Speaker #0On ne parle pas de ceux qui vont sur bagne. On n'écrit pas à leur sujet. Si mon époux tombait sur ce journal, il n'hésiterait pas une seconde à me dénoncer auprès du parti pour la paix, et il m'oublierait pour toujours, comme le monde se force à oublier ceux qui vont sur bagne. Moi, je n'ai rien oublié, ni l'amour que j'éprouve pour Lara. Ni l'inqualifiable injustice de sa condamnation. Chaque soir que mon corps touche le futon, la peine recroquevillée au fond de moi escalade la paroi de ma gorge et remonte vers mes lèvres dans un long sanglot que j'étouffe contre le coussin. On ne pleure pas ce qui vent sur bagne. Six ans. Si longues années que Lara est sortie de ma vie. Ma presque sœur, mon amie, mon amante, ma moitié dame. Elle qui me manque chaque jour et dont je ne peux parler à quiconque sous peine de subir un sort identique au sien. J'aurais dû faire plus pour lui éviter Bagne. J'aurais dû mourir. Ou partir avec elle. J'aurais dû. Sagesse de Bouddha, pourquoi ne m'as-tu pas donné le courage de la rejoindre là-bas Il est trop tard désormais pour faire ce choix. Lara ne reviendra pas. Ceux qui vont sur Bagne n'en reviennent jamais. On dit que leur espérance de vie n'excède pas dix ans. Pour nous les femmes, on parle de moins. Peut-être que Lara est mourante ou déjà morte. Son corps n'ira pas pourrir dans les maisons de renaissance. Son âme ne rejoindra pas le cycle des réincarnations. Elle n'ira pas non plus au néant. Elle ne fera qu'errer dans l'espace, dans l'espoir de retrouver le chemin vers la terre. Et moi qui ne pourrai jamais faire son deuil. Par Mara, j'espère son retour, même s'il n'aura jamais lieu. 2003 0-1. 11. Le motor-ride traçait sa route à travers les sillons du désert. Seule la réverbération du soleil sur le cuivre des suspenseurs antigraves permettait de distinguer l'appareil sur fond de sable rouge. Poids du corps en avant, la silhouette qui la chevauchait laissait deviner quelques formes féminines sous le manteau cache-poussière. La conductrice avait tressé sa longue chevelure brune, glissée dans son col et sous ses vêtements. Elle portait un chapeau de feutre à bord recourbé. davantage pour protéger sa peau pâle des rayons du soleil que des regards indiscrets. Pour ces derniers, elle comptait sur son foulard rouge remonté sur le menton, ainsi que sur les lunettes de conduite qui lui mangeaient la moitié supérieure du visage. Ses accessoires lui permettaient de ménager un léger effet de surprise lorsqu'elle procédait à une arrestation. Léger car, dès qu'elle ouvrait la bouche, en dépit de toute la fermeté qu'elle pouvait y mettre, sa voix ne laissait pas de place au doute. À l'autre bout des deux coltes pointées sur l'assistance, se trouvait une femme. Et sur Bagnes... Planète prison, où deux tiers de la population portait la moustache, dont une bonne moitié avait derrière elle un passé de violeur ou de psychopathe, une femme ne faisait jamais long feu. En tant que foulard rouge, outre son apparence au sexe dit faible Lara surprenait par son apparente fragilité, démentie par ses beaux yeux clairs qui viraient vite au gris au rage lorsque quiconque commettait l'erreur de la sous-estimer. Ses mains fines, anciennement virtuoses du violon, avaient échangé leur Stradivarius contre deux coltes bicelées à poignées nacrées dont elles savaient parfaitement se servir. Son ancien professeur de musique n'avait de cesse de lui répéter, Pour un bon musicien, des cuivres aux cordes ou des cordes aux percussions, il n'y a qu'un pas, un pas facile à franchir. Il aurait été fier d'une telle reconversion. De plus, en autodidacte. Lara, de son côté, aurait volontiers raccroché ses coltes et récupéré son violon, mais même si la contrebande évoriane accomplissait des miracles, Elle doutait de pouvoir dénicher le moindre instrument de musique sur le marché de Nouvelle Eldorado. De toute façon, mis à part les rêveurs comme elle, qui écoutait encore de la musique sur cette planète Lara se reconcentra sur sa conduite. Elle approchait de sa destination, en témoignait le sol devenu rocailleux sous le motor-ride en suspension. Elle survolait désormais des plaques de basalte disposées comme autant d'écailles de dragon, grêlées de scorie et perlées d'obsidienne. Peu à peu, le dénivelé augmenta et le motor-ride se retrouva à gravir une petite pente aussi noire et luisante qu'un meuble laqué. Regardant droit devant elle, Lara soupira. À environ un demi-kilomètre, il lui faudrait choisir entre l'escalade à main nue des murs naturels ou bien l'entrée fracassante par la porte principale. Son instinct lui soufflait d'opter pour la seconde solution. Cap City, ville-crater construite dans le giron d'un volcan éteint, célèbre pour ses orgues basaltiques. sa serre de légumes hors sol, sa production maison d'alcool fort et, plus récemment, le massacre de ses 32 habitants. Au dire de l'unique rescapée qui avait fini par rendre l'âme dans la ville voisine, juste à temps pour Lara de lui extorquer sa dernière confession, Cap City avait été prise par un bataillon de mercenaires dirigés par un dénommé Black. Apparemment, il s'agissait d'une dizaine de locteux mal équipés ayant profité de l'effet de surprise. Lara n'avait donc, a priori, pas besoin de renfort sur ce coup-là, et elle s'accommodait fort bien de sa solitude. Elle détestait travailler en équipe avec d'autres foulards rouges, à ses yeux tout aussi coupables et mauvais que les bannières qu'ils arrêtaient. Même si elle ne cautionnait aucunement le meurtre et la torture, elle trouvait quelque chose de remarquable à l'acte de Black et ses sbires, un certain panache. Cap City se situait en plein cœur du territoire fédéré, et le desperado avait trouvé le moyen d'outrepasser les frontières pour s'en emparer. Rien n'a sauvé de ce bout de terre quasi stérile, il avait sûrement voulu remettre en cause l'autorité du capitane dans une ultime provocation. C'était réussi. Depuis deux jours, on ne parlait que de lui dans toute la fédération. Lara ne pouvait s'empêcher de ressentir une satisfaction perverse à l'idée que l'autorité du capitane fut remise en question. Car même s'il avait accompli l'exploit d'unifier les bagnards sur un territoire aussi vaste que l'Espagne, et permettait chaque jour à trois ou quatre milliers d'hommes et de femmes de vivre décemment dans des centaines de petits bourgs éloignés les uns des autres, elle-même y compris, elle le haïssait de toute son âme. Elle n'oubliait pas qu'il endossait aussi bien le rôle du meneur que du meurtrier, et du manipulateur, et du proxénète, et tant d'autres à la fois. Elle n'oubliait pas non plus qu'elle lui devait sa déchéance sur terre avant de lui devoir sa survie sur bagne. Non, Lara n'oubliait rien, même si elle se trouvait dans une impasse, obligée de servir comme foulard rouge. Toutefois, Elle avait tout de même conscience que cela aurait pu être pire. En dehors de la fédération, même si elle ne pouvait que se l'imaginer vu qu'elle n'en avait jamais franchi les frontières, la vie ne se révélait sûrement pas aussi facile. Ici, en échange de son allégeance, chacun jouissait d'un toit, d'eau potable, de nourriture et même d'une protection armée. En tant que foulard rouge, Lara se chargeait d'assurer ce dernier point. Le capitane ne lui avait de toute manière pas laissé le choix. Même s'il envoyait toutes les femmes débarquer dans les bordels des foulards roses, il n'avait pu se résoudre à y claquemurer Lara, sa propre fille, dans l'une de ses maisons closes, impensable, même pour un phallocrate aussi extrême que Louis Scarax. Vous écoutez Inky et Pete se livre, le podcast lecture en 15 minutes, à peu près, qui donne vie et voix aux premiers mots d'un livre et vous donne envie de découvrir les suivants. Ou pas. Je suis Mafalda Vidal, amoureuse des jolis mots et des belles histoires. L'incipit que vous venez d'entendre, c'est celui de Les Foulards Rouges, écrit par Cécile Duquesne, publié chez Bragelonne en 2015. L'histoire derrière Les Foulards Rouges, c'est l'histoire de Lara. Lara, c'est une jeune femme qui se retrouve injustement exilée sur la planète qui s'appelle Bagne. Bagne, comme son nom l'indique, c'est en fait une prison. Donc c'est là où sont envoyés tous les criminels, quels que soient leurs crimes. L'espérance de vie y est très faible, et pour cause, c'est une planète complètement désertique. avec des pluies acides, des radiations, bref, que du bonheur. Cette planète est organisée en cartels, dont la Fédération, et cette Fédération est codifiée avec des foulards de couleurs. Les foulards rouges représentent l'ordre. Enfin, l'ordre. L'ordre du capitane, plus exactement. Le capitane étant la personne qui dirige la Fédération. Lara est un foulard rouge, et elle doit donc naviguer parmi ces bandits. Elle a sa réputation, puisqu'on la surnomme Lady Bang. Et puis elle va rencontrer Renaud. Renaud, c'est un homme de main du capitane, que Lara trouve absolument insupportable, et qui va lui proposer de s'évader. Les foulards rouges, c'est de la science-fiction, plutôt planète opéra. Mêlée à du western, mêlée à de la fantasy, puisqu'il y a de la magie qui va s'inviter à un moment. Tout ça dans une esthétique steampunk. Ça peut paraître complètement fou comme mélange, mais ça marche super bien. Ce qu'il faut savoir, c'est qu'à la base, les foulards rouges, c'est une histoire publiée en feuilleton, donc découpée en trois saisons avec différents épisodes. Donc ça donne quelque chose de hyper rythmé. Autre point intéressant, c'est la place de la femme. Évidemment, sur cette planète plus costille, la femme n'a pas une super place. La femme est considérée comme un objet, source de plaisir et de service, sinon elle sert à rien, donc elle meurt. Et Lara n'est pas différente. Elle a la chance, si on peut dire, que son père soit le capitaine. Et d'accord, Lara, c'est un foulard rouge, donc elle n'est pas source de plaisir, au contraire, mais elle reste tout de même un objet soumise à la volonté de la Fédération et du chef de la Fédération, donc son père, le capitaine. Mais à travers la question de la place de la femme, il y a aussi la place de l'humain. Et surtout de l'humain par rapport aux autres humains. Parce que Lara... qui a quand même une position assez particulière, elle n'hésite pas à juger. ses co-détenus, ses co-bagnards. Parce qu'elle, elle a été condamnée injustement. Donc elle, elle est intègre. Elle, elle fait partie des gentils. Mais le truc, c'est qu'elle sait qu'elle devient un peu pourrie au fur et à mesure. C'est l'image de la pomme pourrie au milieu des pommes saines. Les pommes saines deviennent pourries. Et là, elle est obligée de devenir aussi pourrie que les autres pour survivre. Et ça, ça la rend malade. Alors elle s'isole comme elle peut. Elle a à sa disposition un camion aménagé juste pour elle, donc un hub qui représente sa maison, son chez-elle, et où elle peut être à peu près indépendante et à peu près elle-même. Mais bon, elle ne veut pas vivre toute seule tout le temps non plus. Elle a besoin de nourriture, elle a besoin d'eau, elle a besoin de pièces de rechange pour son camion. Et donc elle est obligée de frayer avec ces gens peu recommandables. Et donc là arrive la question, si je dois... traité avec des gens que je juge peu recommandables, suis-je recommandable moi-même Arrive une autre question intéressante, celle de l'évasion. Donc Renaud va proposer à Lara de s'évader, de quitter cette planète. Alors je passe sur la complexité matérielle de s'évader d'une planète. Mais ça amène d'autres interrogations. Donc première chose, pour aller où Parce que, ok, admettons qu'on arrive à sortir de cette planète... des airs de cette planète enfer, mais qu'est-ce qui dit que c'est pas pire ailleurs Et admettons que ce soit pire, est-ce que finalement si on arrive à retrouver les gens qu'on aime, est-ce que c'est pas quand même mieux Oui mais Lara elle a changé sur cette planète. Alors est-ce que les gens qu'elle aime vont continuer à l'aimer Et si elle elle a pu changer, les gens qu'elle a aimé ont pu changer aussi Et finalement Lara, et en fait tout le monde, a monté les murs de sa propre prison. à l'intérieur de sa tête. Et c'est peut-être ça la question centrale. Est-ce qu'on ne serait pas tous emprisonnés par les constructions, les projections de la société Il y a aussi la question de la confiance qu'on peut avoir en l'autre. Lara, elle ne fait confiance à personne sur cette planète, et pour cause. Mais ça ne peut pas fonctionner. Elle s'en rend compte. Et ça aussi, ça la rend folle. Parce qu'on a tous besoin de pouvoir faire confiance. On a tous besoin... de pouvoir échanger les uns avec les autres. Alors moi, je vous propose qu'on construise tous nos hubs, nos camions de liberté et qu'on parte où on veut. D'accord Merci de m'avoir écoutée jusqu'au bout. Si vous avez passé un bon moment, dites-le moi. Dites-le aussi à votre plateforme d'écoute. Et n'hésitez pas à partager le podcast avec d'autres amoureux et amoureuses de nous. À bientôt