 était moins cher que les grosses restores américains. Les magasins populaires dans les années 1930, Wall Wars aux Etats-Unis, Monoprix, Prisunic en France, étaient moins chers que les formes de vente établies. L'hypermarché en 1963 va être moins cher que les formes de vente établies. Le Hard Discount en 1980 va être moins cher, etc. Donc, les formes de vente apparaissent, les innovations commerciales apparaissent, parce qu'elles offrent. un avantage en termes de prix aux consommateurs. Le problème, c'est qu'il y a des exceptions. Il y a des exceptions et ces exceptions montrent qu'on peut apparaître sur le marché avec une autre caractéristique qu'un prix bas. L'enseigne préférée des Français pendant des années était Picard surgelé. Picard surgelé est cher. Oui, mais Picard surgelé propose autre chose que l'avantage prix. Il propose une expérience de consommation gratifiante. Donc il va falloir faire évoluer ce modèle de la roue de la distribution. Le prix n'est pas le seul facteur explicatif. Alors dès 1960, Hollander avait eu l'intuition qu'il y avait une autre variable qui jouait et il avait suggéré de prendre en compte l'assortiment. Et il avait montré dans la théorie de l'accordéon de l'assortiment que l'on voit se succéder sur le marché des formes de vente qui peuvent avoir un assortiment large et profond, le grand magasin. Large et peu profond, le magasin populaire. À nouveau, large et profond, l'hypermarché. Etroit mais très profond, la grande surface spécialisée. Et puis, évidemment, Amazon, le plus large et le plus profond. Donc l'assortiment est un deuxième critère à prendre en compte. Et puis enfin, en 2005, la théorie du Big Middle, de Levi, Ausha, Peterson et leurs collègues. Et dans la théorie du big middle, le gros centre en quelque sorte, ces chercheurs vont nous dire qu'on peut entrer de deux manières sur le marché. On peut entrer sur le marché comme le propose la roue de la distribution, en n'étant pas cher. Et dans ce cas, on n'a pas un avantage compétitif extrêmement durable. On le voit bien aujourd'hui, la guerre des prix concerne toutes les enseignes. Et une enseigne, par exemple comme Casino, qui n'arrive pas à s'aligner sur ses concurrents, elle disparaît. Et on peut aussi entrer sur le marché par une deuxième entrée, c'est... une offre qualitativement supérieure perçue par le consommateur. C'est un concept qui est familier pour les praticiens du marketing, c'est la notion de positionnement. Donc on va proposer un avantage distinctif d'ordre qualitatif. Ça va être l'Apple Store, ou ça va être Picard, ou ça va être ce strainé-graîné, ou même Ikea, parce que bien sûr Ikea propose un bénéfice-prix, mais aussi une expérience en magasin. Donc on va voir ces deux domaines de recherche qui sont un peu juxtaposés malheureusement. le courant sur les canaux, le courant sur les formes de vente et leur dynamique. Et aujourd'hui, on s'aperçoit qu'on a évidemment besoin d'intégrer les deux, puisqu'avec l'émergence du commerce en ligne, le canal devient le point de vente. Donc on va aujourd'hui voir se développer un certain nombre de travaux, pas beaucoup en France malheureusement, mais des travaux qui vont s'intéresser à cette spécificité de la relation qui s'établit entre les producteurs et les consommateurs via Internet.

  • Speaker #0

    Très intéressant, effectivement. Ils ont le sens de la formule, les chercheurs en distribution, le big middle, l'accordéon, la roue. Donc, il y a beaucoup d'éléments métaphoriques qui restent et il y a du marketing de la recherche en distribution qui est intéressant. Ce que vous aviez dit aussi en introduction, c'est que votre spécialisation dans la distribution vous a amené à étudier aussi les comportements de consommation. Et on se rend compte finalement que la distribution, elle accompagne ou elle est concomitante d'évolution. de mode de consommation. Alors aujourd'hui, on a une explosion du commerce en ligne, mais plus fondamentalement, quelles sont les évolutions de mode de consommation qui sont notables pour vous ?

  • Speaker #1

    D'un point de vue, il y a deux évolutions qui sont extrêmement importantes. La première évolution, c'est le fait que la variable qui détermine aujourd'hui le choix d'un point de vente par le consommateur... Après le prix, c'est le temps qu'il va passer à ses achats. Parce que finalement, le temps est une ressource qui est aussi rare que le pouvoir d'achat. Donc la distribution s'est constamment efforcée de faire évoluer le format de ses magasins et le fonctionnement de ses magasins pour répondre à cette contrainte de temps. Et à cette contrainte de temps s'ajoute en quelque sorte une sous-catégorie de contraintes temporelles, c'est le déplacement. L'hypermarché, le commerce périphérique, les grandes surfaces spécialisées sont nées avec la voiture, avec la généralisation de l'automobile. Aujourd'hui, le modèle du tout automobile s'essouffle. C'est un euphémisme. Donc il va falloir s'adapter à cette évolution, ce qui pose un problème redoutable pour le commerce de périphérie, parce qu'on a construit d'immenses parcs d'activités commerciales, on a construit des très grands hypermarchés avec des galeries marchandes, on a construit des centres commerciaux. Tout ce mode de distribution repose sur l'accès en voiture et consomme énormément de temps. Le grand challenge auquel sont confrontés aujourd'hui les distributeurs, et on le voit bien avec les grandes chaînes d'hypermarchés françaises, tout se tourne aujourd'hui vers la proximité, vers des formats qui permettent justement de relayer la visite hebdomadaire à l'hyper qui tend à devenir à la fois moins longue et moins fréquente.

  • Speaker #0

    Et donc ça, ça pose de véritables problèmes en termes d'aménagement du territoire, aussi en termes d'urbanisme commercial, mais également d'urbanisme plus général.

  • Speaker #1

    Et d'urbanisme en général, oui, parce que la dynamique du commerce depuis une cinquantaine d'années s'est traduite par une prolifération de mètres carrés à travers, en simplifiant un peu, trois types de développement. Le premier type de développement, c'est l'hypermarché avec sa petite galerie marchande. Bon, ça évolue en faisant tourner dans la galerie marchande les cellules pour accueillir des services, pour accueillir de la santé, pour accueillir un peu de loisirs. Le deuxième format qui est probablement le plus problématique, c'est le parc d'activité commerciale, le retail park pour utiliser un terme anglo-saxon. Le parc d'activité commerciale, malheureusement, c'est pour l'instant une juxtaposition de cellules les unes à côté des autres, chacune dotée de son propre parking, avec une architecture en général assez pauvre. Les détracteurs de ce format parlent de boîte à chaussures. L'image est malheureusement assez justifiée. Et là, on va avoir un gros travail pour faire évoluer ces parcs d'activité commerciale. D'abord pour garder leur attractivité, parce qu'ils ne font pas rêver. Et ensuite, parce qu'ils consomment énormément de surface au sol, donc si le zéro artificialisation net se met en œuvre, là, il va y avoir des surfaces à essayer de valoriser. Et puis, il y a un troisième format, c'est le grand centre commercial régional géré par une foncière spécialisée, que ce soit Unibail, Rodamco, Westfield, que ce soit Clépierre, que ce soit Mercialis, etc. Donc là, on a des ensembles qui ont une cohérence, qui ont en général une implantation. assez proche de la population, voire quelquefois en centre-ville, type La Pardieu ou Saint-Sébastien à Nancy, ou le Polygone à Montpellier. Enfin, on a des exemples de centres commerciaux de centre-ville qui ont une capacité justement à se redéployer, mais au prix probablement d'une redistribution des surfaces de vente, tout simplement parce que le grand magasin n'est plus un moteur. On a vu toutes les chaînes de grands magasins quitter progressivement les grands centres commerciaux de l'agglomération parisienne. Les hypermarchés aujourd'hui en centres commerciaux tendent à réduire leur surface, à devenir plutôt des gros supermarchés plutôt que des hyper. Par contre, dans les centres commerciaux, on voit se développer la part de la restauration, la part des loisirs, du sport, de la santé, etc.

  • Speaker #0

    Avec peut-être aussi une hybridation avec des logements ?

  • Speaker #1

    Et avec probablement la possibilité de développer de l'habitat, en particulier dans les parcs d'activité commerciale. Il y a déjà quelques expériences qui sont tentées, notamment en banlieue parisienne. Bon, c'est pas simple, mais si on a un parc d'activité commerciale à proximité des transports en commun, à proximité, pas trop loin du centre-ville, bon là, on a des possibilités de redéploiement des surfaces.

  • Speaker #0

    On a un petit peu parlé tout à l'heure des théories sur la distribution. Vous avez cité beaucoup de théories. On a l'impression quand même que la recherche est un petit peu figée, qu'elle s'est beaucoup déployée avec les économistes dans les années 50, 60, 70, 80. Et qu'aujourd'hui, on a un manque de grandes théories globalisatrices en distribution.

  • Speaker #1

    Alors, il est difficile de développer une théorie globalisatrice en distribution, parce que vous l'avez fort justement rappelé tout à l'heure, la distribution est un secteur extrêmement réglementé. Et dans chaque pays, on a un appareil réglementaire qui contraint fortement le fonctionnement des structures de distribution, et de ce fait, une théorie qui serait applicable, par exemple, aux États-Unis... où le libéralisme absolu règne en maître avec tous les effets pervers que ça peut avoir. Mais je veux dire, c'est ainsi. Les canaux de distribution aux États-Unis sont extrêmement peu réglementés. En France, au contraire, on a une réglementation, en plus, qui se renouvelle régulièrement. Tous les 2-3 ans, on ressort une grande loi sur les relations producteurs-distributeurs. En général, ça ne fonctionne pas bien. Donc, 3 ans après, on la remet sur le tapis. On le voit en ce moment avec Egalim, par exemple. On est déjà Egalim 2. Bon, il y aura probablement Egalim 3, Egalim 4, etc. C'est la nouvelle série à succès. Mais ce qui veut dire que la recherche doit probablement être contingente à chaque système économique et juridique. Si on fait de la recherche en distribution en France, ce n'est pas pareil que la recherche en distribution en Allemagne, ou en Italie, ou en Grande-Bretagne. L'inconvénient de cette situation, c'est que si vous êtes chercheur en distribution en France, vous ne publierez pas dans les grandes revues internationales. Et de ce fait, les chercheurs en distribution en France ont eu tendance à se tourner vers un domaine qui, lui, est internationalisable, c'est l'analyse du comportement du consommateur. Donc on a beaucoup de recherches sur le comportement du consommateur en point de vente, on a beaucoup de recherches sur le comportement du consommateur sur Internet, en revanche, on a très peu de recherches sur les canaux, tout simplement parce que ça n'intéressera pas grand monde en dehors des quelques pauvres revues françaises qui existent, et malheureusement, il n'y en a pas beaucoup. Donc ça a une conséquence dramatique, c'est que nous sommes totalement absents des grands débats qui accompagnent justement cette mutation des relations entre producteurs et distributeurs. On a entendu parler de projets de création de prix plancher dans le domaine de l'agriculture. C'est quand même une question fondamentale. Qui travaille là-dessus ? Personne. Alors évidemment, c'est une spécificité franco-française. Mais il est quand même un petit peu ennuyeux que la recherche académique n'ait pas de réponse à proposer face à des questions sociétales aussi importantes.

  • Speaker #0

    Terminé, est-ce que vous avez un conseil justement à donner avec toute votre expérience aux chercheurs qui souhaitent se lancer justement dans... Dans la recherche en gestion et encore plus spécifiquement dans la recherche en distribution ou en comportement du consommateur ?

  • Speaker #1

    Je ne peux que lui conseiller. En plus, il n'y aura pas de bousculade. Les gens ne se bousculent pas pour faire de la recherche en distribution. Je pense qu'un premier problème, c'est la thèse. On sait que la porte d'entrée dans la recherche, c'est la thèse. Et lorsque vous allez voir un distributeur en lui disant « je veux faire une thèse en distribution » , c'est du vécu ce que je vous raconte. le distributeur va vous dire « Ok, quand est-ce que vous allez avoir des résultats ? » et quand vous lui dites « C'est dans trois ans » , là il y a un blanc, parce que le distributeur, lui, il se pose des questions pour lesquelles il attend une réponse dans trois mois ou dans six mois. Donc, lorsqu'on choisit un sujet de thèse en distribution, il va falloir trouver un compromis, justement, entre la pertinence managériale, parce que si on n'est pas pertinent pour le distributeur, on ne l'intéresse pas, donc la pertinence managériale et la pertinence académique, c'est-à-dire quels sont les apports théoriques que j'ai l'intention de développer. Tu sais que dans ce domaine, il y a vraiment un déficit important. Donc ça vaut la peine d'essayer de trouver justement un compromis entre les attentes du monde économique et puis les attentes du monde académique. Ensuite, après la thèse, là au contraire, il y a une forte demande des distributeurs. Mais ça suppose une excellente connaissance du secteur. Et cette connaissance du secteur, on ne peut l'acquérir qu'à travers une immersion longue. Il faut bien connaître le secteur, il faut bien connaître toutes ses subtilités, y compris opérationnelles. C'est souvent très trivial la distribution, ce n'est pas des choses très excitantes. C'est de la logistique, c'est de l'ouverture de magasins, c'est de la gestion de linéaires. Mais une fois qu'on a acquis cette connaissance profonde du secteur, on est accepté par les distributeurs et alors là ils ouvrent leurs portes et on peut avoir la possibilité de conduire des recherches extrêmement intéressantes.

  • Speaker #0

    Oui donc j'ai quand même... une notion de culture un peu différente. Est-ce que les distributeurs, parce que vous avez tout à fait raison, les chercheurs en gestion, ils regardent un peu la distribution comme le parent sale de la recherche en gestion. Et les distributeurs de l'autre côté, ils regardent peut-être les chercheurs comme étant des personnes très conceptualisantes, mais qui n'ont pas de... On se renifle, quoi.

  • Speaker #1

    Oui, on se renifle, mais on peut arriver à trouver des terrains de convergence. La preuve, j'ai commencé mes travaux... J'ose plus dire quand, parce que là c'est vraiment très très ancien, mais les distributeurs sont demandeurs. Pendant des années, j'ai été sollicité pour donner des conférences, pour faire des formations, pour conduire des projets de recherche, parce que les distributeurs se rendent bien compte, justement, que, comme vous le disiez tout à l'heure, le comportement du consommateur change. Et leurs consommateurs, ils ont besoin de l'appréhender. Notamment, toute la dimension sociologique, socio-culturelle de la consommation, c'est quelque chose que les distributeurs appréhendent mal. Donc, ils nous attendent sur ces terrains-là.

  • Speaker #0

    Très bien. Merci beaucoup Marc Filizer pour ces propos très éclairants. Et à bientôt pour un nouvel épisode d'Écrit au Cast. Merci.

Description

Présenté par Jean-Baptiste Welté et Yohan Bernard
Invité : Marc Filser


Dans ce nouvel épisode, nous avons le plaisir d’accueillir Marc Filser, professeur émérite en sciences de gestion à l'Université Bourgogne Europe, spécialiste reconnu du marketing, du comportement du consommateur et de la distribution. Auteur de nombreux travaux de référence, il a marqué la recherche académique en France et au-delà, notamment par ses réflexions sur les évolutions des pratiques de consommation et les stratégies des distributeurs.


CREGO-Centre de REcherche en Gestion des Organisations
Universités de Bourgogne, Franche-Comté, et Haute-Alsace. 

Musique : Jules Boisson (DY'S) - Experiences  


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    CREGOcast, découverte sonore de chercheurs en gestion. Cet épisode est spécial. Plutôt que de parler d'un thème ou d'une recherche, nous évoquons un parcours, une œuvre, une trace indélébile en sciences de gestion. Nous avons le plaisir d'accueillir Marc Filzer, le fondateur du CREGO et un des grands penseurs en sciences de gestion de ces dernières décennies. Il a durablement formé plusieurs dizaines de doctorants dans les champs de recherche du marketing et plus spécifiquement de la distribution. Il retrace dans ce podcast l'évolution sur un temps long de nos structures de distribution. En filigrane, son témoignage est également précieux sur la pratique de la recherche en sciences de gestion. Précieux car il replace avec un jugement clair et clairvoyant les grands enjeux qui attendent les nouvelles générations de chercheurs en sciences de gestion. Bonjour à tous et bienvenue pour un nouvel épisode d'EcrégoCast. Alors j'ai l'insigne honneur aujourd'hui d'accueillir le professeur Marc Filzer dans les studios d'EcrégoCast. Alors je vais lui laisser le soin de se présenter.

  • Speaker #1

    Marc Filzer, une curiosité dans le monde universitaire puisqu'il y a fort longtemps m'est venue l'idée saugrenue de faire une thèse d'État en distribution. sous la direction du professeur Pierre-Louis Dubois, après avoir fait une thèse de troisième cycle en économétrie. Donc c'était une idée saugrenue à l'époque, parce que travailler dans le champ de la distribution autour des années 1980, c'était un peu une curiosité, ce n'était pas un domaine qui passionnait les chercheurs en général, et encore moins les chercheurs en sciences de gestion. Bon, ça s'est avéré une idée qui finalement, même si elle est restée saugrenue, a été porteuse dans le long terme, puisque... Après la thèse d'état, je suis arrivé à Dijon en 1986, après le concours d'agrégation, et j'ai continué à développer des recherches dans le secteur de la distribution, mais pas uniquement, puisque je l'ai élargi au comportement du consommateur, et puis beaucoup plus tard au secteur du marketing des arts et de la culture.

  • Speaker #0

    Très bien, alors justement, on va parler un petit peu de ce secteur que vous connaissez parfaitement, celui de la distribution. On en parle beaucoup encore aujourd'hui, les distributeurs... sont accusés de mettre la pression sur les industriels. Il y a toujours des enjeux de négociation qui sont importants dans ce milieu-là. Est-ce que, pour vous, c'est un phénomène nouveau, cette tension, ces relations de pouvoir dans le secteur de la distribution ?

  • Speaker #1

    C'est un phénomène qui est aussi ancien que ce que l'on peut aujourd'hui considérer comme l'émergence de la distribution moderne, que je situerais pour ma part avec la naissance du Grand Magasin, 1850 en France. avec le bon marché de Boussico. Et ce qui est très amusant, c'est que la lecture du Bonheur des Dames d'Émile Zola, qui était fortement inspirée par le cas du bon marché, montre que déjà à l'époque, le grand magasin était en relation très tendue avec ses fournisseurs. Pour une raison assez simple, c'est que l'évolution du commerce suit l'évolution de l'industrie. Le grand magasin est apparu lorsque l'industrie est devenue une industrie de masse. capables de produire des quantités extrêmement importantes de produits que le commerce traditionnel n'était plus en mesure d'écouler auprès des consommateurs. Donc le grand magasin a apporté cette nouvelle forme de vente au détail dont le volume était en adéquation avec celui des producteurs. La deuxième grande mutation du commerce, c'est entre 1930 aux États-Unis et 1950 en Europe, c'est l'émergence du libre-service. L'émergence du libre-service, de mon point de vue, constitue une rupture absolument fondamentale, on pourrait dire séculaire, dans la mesure où, jusqu'à l'avènement du libre-service, le commerçant était en quelque sorte le bras séculier du producteur, puisque c'était lui qui choisissait les produits et les mettait entre les mains du consommateur, de l'acheteur. Avec l'avènement du libre-service, le produit se vend tout seul. Et le producteur va donc désormais avoir une responsabilité particulière, c'est celle de donner de la visibilité à son produit pour que le distributeur ait envie de l'adopter dans son magasin et que le consommateur le retrouve et l'achète dans le magasin. Donc le libre-service a été un deuxième tournant dans l'évolution de ces relations éminemment conflictuelles à l'intérieur de ce triangle, le producteur, le distributeur et le consommateur. Et le... Troisième tournant de mon point de vue se situe autour des années 1980. Alors je vais retenir un événement un peu anecdotique mais qui pour moi est extrêmement symbolique. C'est le jour où Walmart est devenue la première entreprise mondiale. Walmart est devenu plus gros que General Motors, est devenu plus gros que ExxonMobil, est devenu plus gros que General Electric. Donc le fait qu'un distributeur détaillant devienne la première puissance économique mondiale dans le monde des entreprises traduit bien ce basculement qui s'est opéré entre le poids économique des distributeurs et le poids économique des producteurs. En d'autres termes, aujourd'hui... Un distributeur, un grand distributeur, Carrefour, Leclerc, Auchan en France, Walmart aux Etats-Unis, Tesco en Grande-Bretagne, un distributeur peut se passer de n'importe quel fournisseur, fut-il le plus gros. On a assisté à des exemples de déréférencement dans un passé récent dans ces pays qui montrent que justement, même des marques extrêmement établies peuvent être supprimées du jour au lendemain des rayons d'un distributeur. Alors évidemment ! Le distributeur le sent passer. Son chiffre d'affaires s'en ressent, mais beaucoup moins que le producteur. Et de ce fait, en un peu plus d'un siècle, le pouvoir est passé des mains du producteur aux mains du distributeur. Et ce basculement est extrêmement récent. En France, il y a une date charnière, c'est mars 1960, la circulaire Fontanet. Jusque mars 1960, les producteurs, les fournisseurs, avaient une arme absolue, c'était le refus de vente. n'importe quel fournisseur pouvait refuser d'approvisionner un distributeur. À partir de la circulaire Fontanet, le refus de vente est interdit. Et désormais, si un fournisseur est sollicité par un distributeur, il n'a plus le droit de lui dire « non, je ne veux pas vous proposer mon produit » . Et c'est à partir de ce moment que la grande distribution, évidemment, a pu se développer en France. On assiste à des phénomènes comparables dans les autres pays européens. avec des retards dans certains pays, notamment l'Italie, où pendant très longtemps la législation de l'urbanisme commercial a été très restrictive pour les grandes surfaces. Mais à partir des années 1960, la grande distribution se développe, apporte aux fournisseurs le canal dont ils ont besoin pour distribuer justement cette production de masse qui est en train de se généraliser. La croissance est à deux chiffres à cette époque, donc il faut bien que les canaux de distribution servent de relais à cet accroissement de la production. Et évidemment, la conséquence de cette évolution, c'est que les distributeurs vont conquérir un pouvoir sur les fournisseurs. Et aujourd'hui, ce sont eux qui détiennent ce pouvoir. Donc vous voyez que l'évolution est une évolution quasiment séculaire, mais qui trouve ses racines dans cette espèce de dialectique entre la croissance de la production et la croissance de la consommation.

  • Speaker #0

    Oui, donc c'est très intéressant cet ancrage historique et on remarque aussi qu'il y a une capacité de la grande distribution à se jouer aussi de contraintes ou de règles juridiques. Je pense par exemple en Allemagne, l'évolution entre l'évolution des Lidl et Aldi qui est un format particulier de la grande distribution, mais avec des formats plus petits qui peut peut-être s'expliquer aussi par les contraintes juridiques propres au modèle allemand.

  • Speaker #1

    Les contraintes juridiques ont toujours beaucoup inspiré les distributeurs. L'exemple allemand que vous citez est tout à fait symptomatique. Après la Seconde Guerre mondiale, donc dans les années 1950, le droit social dans le secteur du commerce en Allemagne interdisait aux commerçants d'ouvrir leur magasin après 19h et imposait trois samedis sur quatre une fermeture le samedi à midi. Dans ce contexte, Il est impossible pour quelqu'un qui travaille en Allemagne, un ouvrier ou un employé, il est impossible de prendre sa voiture le soir pour aller faire ses courses ou le samedi après-midi. Donc il faut que les circuits d'approvisionnement se trouvent à proximité du domicile ou du lieu de travail, c'est-à-dire en zone urbaine. En zone urbaine, vous ne pouvez pas développer des très grandes surfaces de 2000 ou 3000 m² comme on va les connaître en France. Donc on va voir apparaître ce format. inventé par les frères Albrecht, Aldi. C'est un magasin de 400 m² qui se trouve souvent en rez-de-chaussée d'immeubles. Et pour que ce magasin réponde aux attentes d'une population qu'il ne faut pas l'oublier, sort des restrictions de la guerre, donc a un pouvoir d'achat extrêmement limité, il faut que les produits proposés soient les plus attractifs possibles en termes de prix. Et c'est comme ça qu'est né le hard discount. Dans les années 80, on va aussi connaître des crises, des récessions économiques dans d'autres pays européens. Et Aldi, mais aussi ses concurrents Lidl ou Norma vont s'apercevoir que finalement, le format qu'ils ont mis au point en Allemagne, pour s'adapter à l'époque à un contexte réglementaire particulier, est parfaitement transposable dans d'autres pays européens, voire en Amérique du Nord, puisqu'aujourd'hui, Aldi est le principal concurrent de Walmart en Amérique du Nord.

  • Speaker #0

    Très bien, donc ça montre à quel point finalement l'évolution historique de la distribution est quelque chose qui dépasse les problématiques d'actualité médiatique de court terme. Alors on se rend compte que le secteur de la distribution c'est un secteur qui est dynamique, on en parle énormément dans les médias, il y a des personnages comme Michel-Edouard Leclerc qui sont emblématiques des plateaux de télévision, mais quand on parle de gestion et de recherche en gestion, comment est-ce qu'on pense la distribution ? Est-ce qu'il y a des modèles ? Est-ce qu'il y a des grandes idées structurantes ?

  • Speaker #1

    Alors il y a deux grands thèmes qui structurent la recherche en distribution au plein international. On est d'ailleurs très influencés de ce point de vue par ce que les Américains ont fait avant nous. Les premiers travaux académiques en distribution ont été faits aux États-Unis assez récemment. C'est des travaux qui ont débuté dans les années 1950. Donc le marketing date des années 1920. Donc c'est à peu près une trentaine d'années après l'émergence de la sphère académique du marketing. La recherche en distribution se structure autour de deux grandes thématiques. Une première thématique, la plus ancienne d'ailleurs au plan international, c'est la thématique du canal de distribution. Parce qu'évidemment, ces relations entre producteurs et distributeurs sont intéressantes d'un point de vue intellectuel. Les premiers à s'y intéresser ont été les économistes. Les économistes, dans les années 1950, ont été un petit peu embarrassés en constatant que le modèle de l'équilibre général, la théorie économique classique, retient des producteurs, des consommateurs, il n'y a pas de distributeurs. Vous me direz dans le modèle marxiste non plus. Alors dans le modèle marxiste, il n'y avait pas de distributeurs parce que le commerçant était un parasite social. Donc là au moins c'était réglé. Mais dans la théorie économique classique, c'était plus difficile de justifier l'absence de prise en compte du distributeur. Donc dans un premier temps, les économistes, je pense à des gens comme Buckley, ont proposé une solution qui était élégante d'un point de vue intellectuel, qui consistait à dire que finalement, les opérations de distribution qui étaient prises en compte par le distributeur, c'était une économie de coût procurée au producteur. Donc finalement, le seul paramètre qui était intéressant dans le canal de distribution, c'était le coût. Et on a vu émerger un certain nombre de modèles explicatifs des canaux. qui prend des comptes de phénomènes qu'on observe très classiquement. Pourquoi, par exemple, est-ce que certains producteurs décident d'intégrer leur activité de distribution ? Ils l'intègrent tout simplement parce que leur volume d'activité est suffisamment important pour rentabiliser leur front de vente. Ça reste d'une actualité brûlante. Apple a ses propres Apple Store. Et tout simplement parce que le volume des ventes réalisées par les Apple Store, je crois que c'est autour de 20 à 25% du chiffre d'affaires d'Apple. Donc dans ce cas-là, vous pouvez très bien intégrer la distribution. Parce que le coût que génère l'activité de distribution ne peut pas être réduit si vous passez par un distributeur extérieur. Mais dans le même temps, on voit des phénomènes tout à fait bizarres. On voit des canaux de distribution, je pense par exemple au quartier du Sentier en France, qui a pendant des décennies été l'un des hauts lieux de la distribution textile. Le quartier du Sentier est cher. les coûts de fonctionnement du sentier sont très élevés. Alors pourquoi est-ce qu'on continue à utiliser un canal de distribution qui est coûteux ? Tout simplement parce que ce canal de distribution, il apporte aux producteurs et aux distributeurs, en plus du prix, de la flexibilité. Il peut être réactif par rapport à l'évolution de la demande. Donc on est progressivement obligé d'élargir l'analyse du canal de distribution au-delà de la seule prise en compte du coût. On va prendre en compte le coût, on va prendre en compte la flexibilité, et puis on va prendre en compte aussi des phénomènes interorganisationnels, en particulier des phénomènes de pouvoir, puisqu'on s'aperçoit justement que le pouvoir, il change progressivement de camp, il passe du côté des producteurs au côté des distributeurs. Donc l'analyse des canaux de distribution va s'intéresser à cette espèce d'interaction entre des paramètres économiques, le coût globalement, en allant jusqu'au coût de transaction, puisque le modèle de Williamson s'applique parfaitement bien à l'analyse des canaux de distribution, donc le coût global de fonctionnement du canal, et puis des paramètres plus sociologiques, des phénomènes de pouvoir, des phénomènes de leadership, des phénomènes de légitimité. Ça, c'est le volet canal de distribution. Le deuxième volet, et c'est là que Michel-Edouard Leclerc prend la parole, c'est l'évolution des formes de vente. Ce que les Américains appellent le management du commerce de détail, le retail management. Alors, l'évolution du commerce de détail, évidemment, est extrêmement intéressante pour nous, chercheurs en marketing, parce que c'est là que va se réaliser cette relation entre le consommateur... Le point de vente, bien sûr, mais aussi les produits qui sont proposés par les producteurs, soit en vente assistée, s'il y a encore des vendeurs dans le magasin, soit en libre-service. Et on a donc assisté, à partir des années 50, à une floraison de travaux autour de cette évolution des formes de vente au détail. La première modélisation de la dynamique des formes de vente, c'est la théorie de la roue de la distribution proposée par McNair en 1957. C'est une histoire presque ancienne. McNair est frappé par le fait que lorsque de nouvelles formes de vente apparaissent sur le marché, elles ont toujours une caractéristique identique, elles sont moins chères que les formes de vente établies. Le grand magasin de Boussico était moins cher que les commerçants traditionnels. Le supermarché Piggly Wiggly dans les années 1920 était moins cher que les grosses restores américains. Les magasins populaires dans les années 1930, Wall Wars aux Etats-Unis, Monoprix, Prisunic en France, étaient moins chers que les formes de vente établies. L'hypermarché en 1963 va être moins cher que les formes de vente établies. Le Hard Discount en 1980 va être moins cher, etc. Donc, les formes de vente apparaissent, les innovations commerciales apparaissent, parce qu'elles offrent. un avantage en termes de prix aux consommateurs. Le problème, c'est qu'il y a des exceptions. Il y a des exceptions et ces exceptions montrent qu'on peut apparaître sur le marché avec une autre caractéristique qu'un prix bas. L'enseigne préférée des Français pendant des années était Picard surgelé. Picard surgelé est cher. Oui, mais Picard surgelé propose autre chose que l'avantage prix. Il propose une expérience de consommation gratifiante. Donc il va falloir faire évoluer ce modèle de la roue de la distribution. Le prix n'est pas le seul facteur explicatif. Alors dès 1960, Hollander avait eu l'intuition qu'il y avait une autre variable qui jouait et il avait suggéré de prendre en compte l'assortiment. Et il avait montré dans la théorie de l'accordéon de l'assortiment que l'on voit se succéder sur le marché des formes de vente qui peuvent avoir un assortiment large et profond, le grand magasin. Large et peu profond, le magasin populaire. À nouveau, large et profond, l'hypermarché. Etroit mais très profond, la grande surface spécialisée. Et puis, évidemment, Amazon, le plus large et le plus profond. Donc l'assortiment est un deuxième critère à prendre en compte. Et puis enfin, en 2005, la théorie du Big Middle, de Levi, Ausha, Peterson et leurs collègues. Et dans la théorie du big middle, le gros centre en quelque sorte, ces chercheurs vont nous dire qu'on peut entrer de deux manières sur le marché. On peut entrer sur le marché comme le propose la roue de la distribution, en n'étant pas cher. Et dans ce cas, on n'a pas un avantage compétitif extrêmement durable. On le voit bien aujourd'hui, la guerre des prix concerne toutes les enseignes. Et une enseigne, par exemple comme Casino, qui n'arrive pas à s'aligner sur ses concurrents, elle disparaît. Et on peut aussi entrer sur le marché par une deuxième entrée, c'est... une offre qualitativement supérieure perçue par le consommateur. C'est un concept qui est familier pour les praticiens du marketing, c'est la notion de positionnement. Donc on va proposer un avantage distinctif d'ordre qualitatif. Ça va être l'Apple Store, ou ça va être Picard, ou ça va être ce strainé-graîné, ou même Ikea, parce que bien sûr Ikea propose un bénéfice-prix, mais aussi une expérience en magasin. Donc on va voir ces deux domaines de recherche qui sont un peu juxtaposés malheureusement. le courant sur les canaux, le courant sur les formes de vente et leur dynamique. Et aujourd'hui, on s'aperçoit qu'on a évidemment besoin d'intégrer les deux, puisqu'avec l'émergence du commerce en ligne, le canal devient le point de vente. Donc on va aujourd'hui voir se développer un certain nombre de travaux, pas beaucoup en France malheureusement, mais des travaux qui vont s'intéresser à cette spécificité de la relation qui s'établit entre les producteurs et les consommateurs via Internet.

  • Speaker #0

    Très intéressant, effectivement. Ils ont le sens de la formule, les chercheurs en distribution, le big middle, l'accordéon, la roue. Donc, il y a beaucoup d'éléments métaphoriques qui restent et il y a du marketing de la recherche en distribution qui est intéressant. Ce que vous aviez dit aussi en introduction, c'est que votre spécialisation dans la distribution vous a amené à étudier aussi les comportements de consommation. Et on se rend compte finalement que la distribution, elle accompagne ou elle est concomitante d'évolution. de mode de consommation. Alors aujourd'hui, on a une explosion du commerce en ligne, mais plus fondamentalement, quelles sont les évolutions de mode de consommation qui sont notables pour vous ?

  • Speaker #1

    D'un point de vue, il y a deux évolutions qui sont extrêmement importantes. La première évolution, c'est le fait que la variable qui détermine aujourd'hui le choix d'un point de vente par le consommateur... Après le prix, c'est le temps qu'il va passer à ses achats. Parce que finalement, le temps est une ressource qui est aussi rare que le pouvoir d'achat. Donc la distribution s'est constamment efforcée de faire évoluer le format de ses magasins et le fonctionnement de ses magasins pour répondre à cette contrainte de temps. Et à cette contrainte de temps s'ajoute en quelque sorte une sous-catégorie de contraintes temporelles, c'est le déplacement. L'hypermarché, le commerce périphérique, les grandes surfaces spécialisées sont nées avec la voiture, avec la généralisation de l'automobile. Aujourd'hui, le modèle du tout automobile s'essouffle. C'est un euphémisme. Donc il va falloir s'adapter à cette évolution, ce qui pose un problème redoutable pour le commerce de périphérie, parce qu'on a construit d'immenses parcs d'activités commerciales, on a construit des très grands hypermarchés avec des galeries marchandes, on a construit des centres commerciaux. Tout ce mode de distribution repose sur l'accès en voiture et consomme énormément de temps. Le grand challenge auquel sont confrontés aujourd'hui les distributeurs, et on le voit bien avec les grandes chaînes d'hypermarchés françaises, tout se tourne aujourd'hui vers la proximité, vers des formats qui permettent justement de relayer la visite hebdomadaire à l'hyper qui tend à devenir à la fois moins longue et moins fréquente.

  • Speaker #0

    Et donc ça, ça pose de véritables problèmes en termes d'aménagement du territoire, aussi en termes d'urbanisme commercial, mais également d'urbanisme plus général.

  • Speaker #1

    Et d'urbanisme en général, oui, parce que la dynamique du commerce depuis une cinquantaine d'années s'est traduite par une prolifération de mètres carrés à travers, en simplifiant un peu, trois types de développement. Le premier type de développement, c'est l'hypermarché avec sa petite galerie marchande. Bon, ça évolue en faisant tourner dans la galerie marchande les cellules pour accueillir des services, pour accueillir de la santé, pour accueillir un peu de loisirs. Le deuxième format qui est probablement le plus problématique, c'est le parc d'activité commerciale, le retail park pour utiliser un terme anglo-saxon. Le parc d'activité commerciale, malheureusement, c'est pour l'instant une juxtaposition de cellules les unes à côté des autres, chacune dotée de son propre parking, avec une architecture en général assez pauvre. Les détracteurs de ce format parlent de boîte à chaussures. L'image est malheureusement assez justifiée. Et là, on va avoir un gros travail pour faire évoluer ces parcs d'activité commerciale. D'abord pour garder leur attractivité, parce qu'ils ne font pas rêver. Et ensuite, parce qu'ils consomment énormément de surface au sol, donc si le zéro artificialisation net se met en œuvre, là, il va y avoir des surfaces à essayer de valoriser. Et puis, il y a un troisième format, c'est le grand centre commercial régional géré par une foncière spécialisée, que ce soit Unibail, Rodamco, Westfield, que ce soit Clépierre, que ce soit Mercialis, etc. Donc là, on a des ensembles qui ont une cohérence, qui ont en général une implantation. assez proche de la population, voire quelquefois en centre-ville, type La Pardieu ou Saint-Sébastien à Nancy, ou le Polygone à Montpellier. Enfin, on a des exemples de centres commerciaux de centre-ville qui ont une capacité justement à se redéployer, mais au prix probablement d'une redistribution des surfaces de vente, tout simplement parce que le grand magasin n'est plus un moteur. On a vu toutes les chaînes de grands magasins quitter progressivement les grands centres commerciaux de l'agglomération parisienne. Les hypermarchés aujourd'hui en centres commerciaux tendent à réduire leur surface, à devenir plutôt des gros supermarchés plutôt que des hyper. Par contre, dans les centres commerciaux, on voit se développer la part de la restauration, la part des loisirs, du sport, de la santé, etc.

  • Speaker #0

    Avec peut-être aussi une hybridation avec des logements ?

  • Speaker #1

    Et avec probablement la possibilité de développer de l'habitat, en particulier dans les parcs d'activité commerciale. Il y a déjà quelques expériences qui sont tentées, notamment en banlieue parisienne. Bon, c'est pas simple, mais si on a un parc d'activité commerciale à proximité des transports en commun, à proximité, pas trop loin du centre-ville, bon là, on a des possibilités de redéploiement des surfaces.

  • Speaker #0

    On a un petit peu parlé tout à l'heure des théories sur la distribution. Vous avez cité beaucoup de théories. On a l'impression quand même que la recherche est un petit peu figée, qu'elle s'est beaucoup déployée avec les économistes dans les années 50, 60, 70, 80. Et qu'aujourd'hui, on a un manque de grandes théories globalisatrices en distribution.

  • Speaker #1

    Alors, il est difficile de développer une théorie globalisatrice en distribution, parce que vous l'avez fort justement rappelé tout à l'heure, la distribution est un secteur extrêmement réglementé. Et dans chaque pays, on a un appareil réglementaire qui contraint fortement le fonctionnement des structures de distribution, et de ce fait, une théorie qui serait applicable, par exemple, aux États-Unis... où le libéralisme absolu règne en maître avec tous les effets pervers que ça peut avoir. Mais je veux dire, c'est ainsi. Les canaux de distribution aux États-Unis sont extrêmement peu réglementés. En France, au contraire, on a une réglementation, en plus, qui se renouvelle régulièrement. Tous les 2-3 ans, on ressort une grande loi sur les relations producteurs-distributeurs. En général, ça ne fonctionne pas bien. Donc, 3 ans après, on la remet sur le tapis. On le voit en ce moment avec Egalim, par exemple. On est déjà Egalim 2. Bon, il y aura probablement Egalim 3, Egalim 4, etc. C'est la nouvelle série à succès. Mais ce qui veut dire que la recherche doit probablement être contingente à chaque système économique et juridique. Si on fait de la recherche en distribution en France, ce n'est pas pareil que la recherche en distribution en Allemagne, ou en Italie, ou en Grande-Bretagne. L'inconvénient de cette situation, c'est que si vous êtes chercheur en distribution en France, vous ne publierez pas dans les grandes revues internationales. Et de ce fait, les chercheurs en distribution en France ont eu tendance à se tourner vers un domaine qui, lui, est internationalisable, c'est l'analyse du comportement du consommateur. Donc on a beaucoup de recherches sur le comportement du consommateur en point de vente, on a beaucoup de recherches sur le comportement du consommateur sur Internet, en revanche, on a très peu de recherches sur les canaux, tout simplement parce que ça n'intéressera pas grand monde en dehors des quelques pauvres revues françaises qui existent, et malheureusement, il n'y en a pas beaucoup. Donc ça a une conséquence dramatique, c'est que nous sommes totalement absents des grands débats qui accompagnent justement cette mutation des relations entre producteurs et distributeurs. On a entendu parler de projets de création de prix plancher dans le domaine de l'agriculture. C'est quand même une question fondamentale. Qui travaille là-dessus ? Personne. Alors évidemment, c'est une spécificité franco-française. Mais il est quand même un petit peu ennuyeux que la recherche académique n'ait pas de réponse à proposer face à des questions sociétales aussi importantes.

  • Speaker #0

    Terminé, est-ce que vous avez un conseil justement à donner avec toute votre expérience aux chercheurs qui souhaitent se lancer justement dans... Dans la recherche en gestion et encore plus spécifiquement dans la recherche en distribution ou en comportement du consommateur ?

  • Speaker #1

    Je ne peux que lui conseiller. En plus, il n'y aura pas de bousculade. Les gens ne se bousculent pas pour faire de la recherche en distribution. Je pense qu'un premier problème, c'est la thèse. On sait que la porte d'entrée dans la recherche, c'est la thèse. Et lorsque vous allez voir un distributeur en lui disant « je veux faire une thèse en distribution » , c'est du vécu ce que je vous raconte. le distributeur va vous dire « Ok, quand est-ce que vous allez avoir des résultats ? » et quand vous lui dites « C'est dans trois ans » , là il y a un blanc, parce que le distributeur, lui, il se pose des questions pour lesquelles il attend une réponse dans trois mois ou dans six mois. Donc, lorsqu'on choisit un sujet de thèse en distribution, il va falloir trouver un compromis, justement, entre la pertinence managériale, parce que si on n'est pas pertinent pour le distributeur, on ne l'intéresse pas, donc la pertinence managériale et la pertinence académique, c'est-à-dire quels sont les apports théoriques que j'ai l'intention de développer. Tu sais que dans ce domaine, il y a vraiment un déficit important. Donc ça vaut la peine d'essayer de trouver justement un compromis entre les attentes du monde économique et puis les attentes du monde académique. Ensuite, après la thèse, là au contraire, il y a une forte demande des distributeurs. Mais ça suppose une excellente connaissance du secteur. Et cette connaissance du secteur, on ne peut l'acquérir qu'à travers une immersion longue. Il faut bien connaître le secteur, il faut bien connaître toutes ses subtilités, y compris opérationnelles. C'est souvent très trivial la distribution, ce n'est pas des choses très excitantes. C'est de la logistique, c'est de l'ouverture de magasins, c'est de la gestion de linéaires. Mais une fois qu'on a acquis cette connaissance profonde du secteur, on est accepté par les distributeurs et alors là ils ouvrent leurs portes et on peut avoir la possibilité de conduire des recherches extrêmement intéressantes.

  • Speaker #0

    Oui donc j'ai quand même... une notion de culture un peu différente. Est-ce que les distributeurs, parce que vous avez tout à fait raison, les chercheurs en gestion, ils regardent un peu la distribution comme le parent sale de la recherche en gestion. Et les distributeurs de l'autre côté, ils regardent peut-être les chercheurs comme étant des personnes très conceptualisantes, mais qui n'ont pas de... On se renifle, quoi.

  • Speaker #1

    Oui, on se renifle, mais on peut arriver à trouver des terrains de convergence. La preuve, j'ai commencé mes travaux... J'ose plus dire quand, parce que là c'est vraiment très très ancien, mais les distributeurs sont demandeurs. Pendant des années, j'ai été sollicité pour donner des conférences, pour faire des formations, pour conduire des projets de recherche, parce que les distributeurs se rendent bien compte, justement, que, comme vous le disiez tout à l'heure, le comportement du consommateur change. Et leurs consommateurs, ils ont besoin de l'appréhender. Notamment, toute la dimension sociologique, socio-culturelle de la consommation, c'est quelque chose que les distributeurs appréhendent mal. Donc, ils nous attendent sur ces terrains-là.

  • Speaker #0

    Très bien. Merci beaucoup Marc Filizer pour ces propos très éclairants. Et à bientôt pour un nouvel épisode d'Écrit au Cast. Merci.

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