undefined cover
undefined cover
Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 - Livre audio Bac Français , 1ère soirée cover
Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 - Livre audio Bac Français , 1ère soirée cover
L'Oreille qui lit !

Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 - Livre audio Bac Français , 1ère soirée

Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 - Livre audio Bac Français , 1ère soirée

36min |08/08/2025|

72

Play
undefined cover
undefined cover
Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 - Livre audio Bac Français , 1ère soirée cover
Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 - Livre audio Bac Français , 1ère soirée cover
L'Oreille qui lit !

Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 - Livre audio Bac Français , 1ère soirée

Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes, 1686 - Livre audio Bac Français , 1ère soirée

36min |08/08/2025|

72

Play

Description

Cette première soirée initie la jeune femme (et le lecteur) à la méthode scientifique et au renversement des représentations traditionnelles du monde : la Terre n’est plus le centre de l’univers, elle n’est qu’une planète ordinaire. Fontenelle réussit à vulgariser les concepts révolutionnaires de Copernic et Descartes de manière légère, dialoguée, et plaisante, démocratisant l’accès à la pensée scientifique moderne. La soirée s’achève sur un double éveil : émerveillement devant la simplicité du modèle copernicien, et prise de conscience philosophique de la place modeste de l’homme dans l’univers.


Suivez-nous sur YouTube : SOS bac français et philo

sur le web : francais-philo.fr


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Premier soir, que la Terre est une planète qui tourne sur elle-même et autour du soleil. Nous allâmes donc un soir après souper, nous promener dans le parc. Il faisait un frais délicieux qui nous récompensait d'une journée fort chaude que nous avions essuyée. La lune était levée, il y avait peut-être une heure, et ces rayons qui ne venaient à nous qu'entre les branches des arbres faisaient un agréable mélange d'un blanc fort vif avec tout ce vert qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage qui déroba ou qui obscurcit la moindre étoile. Elles étaient toutes d'un or pur et éclatant, et qui étaient encore relevées par le fond bleu où elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver, et peut-être sans la marquise euss-je rêvé assez longtemps. Mais la présence d'une si aimable dame ne me permit pas de m'abandonner à la lune et aux étoiles. « Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le jour même n'est pas si beau qu'une belle nuit ? » « Oui, me répondit-elle, la beauté du jour est comme une beauté blonde qui a plus de brillant, mais la beauté de la nuit est une beauté brune qui est plus touchante. » « Vous êtes bien généreuse, repris-je, de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne l'êtes pas. » « Il est pourtant vrai que le jour est ce qu'il y a de plus beau dans la nature et que les héroïnes de romans, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans l'imagination, sont presque toujours blondes. » « Ce n'est rien que la beauté, répliqua-t-elle, si elle ne touche. » « Avouez que le jour ne vous eut jamais jeté dans une rêverie aussi douce que celle où je vous ai vu près de tomber tout à l'heure à la vue de cette belle nuit. » « J'en conviens, répondis-je. Mais en récompense, une blonde comme vous me ferait encore mieux rêver que la plus belle nuit du monde, avec toute sa beauté brune. » « Quand cela serait vrai, répliqua-t-elle, je ne m'en contenterais pas. Je voudrais que le jour, puisque les blondes doivent être dans ses intérêts, fit aussi le même effet. » Pourquoi les amants, qui sont bons juges de ce qui touche, ne s'adressent-ils jamais qu'à la nuit dans toutes les chansons et dans toutes les élégies que je connais ? Il faut bien que la nuit ait leur remerciement, lui dis-je. Mais, reprit-elle, elle a aussi toute leur plainte. Le jour ne s'attire point à leur confidence. D'où cela vient-il ? C'est apparemment, répondis-je, qu'il n'inspire point je ne sais quoi de triste et de passionné. Il semble pendant la nuit que tout soit en repos. On s'imagine que les étoiles marchent avec plus de silence que le soleil. Les objets que le ciel présente sont plus doux, la vue s'y arrête plus aisément. Enfin, on en rêve mieux parce qu'on se flatte d'être alors dans toute la nature, la seule personne occupée à rêver. Peut-être aussi que le spectacle du jour est trop uniforme. Ce n'est qu'un soleil et une voûte bleue, mais il se peut que la vue de toutes ces étoiles se met confusément. et disposée au hasard en mille figures différentes, favorise la rêverie et un certain désordre de pensée où l'on ne tombe point sans plaisir. J'ai toujours senti ce que vous me dites, reprit-elle. J'aime les étoiles et je me plaindrai volontiers du soleil qui nous les efface. Ah ! m'écriai-je, je ne puis lui pardonner de me faire perdre de vue tous ces mondes. Qu'appelez-vous tous ces mondes ? me dit-elle en me regardant et en se tournant vers moi. Je vous demande pardon, répondis-je. « Vous m'avez mis sur ma folie et aussitôt mon imagination s'est échappée. « Quelle est donc cette folie ? » reprit-elle. « Hélas ! » répliquai-je. « Je suis bien fâché qu'il faille vous l'avouer. « Je me suis mis dans la tête que chaque étoile pourrait bien être un monde. « Je ne jurerai pourtant pas que cela fût vrai, mais je le tiens pour vrai parce qu'il me fait plaisir à croire. « C'est une idée qui me plaît et qui s'est placée dans mon esprit d'une manière riante. « Selon moi, il n'y a pas jusqu'aux vérités à qui l'agrément ne soit nécessaire. » « Eh bien, reprit-elle, puisque votre folie est si agréable, donnez-la moi. Je croirai sur les étoiles tout ce que vous voudrez, pourvu que j'y trouve du plaisir. » « Ah, madame, répondis-je bien vite, ce n'est pas un plaisir comme celui que vous auriez eu à une comédie de Molière. C'en est un qui est, je ne sais où, dans la raison et qui ne fait rire que l'esprit. » « Quoi donc ? reprit-elle, croyez-vous qu'on soit incapable des plaisirs qui ne sont que dans la raison ? Je veux tout à l'heure vous faire voir le contraire. » « Apprenez-moi vos étoiles. » « Non, » répliquai-je, « il ne me sera point reproché que dans un mois. » À dix heures du soir, j'ai parlé de philosophie à la plus aimable personne que je connaisse. « Cherchez ailleurs vos philosophes. » J'eus beau me défendre encore quelque temps sur ce ton-là, il fallut s'aider. Je lui fis du moins promettre, pour mon honneur, qu'elle me garderait le secret, et quand je fus hors d'état de m'en pouvoir dédire et que je voulus parler, je vis que je ne savais pas où commencer mon discours. Car avec une personne comme elle, qui ne savait rien en matière de physique, il fallait prendre les choses de bien loin pour lui prouver que la Terre... pouvaient être une planète, et les planètes autant de terre, et toutes les étoiles autant de soleil qui éclairaient des mondes. J'en revenais toujours à lui dire qu'il aurait mieux valu s'entretenir de Bagatelle, comme toute personne raisonnable aurait fait en notre place. A la fin cependant, pour lui donner une idée générale de la philosophie, voici par où je commençais. Toute la philosophie, lui dis-je, n'est fondée que sur deux choses, sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux mauvais. Car si vous aviez les yeux meilleurs que vous ne les avez, vous verriez bien si les étoiles sont des soleils qui éclairent autant de monde ou si elles n'en sont pas. Et si d'un autre côté, vous étiez moins curieuse, vous ne vous soucieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au même. Mais on veut savoir plus qu'on ne voit. C'est là la difficulté. Encore, si ce qu'on voit, on le voyait bien, ce serait toujours autant de connu. Mais on le voit tout autrement qu'il n'est. Ainsi, Les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu'ils voient et à tâcher de deviner ce qu'ils ne voient point. Et cette condition n'est pas, ce me semble, trop à envier. Sur cela, je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l'opéra. Du lieu où vous êtes à l'opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est. On a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable. Et on cache à votre vue ces roues, et ses contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi, ne vous embarrasser guère de deviner comment tout cela joue. Il n'y a peut-être que quelques machinistes cachés dans le parterre qui s'inquiètent d'un vol qui lui aura paru extraordinaire et qui veulent absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, à l'égard des philosophes, augmente la difficulté, c'est que dans les machines que la nature présente à nos yeux, les cordes... sont parfaitement bien cachées. Et elles le sont si bien qu'on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l'univers. Car représentez-vous tous les sages à l'opéra. C'est Pythagore, c'est Platon, c'est Aristote et tous ces gens dont le nom fait aujourd'hui tant de bruit à nos oreilles. Supposons qu'ils voyaient le vol de Phaéton, que les vents enlèvent et qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes et qu'ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L'un d'eux disait Merci. C'est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L'autre. Phaéton est composé de certains nombres qui le font honteux. L'autre. Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre. Il n'est point à son aise quand il n'y est pas. L'autre. Phaéton n'est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide. Et sans autre rêverie que je m'étonne qu'il n'ait perdu de réputation toute l'Antiquité. A la fin, Descartes et quelques autres modernes sont venus qui ont dit « Phaéton monte parce qu'il est tiré par des cordes et qu'un poids plus pesant que lui descend. » Ainsi, on ne croit plus qu'un corps se remue s'il n'est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps. On ne croit plus qu'il monte ou qu'il descende si ce n'est par l'effet d'un contrepoids ou d'un ressort. Et qui verrait la nature telle qu'elle est ne verrait que le derrière du théâtre de l'opéra. À ce compte, dit la marquise, la philosophie. est devenu bien mécanique. « Si mécanique, répondis-je, que je crains qu'on en ait bientôt honte. On veut que l'univers ne soit tant grand que ce qu'une montre est en petit, et que tout s'y conduise par des mouvements réglés, dépendent de l'arrangement des parties. Avouez la vérité. N'avez-vous pas eu quelquefois une idée plus sublime de l'univers, et ne lui avez-vous point fait plus d'honneur qu'il ne méritait ? J'ai vu des gens qui l'en estimaient moins depuis qu'ils l'avaient connue. » « Et moi, répliqua-t-elle, je l'en estime beaucoup plus depuis que je sais qu'il ressemble à une montre. Il est surprenant que l'ordre de la nature, tout admirable qu'il est, ne roule que sur des choses si simples. « Je ne sais pas, lui répondis-je, qui vous a donné des idées si saines, mais en vérité, il n'est pas trop commun de les avoir. Assez de gens ont toujours dans la tête un faux merveilleux enveloppé d'une obscurité qu'ils respectent. Il admire la nature. que parce qu'il la croit une espèce de magie où l'on n'entend rien, et il est sûr qu'une chose est déshonorée auprès d'eux dès qu'elle peut être conçue. Mais, madame, continuai-je, vous êtes si bien disposée à entrer dans tout ce que je veux vous dire que je crois que je n'ai qu'à tirer le rideau et à vous montrer le monde. De la terre où nous sommes, ce que nous voyons de plus éloigné, c'est le ciel bleu, cette grande voûte où il semble que les étoiles sont attachées comme des clous. On les appelle fixes. parce qu'elles ne paraissent avoir que le mouvement de leur ciel qui les emporte avec lui d'Orient en Occident. Entre la Terre et cette dernière voûte des cieux sont suspendues à différentes hauteurs le Soleil, la Lune et les cinq autres astres qu'on appelle des planètes, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Ces planètes n'étant point attachées à un même ciel, ayant des mouvements inégaux, elles se regardent diversement et figurent diversement ensemble au lieu que les étoiles fixes sont toujours dans la même situation les unes à l'égard des autres. Le chariot par exemple que vous voyez, qui est formé de ces sept étoiles, a toujours été fait comme il est et le sera encore longtemps. Mais la Lune est tantôt proche du Soleil, tantôt elle en est éloignée et il en va de même des autres planètes. Voilà comme les choses parurent à ces anciens bergers de Chaldée dont le grand loisir produisit les premières observations qui ont été le fondement de l'astronomie. Car l'astronomie est née dans la Chaldée, comme la géométrie naquit, dit-on, en Égypte. où les inondations du Nil qui confondaient les bornes des champs furent cause que chacun voulut inventer des mesures exactes pour reconnaître son champ d'avec celui de son voisin. Ainsi, l'astronomie est fille de l'oisiveté, la géométrie est fille de l'intérêt, et s'il était question de la poésie, nous trouverions apparemment qu'elle est fille de l'amour. « Je suis bien aise, » dit la marquise. d'avoir appris cette généalogie des sciences et je vois bien qu'il faut que je m'en tienne à l'astronomie. La géométrie, selon ce que vous me dites, demanderait une âme plus intéressée que je ne l'ai et la poésie en demanderait une plus tendre, mais j'ai autant de loisirs que l'astronomie en peut demander. Heureusement encore, nous sommes à la campagne. Nous y menons quasi une vie pastorale. Tout cela convient à l'astronomie. Ne vous y trompez pas, madame, repris-je, ce n'est pas la vraie vie pastorale. que de parler des planètes et des étoiles fixes. Voyez si c'est à cela que les gens de l'Astray passent leur temps. Oh, répondit-elle, cette sorte de bergerie-là est trop dangereuse. J'aime mieux celle des Chaldéens dont vous me parliez. Recommencez un peu, s'il vous plaît, à me parler Chaldéens. Quand on eut reconnu cette disposition des deux que vous m'avez dites, de quoi fut-il question ? Il fut question, repris-je, de deviner comment toutes les parties de l'univers devaient être arrangées. Et c'est là... ce que les savants appellent faire un système. Mais avant que je vous explique le premier des systèmes, il faut que vous remarquiez, s'il vous plaît, que nous sommes tout à fait naturellement comme un certain fou athénien dont vous avez entendu parler, qui s'était mis dans la fantaisie que tous les vaisseaux qui abordaient au pont de Piret lui appartenaient. Notre folie à nous autres est de croire aussi que toute la nature, sans exception, est destinée à nos usages. Et quand on demande à nos philosophes À quoi sert ce nombre prodigieux d'étoiles fixes, dont une partie suffirait pour faire ce qu'elles font toutes ? Ils vous répondent froidement qu'elles servent à leur réjouir la vue. Sur ce principe, on ne manqua pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que la Terre fût en repos au centre de l'univers, tandis que tous les corps célestes qui étaient faits pour elle, prendraient la peine de tourner alentour pour l'éclairer. Ce fut donc au-dessus de la Terre qu'on plaça la Lune. Et au-dessus de la Lune, on plaça Mercure, ensuite Vénus. Le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Au-dessus de tout cela était le ciel des étoiles fixes. La Terre se trouvait justement au milieu des cercles que décrivent ces planètes et ils étaient d'autant plus grands qu'ils étaient plus éloignés de la Terre. Et par conséquent, les planètes plus éloignées employaient plus de temps à faire leur cours, ce qui effectivement est vrai. Mais je ne sais pas, interrompit la marquise, pourquoi vous semblez n'approuver pas cet ordre-là dans l'univers. Il me paraît assez net et assez intelligible, et pour moi je vous déclare que je m'en contente. Je puis me vanter, répliquai-je, que je vous adoucis bien tout ce système. Si je vous le donnais tel qu'il a été conçu par Ptolémée, son auteur ou par ceux qui y ont travaillé après lui, il vous jetterait dans une épouvante horrible. Comme les mouvements des planètes ne sont pas si réguliers, qu'elles ne vont pas tantôt plus vite, tantôt plus lentement, tantôt en un sens, tantôt en un autre, et qu'elles ne sont quelquefois plus éloignées de la Terre, quelquefois plus proches, les anciens avaient imaginé je ne sais combien de cercles différemment entrelacés les uns dans les autres, par lesquels ils sauvaient toutes ces bizarreries. L'embarras de tous ces cercles était si grand que, dans un temps où l'on ne connaissait encore rien de meilleur, un roi de Castille, grand mathématicien, mais apparemment peu dévot, disait que si Dieu lui appelait à son conseil, quand il fit le monde, il lui donnait de bons avis. La pensée est trop libertine, mais cela même est assez plaisant que ce système fût alors une occasion de péché, parce qu'il était trop confus. Les bons avis que ce roi voulait donner regardaient sans doute la suppression de tous ces cercles dont on avait embarrassé les mouvements célestes. Apparemment, il regardait aussi une autre suppression de deux ou trois cieux superflus qu'on avait mis au-delà des étoiles fixes. Ces philosophes, pour expliquer une sorte de mouvement dans les corps célestes, faisaient, au-delà du dernier ciel que nous voyons, un ciel de cristal qui imprimait ce mouvement aux cieux inférieurs. Avaient-ils nouvelle d'un autre mouvement ? C'était aussitôt un autre ciel de cristal. Enfin, les cieux de cristal ne leur coûtaient rien. « Et pourquoi ne les faisait-on que de cristal ? » dit la marquise. « N'eussent-ils pas été bons de quelque autre matière ? » « Non, non, » répondis-je, « il fallait que la lumière passe au travers. » « Et d'ailleurs, il fallait qu'ils fussent solides. » « Il le fallait absolument, car Aristote avait trouvé que la solidité était une chose attachée à la noblesse de leur nature, et puisqu'il l'avait dit, on avait garde d'en douter. Mais on a vu des comètes qui, étant plus élevées qu'on ne croyait autrefois, briserait tout le cristal des deux par où elle passe et casserait tout l'univers. Et il a fallu se résoudre à faire les cieux d'une matière fluide telle que l'air. Enfin, il est hors de doute pour les observations de ces derniers siècles que Vénus et Mercure tournent autour du Soleil et non autour de la Terre. Et l'ancien système est absolument insoutenable par cet endroit. Je vais donc vous en proposer un qui satisfait à tout. et qui dispenserait le roi de Castille de donner des avis, car il est d'une simplicité charmante et qui seul le ferait préférer. Il semblerait, interrompit la marquise, que votre philosophie est une espèce d'enchaire où ceux qui offrent de faire les choses à moins de frais l'emportent sur les autres. Il est vrai, repris-je, et ce n'est que par là qu'on peut attraper le plan sur lequel la nature a fait son ouvrage. Elle est d'une épargne extraordinaire. Tout ce qu'elle pourra faire d'une manière qui lui coûtera un peu moins, Quand ce moins ne serait presque rien, soyez sûr qu'elle ne le fera que de cette manière-là. Cette épargne néanmoins s'accorde avec une magnificence surprenante qui brille dans tout ce qu'elle a fait. C'est que la magnificence est dans le dessin et l'épargne dans l'exécution. Il n'y a rien de plus beau qu'un grand dessin où l'on exécute à peu de frais. Nous autres, nous sommes sujets à renverser souvent tout cela dans nos idées. Nous mettons... l'épargne dans le dessin qu'a eu la nature, et la magnificence dans l'exécution. Nous lui donnons un petit dessin qu'elle exécute avec dix fois plus de dépenses qu'il ne faudrait. Cela est tout à fait ridicule. Je serais bien aise, dit-elle, que le système dont vous m'allez parler imite de fort près la nature, car ce grand ménage-là tournera au profit de mon imagination, qui n'aura pas tant de peine à comprendre ce que vous me direz. Il n'y a plus ici d'embarras inutiles, repris-je. Figurez-vous un Allemand nommé Copernic, qui fait main basse sur tous ces cercles différents et sur tous ces cieux solides qui avaient été imaginés par l'Antiquité. Il détruit les uns, il met les autres en pièce, saisi d'une noble fureur d'astronome, il prend la Terre et l'envoie bien loin du centre de l'univers où elle s'était placée et dans ce centre, il y met le Soleil, à qui cet honneur était bien mieux dû. Les planètes ne tournent plus autour de la Terre et... ne l'enferme plus au milieu du cercle qu'elle décrive. Si elle nous éclaire, c'est en quelque sorte par hasard, et parce qu'elle nous rencontre en leur chemin. Tout tourne présentement autour du Soleil. La Terre y tourne, elle-même. Et pour la punir du long repos auquel s'était attribué, Copernic la charge de plus qu'il peut de tous les mouvements qu'elle donnait aux planètes et aux cieux. Enfin, de tout cet équipage céleste dont cette petite Terre se faisait accompagner et environner, il ne lui est demeuré que la Lune. qui tourne autour d'elle. « Attendez un peu, » dit la marquise. « Il vient de vous prendre un enthousiasme qui vous a fait expliquer les choses si pompeusement que je ne crois pas les avoir entendues. » Le Soleil est au centre de l'univers, et là, il est immobile. Après lui, qu'est-ce qui suit ? « C'est Mercure, » répondis-je. Il tourne autour du Soleil, en sorte que le Soleil est à peu près le centre du cercle que Mercure décrit. Au-dessus de Mercure est Vénus, qui tourne de même autour du Soleil. Ensuite vient la Terre qui, étant plus élevée que Mercure et Vénus, décrit autour du Soleil un plus grand cercle que ses planètes. Enfin, suivent Mars, Jupiter, Saturne, selon l'ordre où je vous les nomme. Et vous voyez bien que Saturne doit décrire autour du Soleil le plus grand cercle de tous. Aussi emploie-t-il plus de temps qu'aucune autre planète à faire sa révolution. Et la Lune, vous l'oubliez ? interrompit-elle. « Je la retrouverai bien, » repris-je. « La Lune tourne autour de la Terre et ne l'abandonne point. Mais comme la Terre avance toujours dans le cercle qu'elle décrit autour du Soleil, la Lune la suit en tournant toujours autour d'elle. Et si elle tourne autour du Soleil, ce n'est que pour ne point quitter la Terre. » « Je vous entends, répondit-elle, et j'aime la lune de nous être restée lorsque toutes les autres planètes nous abandonnaient. Avouez que si votre Allemand eût pu nous la faire perdre, il l'aurait fait volontiers, car je vois dans tout son procédé qu'il était bien mal intentionné pour la Terre. Je lui suis bon gré, répliquai-je, d'avoir rabattu la vanité des hommes qui s'étaient mis à la plus belle place de l'univers, et j'ai du plaisir à voir présentement la Terre dans la foule des planètes. » répondit-elle. « Croyez-vous que la vanité des hommes s'étend jusqu'à l'astronomie ? Croyez-vous m'avoir humiliée pour m'avoir appris que la Terre tourne autour du Soleil ? Je vous jure que je ne m'en estime pas moins. Mon Dieu, Madame, repris-je, je sais bien qu'on sera moins jaloux de rang qu'on tient dans l'univers que celui qu'on croit devoir tenir dans une chambre, et que la préséance de deux planètes ne sera jamais une si grande affaire que celle de deux ambassadeurs. Cependant... La même inclination qui fait qu'on veut avoir la place la plus honorable dans une cérémonie fait qu'un philosophe dans un système se met au centre du monde, s'il peut. Il est bien aise que tout soit fait pour lui. Il suppose peut-être, sans s'en apercevoir, ce principe qui le flatte et son cœur ne laisse pas de s'intéresser à une affaire de pure spéculation. « Franchement, répliqua-t-elle, c'est là une calomnie que vous avez inventée contre le genre humain. On n'aurait donc jamais dû recevoir le système de Copernic. » Puisqu'il est si humiliant, aussi repris-je, Copernic lui-même se défiait-il fort du succès de son opinion. Il fut très longtemps à ne la vouloir pas publier. Enfin, il s'y résolut à la prière de gens très considérables. Mais aussi le jour qu'on lui apporta le premier exemplaire imprimé de son livre, savez-vous ce qu'il fit ? Il mourut. Il ne voulut point essuyer toutes les contradictions qu'il prévoyait et se tira habilement d'affaires. « Écoutez, » dit la marquise, « il faut rendre justice à tout le monde. Il est sûr qu'on a de la peine à s'imaginer qu'on tourne autour du soleil, car enfin on ne change point de place, et on se retrouve toujours le matin où l'on s'était couché le soir. Je vois, ce me semble à votre air que vous m'allez dire que, comme la terre tout entière marche, assurément, » interrompis-je, « c'est la même chose que si vous vous endormiez dans un bateau qui alla sur la rivière, vous vous retrouveriez à votre réveil dans la même place et dans la même situation. » « À l'égard de toutes les parties du bateau ? » « Oui, mais, répliqua-t-elle, voici une différence. Je trouverai à mon réveil le rivage changé, et cela me ferait bien voir que mon bateau aurait changé de place. Mais il n'en va pas de même de la Terre. J'y retrouve toutes choses comme je les avais laissées. » « Non pas, madame, répondis-je, non pas. Le rivage a changé aussi. Vous savez qu'au-delà de tous les cercles des planètes sont les étoiles fixes. Voilà notre rivage. » Je suis sur la Terre et la Terre décrit un grand cercle autour du Soleil. Je regarde au centre de ce cercle, j'y vois le Soleil. S'il n'effaçait point les étoiles en poussant ma vue en ligne droite au-delà du Soleil, je le verrais nécessairement répondre à quelques étoiles fixes. Mais je vois aisément pendant la nuit à quelles étoiles il a répondu le jour. Et c'est exactement la même chose. Si la Terre ne changeait point de place sur le cercle où elle est, je verrais... toujours le soleil répondre aux mêmes étoiles fixes. Mais dès que la Terre change de place, il faut que je le voie répondre à d'autres étoiles. C'est là le rivage qui change tous les jours. Et comme la Terre fait son cercle en un an autour du soleil, je vois le soleil en l'espace d'une année répondre successivement à diverses étoiles fixes qui composent un cercle. Ce cercle s'appelle le Zodiac. Voulez-vous que je fasse ici une figure sur le sable ? Non, répondit-elle, je m'en passerai bien. et puis cela donnerait à mon parc un air savant que je ne veux pas qu'il ait. N'ai-je pas ouï dire qu'un philosophe qui fut jeté par un naufrage dans une île qu'il ne connaissait point s'écria à ceux qui le suivaient, en voyant de certaines figures, des lignes et des cercles tracées sur le bord de la mer ? Courage, compagnon, l'île est habitée. Voilà des pas d'hommes. Vous jugez bien qu'il ne m'appartient point de faire ces pas-là, et qu'il ne faut pas qu'on en voit ici. Il vaut mieux, en effet, répondis-je, qu'on n'y voit que des pas d'amant, c'est-à-dire... « Votre nom et vos chiffres gravés sur l'écorce des arbres par la main de vos adorateurs. Laissons-la, je vous prie, les adorateurs, » reprit-elle, « et parlons du soleil. » « J'entends bien comment nous nous imaginons qu'il décrit le cercle que nous décrivons nous-mêmes. Mais ce tour ne s'achève qu'en un an, et celui que le soleil fait tous les jours sur notre tête, comment se fait-il ? » « Avez-vous remarqué, lui répondis-je, qu'une boule qui roulerait sur cette allée aurait deux mouvements ? » elle irait vers le bout de l'allée et en même temps elle tournerait plusieurs fois sur elle-même en sorte que la partie de cette boule qui est en haut descendrait en bas et que celle d'en bas monterait en haut. La Terre fait la même chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cercle qu'elle décrit en un an autour du Soleil, elle tourne sur elle-même en 24 heures. Ainsi, en 24 heures, chaque partie de la Terre perd le Soleil et le recouvre. Et à mesure qu'en tournant, on va vers le côté où est le Soleil, il semble qu'il s'élève. Et quand on commence à s'en éloigner, en continuant le tour, il semble qu'il s'abaisse. Cela est assez plaisant, dit-elle. La Terre prouve. prend tout sur soi et le soleil ne fait rien. Et quand la Lune et les autres planètes et les étoiles fixes paraissent faire un tour sur notre tête en 24 heures, c'est donc aussi une imagination. Imagination pure, repris-je, qui vient de la même cause. Les planètes font seulement leur cercle autour du soleil, en des temps inégaux selon leurs distances inégales. Et celle que nous voyons aujourd'hui répondre à un certain point du Zodiac ou de ce cercle d'étoiles fixes, nous la voyons demain à la même heure répondre à un autre point, tant parce qu'elle a avancé sur son cercle que parce que nous avons avancé sur le nôtre. Nous marchons, et les autres planètes marchent aussi, mais plus ou moins vite que nous. Cela nous met dans différents points de vue à leur égard, et nous fait paraître dans leur cours des bizarreries dont il n'est pas nécessaire que je vous parle. Il suffit que vous sachiez que ce qu'il y a d'irrégulier dans les planètes ne vient que de la diverse manière dont notre mouvement nous les fait rencontrer, et qu'au fond, « Elles sont toutes très réglées. » « Je consens qu'elles le soient, » dit la marquise, « mais je voudrais bien que leur régularité coûte à moins à la Terre. On a la guerre ménagée, et pour une grosse masse aussi pesante qu'elle est, on lui demande bien de l'agilité. » « Mais, » lui répondis-je, « aimeriez-vous mieux que le Soleil et tous les autres astres qui sont de très grands corps fistent en vingt-quatre heures autour de la Terre à un tour immense, que les étoiles fixes qui seraient dans le plus grand cercle parcourussent en un jour ? » plus de 27 660 fois 200 millions de lieux. Car il faut que tout cela arrive, si la Terre ne tourne pas sur elle-même en 24 heures. En vérité, il est bien plus raisonnable qu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que de 9000 lieux. Vous voyez bien que 9000 lieux, en comparaison de l'horrible nombre que je viens de vous dire, ne sont qu'une bagatelle. Oh, répliqua la marquise, le soleil et les astres sont tout de feu, le mouvement ne leur coûte rien. Mais la terre ne paraît guère portative. Et croiriez-vous, repris-je, si vous n'en aviez l'expérience, que ce n'est plus quelque chose de bien portatif qu'un gros navire monté de 150 pièces de canon chargé de plus de 3000 hommes et d'une très grande quantité de marchandises ? Cependant, il ne faut qu'un petit souffle de vent pour le faire aller sur l'eau, parce que l'eau est liquide, et que, se laissant diviser avec facilité, elle résiste peu au mouvement du navire. Ou s'il est au milieu d'une rivière, il suivra sans peine le fil de l'eau, parce qu'il n'y a rien qui le retienne. Ainsi, la Terre toute massive qu'elle est, est aisément portée au milieu de la matière céleste, qui est infiniment plus fluide que l'eau, et qui remplit tout ce grand espace où nagent les planètes. Et où faudrait-il que la Terre fût cramponnée pour résister au mouvement de cette matière céleste et ne pas s'y laisser emporter ? C'est comme si une petite boule de bois pouvait ne pas suivre le courant d'une rivière. Mais, répliqua-t-elle encore, comment la terre, avec tout son poids, se soutient-elle sur votre matière céleste, qui doit être bien légère, puisqu'elle est si fluide ? Ce n'est pas à dire, répondis-je, que ce qui est fluide en soit plus léger. Que dites-vous de notre gros vaisseau qui, avec tout son poids, est plus léger que l'eau, puisqu'il est surnage ? Je ne veux plus vous dire rien, dit-elle comme en colère, tant que vous aurez le gros vaisseau. Mais m'assurez-vous bien qu'il n'y ait rien à craindre. « Sur une pirouette aussi légère que vous me faites la terre ? » « Eh bien, lui répondis-je, faisons porter la terre par quatre éléphants, comme le font les Indiens. » « Voici bien un autre système, s'écrit Athènes. » « Du moins, j'aime ces gens-là d'avoir pourvu à la sûreté et fait de bons fondements, au lieu que nous autres, coperniciens, nous sommes assez inconsidérés pour vouloir bien nager à l'aventure dans cette matière céleste. Je gage que si les Indiens savaient que la terre fut le moins du monde en péril de se mouvoir, ils doubleraient les éléphants. » « Cela le mériterait bien, » repris-je en riant de sa pensée. « Il ne faut point s'épargner les éléphants pour dormir en assurance. Et si vous en avez besoin pour cette nuit, nous en mettrons dans notre système autant qu'il vous plaira. Ensuite, nous les retrancherons peu à peu, à mesure que vous vous rassurez. » « Sérieusement, » reprit-elle, « je ne crois pas dès à présent qu'il me soit fort nécessaire et je me sens assez de courage pour oser tourner. » « Vous irez encore plus loin, répliquai-je. Vous tournerez avec plaisir, et vous vous ferez sur ce système des idées réjouissantes. Quelquefois, par exemple, je me figure que je suis suspendu en l'air et que j'y demeure sans mouvement pendant que la terre tourne sous moi en 24 heures. Je vois passer sous mes yeux tous ces visages différents, les uns blancs, les autres noirs, les autres basanés, les autres olivâtres. D'abord ce sont des chapeaux, et puis des turbans, et puis des têtes chevelues, et puis des têtes rases. Tantôt des villes à clocher, tantôt des villes à longues aiguilles qui ont des croissants, tantôt des villes à tours de porcelaine, tantôt de grands pays qui n'ont que des cabanes, ici des vastes mers, là des déserts épouvantables, enfin toute cette variété infinie qui est sur la surface de la terre. en vérité dit-elle tout cela mériterait bien que l'on donnât vingt-quatre heures de son temps à le voir ainsi donc dans le même lieu où nous sommes à présent je ne dis pas dans ce parc mais dans ce même lieu à le prendre dans l'air, il y passe continuellement d'autres peuples qui prennent notre place, et au bout de 24 heures, nous y revenons. « Copernic, lui répondis-je, ne le comprendrait pas mieux. D'abord, il passera par ici des Anglais qui raisonneront peut-être de quelques dessins de politique avec moins de gaieté que nous ne raisonnons de notre philosophie. Ensuite viendra une grande mer et il se pourra trouver en ce lieu-là quelques vaisseaux. Il ne sera pas si à son aise que nous. » Après cela apparaîtront des Iroquois, en mangeant tout vif quelques prisonniers de guerre qui fera semblant de ne pas s'en soucier. Des femmes de la terre de Gesso, qui n'emploieront tout leur temps qu'à préparer le repas de leur mari et à se peindre de bleu les lèvres et les sourcils pour plaire aux plus vilains hommes du monde. Des tartares qui iront fort dévotement au pèlerinage vers ce grand prêtre qui ne sort jamais d'un lieu obscur où il n'est éclairé que par des lampes à la lumière desquelles on l'adore. De belles circassiennes ne feront aucune façon d'accorder... Tout au premier venu, hormis ce qu'elle croit qui appartient essentiellement à leur mari. De petits tartares qui iront voler des femmes pour les turcs et pour les persans. Enfin, nous, qui débiterons peut-être encore des rêveries. Il est assez plaisant, dit la marquise, d'imaginer ce que vous venez de me dire, mais si je voyais tout cela d'en haut, je voudrais avoir la liberté de hâter ou d'arrêter le mouvement de la terre, selon que les objets me plairaient plus ou moins. « Et je vous assure que je ferai passer bien vite ceux qui s'embarrassent de politique ou qui mangent leurs ennemis. » « Mais il y en a d'autres pour qui j'aurai de la curiosité. » « J'en aurai pour ces belles circassiennes, par exemple, qui ont un usage si particulier. » « Mais il me vient une difficulté sérieuse. » « Si la terre tourne, nous changeons d'air à chaque moment, et nous respirons toujours celui d'un autre pays. » « Nullement, madame, répondis-je. » L'air qui environne la Terre ne s'étend que jusqu'à une certaine hauteur, peut-être jusqu'à 20 lieues tout au plus. Il nous suit et tourne avec nous. Vous avez vu quelquefois l'ouvrage d'un ver à soie, où c'est coq que ces petits animaux travaillent avec tant d'art pour s'y emprisonner. Elles sont d'une soie fort serrée, mais elles sont couvertes d'un certain duvet fort léger et fort lâche. C'est ainsi que la Terre, qui est assez solide, est couverte depuis sa surface jusqu'à une certaine hauteur d'une espèce de duvet. « Quel air ? » « Et toute la coque de verre à soie tourne en même temps. » « Au-delà de l'air est la matière céleste, incomparablement plus pure, plus subtile et même plus agitée qu'il n'est. » « Vous me présentez la terre sous des idées bien méprisables, » dit la marquise. « C'est pourtant sur cette coque de verre à soie qu'il se fait de si grands travaux, de si grandes guerres, et qu'il règne de tous côtés une si grande agitation. » « Oui, » répondis-je. Et pendant ce temps-là, la nature qui n'entrepointe en connaissance de tous ces petits mouvements particuliers nous emporte tous ensemble d'un mouvement général et se joue de la petite boule. Il me semble, reprit-elle, qu'il est ridicule d'être sur quelque chose qui tourne et de se tourmenter tant. Mais le malheur est qu'on n'est pas assuré qu'on tourne, car enfin, à ne vous rien sceller, toutes les précautions que vous prenez pour empêcher qu'on ne s'aperçoive du mouvement de la Terre me sont suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas quelques petites marques sensibles à laquelle on le reconnaisse ? Les mouvements les plus naturels, répondis-je, et les plus ordinaires, sont ceux qui se font le moins sentir. Cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement de l'amour propre nous est si naturel que le plus souvent, nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. Ah, vous moralisez, dit-elle, quand il est question de physique. Cela s'appelle bailler. Retirons-nous, aussi bien en voilà assez pour la première fois. Demain, nous reviendrons ici, vous avec vos systèmes et moi avec mon ignorance. En retournant au château... Je lui dis pour épuiser la matière des systèmes qu'il y en avait un troisième, inventé par Tchobre, qui, voulant absolument que la Terre fût immobile, la plaçait au centre du monde et faisait tourner autour d'elle le Soleil, autour duquel tournaient toutes les autres planètes. Parce que, depuis les nouvelles découvertes, il n'y avait pas moyen de faire tourner les planètes autour de la Terre. Mais la marquise, qui a le discernement vif et prompt, jugea qu'il y avait trop d'affectations à exempter la Terre de tourner autour du Soleil, puisque on n'en pouvait pas exempter tant d'autres grands corps. Que le Soleil n'était plus si propre à tourner autour de la Terre depuis que toutes les planètes tournaient autour de lui. Que ce système ne pouvait être propre tout au plus qu'à soutenir l'immobilité de la Terre quand on avait bien envie de la soutenir et nullement à la persuader. Et enfin, il fut résolu que nous nous en tiendrions à celui de Copernic, qui est plus uniforme et plus riant. et n'a aucun mélange de préjugés. En effet, la simplicité dont il est persuade et sa hardiesse fait plaisir.

Description

Cette première soirée initie la jeune femme (et le lecteur) à la méthode scientifique et au renversement des représentations traditionnelles du monde : la Terre n’est plus le centre de l’univers, elle n’est qu’une planète ordinaire. Fontenelle réussit à vulgariser les concepts révolutionnaires de Copernic et Descartes de manière légère, dialoguée, et plaisante, démocratisant l’accès à la pensée scientifique moderne. La soirée s’achève sur un double éveil : émerveillement devant la simplicité du modèle copernicien, et prise de conscience philosophique de la place modeste de l’homme dans l’univers.


Suivez-nous sur YouTube : SOS bac français et philo

sur le web : francais-philo.fr


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Premier soir, que la Terre est une planète qui tourne sur elle-même et autour du soleil. Nous allâmes donc un soir après souper, nous promener dans le parc. Il faisait un frais délicieux qui nous récompensait d'une journée fort chaude que nous avions essuyée. La lune était levée, il y avait peut-être une heure, et ces rayons qui ne venaient à nous qu'entre les branches des arbres faisaient un agréable mélange d'un blanc fort vif avec tout ce vert qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage qui déroba ou qui obscurcit la moindre étoile. Elles étaient toutes d'un or pur et éclatant, et qui étaient encore relevées par le fond bleu où elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver, et peut-être sans la marquise euss-je rêvé assez longtemps. Mais la présence d'une si aimable dame ne me permit pas de m'abandonner à la lune et aux étoiles. « Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le jour même n'est pas si beau qu'une belle nuit ? » « Oui, me répondit-elle, la beauté du jour est comme une beauté blonde qui a plus de brillant, mais la beauté de la nuit est une beauté brune qui est plus touchante. » « Vous êtes bien généreuse, repris-je, de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne l'êtes pas. » « Il est pourtant vrai que le jour est ce qu'il y a de plus beau dans la nature et que les héroïnes de romans, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans l'imagination, sont presque toujours blondes. » « Ce n'est rien que la beauté, répliqua-t-elle, si elle ne touche. » « Avouez que le jour ne vous eut jamais jeté dans une rêverie aussi douce que celle où je vous ai vu près de tomber tout à l'heure à la vue de cette belle nuit. » « J'en conviens, répondis-je. Mais en récompense, une blonde comme vous me ferait encore mieux rêver que la plus belle nuit du monde, avec toute sa beauté brune. » « Quand cela serait vrai, répliqua-t-elle, je ne m'en contenterais pas. Je voudrais que le jour, puisque les blondes doivent être dans ses intérêts, fit aussi le même effet. » Pourquoi les amants, qui sont bons juges de ce qui touche, ne s'adressent-ils jamais qu'à la nuit dans toutes les chansons et dans toutes les élégies que je connais ? Il faut bien que la nuit ait leur remerciement, lui dis-je. Mais, reprit-elle, elle a aussi toute leur plainte. Le jour ne s'attire point à leur confidence. D'où cela vient-il ? C'est apparemment, répondis-je, qu'il n'inspire point je ne sais quoi de triste et de passionné. Il semble pendant la nuit que tout soit en repos. On s'imagine que les étoiles marchent avec plus de silence que le soleil. Les objets que le ciel présente sont plus doux, la vue s'y arrête plus aisément. Enfin, on en rêve mieux parce qu'on se flatte d'être alors dans toute la nature, la seule personne occupée à rêver. Peut-être aussi que le spectacle du jour est trop uniforme. Ce n'est qu'un soleil et une voûte bleue, mais il se peut que la vue de toutes ces étoiles se met confusément. et disposée au hasard en mille figures différentes, favorise la rêverie et un certain désordre de pensée où l'on ne tombe point sans plaisir. J'ai toujours senti ce que vous me dites, reprit-elle. J'aime les étoiles et je me plaindrai volontiers du soleil qui nous les efface. Ah ! m'écriai-je, je ne puis lui pardonner de me faire perdre de vue tous ces mondes. Qu'appelez-vous tous ces mondes ? me dit-elle en me regardant et en se tournant vers moi. Je vous demande pardon, répondis-je. « Vous m'avez mis sur ma folie et aussitôt mon imagination s'est échappée. « Quelle est donc cette folie ? » reprit-elle. « Hélas ! » répliquai-je. « Je suis bien fâché qu'il faille vous l'avouer. « Je me suis mis dans la tête que chaque étoile pourrait bien être un monde. « Je ne jurerai pourtant pas que cela fût vrai, mais je le tiens pour vrai parce qu'il me fait plaisir à croire. « C'est une idée qui me plaît et qui s'est placée dans mon esprit d'une manière riante. « Selon moi, il n'y a pas jusqu'aux vérités à qui l'agrément ne soit nécessaire. » « Eh bien, reprit-elle, puisque votre folie est si agréable, donnez-la moi. Je croirai sur les étoiles tout ce que vous voudrez, pourvu que j'y trouve du plaisir. » « Ah, madame, répondis-je bien vite, ce n'est pas un plaisir comme celui que vous auriez eu à une comédie de Molière. C'en est un qui est, je ne sais où, dans la raison et qui ne fait rire que l'esprit. » « Quoi donc ? reprit-elle, croyez-vous qu'on soit incapable des plaisirs qui ne sont que dans la raison ? Je veux tout à l'heure vous faire voir le contraire. » « Apprenez-moi vos étoiles. » « Non, » répliquai-je, « il ne me sera point reproché que dans un mois. » À dix heures du soir, j'ai parlé de philosophie à la plus aimable personne que je connaisse. « Cherchez ailleurs vos philosophes. » J'eus beau me défendre encore quelque temps sur ce ton-là, il fallut s'aider. Je lui fis du moins promettre, pour mon honneur, qu'elle me garderait le secret, et quand je fus hors d'état de m'en pouvoir dédire et que je voulus parler, je vis que je ne savais pas où commencer mon discours. Car avec une personne comme elle, qui ne savait rien en matière de physique, il fallait prendre les choses de bien loin pour lui prouver que la Terre... pouvaient être une planète, et les planètes autant de terre, et toutes les étoiles autant de soleil qui éclairaient des mondes. J'en revenais toujours à lui dire qu'il aurait mieux valu s'entretenir de Bagatelle, comme toute personne raisonnable aurait fait en notre place. A la fin cependant, pour lui donner une idée générale de la philosophie, voici par où je commençais. Toute la philosophie, lui dis-je, n'est fondée que sur deux choses, sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux mauvais. Car si vous aviez les yeux meilleurs que vous ne les avez, vous verriez bien si les étoiles sont des soleils qui éclairent autant de monde ou si elles n'en sont pas. Et si d'un autre côté, vous étiez moins curieuse, vous ne vous soucieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au même. Mais on veut savoir plus qu'on ne voit. C'est là la difficulté. Encore, si ce qu'on voit, on le voyait bien, ce serait toujours autant de connu. Mais on le voit tout autrement qu'il n'est. Ainsi, Les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu'ils voient et à tâcher de deviner ce qu'ils ne voient point. Et cette condition n'est pas, ce me semble, trop à envier. Sur cela, je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l'opéra. Du lieu où vous êtes à l'opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est. On a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable. Et on cache à votre vue ces roues, et ses contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi, ne vous embarrasser guère de deviner comment tout cela joue. Il n'y a peut-être que quelques machinistes cachés dans le parterre qui s'inquiètent d'un vol qui lui aura paru extraordinaire et qui veulent absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, à l'égard des philosophes, augmente la difficulté, c'est que dans les machines que la nature présente à nos yeux, les cordes... sont parfaitement bien cachées. Et elles le sont si bien qu'on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l'univers. Car représentez-vous tous les sages à l'opéra. C'est Pythagore, c'est Platon, c'est Aristote et tous ces gens dont le nom fait aujourd'hui tant de bruit à nos oreilles. Supposons qu'ils voyaient le vol de Phaéton, que les vents enlèvent et qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes et qu'ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L'un d'eux disait Merci. C'est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L'autre. Phaéton est composé de certains nombres qui le font honteux. L'autre. Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre. Il n'est point à son aise quand il n'y est pas. L'autre. Phaéton n'est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide. Et sans autre rêverie que je m'étonne qu'il n'ait perdu de réputation toute l'Antiquité. A la fin, Descartes et quelques autres modernes sont venus qui ont dit « Phaéton monte parce qu'il est tiré par des cordes et qu'un poids plus pesant que lui descend. » Ainsi, on ne croit plus qu'un corps se remue s'il n'est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps. On ne croit plus qu'il monte ou qu'il descende si ce n'est par l'effet d'un contrepoids ou d'un ressort. Et qui verrait la nature telle qu'elle est ne verrait que le derrière du théâtre de l'opéra. À ce compte, dit la marquise, la philosophie. est devenu bien mécanique. « Si mécanique, répondis-je, que je crains qu'on en ait bientôt honte. On veut que l'univers ne soit tant grand que ce qu'une montre est en petit, et que tout s'y conduise par des mouvements réglés, dépendent de l'arrangement des parties. Avouez la vérité. N'avez-vous pas eu quelquefois une idée plus sublime de l'univers, et ne lui avez-vous point fait plus d'honneur qu'il ne méritait ? J'ai vu des gens qui l'en estimaient moins depuis qu'ils l'avaient connue. » « Et moi, répliqua-t-elle, je l'en estime beaucoup plus depuis que je sais qu'il ressemble à une montre. Il est surprenant que l'ordre de la nature, tout admirable qu'il est, ne roule que sur des choses si simples. « Je ne sais pas, lui répondis-je, qui vous a donné des idées si saines, mais en vérité, il n'est pas trop commun de les avoir. Assez de gens ont toujours dans la tête un faux merveilleux enveloppé d'une obscurité qu'ils respectent. Il admire la nature. que parce qu'il la croit une espèce de magie où l'on n'entend rien, et il est sûr qu'une chose est déshonorée auprès d'eux dès qu'elle peut être conçue. Mais, madame, continuai-je, vous êtes si bien disposée à entrer dans tout ce que je veux vous dire que je crois que je n'ai qu'à tirer le rideau et à vous montrer le monde. De la terre où nous sommes, ce que nous voyons de plus éloigné, c'est le ciel bleu, cette grande voûte où il semble que les étoiles sont attachées comme des clous. On les appelle fixes. parce qu'elles ne paraissent avoir que le mouvement de leur ciel qui les emporte avec lui d'Orient en Occident. Entre la Terre et cette dernière voûte des cieux sont suspendues à différentes hauteurs le Soleil, la Lune et les cinq autres astres qu'on appelle des planètes, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Ces planètes n'étant point attachées à un même ciel, ayant des mouvements inégaux, elles se regardent diversement et figurent diversement ensemble au lieu que les étoiles fixes sont toujours dans la même situation les unes à l'égard des autres. Le chariot par exemple que vous voyez, qui est formé de ces sept étoiles, a toujours été fait comme il est et le sera encore longtemps. Mais la Lune est tantôt proche du Soleil, tantôt elle en est éloignée et il en va de même des autres planètes. Voilà comme les choses parurent à ces anciens bergers de Chaldée dont le grand loisir produisit les premières observations qui ont été le fondement de l'astronomie. Car l'astronomie est née dans la Chaldée, comme la géométrie naquit, dit-on, en Égypte. où les inondations du Nil qui confondaient les bornes des champs furent cause que chacun voulut inventer des mesures exactes pour reconnaître son champ d'avec celui de son voisin. Ainsi, l'astronomie est fille de l'oisiveté, la géométrie est fille de l'intérêt, et s'il était question de la poésie, nous trouverions apparemment qu'elle est fille de l'amour. « Je suis bien aise, » dit la marquise. d'avoir appris cette généalogie des sciences et je vois bien qu'il faut que je m'en tienne à l'astronomie. La géométrie, selon ce que vous me dites, demanderait une âme plus intéressée que je ne l'ai et la poésie en demanderait une plus tendre, mais j'ai autant de loisirs que l'astronomie en peut demander. Heureusement encore, nous sommes à la campagne. Nous y menons quasi une vie pastorale. Tout cela convient à l'astronomie. Ne vous y trompez pas, madame, repris-je, ce n'est pas la vraie vie pastorale. que de parler des planètes et des étoiles fixes. Voyez si c'est à cela que les gens de l'Astray passent leur temps. Oh, répondit-elle, cette sorte de bergerie-là est trop dangereuse. J'aime mieux celle des Chaldéens dont vous me parliez. Recommencez un peu, s'il vous plaît, à me parler Chaldéens. Quand on eut reconnu cette disposition des deux que vous m'avez dites, de quoi fut-il question ? Il fut question, repris-je, de deviner comment toutes les parties de l'univers devaient être arrangées. Et c'est là... ce que les savants appellent faire un système. Mais avant que je vous explique le premier des systèmes, il faut que vous remarquiez, s'il vous plaît, que nous sommes tout à fait naturellement comme un certain fou athénien dont vous avez entendu parler, qui s'était mis dans la fantaisie que tous les vaisseaux qui abordaient au pont de Piret lui appartenaient. Notre folie à nous autres est de croire aussi que toute la nature, sans exception, est destinée à nos usages. Et quand on demande à nos philosophes À quoi sert ce nombre prodigieux d'étoiles fixes, dont une partie suffirait pour faire ce qu'elles font toutes ? Ils vous répondent froidement qu'elles servent à leur réjouir la vue. Sur ce principe, on ne manqua pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que la Terre fût en repos au centre de l'univers, tandis que tous les corps célestes qui étaient faits pour elle, prendraient la peine de tourner alentour pour l'éclairer. Ce fut donc au-dessus de la Terre qu'on plaça la Lune. Et au-dessus de la Lune, on plaça Mercure, ensuite Vénus. Le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Au-dessus de tout cela était le ciel des étoiles fixes. La Terre se trouvait justement au milieu des cercles que décrivent ces planètes et ils étaient d'autant plus grands qu'ils étaient plus éloignés de la Terre. Et par conséquent, les planètes plus éloignées employaient plus de temps à faire leur cours, ce qui effectivement est vrai. Mais je ne sais pas, interrompit la marquise, pourquoi vous semblez n'approuver pas cet ordre-là dans l'univers. Il me paraît assez net et assez intelligible, et pour moi je vous déclare que je m'en contente. Je puis me vanter, répliquai-je, que je vous adoucis bien tout ce système. Si je vous le donnais tel qu'il a été conçu par Ptolémée, son auteur ou par ceux qui y ont travaillé après lui, il vous jetterait dans une épouvante horrible. Comme les mouvements des planètes ne sont pas si réguliers, qu'elles ne vont pas tantôt plus vite, tantôt plus lentement, tantôt en un sens, tantôt en un autre, et qu'elles ne sont quelquefois plus éloignées de la Terre, quelquefois plus proches, les anciens avaient imaginé je ne sais combien de cercles différemment entrelacés les uns dans les autres, par lesquels ils sauvaient toutes ces bizarreries. L'embarras de tous ces cercles était si grand que, dans un temps où l'on ne connaissait encore rien de meilleur, un roi de Castille, grand mathématicien, mais apparemment peu dévot, disait que si Dieu lui appelait à son conseil, quand il fit le monde, il lui donnait de bons avis. La pensée est trop libertine, mais cela même est assez plaisant que ce système fût alors une occasion de péché, parce qu'il était trop confus. Les bons avis que ce roi voulait donner regardaient sans doute la suppression de tous ces cercles dont on avait embarrassé les mouvements célestes. Apparemment, il regardait aussi une autre suppression de deux ou trois cieux superflus qu'on avait mis au-delà des étoiles fixes. Ces philosophes, pour expliquer une sorte de mouvement dans les corps célestes, faisaient, au-delà du dernier ciel que nous voyons, un ciel de cristal qui imprimait ce mouvement aux cieux inférieurs. Avaient-ils nouvelle d'un autre mouvement ? C'était aussitôt un autre ciel de cristal. Enfin, les cieux de cristal ne leur coûtaient rien. « Et pourquoi ne les faisait-on que de cristal ? » dit la marquise. « N'eussent-ils pas été bons de quelque autre matière ? » « Non, non, » répondis-je, « il fallait que la lumière passe au travers. » « Et d'ailleurs, il fallait qu'ils fussent solides. » « Il le fallait absolument, car Aristote avait trouvé que la solidité était une chose attachée à la noblesse de leur nature, et puisqu'il l'avait dit, on avait garde d'en douter. Mais on a vu des comètes qui, étant plus élevées qu'on ne croyait autrefois, briserait tout le cristal des deux par où elle passe et casserait tout l'univers. Et il a fallu se résoudre à faire les cieux d'une matière fluide telle que l'air. Enfin, il est hors de doute pour les observations de ces derniers siècles que Vénus et Mercure tournent autour du Soleil et non autour de la Terre. Et l'ancien système est absolument insoutenable par cet endroit. Je vais donc vous en proposer un qui satisfait à tout. et qui dispenserait le roi de Castille de donner des avis, car il est d'une simplicité charmante et qui seul le ferait préférer. Il semblerait, interrompit la marquise, que votre philosophie est une espèce d'enchaire où ceux qui offrent de faire les choses à moins de frais l'emportent sur les autres. Il est vrai, repris-je, et ce n'est que par là qu'on peut attraper le plan sur lequel la nature a fait son ouvrage. Elle est d'une épargne extraordinaire. Tout ce qu'elle pourra faire d'une manière qui lui coûtera un peu moins, Quand ce moins ne serait presque rien, soyez sûr qu'elle ne le fera que de cette manière-là. Cette épargne néanmoins s'accorde avec une magnificence surprenante qui brille dans tout ce qu'elle a fait. C'est que la magnificence est dans le dessin et l'épargne dans l'exécution. Il n'y a rien de plus beau qu'un grand dessin où l'on exécute à peu de frais. Nous autres, nous sommes sujets à renverser souvent tout cela dans nos idées. Nous mettons... l'épargne dans le dessin qu'a eu la nature, et la magnificence dans l'exécution. Nous lui donnons un petit dessin qu'elle exécute avec dix fois plus de dépenses qu'il ne faudrait. Cela est tout à fait ridicule. Je serais bien aise, dit-elle, que le système dont vous m'allez parler imite de fort près la nature, car ce grand ménage-là tournera au profit de mon imagination, qui n'aura pas tant de peine à comprendre ce que vous me direz. Il n'y a plus ici d'embarras inutiles, repris-je. Figurez-vous un Allemand nommé Copernic, qui fait main basse sur tous ces cercles différents et sur tous ces cieux solides qui avaient été imaginés par l'Antiquité. Il détruit les uns, il met les autres en pièce, saisi d'une noble fureur d'astronome, il prend la Terre et l'envoie bien loin du centre de l'univers où elle s'était placée et dans ce centre, il y met le Soleil, à qui cet honneur était bien mieux dû. Les planètes ne tournent plus autour de la Terre et... ne l'enferme plus au milieu du cercle qu'elle décrive. Si elle nous éclaire, c'est en quelque sorte par hasard, et parce qu'elle nous rencontre en leur chemin. Tout tourne présentement autour du Soleil. La Terre y tourne, elle-même. Et pour la punir du long repos auquel s'était attribué, Copernic la charge de plus qu'il peut de tous les mouvements qu'elle donnait aux planètes et aux cieux. Enfin, de tout cet équipage céleste dont cette petite Terre se faisait accompagner et environner, il ne lui est demeuré que la Lune. qui tourne autour d'elle. « Attendez un peu, » dit la marquise. « Il vient de vous prendre un enthousiasme qui vous a fait expliquer les choses si pompeusement que je ne crois pas les avoir entendues. » Le Soleil est au centre de l'univers, et là, il est immobile. Après lui, qu'est-ce qui suit ? « C'est Mercure, » répondis-je. Il tourne autour du Soleil, en sorte que le Soleil est à peu près le centre du cercle que Mercure décrit. Au-dessus de Mercure est Vénus, qui tourne de même autour du Soleil. Ensuite vient la Terre qui, étant plus élevée que Mercure et Vénus, décrit autour du Soleil un plus grand cercle que ses planètes. Enfin, suivent Mars, Jupiter, Saturne, selon l'ordre où je vous les nomme. Et vous voyez bien que Saturne doit décrire autour du Soleil le plus grand cercle de tous. Aussi emploie-t-il plus de temps qu'aucune autre planète à faire sa révolution. Et la Lune, vous l'oubliez ? interrompit-elle. « Je la retrouverai bien, » repris-je. « La Lune tourne autour de la Terre et ne l'abandonne point. Mais comme la Terre avance toujours dans le cercle qu'elle décrit autour du Soleil, la Lune la suit en tournant toujours autour d'elle. Et si elle tourne autour du Soleil, ce n'est que pour ne point quitter la Terre. » « Je vous entends, répondit-elle, et j'aime la lune de nous être restée lorsque toutes les autres planètes nous abandonnaient. Avouez que si votre Allemand eût pu nous la faire perdre, il l'aurait fait volontiers, car je vois dans tout son procédé qu'il était bien mal intentionné pour la Terre. Je lui suis bon gré, répliquai-je, d'avoir rabattu la vanité des hommes qui s'étaient mis à la plus belle place de l'univers, et j'ai du plaisir à voir présentement la Terre dans la foule des planètes. » répondit-elle. « Croyez-vous que la vanité des hommes s'étend jusqu'à l'astronomie ? Croyez-vous m'avoir humiliée pour m'avoir appris que la Terre tourne autour du Soleil ? Je vous jure que je ne m'en estime pas moins. Mon Dieu, Madame, repris-je, je sais bien qu'on sera moins jaloux de rang qu'on tient dans l'univers que celui qu'on croit devoir tenir dans une chambre, et que la préséance de deux planètes ne sera jamais une si grande affaire que celle de deux ambassadeurs. Cependant... La même inclination qui fait qu'on veut avoir la place la plus honorable dans une cérémonie fait qu'un philosophe dans un système se met au centre du monde, s'il peut. Il est bien aise que tout soit fait pour lui. Il suppose peut-être, sans s'en apercevoir, ce principe qui le flatte et son cœur ne laisse pas de s'intéresser à une affaire de pure spéculation. « Franchement, répliqua-t-elle, c'est là une calomnie que vous avez inventée contre le genre humain. On n'aurait donc jamais dû recevoir le système de Copernic. » Puisqu'il est si humiliant, aussi repris-je, Copernic lui-même se défiait-il fort du succès de son opinion. Il fut très longtemps à ne la vouloir pas publier. Enfin, il s'y résolut à la prière de gens très considérables. Mais aussi le jour qu'on lui apporta le premier exemplaire imprimé de son livre, savez-vous ce qu'il fit ? Il mourut. Il ne voulut point essuyer toutes les contradictions qu'il prévoyait et se tira habilement d'affaires. « Écoutez, » dit la marquise, « il faut rendre justice à tout le monde. Il est sûr qu'on a de la peine à s'imaginer qu'on tourne autour du soleil, car enfin on ne change point de place, et on se retrouve toujours le matin où l'on s'était couché le soir. Je vois, ce me semble à votre air que vous m'allez dire que, comme la terre tout entière marche, assurément, » interrompis-je, « c'est la même chose que si vous vous endormiez dans un bateau qui alla sur la rivière, vous vous retrouveriez à votre réveil dans la même place et dans la même situation. » « À l'égard de toutes les parties du bateau ? » « Oui, mais, répliqua-t-elle, voici une différence. Je trouverai à mon réveil le rivage changé, et cela me ferait bien voir que mon bateau aurait changé de place. Mais il n'en va pas de même de la Terre. J'y retrouve toutes choses comme je les avais laissées. » « Non pas, madame, répondis-je, non pas. Le rivage a changé aussi. Vous savez qu'au-delà de tous les cercles des planètes sont les étoiles fixes. Voilà notre rivage. » Je suis sur la Terre et la Terre décrit un grand cercle autour du Soleil. Je regarde au centre de ce cercle, j'y vois le Soleil. S'il n'effaçait point les étoiles en poussant ma vue en ligne droite au-delà du Soleil, je le verrais nécessairement répondre à quelques étoiles fixes. Mais je vois aisément pendant la nuit à quelles étoiles il a répondu le jour. Et c'est exactement la même chose. Si la Terre ne changeait point de place sur le cercle où elle est, je verrais... toujours le soleil répondre aux mêmes étoiles fixes. Mais dès que la Terre change de place, il faut que je le voie répondre à d'autres étoiles. C'est là le rivage qui change tous les jours. Et comme la Terre fait son cercle en un an autour du soleil, je vois le soleil en l'espace d'une année répondre successivement à diverses étoiles fixes qui composent un cercle. Ce cercle s'appelle le Zodiac. Voulez-vous que je fasse ici une figure sur le sable ? Non, répondit-elle, je m'en passerai bien. et puis cela donnerait à mon parc un air savant que je ne veux pas qu'il ait. N'ai-je pas ouï dire qu'un philosophe qui fut jeté par un naufrage dans une île qu'il ne connaissait point s'écria à ceux qui le suivaient, en voyant de certaines figures, des lignes et des cercles tracées sur le bord de la mer ? Courage, compagnon, l'île est habitée. Voilà des pas d'hommes. Vous jugez bien qu'il ne m'appartient point de faire ces pas-là, et qu'il ne faut pas qu'on en voit ici. Il vaut mieux, en effet, répondis-je, qu'on n'y voit que des pas d'amant, c'est-à-dire... « Votre nom et vos chiffres gravés sur l'écorce des arbres par la main de vos adorateurs. Laissons-la, je vous prie, les adorateurs, » reprit-elle, « et parlons du soleil. » « J'entends bien comment nous nous imaginons qu'il décrit le cercle que nous décrivons nous-mêmes. Mais ce tour ne s'achève qu'en un an, et celui que le soleil fait tous les jours sur notre tête, comment se fait-il ? » « Avez-vous remarqué, lui répondis-je, qu'une boule qui roulerait sur cette allée aurait deux mouvements ? » elle irait vers le bout de l'allée et en même temps elle tournerait plusieurs fois sur elle-même en sorte que la partie de cette boule qui est en haut descendrait en bas et que celle d'en bas monterait en haut. La Terre fait la même chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cercle qu'elle décrit en un an autour du Soleil, elle tourne sur elle-même en 24 heures. Ainsi, en 24 heures, chaque partie de la Terre perd le Soleil et le recouvre. Et à mesure qu'en tournant, on va vers le côté où est le Soleil, il semble qu'il s'élève. Et quand on commence à s'en éloigner, en continuant le tour, il semble qu'il s'abaisse. Cela est assez plaisant, dit-elle. La Terre prouve. prend tout sur soi et le soleil ne fait rien. Et quand la Lune et les autres planètes et les étoiles fixes paraissent faire un tour sur notre tête en 24 heures, c'est donc aussi une imagination. Imagination pure, repris-je, qui vient de la même cause. Les planètes font seulement leur cercle autour du soleil, en des temps inégaux selon leurs distances inégales. Et celle que nous voyons aujourd'hui répondre à un certain point du Zodiac ou de ce cercle d'étoiles fixes, nous la voyons demain à la même heure répondre à un autre point, tant parce qu'elle a avancé sur son cercle que parce que nous avons avancé sur le nôtre. Nous marchons, et les autres planètes marchent aussi, mais plus ou moins vite que nous. Cela nous met dans différents points de vue à leur égard, et nous fait paraître dans leur cours des bizarreries dont il n'est pas nécessaire que je vous parle. Il suffit que vous sachiez que ce qu'il y a d'irrégulier dans les planètes ne vient que de la diverse manière dont notre mouvement nous les fait rencontrer, et qu'au fond, « Elles sont toutes très réglées. » « Je consens qu'elles le soient, » dit la marquise, « mais je voudrais bien que leur régularité coûte à moins à la Terre. On a la guerre ménagée, et pour une grosse masse aussi pesante qu'elle est, on lui demande bien de l'agilité. » « Mais, » lui répondis-je, « aimeriez-vous mieux que le Soleil et tous les autres astres qui sont de très grands corps fistent en vingt-quatre heures autour de la Terre à un tour immense, que les étoiles fixes qui seraient dans le plus grand cercle parcourussent en un jour ? » plus de 27 660 fois 200 millions de lieux. Car il faut que tout cela arrive, si la Terre ne tourne pas sur elle-même en 24 heures. En vérité, il est bien plus raisonnable qu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que de 9000 lieux. Vous voyez bien que 9000 lieux, en comparaison de l'horrible nombre que je viens de vous dire, ne sont qu'une bagatelle. Oh, répliqua la marquise, le soleil et les astres sont tout de feu, le mouvement ne leur coûte rien. Mais la terre ne paraît guère portative. Et croiriez-vous, repris-je, si vous n'en aviez l'expérience, que ce n'est plus quelque chose de bien portatif qu'un gros navire monté de 150 pièces de canon chargé de plus de 3000 hommes et d'une très grande quantité de marchandises ? Cependant, il ne faut qu'un petit souffle de vent pour le faire aller sur l'eau, parce que l'eau est liquide, et que, se laissant diviser avec facilité, elle résiste peu au mouvement du navire. Ou s'il est au milieu d'une rivière, il suivra sans peine le fil de l'eau, parce qu'il n'y a rien qui le retienne. Ainsi, la Terre toute massive qu'elle est, est aisément portée au milieu de la matière céleste, qui est infiniment plus fluide que l'eau, et qui remplit tout ce grand espace où nagent les planètes. Et où faudrait-il que la Terre fût cramponnée pour résister au mouvement de cette matière céleste et ne pas s'y laisser emporter ? C'est comme si une petite boule de bois pouvait ne pas suivre le courant d'une rivière. Mais, répliqua-t-elle encore, comment la terre, avec tout son poids, se soutient-elle sur votre matière céleste, qui doit être bien légère, puisqu'elle est si fluide ? Ce n'est pas à dire, répondis-je, que ce qui est fluide en soit plus léger. Que dites-vous de notre gros vaisseau qui, avec tout son poids, est plus léger que l'eau, puisqu'il est surnage ? Je ne veux plus vous dire rien, dit-elle comme en colère, tant que vous aurez le gros vaisseau. Mais m'assurez-vous bien qu'il n'y ait rien à craindre. « Sur une pirouette aussi légère que vous me faites la terre ? » « Eh bien, lui répondis-je, faisons porter la terre par quatre éléphants, comme le font les Indiens. » « Voici bien un autre système, s'écrit Athènes. » « Du moins, j'aime ces gens-là d'avoir pourvu à la sûreté et fait de bons fondements, au lieu que nous autres, coperniciens, nous sommes assez inconsidérés pour vouloir bien nager à l'aventure dans cette matière céleste. Je gage que si les Indiens savaient que la terre fut le moins du monde en péril de se mouvoir, ils doubleraient les éléphants. » « Cela le mériterait bien, » repris-je en riant de sa pensée. « Il ne faut point s'épargner les éléphants pour dormir en assurance. Et si vous en avez besoin pour cette nuit, nous en mettrons dans notre système autant qu'il vous plaira. Ensuite, nous les retrancherons peu à peu, à mesure que vous vous rassurez. » « Sérieusement, » reprit-elle, « je ne crois pas dès à présent qu'il me soit fort nécessaire et je me sens assez de courage pour oser tourner. » « Vous irez encore plus loin, répliquai-je. Vous tournerez avec plaisir, et vous vous ferez sur ce système des idées réjouissantes. Quelquefois, par exemple, je me figure que je suis suspendu en l'air et que j'y demeure sans mouvement pendant que la terre tourne sous moi en 24 heures. Je vois passer sous mes yeux tous ces visages différents, les uns blancs, les autres noirs, les autres basanés, les autres olivâtres. D'abord ce sont des chapeaux, et puis des turbans, et puis des têtes chevelues, et puis des têtes rases. Tantôt des villes à clocher, tantôt des villes à longues aiguilles qui ont des croissants, tantôt des villes à tours de porcelaine, tantôt de grands pays qui n'ont que des cabanes, ici des vastes mers, là des déserts épouvantables, enfin toute cette variété infinie qui est sur la surface de la terre. en vérité dit-elle tout cela mériterait bien que l'on donnât vingt-quatre heures de son temps à le voir ainsi donc dans le même lieu où nous sommes à présent je ne dis pas dans ce parc mais dans ce même lieu à le prendre dans l'air, il y passe continuellement d'autres peuples qui prennent notre place, et au bout de 24 heures, nous y revenons. « Copernic, lui répondis-je, ne le comprendrait pas mieux. D'abord, il passera par ici des Anglais qui raisonneront peut-être de quelques dessins de politique avec moins de gaieté que nous ne raisonnons de notre philosophie. Ensuite viendra une grande mer et il se pourra trouver en ce lieu-là quelques vaisseaux. Il ne sera pas si à son aise que nous. » Après cela apparaîtront des Iroquois, en mangeant tout vif quelques prisonniers de guerre qui fera semblant de ne pas s'en soucier. Des femmes de la terre de Gesso, qui n'emploieront tout leur temps qu'à préparer le repas de leur mari et à se peindre de bleu les lèvres et les sourcils pour plaire aux plus vilains hommes du monde. Des tartares qui iront fort dévotement au pèlerinage vers ce grand prêtre qui ne sort jamais d'un lieu obscur où il n'est éclairé que par des lampes à la lumière desquelles on l'adore. De belles circassiennes ne feront aucune façon d'accorder... Tout au premier venu, hormis ce qu'elle croit qui appartient essentiellement à leur mari. De petits tartares qui iront voler des femmes pour les turcs et pour les persans. Enfin, nous, qui débiterons peut-être encore des rêveries. Il est assez plaisant, dit la marquise, d'imaginer ce que vous venez de me dire, mais si je voyais tout cela d'en haut, je voudrais avoir la liberté de hâter ou d'arrêter le mouvement de la terre, selon que les objets me plairaient plus ou moins. « Et je vous assure que je ferai passer bien vite ceux qui s'embarrassent de politique ou qui mangent leurs ennemis. » « Mais il y en a d'autres pour qui j'aurai de la curiosité. » « J'en aurai pour ces belles circassiennes, par exemple, qui ont un usage si particulier. » « Mais il me vient une difficulté sérieuse. » « Si la terre tourne, nous changeons d'air à chaque moment, et nous respirons toujours celui d'un autre pays. » « Nullement, madame, répondis-je. » L'air qui environne la Terre ne s'étend que jusqu'à une certaine hauteur, peut-être jusqu'à 20 lieues tout au plus. Il nous suit et tourne avec nous. Vous avez vu quelquefois l'ouvrage d'un ver à soie, où c'est coq que ces petits animaux travaillent avec tant d'art pour s'y emprisonner. Elles sont d'une soie fort serrée, mais elles sont couvertes d'un certain duvet fort léger et fort lâche. C'est ainsi que la Terre, qui est assez solide, est couverte depuis sa surface jusqu'à une certaine hauteur d'une espèce de duvet. « Quel air ? » « Et toute la coque de verre à soie tourne en même temps. » « Au-delà de l'air est la matière céleste, incomparablement plus pure, plus subtile et même plus agitée qu'il n'est. » « Vous me présentez la terre sous des idées bien méprisables, » dit la marquise. « C'est pourtant sur cette coque de verre à soie qu'il se fait de si grands travaux, de si grandes guerres, et qu'il règne de tous côtés une si grande agitation. » « Oui, » répondis-je. Et pendant ce temps-là, la nature qui n'entrepointe en connaissance de tous ces petits mouvements particuliers nous emporte tous ensemble d'un mouvement général et se joue de la petite boule. Il me semble, reprit-elle, qu'il est ridicule d'être sur quelque chose qui tourne et de se tourmenter tant. Mais le malheur est qu'on n'est pas assuré qu'on tourne, car enfin, à ne vous rien sceller, toutes les précautions que vous prenez pour empêcher qu'on ne s'aperçoive du mouvement de la Terre me sont suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas quelques petites marques sensibles à laquelle on le reconnaisse ? Les mouvements les plus naturels, répondis-je, et les plus ordinaires, sont ceux qui se font le moins sentir. Cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement de l'amour propre nous est si naturel que le plus souvent, nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. Ah, vous moralisez, dit-elle, quand il est question de physique. Cela s'appelle bailler. Retirons-nous, aussi bien en voilà assez pour la première fois. Demain, nous reviendrons ici, vous avec vos systèmes et moi avec mon ignorance. En retournant au château... Je lui dis pour épuiser la matière des systèmes qu'il y en avait un troisième, inventé par Tchobre, qui, voulant absolument que la Terre fût immobile, la plaçait au centre du monde et faisait tourner autour d'elle le Soleil, autour duquel tournaient toutes les autres planètes. Parce que, depuis les nouvelles découvertes, il n'y avait pas moyen de faire tourner les planètes autour de la Terre. Mais la marquise, qui a le discernement vif et prompt, jugea qu'il y avait trop d'affectations à exempter la Terre de tourner autour du Soleil, puisque on n'en pouvait pas exempter tant d'autres grands corps. Que le Soleil n'était plus si propre à tourner autour de la Terre depuis que toutes les planètes tournaient autour de lui. Que ce système ne pouvait être propre tout au plus qu'à soutenir l'immobilité de la Terre quand on avait bien envie de la soutenir et nullement à la persuader. Et enfin, il fut résolu que nous nous en tiendrions à celui de Copernic, qui est plus uniforme et plus riant. et n'a aucun mélange de préjugés. En effet, la simplicité dont il est persuade et sa hardiesse fait plaisir.

Share

Embed

You may also like

Description

Cette première soirée initie la jeune femme (et le lecteur) à la méthode scientifique et au renversement des représentations traditionnelles du monde : la Terre n’est plus le centre de l’univers, elle n’est qu’une planète ordinaire. Fontenelle réussit à vulgariser les concepts révolutionnaires de Copernic et Descartes de manière légère, dialoguée, et plaisante, démocratisant l’accès à la pensée scientifique moderne. La soirée s’achève sur un double éveil : émerveillement devant la simplicité du modèle copernicien, et prise de conscience philosophique de la place modeste de l’homme dans l’univers.


Suivez-nous sur YouTube : SOS bac français et philo

sur le web : francais-philo.fr


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Premier soir, que la Terre est une planète qui tourne sur elle-même et autour du soleil. Nous allâmes donc un soir après souper, nous promener dans le parc. Il faisait un frais délicieux qui nous récompensait d'une journée fort chaude que nous avions essuyée. La lune était levée, il y avait peut-être une heure, et ces rayons qui ne venaient à nous qu'entre les branches des arbres faisaient un agréable mélange d'un blanc fort vif avec tout ce vert qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage qui déroba ou qui obscurcit la moindre étoile. Elles étaient toutes d'un or pur et éclatant, et qui étaient encore relevées par le fond bleu où elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver, et peut-être sans la marquise euss-je rêvé assez longtemps. Mais la présence d'une si aimable dame ne me permit pas de m'abandonner à la lune et aux étoiles. « Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le jour même n'est pas si beau qu'une belle nuit ? » « Oui, me répondit-elle, la beauté du jour est comme une beauté blonde qui a plus de brillant, mais la beauté de la nuit est une beauté brune qui est plus touchante. » « Vous êtes bien généreuse, repris-je, de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne l'êtes pas. » « Il est pourtant vrai que le jour est ce qu'il y a de plus beau dans la nature et que les héroïnes de romans, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans l'imagination, sont presque toujours blondes. » « Ce n'est rien que la beauté, répliqua-t-elle, si elle ne touche. » « Avouez que le jour ne vous eut jamais jeté dans une rêverie aussi douce que celle où je vous ai vu près de tomber tout à l'heure à la vue de cette belle nuit. » « J'en conviens, répondis-je. Mais en récompense, une blonde comme vous me ferait encore mieux rêver que la plus belle nuit du monde, avec toute sa beauté brune. » « Quand cela serait vrai, répliqua-t-elle, je ne m'en contenterais pas. Je voudrais que le jour, puisque les blondes doivent être dans ses intérêts, fit aussi le même effet. » Pourquoi les amants, qui sont bons juges de ce qui touche, ne s'adressent-ils jamais qu'à la nuit dans toutes les chansons et dans toutes les élégies que je connais ? Il faut bien que la nuit ait leur remerciement, lui dis-je. Mais, reprit-elle, elle a aussi toute leur plainte. Le jour ne s'attire point à leur confidence. D'où cela vient-il ? C'est apparemment, répondis-je, qu'il n'inspire point je ne sais quoi de triste et de passionné. Il semble pendant la nuit que tout soit en repos. On s'imagine que les étoiles marchent avec plus de silence que le soleil. Les objets que le ciel présente sont plus doux, la vue s'y arrête plus aisément. Enfin, on en rêve mieux parce qu'on se flatte d'être alors dans toute la nature, la seule personne occupée à rêver. Peut-être aussi que le spectacle du jour est trop uniforme. Ce n'est qu'un soleil et une voûte bleue, mais il se peut que la vue de toutes ces étoiles se met confusément. et disposée au hasard en mille figures différentes, favorise la rêverie et un certain désordre de pensée où l'on ne tombe point sans plaisir. J'ai toujours senti ce que vous me dites, reprit-elle. J'aime les étoiles et je me plaindrai volontiers du soleil qui nous les efface. Ah ! m'écriai-je, je ne puis lui pardonner de me faire perdre de vue tous ces mondes. Qu'appelez-vous tous ces mondes ? me dit-elle en me regardant et en se tournant vers moi. Je vous demande pardon, répondis-je. « Vous m'avez mis sur ma folie et aussitôt mon imagination s'est échappée. « Quelle est donc cette folie ? » reprit-elle. « Hélas ! » répliquai-je. « Je suis bien fâché qu'il faille vous l'avouer. « Je me suis mis dans la tête que chaque étoile pourrait bien être un monde. « Je ne jurerai pourtant pas que cela fût vrai, mais je le tiens pour vrai parce qu'il me fait plaisir à croire. « C'est une idée qui me plaît et qui s'est placée dans mon esprit d'une manière riante. « Selon moi, il n'y a pas jusqu'aux vérités à qui l'agrément ne soit nécessaire. » « Eh bien, reprit-elle, puisque votre folie est si agréable, donnez-la moi. Je croirai sur les étoiles tout ce que vous voudrez, pourvu que j'y trouve du plaisir. » « Ah, madame, répondis-je bien vite, ce n'est pas un plaisir comme celui que vous auriez eu à une comédie de Molière. C'en est un qui est, je ne sais où, dans la raison et qui ne fait rire que l'esprit. » « Quoi donc ? reprit-elle, croyez-vous qu'on soit incapable des plaisirs qui ne sont que dans la raison ? Je veux tout à l'heure vous faire voir le contraire. » « Apprenez-moi vos étoiles. » « Non, » répliquai-je, « il ne me sera point reproché que dans un mois. » À dix heures du soir, j'ai parlé de philosophie à la plus aimable personne que je connaisse. « Cherchez ailleurs vos philosophes. » J'eus beau me défendre encore quelque temps sur ce ton-là, il fallut s'aider. Je lui fis du moins promettre, pour mon honneur, qu'elle me garderait le secret, et quand je fus hors d'état de m'en pouvoir dédire et que je voulus parler, je vis que je ne savais pas où commencer mon discours. Car avec une personne comme elle, qui ne savait rien en matière de physique, il fallait prendre les choses de bien loin pour lui prouver que la Terre... pouvaient être une planète, et les planètes autant de terre, et toutes les étoiles autant de soleil qui éclairaient des mondes. J'en revenais toujours à lui dire qu'il aurait mieux valu s'entretenir de Bagatelle, comme toute personne raisonnable aurait fait en notre place. A la fin cependant, pour lui donner une idée générale de la philosophie, voici par où je commençais. Toute la philosophie, lui dis-je, n'est fondée que sur deux choses, sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux mauvais. Car si vous aviez les yeux meilleurs que vous ne les avez, vous verriez bien si les étoiles sont des soleils qui éclairent autant de monde ou si elles n'en sont pas. Et si d'un autre côté, vous étiez moins curieuse, vous ne vous soucieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au même. Mais on veut savoir plus qu'on ne voit. C'est là la difficulté. Encore, si ce qu'on voit, on le voyait bien, ce serait toujours autant de connu. Mais on le voit tout autrement qu'il n'est. Ainsi, Les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu'ils voient et à tâcher de deviner ce qu'ils ne voient point. Et cette condition n'est pas, ce me semble, trop à envier. Sur cela, je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l'opéra. Du lieu où vous êtes à l'opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est. On a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable. Et on cache à votre vue ces roues, et ses contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi, ne vous embarrasser guère de deviner comment tout cela joue. Il n'y a peut-être que quelques machinistes cachés dans le parterre qui s'inquiètent d'un vol qui lui aura paru extraordinaire et qui veulent absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, à l'égard des philosophes, augmente la difficulté, c'est que dans les machines que la nature présente à nos yeux, les cordes... sont parfaitement bien cachées. Et elles le sont si bien qu'on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l'univers. Car représentez-vous tous les sages à l'opéra. C'est Pythagore, c'est Platon, c'est Aristote et tous ces gens dont le nom fait aujourd'hui tant de bruit à nos oreilles. Supposons qu'ils voyaient le vol de Phaéton, que les vents enlèvent et qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes et qu'ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L'un d'eux disait Merci. C'est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L'autre. Phaéton est composé de certains nombres qui le font honteux. L'autre. Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre. Il n'est point à son aise quand il n'y est pas. L'autre. Phaéton n'est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide. Et sans autre rêverie que je m'étonne qu'il n'ait perdu de réputation toute l'Antiquité. A la fin, Descartes et quelques autres modernes sont venus qui ont dit « Phaéton monte parce qu'il est tiré par des cordes et qu'un poids plus pesant que lui descend. » Ainsi, on ne croit plus qu'un corps se remue s'il n'est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps. On ne croit plus qu'il monte ou qu'il descende si ce n'est par l'effet d'un contrepoids ou d'un ressort. Et qui verrait la nature telle qu'elle est ne verrait que le derrière du théâtre de l'opéra. À ce compte, dit la marquise, la philosophie. est devenu bien mécanique. « Si mécanique, répondis-je, que je crains qu'on en ait bientôt honte. On veut que l'univers ne soit tant grand que ce qu'une montre est en petit, et que tout s'y conduise par des mouvements réglés, dépendent de l'arrangement des parties. Avouez la vérité. N'avez-vous pas eu quelquefois une idée plus sublime de l'univers, et ne lui avez-vous point fait plus d'honneur qu'il ne méritait ? J'ai vu des gens qui l'en estimaient moins depuis qu'ils l'avaient connue. » « Et moi, répliqua-t-elle, je l'en estime beaucoup plus depuis que je sais qu'il ressemble à une montre. Il est surprenant que l'ordre de la nature, tout admirable qu'il est, ne roule que sur des choses si simples. « Je ne sais pas, lui répondis-je, qui vous a donné des idées si saines, mais en vérité, il n'est pas trop commun de les avoir. Assez de gens ont toujours dans la tête un faux merveilleux enveloppé d'une obscurité qu'ils respectent. Il admire la nature. que parce qu'il la croit une espèce de magie où l'on n'entend rien, et il est sûr qu'une chose est déshonorée auprès d'eux dès qu'elle peut être conçue. Mais, madame, continuai-je, vous êtes si bien disposée à entrer dans tout ce que je veux vous dire que je crois que je n'ai qu'à tirer le rideau et à vous montrer le monde. De la terre où nous sommes, ce que nous voyons de plus éloigné, c'est le ciel bleu, cette grande voûte où il semble que les étoiles sont attachées comme des clous. On les appelle fixes. parce qu'elles ne paraissent avoir que le mouvement de leur ciel qui les emporte avec lui d'Orient en Occident. Entre la Terre et cette dernière voûte des cieux sont suspendues à différentes hauteurs le Soleil, la Lune et les cinq autres astres qu'on appelle des planètes, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Ces planètes n'étant point attachées à un même ciel, ayant des mouvements inégaux, elles se regardent diversement et figurent diversement ensemble au lieu que les étoiles fixes sont toujours dans la même situation les unes à l'égard des autres. Le chariot par exemple que vous voyez, qui est formé de ces sept étoiles, a toujours été fait comme il est et le sera encore longtemps. Mais la Lune est tantôt proche du Soleil, tantôt elle en est éloignée et il en va de même des autres planètes. Voilà comme les choses parurent à ces anciens bergers de Chaldée dont le grand loisir produisit les premières observations qui ont été le fondement de l'astronomie. Car l'astronomie est née dans la Chaldée, comme la géométrie naquit, dit-on, en Égypte. où les inondations du Nil qui confondaient les bornes des champs furent cause que chacun voulut inventer des mesures exactes pour reconnaître son champ d'avec celui de son voisin. Ainsi, l'astronomie est fille de l'oisiveté, la géométrie est fille de l'intérêt, et s'il était question de la poésie, nous trouverions apparemment qu'elle est fille de l'amour. « Je suis bien aise, » dit la marquise. d'avoir appris cette généalogie des sciences et je vois bien qu'il faut que je m'en tienne à l'astronomie. La géométrie, selon ce que vous me dites, demanderait une âme plus intéressée que je ne l'ai et la poésie en demanderait une plus tendre, mais j'ai autant de loisirs que l'astronomie en peut demander. Heureusement encore, nous sommes à la campagne. Nous y menons quasi une vie pastorale. Tout cela convient à l'astronomie. Ne vous y trompez pas, madame, repris-je, ce n'est pas la vraie vie pastorale. que de parler des planètes et des étoiles fixes. Voyez si c'est à cela que les gens de l'Astray passent leur temps. Oh, répondit-elle, cette sorte de bergerie-là est trop dangereuse. J'aime mieux celle des Chaldéens dont vous me parliez. Recommencez un peu, s'il vous plaît, à me parler Chaldéens. Quand on eut reconnu cette disposition des deux que vous m'avez dites, de quoi fut-il question ? Il fut question, repris-je, de deviner comment toutes les parties de l'univers devaient être arrangées. Et c'est là... ce que les savants appellent faire un système. Mais avant que je vous explique le premier des systèmes, il faut que vous remarquiez, s'il vous plaît, que nous sommes tout à fait naturellement comme un certain fou athénien dont vous avez entendu parler, qui s'était mis dans la fantaisie que tous les vaisseaux qui abordaient au pont de Piret lui appartenaient. Notre folie à nous autres est de croire aussi que toute la nature, sans exception, est destinée à nos usages. Et quand on demande à nos philosophes À quoi sert ce nombre prodigieux d'étoiles fixes, dont une partie suffirait pour faire ce qu'elles font toutes ? Ils vous répondent froidement qu'elles servent à leur réjouir la vue. Sur ce principe, on ne manqua pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que la Terre fût en repos au centre de l'univers, tandis que tous les corps célestes qui étaient faits pour elle, prendraient la peine de tourner alentour pour l'éclairer. Ce fut donc au-dessus de la Terre qu'on plaça la Lune. Et au-dessus de la Lune, on plaça Mercure, ensuite Vénus. Le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Au-dessus de tout cela était le ciel des étoiles fixes. La Terre se trouvait justement au milieu des cercles que décrivent ces planètes et ils étaient d'autant plus grands qu'ils étaient plus éloignés de la Terre. Et par conséquent, les planètes plus éloignées employaient plus de temps à faire leur cours, ce qui effectivement est vrai. Mais je ne sais pas, interrompit la marquise, pourquoi vous semblez n'approuver pas cet ordre-là dans l'univers. Il me paraît assez net et assez intelligible, et pour moi je vous déclare que je m'en contente. Je puis me vanter, répliquai-je, que je vous adoucis bien tout ce système. Si je vous le donnais tel qu'il a été conçu par Ptolémée, son auteur ou par ceux qui y ont travaillé après lui, il vous jetterait dans une épouvante horrible. Comme les mouvements des planètes ne sont pas si réguliers, qu'elles ne vont pas tantôt plus vite, tantôt plus lentement, tantôt en un sens, tantôt en un autre, et qu'elles ne sont quelquefois plus éloignées de la Terre, quelquefois plus proches, les anciens avaient imaginé je ne sais combien de cercles différemment entrelacés les uns dans les autres, par lesquels ils sauvaient toutes ces bizarreries. L'embarras de tous ces cercles était si grand que, dans un temps où l'on ne connaissait encore rien de meilleur, un roi de Castille, grand mathématicien, mais apparemment peu dévot, disait que si Dieu lui appelait à son conseil, quand il fit le monde, il lui donnait de bons avis. La pensée est trop libertine, mais cela même est assez plaisant que ce système fût alors une occasion de péché, parce qu'il était trop confus. Les bons avis que ce roi voulait donner regardaient sans doute la suppression de tous ces cercles dont on avait embarrassé les mouvements célestes. Apparemment, il regardait aussi une autre suppression de deux ou trois cieux superflus qu'on avait mis au-delà des étoiles fixes. Ces philosophes, pour expliquer une sorte de mouvement dans les corps célestes, faisaient, au-delà du dernier ciel que nous voyons, un ciel de cristal qui imprimait ce mouvement aux cieux inférieurs. Avaient-ils nouvelle d'un autre mouvement ? C'était aussitôt un autre ciel de cristal. Enfin, les cieux de cristal ne leur coûtaient rien. « Et pourquoi ne les faisait-on que de cristal ? » dit la marquise. « N'eussent-ils pas été bons de quelque autre matière ? » « Non, non, » répondis-je, « il fallait que la lumière passe au travers. » « Et d'ailleurs, il fallait qu'ils fussent solides. » « Il le fallait absolument, car Aristote avait trouvé que la solidité était une chose attachée à la noblesse de leur nature, et puisqu'il l'avait dit, on avait garde d'en douter. Mais on a vu des comètes qui, étant plus élevées qu'on ne croyait autrefois, briserait tout le cristal des deux par où elle passe et casserait tout l'univers. Et il a fallu se résoudre à faire les cieux d'une matière fluide telle que l'air. Enfin, il est hors de doute pour les observations de ces derniers siècles que Vénus et Mercure tournent autour du Soleil et non autour de la Terre. Et l'ancien système est absolument insoutenable par cet endroit. Je vais donc vous en proposer un qui satisfait à tout. et qui dispenserait le roi de Castille de donner des avis, car il est d'une simplicité charmante et qui seul le ferait préférer. Il semblerait, interrompit la marquise, que votre philosophie est une espèce d'enchaire où ceux qui offrent de faire les choses à moins de frais l'emportent sur les autres. Il est vrai, repris-je, et ce n'est que par là qu'on peut attraper le plan sur lequel la nature a fait son ouvrage. Elle est d'une épargne extraordinaire. Tout ce qu'elle pourra faire d'une manière qui lui coûtera un peu moins, Quand ce moins ne serait presque rien, soyez sûr qu'elle ne le fera que de cette manière-là. Cette épargne néanmoins s'accorde avec une magnificence surprenante qui brille dans tout ce qu'elle a fait. C'est que la magnificence est dans le dessin et l'épargne dans l'exécution. Il n'y a rien de plus beau qu'un grand dessin où l'on exécute à peu de frais. Nous autres, nous sommes sujets à renverser souvent tout cela dans nos idées. Nous mettons... l'épargne dans le dessin qu'a eu la nature, et la magnificence dans l'exécution. Nous lui donnons un petit dessin qu'elle exécute avec dix fois plus de dépenses qu'il ne faudrait. Cela est tout à fait ridicule. Je serais bien aise, dit-elle, que le système dont vous m'allez parler imite de fort près la nature, car ce grand ménage-là tournera au profit de mon imagination, qui n'aura pas tant de peine à comprendre ce que vous me direz. Il n'y a plus ici d'embarras inutiles, repris-je. Figurez-vous un Allemand nommé Copernic, qui fait main basse sur tous ces cercles différents et sur tous ces cieux solides qui avaient été imaginés par l'Antiquité. Il détruit les uns, il met les autres en pièce, saisi d'une noble fureur d'astronome, il prend la Terre et l'envoie bien loin du centre de l'univers où elle s'était placée et dans ce centre, il y met le Soleil, à qui cet honneur était bien mieux dû. Les planètes ne tournent plus autour de la Terre et... ne l'enferme plus au milieu du cercle qu'elle décrive. Si elle nous éclaire, c'est en quelque sorte par hasard, et parce qu'elle nous rencontre en leur chemin. Tout tourne présentement autour du Soleil. La Terre y tourne, elle-même. Et pour la punir du long repos auquel s'était attribué, Copernic la charge de plus qu'il peut de tous les mouvements qu'elle donnait aux planètes et aux cieux. Enfin, de tout cet équipage céleste dont cette petite Terre se faisait accompagner et environner, il ne lui est demeuré que la Lune. qui tourne autour d'elle. « Attendez un peu, » dit la marquise. « Il vient de vous prendre un enthousiasme qui vous a fait expliquer les choses si pompeusement que je ne crois pas les avoir entendues. » Le Soleil est au centre de l'univers, et là, il est immobile. Après lui, qu'est-ce qui suit ? « C'est Mercure, » répondis-je. Il tourne autour du Soleil, en sorte que le Soleil est à peu près le centre du cercle que Mercure décrit. Au-dessus de Mercure est Vénus, qui tourne de même autour du Soleil. Ensuite vient la Terre qui, étant plus élevée que Mercure et Vénus, décrit autour du Soleil un plus grand cercle que ses planètes. Enfin, suivent Mars, Jupiter, Saturne, selon l'ordre où je vous les nomme. Et vous voyez bien que Saturne doit décrire autour du Soleil le plus grand cercle de tous. Aussi emploie-t-il plus de temps qu'aucune autre planète à faire sa révolution. Et la Lune, vous l'oubliez ? interrompit-elle. « Je la retrouverai bien, » repris-je. « La Lune tourne autour de la Terre et ne l'abandonne point. Mais comme la Terre avance toujours dans le cercle qu'elle décrit autour du Soleil, la Lune la suit en tournant toujours autour d'elle. Et si elle tourne autour du Soleil, ce n'est que pour ne point quitter la Terre. » « Je vous entends, répondit-elle, et j'aime la lune de nous être restée lorsque toutes les autres planètes nous abandonnaient. Avouez que si votre Allemand eût pu nous la faire perdre, il l'aurait fait volontiers, car je vois dans tout son procédé qu'il était bien mal intentionné pour la Terre. Je lui suis bon gré, répliquai-je, d'avoir rabattu la vanité des hommes qui s'étaient mis à la plus belle place de l'univers, et j'ai du plaisir à voir présentement la Terre dans la foule des planètes. » répondit-elle. « Croyez-vous que la vanité des hommes s'étend jusqu'à l'astronomie ? Croyez-vous m'avoir humiliée pour m'avoir appris que la Terre tourne autour du Soleil ? Je vous jure que je ne m'en estime pas moins. Mon Dieu, Madame, repris-je, je sais bien qu'on sera moins jaloux de rang qu'on tient dans l'univers que celui qu'on croit devoir tenir dans une chambre, et que la préséance de deux planètes ne sera jamais une si grande affaire que celle de deux ambassadeurs. Cependant... La même inclination qui fait qu'on veut avoir la place la plus honorable dans une cérémonie fait qu'un philosophe dans un système se met au centre du monde, s'il peut. Il est bien aise que tout soit fait pour lui. Il suppose peut-être, sans s'en apercevoir, ce principe qui le flatte et son cœur ne laisse pas de s'intéresser à une affaire de pure spéculation. « Franchement, répliqua-t-elle, c'est là une calomnie que vous avez inventée contre le genre humain. On n'aurait donc jamais dû recevoir le système de Copernic. » Puisqu'il est si humiliant, aussi repris-je, Copernic lui-même se défiait-il fort du succès de son opinion. Il fut très longtemps à ne la vouloir pas publier. Enfin, il s'y résolut à la prière de gens très considérables. Mais aussi le jour qu'on lui apporta le premier exemplaire imprimé de son livre, savez-vous ce qu'il fit ? Il mourut. Il ne voulut point essuyer toutes les contradictions qu'il prévoyait et se tira habilement d'affaires. « Écoutez, » dit la marquise, « il faut rendre justice à tout le monde. Il est sûr qu'on a de la peine à s'imaginer qu'on tourne autour du soleil, car enfin on ne change point de place, et on se retrouve toujours le matin où l'on s'était couché le soir. Je vois, ce me semble à votre air que vous m'allez dire que, comme la terre tout entière marche, assurément, » interrompis-je, « c'est la même chose que si vous vous endormiez dans un bateau qui alla sur la rivière, vous vous retrouveriez à votre réveil dans la même place et dans la même situation. » « À l'égard de toutes les parties du bateau ? » « Oui, mais, répliqua-t-elle, voici une différence. Je trouverai à mon réveil le rivage changé, et cela me ferait bien voir que mon bateau aurait changé de place. Mais il n'en va pas de même de la Terre. J'y retrouve toutes choses comme je les avais laissées. » « Non pas, madame, répondis-je, non pas. Le rivage a changé aussi. Vous savez qu'au-delà de tous les cercles des planètes sont les étoiles fixes. Voilà notre rivage. » Je suis sur la Terre et la Terre décrit un grand cercle autour du Soleil. Je regarde au centre de ce cercle, j'y vois le Soleil. S'il n'effaçait point les étoiles en poussant ma vue en ligne droite au-delà du Soleil, je le verrais nécessairement répondre à quelques étoiles fixes. Mais je vois aisément pendant la nuit à quelles étoiles il a répondu le jour. Et c'est exactement la même chose. Si la Terre ne changeait point de place sur le cercle où elle est, je verrais... toujours le soleil répondre aux mêmes étoiles fixes. Mais dès que la Terre change de place, il faut que je le voie répondre à d'autres étoiles. C'est là le rivage qui change tous les jours. Et comme la Terre fait son cercle en un an autour du soleil, je vois le soleil en l'espace d'une année répondre successivement à diverses étoiles fixes qui composent un cercle. Ce cercle s'appelle le Zodiac. Voulez-vous que je fasse ici une figure sur le sable ? Non, répondit-elle, je m'en passerai bien. et puis cela donnerait à mon parc un air savant que je ne veux pas qu'il ait. N'ai-je pas ouï dire qu'un philosophe qui fut jeté par un naufrage dans une île qu'il ne connaissait point s'écria à ceux qui le suivaient, en voyant de certaines figures, des lignes et des cercles tracées sur le bord de la mer ? Courage, compagnon, l'île est habitée. Voilà des pas d'hommes. Vous jugez bien qu'il ne m'appartient point de faire ces pas-là, et qu'il ne faut pas qu'on en voit ici. Il vaut mieux, en effet, répondis-je, qu'on n'y voit que des pas d'amant, c'est-à-dire... « Votre nom et vos chiffres gravés sur l'écorce des arbres par la main de vos adorateurs. Laissons-la, je vous prie, les adorateurs, » reprit-elle, « et parlons du soleil. » « J'entends bien comment nous nous imaginons qu'il décrit le cercle que nous décrivons nous-mêmes. Mais ce tour ne s'achève qu'en un an, et celui que le soleil fait tous les jours sur notre tête, comment se fait-il ? » « Avez-vous remarqué, lui répondis-je, qu'une boule qui roulerait sur cette allée aurait deux mouvements ? » elle irait vers le bout de l'allée et en même temps elle tournerait plusieurs fois sur elle-même en sorte que la partie de cette boule qui est en haut descendrait en bas et que celle d'en bas monterait en haut. La Terre fait la même chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cercle qu'elle décrit en un an autour du Soleil, elle tourne sur elle-même en 24 heures. Ainsi, en 24 heures, chaque partie de la Terre perd le Soleil et le recouvre. Et à mesure qu'en tournant, on va vers le côté où est le Soleil, il semble qu'il s'élève. Et quand on commence à s'en éloigner, en continuant le tour, il semble qu'il s'abaisse. Cela est assez plaisant, dit-elle. La Terre prouve. prend tout sur soi et le soleil ne fait rien. Et quand la Lune et les autres planètes et les étoiles fixes paraissent faire un tour sur notre tête en 24 heures, c'est donc aussi une imagination. Imagination pure, repris-je, qui vient de la même cause. Les planètes font seulement leur cercle autour du soleil, en des temps inégaux selon leurs distances inégales. Et celle que nous voyons aujourd'hui répondre à un certain point du Zodiac ou de ce cercle d'étoiles fixes, nous la voyons demain à la même heure répondre à un autre point, tant parce qu'elle a avancé sur son cercle que parce que nous avons avancé sur le nôtre. Nous marchons, et les autres planètes marchent aussi, mais plus ou moins vite que nous. Cela nous met dans différents points de vue à leur égard, et nous fait paraître dans leur cours des bizarreries dont il n'est pas nécessaire que je vous parle. Il suffit que vous sachiez que ce qu'il y a d'irrégulier dans les planètes ne vient que de la diverse manière dont notre mouvement nous les fait rencontrer, et qu'au fond, « Elles sont toutes très réglées. » « Je consens qu'elles le soient, » dit la marquise, « mais je voudrais bien que leur régularité coûte à moins à la Terre. On a la guerre ménagée, et pour une grosse masse aussi pesante qu'elle est, on lui demande bien de l'agilité. » « Mais, » lui répondis-je, « aimeriez-vous mieux que le Soleil et tous les autres astres qui sont de très grands corps fistent en vingt-quatre heures autour de la Terre à un tour immense, que les étoiles fixes qui seraient dans le plus grand cercle parcourussent en un jour ? » plus de 27 660 fois 200 millions de lieux. Car il faut que tout cela arrive, si la Terre ne tourne pas sur elle-même en 24 heures. En vérité, il est bien plus raisonnable qu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que de 9000 lieux. Vous voyez bien que 9000 lieux, en comparaison de l'horrible nombre que je viens de vous dire, ne sont qu'une bagatelle. Oh, répliqua la marquise, le soleil et les astres sont tout de feu, le mouvement ne leur coûte rien. Mais la terre ne paraît guère portative. Et croiriez-vous, repris-je, si vous n'en aviez l'expérience, que ce n'est plus quelque chose de bien portatif qu'un gros navire monté de 150 pièces de canon chargé de plus de 3000 hommes et d'une très grande quantité de marchandises ? Cependant, il ne faut qu'un petit souffle de vent pour le faire aller sur l'eau, parce que l'eau est liquide, et que, se laissant diviser avec facilité, elle résiste peu au mouvement du navire. Ou s'il est au milieu d'une rivière, il suivra sans peine le fil de l'eau, parce qu'il n'y a rien qui le retienne. Ainsi, la Terre toute massive qu'elle est, est aisément portée au milieu de la matière céleste, qui est infiniment plus fluide que l'eau, et qui remplit tout ce grand espace où nagent les planètes. Et où faudrait-il que la Terre fût cramponnée pour résister au mouvement de cette matière céleste et ne pas s'y laisser emporter ? C'est comme si une petite boule de bois pouvait ne pas suivre le courant d'une rivière. Mais, répliqua-t-elle encore, comment la terre, avec tout son poids, se soutient-elle sur votre matière céleste, qui doit être bien légère, puisqu'elle est si fluide ? Ce n'est pas à dire, répondis-je, que ce qui est fluide en soit plus léger. Que dites-vous de notre gros vaisseau qui, avec tout son poids, est plus léger que l'eau, puisqu'il est surnage ? Je ne veux plus vous dire rien, dit-elle comme en colère, tant que vous aurez le gros vaisseau. Mais m'assurez-vous bien qu'il n'y ait rien à craindre. « Sur une pirouette aussi légère que vous me faites la terre ? » « Eh bien, lui répondis-je, faisons porter la terre par quatre éléphants, comme le font les Indiens. » « Voici bien un autre système, s'écrit Athènes. » « Du moins, j'aime ces gens-là d'avoir pourvu à la sûreté et fait de bons fondements, au lieu que nous autres, coperniciens, nous sommes assez inconsidérés pour vouloir bien nager à l'aventure dans cette matière céleste. Je gage que si les Indiens savaient que la terre fut le moins du monde en péril de se mouvoir, ils doubleraient les éléphants. » « Cela le mériterait bien, » repris-je en riant de sa pensée. « Il ne faut point s'épargner les éléphants pour dormir en assurance. Et si vous en avez besoin pour cette nuit, nous en mettrons dans notre système autant qu'il vous plaira. Ensuite, nous les retrancherons peu à peu, à mesure que vous vous rassurez. » « Sérieusement, » reprit-elle, « je ne crois pas dès à présent qu'il me soit fort nécessaire et je me sens assez de courage pour oser tourner. » « Vous irez encore plus loin, répliquai-je. Vous tournerez avec plaisir, et vous vous ferez sur ce système des idées réjouissantes. Quelquefois, par exemple, je me figure que je suis suspendu en l'air et que j'y demeure sans mouvement pendant que la terre tourne sous moi en 24 heures. Je vois passer sous mes yeux tous ces visages différents, les uns blancs, les autres noirs, les autres basanés, les autres olivâtres. D'abord ce sont des chapeaux, et puis des turbans, et puis des têtes chevelues, et puis des têtes rases. Tantôt des villes à clocher, tantôt des villes à longues aiguilles qui ont des croissants, tantôt des villes à tours de porcelaine, tantôt de grands pays qui n'ont que des cabanes, ici des vastes mers, là des déserts épouvantables, enfin toute cette variété infinie qui est sur la surface de la terre. en vérité dit-elle tout cela mériterait bien que l'on donnât vingt-quatre heures de son temps à le voir ainsi donc dans le même lieu où nous sommes à présent je ne dis pas dans ce parc mais dans ce même lieu à le prendre dans l'air, il y passe continuellement d'autres peuples qui prennent notre place, et au bout de 24 heures, nous y revenons. « Copernic, lui répondis-je, ne le comprendrait pas mieux. D'abord, il passera par ici des Anglais qui raisonneront peut-être de quelques dessins de politique avec moins de gaieté que nous ne raisonnons de notre philosophie. Ensuite viendra une grande mer et il se pourra trouver en ce lieu-là quelques vaisseaux. Il ne sera pas si à son aise que nous. » Après cela apparaîtront des Iroquois, en mangeant tout vif quelques prisonniers de guerre qui fera semblant de ne pas s'en soucier. Des femmes de la terre de Gesso, qui n'emploieront tout leur temps qu'à préparer le repas de leur mari et à se peindre de bleu les lèvres et les sourcils pour plaire aux plus vilains hommes du monde. Des tartares qui iront fort dévotement au pèlerinage vers ce grand prêtre qui ne sort jamais d'un lieu obscur où il n'est éclairé que par des lampes à la lumière desquelles on l'adore. De belles circassiennes ne feront aucune façon d'accorder... Tout au premier venu, hormis ce qu'elle croit qui appartient essentiellement à leur mari. De petits tartares qui iront voler des femmes pour les turcs et pour les persans. Enfin, nous, qui débiterons peut-être encore des rêveries. Il est assez plaisant, dit la marquise, d'imaginer ce que vous venez de me dire, mais si je voyais tout cela d'en haut, je voudrais avoir la liberté de hâter ou d'arrêter le mouvement de la terre, selon que les objets me plairaient plus ou moins. « Et je vous assure que je ferai passer bien vite ceux qui s'embarrassent de politique ou qui mangent leurs ennemis. » « Mais il y en a d'autres pour qui j'aurai de la curiosité. » « J'en aurai pour ces belles circassiennes, par exemple, qui ont un usage si particulier. » « Mais il me vient une difficulté sérieuse. » « Si la terre tourne, nous changeons d'air à chaque moment, et nous respirons toujours celui d'un autre pays. » « Nullement, madame, répondis-je. » L'air qui environne la Terre ne s'étend que jusqu'à une certaine hauteur, peut-être jusqu'à 20 lieues tout au plus. Il nous suit et tourne avec nous. Vous avez vu quelquefois l'ouvrage d'un ver à soie, où c'est coq que ces petits animaux travaillent avec tant d'art pour s'y emprisonner. Elles sont d'une soie fort serrée, mais elles sont couvertes d'un certain duvet fort léger et fort lâche. C'est ainsi que la Terre, qui est assez solide, est couverte depuis sa surface jusqu'à une certaine hauteur d'une espèce de duvet. « Quel air ? » « Et toute la coque de verre à soie tourne en même temps. » « Au-delà de l'air est la matière céleste, incomparablement plus pure, plus subtile et même plus agitée qu'il n'est. » « Vous me présentez la terre sous des idées bien méprisables, » dit la marquise. « C'est pourtant sur cette coque de verre à soie qu'il se fait de si grands travaux, de si grandes guerres, et qu'il règne de tous côtés une si grande agitation. » « Oui, » répondis-je. Et pendant ce temps-là, la nature qui n'entrepointe en connaissance de tous ces petits mouvements particuliers nous emporte tous ensemble d'un mouvement général et se joue de la petite boule. Il me semble, reprit-elle, qu'il est ridicule d'être sur quelque chose qui tourne et de se tourmenter tant. Mais le malheur est qu'on n'est pas assuré qu'on tourne, car enfin, à ne vous rien sceller, toutes les précautions que vous prenez pour empêcher qu'on ne s'aperçoive du mouvement de la Terre me sont suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas quelques petites marques sensibles à laquelle on le reconnaisse ? Les mouvements les plus naturels, répondis-je, et les plus ordinaires, sont ceux qui se font le moins sentir. Cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement de l'amour propre nous est si naturel que le plus souvent, nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. Ah, vous moralisez, dit-elle, quand il est question de physique. Cela s'appelle bailler. Retirons-nous, aussi bien en voilà assez pour la première fois. Demain, nous reviendrons ici, vous avec vos systèmes et moi avec mon ignorance. En retournant au château... Je lui dis pour épuiser la matière des systèmes qu'il y en avait un troisième, inventé par Tchobre, qui, voulant absolument que la Terre fût immobile, la plaçait au centre du monde et faisait tourner autour d'elle le Soleil, autour duquel tournaient toutes les autres planètes. Parce que, depuis les nouvelles découvertes, il n'y avait pas moyen de faire tourner les planètes autour de la Terre. Mais la marquise, qui a le discernement vif et prompt, jugea qu'il y avait trop d'affectations à exempter la Terre de tourner autour du Soleil, puisque on n'en pouvait pas exempter tant d'autres grands corps. Que le Soleil n'était plus si propre à tourner autour de la Terre depuis que toutes les planètes tournaient autour de lui. Que ce système ne pouvait être propre tout au plus qu'à soutenir l'immobilité de la Terre quand on avait bien envie de la soutenir et nullement à la persuader. Et enfin, il fut résolu que nous nous en tiendrions à celui de Copernic, qui est plus uniforme et plus riant. et n'a aucun mélange de préjugés. En effet, la simplicité dont il est persuade et sa hardiesse fait plaisir.

Description

Cette première soirée initie la jeune femme (et le lecteur) à la méthode scientifique et au renversement des représentations traditionnelles du monde : la Terre n’est plus le centre de l’univers, elle n’est qu’une planète ordinaire. Fontenelle réussit à vulgariser les concepts révolutionnaires de Copernic et Descartes de manière légère, dialoguée, et plaisante, démocratisant l’accès à la pensée scientifique moderne. La soirée s’achève sur un double éveil : émerveillement devant la simplicité du modèle copernicien, et prise de conscience philosophique de la place modeste de l’homme dans l’univers.


Suivez-nous sur YouTube : SOS bac français et philo

sur le web : francais-philo.fr


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Premier soir, que la Terre est une planète qui tourne sur elle-même et autour du soleil. Nous allâmes donc un soir après souper, nous promener dans le parc. Il faisait un frais délicieux qui nous récompensait d'une journée fort chaude que nous avions essuyée. La lune était levée, il y avait peut-être une heure, et ces rayons qui ne venaient à nous qu'entre les branches des arbres faisaient un agréable mélange d'un blanc fort vif avec tout ce vert qui paraissait noir. Il n'y avait pas un nuage qui déroba ou qui obscurcit la moindre étoile. Elles étaient toutes d'un or pur et éclatant, et qui étaient encore relevées par le fond bleu où elles sont attachées. Ce spectacle me fit rêver, et peut-être sans la marquise euss-je rêvé assez longtemps. Mais la présence d'une si aimable dame ne me permit pas de m'abandonner à la lune et aux étoiles. « Ne trouvez-vous pas, lui dis-je, que le jour même n'est pas si beau qu'une belle nuit ? » « Oui, me répondit-elle, la beauté du jour est comme une beauté blonde qui a plus de brillant, mais la beauté de la nuit est une beauté brune qui est plus touchante. » « Vous êtes bien généreuse, repris-je, de donner cet avantage aux brunes, vous qui ne l'êtes pas. » « Il est pourtant vrai que le jour est ce qu'il y a de plus beau dans la nature et que les héroïnes de romans, qui sont ce qu'il y a de plus beau dans l'imagination, sont presque toujours blondes. » « Ce n'est rien que la beauté, répliqua-t-elle, si elle ne touche. » « Avouez que le jour ne vous eut jamais jeté dans une rêverie aussi douce que celle où je vous ai vu près de tomber tout à l'heure à la vue de cette belle nuit. » « J'en conviens, répondis-je. Mais en récompense, une blonde comme vous me ferait encore mieux rêver que la plus belle nuit du monde, avec toute sa beauté brune. » « Quand cela serait vrai, répliqua-t-elle, je ne m'en contenterais pas. Je voudrais que le jour, puisque les blondes doivent être dans ses intérêts, fit aussi le même effet. » Pourquoi les amants, qui sont bons juges de ce qui touche, ne s'adressent-ils jamais qu'à la nuit dans toutes les chansons et dans toutes les élégies que je connais ? Il faut bien que la nuit ait leur remerciement, lui dis-je. Mais, reprit-elle, elle a aussi toute leur plainte. Le jour ne s'attire point à leur confidence. D'où cela vient-il ? C'est apparemment, répondis-je, qu'il n'inspire point je ne sais quoi de triste et de passionné. Il semble pendant la nuit que tout soit en repos. On s'imagine que les étoiles marchent avec plus de silence que le soleil. Les objets que le ciel présente sont plus doux, la vue s'y arrête plus aisément. Enfin, on en rêve mieux parce qu'on se flatte d'être alors dans toute la nature, la seule personne occupée à rêver. Peut-être aussi que le spectacle du jour est trop uniforme. Ce n'est qu'un soleil et une voûte bleue, mais il se peut que la vue de toutes ces étoiles se met confusément. et disposée au hasard en mille figures différentes, favorise la rêverie et un certain désordre de pensée où l'on ne tombe point sans plaisir. J'ai toujours senti ce que vous me dites, reprit-elle. J'aime les étoiles et je me plaindrai volontiers du soleil qui nous les efface. Ah ! m'écriai-je, je ne puis lui pardonner de me faire perdre de vue tous ces mondes. Qu'appelez-vous tous ces mondes ? me dit-elle en me regardant et en se tournant vers moi. Je vous demande pardon, répondis-je. « Vous m'avez mis sur ma folie et aussitôt mon imagination s'est échappée. « Quelle est donc cette folie ? » reprit-elle. « Hélas ! » répliquai-je. « Je suis bien fâché qu'il faille vous l'avouer. « Je me suis mis dans la tête que chaque étoile pourrait bien être un monde. « Je ne jurerai pourtant pas que cela fût vrai, mais je le tiens pour vrai parce qu'il me fait plaisir à croire. « C'est une idée qui me plaît et qui s'est placée dans mon esprit d'une manière riante. « Selon moi, il n'y a pas jusqu'aux vérités à qui l'agrément ne soit nécessaire. » « Eh bien, reprit-elle, puisque votre folie est si agréable, donnez-la moi. Je croirai sur les étoiles tout ce que vous voudrez, pourvu que j'y trouve du plaisir. » « Ah, madame, répondis-je bien vite, ce n'est pas un plaisir comme celui que vous auriez eu à une comédie de Molière. C'en est un qui est, je ne sais où, dans la raison et qui ne fait rire que l'esprit. » « Quoi donc ? reprit-elle, croyez-vous qu'on soit incapable des plaisirs qui ne sont que dans la raison ? Je veux tout à l'heure vous faire voir le contraire. » « Apprenez-moi vos étoiles. » « Non, » répliquai-je, « il ne me sera point reproché que dans un mois. » À dix heures du soir, j'ai parlé de philosophie à la plus aimable personne que je connaisse. « Cherchez ailleurs vos philosophes. » J'eus beau me défendre encore quelque temps sur ce ton-là, il fallut s'aider. Je lui fis du moins promettre, pour mon honneur, qu'elle me garderait le secret, et quand je fus hors d'état de m'en pouvoir dédire et que je voulus parler, je vis que je ne savais pas où commencer mon discours. Car avec une personne comme elle, qui ne savait rien en matière de physique, il fallait prendre les choses de bien loin pour lui prouver que la Terre... pouvaient être une planète, et les planètes autant de terre, et toutes les étoiles autant de soleil qui éclairaient des mondes. J'en revenais toujours à lui dire qu'il aurait mieux valu s'entretenir de Bagatelle, comme toute personne raisonnable aurait fait en notre place. A la fin cependant, pour lui donner une idée générale de la philosophie, voici par où je commençais. Toute la philosophie, lui dis-je, n'est fondée que sur deux choses, sur ce qu'on a l'esprit curieux et les yeux mauvais. Car si vous aviez les yeux meilleurs que vous ne les avez, vous verriez bien si les étoiles sont des soleils qui éclairent autant de monde ou si elles n'en sont pas. Et si d'un autre côté, vous étiez moins curieuse, vous ne vous soucieriez pas de le savoir, ce qui reviendrait au même. Mais on veut savoir plus qu'on ne voit. C'est là la difficulté. Encore, si ce qu'on voit, on le voyait bien, ce serait toujours autant de connu. Mais on le voit tout autrement qu'il n'est. Ainsi, Les vrais philosophes passent leur vie à ne point croire ce qu'ils voient et à tâcher de deviner ce qu'ils ne voient point. Et cette condition n'est pas, ce me semble, trop à envier. Sur cela, je me figure toujours que la nature est un grand spectacle qui ressemble à celui de l'opéra. Du lieu où vous êtes à l'opéra, vous ne voyez pas le théâtre tout à fait comme il est. On a disposé les décorations et les machines pour faire de loin un effet agréable. Et on cache à votre vue ces roues, et ses contrepoids qui font tous les mouvements. Aussi, ne vous embarrasser guère de deviner comment tout cela joue. Il n'y a peut-être que quelques machinistes cachés dans le parterre qui s'inquiètent d'un vol qui lui aura paru extraordinaire et qui veulent absolument démêler comment ce vol a été exécuté. Vous voyez bien que ce machiniste-là est assez fait comme les philosophes. Mais ce qui, à l'égard des philosophes, augmente la difficulté, c'est que dans les machines que la nature présente à nos yeux, les cordes... sont parfaitement bien cachées. Et elles le sont si bien qu'on a été longtemps à deviner ce qui causait les mouvements de l'univers. Car représentez-vous tous les sages à l'opéra. C'est Pythagore, c'est Platon, c'est Aristote et tous ces gens dont le nom fait aujourd'hui tant de bruit à nos oreilles. Supposons qu'ils voyaient le vol de Phaéton, que les vents enlèvent et qu'ils ne pouvaient découvrir les cordes et qu'ils ne savaient point comment le derrière du théâtre était disposé. L'un d'eux disait Merci. C'est une certaine vertu secrète qui enlève Phaéton. L'autre. Phaéton est composé de certains nombres qui le font honteux. L'autre. Phaéton a une certaine amitié pour le haut du théâtre. Il n'est point à son aise quand il n'y est pas. L'autre. Phaéton n'est pas fait pour voler, mais il aime mieux voler que de laisser le haut du théâtre vide. Et sans autre rêverie que je m'étonne qu'il n'ait perdu de réputation toute l'Antiquité. A la fin, Descartes et quelques autres modernes sont venus qui ont dit « Phaéton monte parce qu'il est tiré par des cordes et qu'un poids plus pesant que lui descend. » Ainsi, on ne croit plus qu'un corps se remue s'il n'est tiré, ou plutôt poussé par un autre corps. On ne croit plus qu'il monte ou qu'il descende si ce n'est par l'effet d'un contrepoids ou d'un ressort. Et qui verrait la nature telle qu'elle est ne verrait que le derrière du théâtre de l'opéra. À ce compte, dit la marquise, la philosophie. est devenu bien mécanique. « Si mécanique, répondis-je, que je crains qu'on en ait bientôt honte. On veut que l'univers ne soit tant grand que ce qu'une montre est en petit, et que tout s'y conduise par des mouvements réglés, dépendent de l'arrangement des parties. Avouez la vérité. N'avez-vous pas eu quelquefois une idée plus sublime de l'univers, et ne lui avez-vous point fait plus d'honneur qu'il ne méritait ? J'ai vu des gens qui l'en estimaient moins depuis qu'ils l'avaient connue. » « Et moi, répliqua-t-elle, je l'en estime beaucoup plus depuis que je sais qu'il ressemble à une montre. Il est surprenant que l'ordre de la nature, tout admirable qu'il est, ne roule que sur des choses si simples. « Je ne sais pas, lui répondis-je, qui vous a donné des idées si saines, mais en vérité, il n'est pas trop commun de les avoir. Assez de gens ont toujours dans la tête un faux merveilleux enveloppé d'une obscurité qu'ils respectent. Il admire la nature. que parce qu'il la croit une espèce de magie où l'on n'entend rien, et il est sûr qu'une chose est déshonorée auprès d'eux dès qu'elle peut être conçue. Mais, madame, continuai-je, vous êtes si bien disposée à entrer dans tout ce que je veux vous dire que je crois que je n'ai qu'à tirer le rideau et à vous montrer le monde. De la terre où nous sommes, ce que nous voyons de plus éloigné, c'est le ciel bleu, cette grande voûte où il semble que les étoiles sont attachées comme des clous. On les appelle fixes. parce qu'elles ne paraissent avoir que le mouvement de leur ciel qui les emporte avec lui d'Orient en Occident. Entre la Terre et cette dernière voûte des cieux sont suspendues à différentes hauteurs le Soleil, la Lune et les cinq autres astres qu'on appelle des planètes, Mercure, Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Ces planètes n'étant point attachées à un même ciel, ayant des mouvements inégaux, elles se regardent diversement et figurent diversement ensemble au lieu que les étoiles fixes sont toujours dans la même situation les unes à l'égard des autres. Le chariot par exemple que vous voyez, qui est formé de ces sept étoiles, a toujours été fait comme il est et le sera encore longtemps. Mais la Lune est tantôt proche du Soleil, tantôt elle en est éloignée et il en va de même des autres planètes. Voilà comme les choses parurent à ces anciens bergers de Chaldée dont le grand loisir produisit les premières observations qui ont été le fondement de l'astronomie. Car l'astronomie est née dans la Chaldée, comme la géométrie naquit, dit-on, en Égypte. où les inondations du Nil qui confondaient les bornes des champs furent cause que chacun voulut inventer des mesures exactes pour reconnaître son champ d'avec celui de son voisin. Ainsi, l'astronomie est fille de l'oisiveté, la géométrie est fille de l'intérêt, et s'il était question de la poésie, nous trouverions apparemment qu'elle est fille de l'amour. « Je suis bien aise, » dit la marquise. d'avoir appris cette généalogie des sciences et je vois bien qu'il faut que je m'en tienne à l'astronomie. La géométrie, selon ce que vous me dites, demanderait une âme plus intéressée que je ne l'ai et la poésie en demanderait une plus tendre, mais j'ai autant de loisirs que l'astronomie en peut demander. Heureusement encore, nous sommes à la campagne. Nous y menons quasi une vie pastorale. Tout cela convient à l'astronomie. Ne vous y trompez pas, madame, repris-je, ce n'est pas la vraie vie pastorale. que de parler des planètes et des étoiles fixes. Voyez si c'est à cela que les gens de l'Astray passent leur temps. Oh, répondit-elle, cette sorte de bergerie-là est trop dangereuse. J'aime mieux celle des Chaldéens dont vous me parliez. Recommencez un peu, s'il vous plaît, à me parler Chaldéens. Quand on eut reconnu cette disposition des deux que vous m'avez dites, de quoi fut-il question ? Il fut question, repris-je, de deviner comment toutes les parties de l'univers devaient être arrangées. Et c'est là... ce que les savants appellent faire un système. Mais avant que je vous explique le premier des systèmes, il faut que vous remarquiez, s'il vous plaît, que nous sommes tout à fait naturellement comme un certain fou athénien dont vous avez entendu parler, qui s'était mis dans la fantaisie que tous les vaisseaux qui abordaient au pont de Piret lui appartenaient. Notre folie à nous autres est de croire aussi que toute la nature, sans exception, est destinée à nos usages. Et quand on demande à nos philosophes À quoi sert ce nombre prodigieux d'étoiles fixes, dont une partie suffirait pour faire ce qu'elles font toutes ? Ils vous répondent froidement qu'elles servent à leur réjouir la vue. Sur ce principe, on ne manqua pas d'abord de s'imaginer qu'il fallait que la Terre fût en repos au centre de l'univers, tandis que tous les corps célestes qui étaient faits pour elle, prendraient la peine de tourner alentour pour l'éclairer. Ce fut donc au-dessus de la Terre qu'on plaça la Lune. Et au-dessus de la Lune, on plaça Mercure, ensuite Vénus. Le Soleil, Mars, Jupiter, Saturne. Au-dessus de tout cela était le ciel des étoiles fixes. La Terre se trouvait justement au milieu des cercles que décrivent ces planètes et ils étaient d'autant plus grands qu'ils étaient plus éloignés de la Terre. Et par conséquent, les planètes plus éloignées employaient plus de temps à faire leur cours, ce qui effectivement est vrai. Mais je ne sais pas, interrompit la marquise, pourquoi vous semblez n'approuver pas cet ordre-là dans l'univers. Il me paraît assez net et assez intelligible, et pour moi je vous déclare que je m'en contente. Je puis me vanter, répliquai-je, que je vous adoucis bien tout ce système. Si je vous le donnais tel qu'il a été conçu par Ptolémée, son auteur ou par ceux qui y ont travaillé après lui, il vous jetterait dans une épouvante horrible. Comme les mouvements des planètes ne sont pas si réguliers, qu'elles ne vont pas tantôt plus vite, tantôt plus lentement, tantôt en un sens, tantôt en un autre, et qu'elles ne sont quelquefois plus éloignées de la Terre, quelquefois plus proches, les anciens avaient imaginé je ne sais combien de cercles différemment entrelacés les uns dans les autres, par lesquels ils sauvaient toutes ces bizarreries. L'embarras de tous ces cercles était si grand que, dans un temps où l'on ne connaissait encore rien de meilleur, un roi de Castille, grand mathématicien, mais apparemment peu dévot, disait que si Dieu lui appelait à son conseil, quand il fit le monde, il lui donnait de bons avis. La pensée est trop libertine, mais cela même est assez plaisant que ce système fût alors une occasion de péché, parce qu'il était trop confus. Les bons avis que ce roi voulait donner regardaient sans doute la suppression de tous ces cercles dont on avait embarrassé les mouvements célestes. Apparemment, il regardait aussi une autre suppression de deux ou trois cieux superflus qu'on avait mis au-delà des étoiles fixes. Ces philosophes, pour expliquer une sorte de mouvement dans les corps célestes, faisaient, au-delà du dernier ciel que nous voyons, un ciel de cristal qui imprimait ce mouvement aux cieux inférieurs. Avaient-ils nouvelle d'un autre mouvement ? C'était aussitôt un autre ciel de cristal. Enfin, les cieux de cristal ne leur coûtaient rien. « Et pourquoi ne les faisait-on que de cristal ? » dit la marquise. « N'eussent-ils pas été bons de quelque autre matière ? » « Non, non, » répondis-je, « il fallait que la lumière passe au travers. » « Et d'ailleurs, il fallait qu'ils fussent solides. » « Il le fallait absolument, car Aristote avait trouvé que la solidité était une chose attachée à la noblesse de leur nature, et puisqu'il l'avait dit, on avait garde d'en douter. Mais on a vu des comètes qui, étant plus élevées qu'on ne croyait autrefois, briserait tout le cristal des deux par où elle passe et casserait tout l'univers. Et il a fallu se résoudre à faire les cieux d'une matière fluide telle que l'air. Enfin, il est hors de doute pour les observations de ces derniers siècles que Vénus et Mercure tournent autour du Soleil et non autour de la Terre. Et l'ancien système est absolument insoutenable par cet endroit. Je vais donc vous en proposer un qui satisfait à tout. et qui dispenserait le roi de Castille de donner des avis, car il est d'une simplicité charmante et qui seul le ferait préférer. Il semblerait, interrompit la marquise, que votre philosophie est une espèce d'enchaire où ceux qui offrent de faire les choses à moins de frais l'emportent sur les autres. Il est vrai, repris-je, et ce n'est que par là qu'on peut attraper le plan sur lequel la nature a fait son ouvrage. Elle est d'une épargne extraordinaire. Tout ce qu'elle pourra faire d'une manière qui lui coûtera un peu moins, Quand ce moins ne serait presque rien, soyez sûr qu'elle ne le fera que de cette manière-là. Cette épargne néanmoins s'accorde avec une magnificence surprenante qui brille dans tout ce qu'elle a fait. C'est que la magnificence est dans le dessin et l'épargne dans l'exécution. Il n'y a rien de plus beau qu'un grand dessin où l'on exécute à peu de frais. Nous autres, nous sommes sujets à renverser souvent tout cela dans nos idées. Nous mettons... l'épargne dans le dessin qu'a eu la nature, et la magnificence dans l'exécution. Nous lui donnons un petit dessin qu'elle exécute avec dix fois plus de dépenses qu'il ne faudrait. Cela est tout à fait ridicule. Je serais bien aise, dit-elle, que le système dont vous m'allez parler imite de fort près la nature, car ce grand ménage-là tournera au profit de mon imagination, qui n'aura pas tant de peine à comprendre ce que vous me direz. Il n'y a plus ici d'embarras inutiles, repris-je. Figurez-vous un Allemand nommé Copernic, qui fait main basse sur tous ces cercles différents et sur tous ces cieux solides qui avaient été imaginés par l'Antiquité. Il détruit les uns, il met les autres en pièce, saisi d'une noble fureur d'astronome, il prend la Terre et l'envoie bien loin du centre de l'univers où elle s'était placée et dans ce centre, il y met le Soleil, à qui cet honneur était bien mieux dû. Les planètes ne tournent plus autour de la Terre et... ne l'enferme plus au milieu du cercle qu'elle décrive. Si elle nous éclaire, c'est en quelque sorte par hasard, et parce qu'elle nous rencontre en leur chemin. Tout tourne présentement autour du Soleil. La Terre y tourne, elle-même. Et pour la punir du long repos auquel s'était attribué, Copernic la charge de plus qu'il peut de tous les mouvements qu'elle donnait aux planètes et aux cieux. Enfin, de tout cet équipage céleste dont cette petite Terre se faisait accompagner et environner, il ne lui est demeuré que la Lune. qui tourne autour d'elle. « Attendez un peu, » dit la marquise. « Il vient de vous prendre un enthousiasme qui vous a fait expliquer les choses si pompeusement que je ne crois pas les avoir entendues. » Le Soleil est au centre de l'univers, et là, il est immobile. Après lui, qu'est-ce qui suit ? « C'est Mercure, » répondis-je. Il tourne autour du Soleil, en sorte que le Soleil est à peu près le centre du cercle que Mercure décrit. Au-dessus de Mercure est Vénus, qui tourne de même autour du Soleil. Ensuite vient la Terre qui, étant plus élevée que Mercure et Vénus, décrit autour du Soleil un plus grand cercle que ses planètes. Enfin, suivent Mars, Jupiter, Saturne, selon l'ordre où je vous les nomme. Et vous voyez bien que Saturne doit décrire autour du Soleil le plus grand cercle de tous. Aussi emploie-t-il plus de temps qu'aucune autre planète à faire sa révolution. Et la Lune, vous l'oubliez ? interrompit-elle. « Je la retrouverai bien, » repris-je. « La Lune tourne autour de la Terre et ne l'abandonne point. Mais comme la Terre avance toujours dans le cercle qu'elle décrit autour du Soleil, la Lune la suit en tournant toujours autour d'elle. Et si elle tourne autour du Soleil, ce n'est que pour ne point quitter la Terre. » « Je vous entends, répondit-elle, et j'aime la lune de nous être restée lorsque toutes les autres planètes nous abandonnaient. Avouez que si votre Allemand eût pu nous la faire perdre, il l'aurait fait volontiers, car je vois dans tout son procédé qu'il était bien mal intentionné pour la Terre. Je lui suis bon gré, répliquai-je, d'avoir rabattu la vanité des hommes qui s'étaient mis à la plus belle place de l'univers, et j'ai du plaisir à voir présentement la Terre dans la foule des planètes. » répondit-elle. « Croyez-vous que la vanité des hommes s'étend jusqu'à l'astronomie ? Croyez-vous m'avoir humiliée pour m'avoir appris que la Terre tourne autour du Soleil ? Je vous jure que je ne m'en estime pas moins. Mon Dieu, Madame, repris-je, je sais bien qu'on sera moins jaloux de rang qu'on tient dans l'univers que celui qu'on croit devoir tenir dans une chambre, et que la préséance de deux planètes ne sera jamais une si grande affaire que celle de deux ambassadeurs. Cependant... La même inclination qui fait qu'on veut avoir la place la plus honorable dans une cérémonie fait qu'un philosophe dans un système se met au centre du monde, s'il peut. Il est bien aise que tout soit fait pour lui. Il suppose peut-être, sans s'en apercevoir, ce principe qui le flatte et son cœur ne laisse pas de s'intéresser à une affaire de pure spéculation. « Franchement, répliqua-t-elle, c'est là une calomnie que vous avez inventée contre le genre humain. On n'aurait donc jamais dû recevoir le système de Copernic. » Puisqu'il est si humiliant, aussi repris-je, Copernic lui-même se défiait-il fort du succès de son opinion. Il fut très longtemps à ne la vouloir pas publier. Enfin, il s'y résolut à la prière de gens très considérables. Mais aussi le jour qu'on lui apporta le premier exemplaire imprimé de son livre, savez-vous ce qu'il fit ? Il mourut. Il ne voulut point essuyer toutes les contradictions qu'il prévoyait et se tira habilement d'affaires. « Écoutez, » dit la marquise, « il faut rendre justice à tout le monde. Il est sûr qu'on a de la peine à s'imaginer qu'on tourne autour du soleil, car enfin on ne change point de place, et on se retrouve toujours le matin où l'on s'était couché le soir. Je vois, ce me semble à votre air que vous m'allez dire que, comme la terre tout entière marche, assurément, » interrompis-je, « c'est la même chose que si vous vous endormiez dans un bateau qui alla sur la rivière, vous vous retrouveriez à votre réveil dans la même place et dans la même situation. » « À l'égard de toutes les parties du bateau ? » « Oui, mais, répliqua-t-elle, voici une différence. Je trouverai à mon réveil le rivage changé, et cela me ferait bien voir que mon bateau aurait changé de place. Mais il n'en va pas de même de la Terre. J'y retrouve toutes choses comme je les avais laissées. » « Non pas, madame, répondis-je, non pas. Le rivage a changé aussi. Vous savez qu'au-delà de tous les cercles des planètes sont les étoiles fixes. Voilà notre rivage. » Je suis sur la Terre et la Terre décrit un grand cercle autour du Soleil. Je regarde au centre de ce cercle, j'y vois le Soleil. S'il n'effaçait point les étoiles en poussant ma vue en ligne droite au-delà du Soleil, je le verrais nécessairement répondre à quelques étoiles fixes. Mais je vois aisément pendant la nuit à quelles étoiles il a répondu le jour. Et c'est exactement la même chose. Si la Terre ne changeait point de place sur le cercle où elle est, je verrais... toujours le soleil répondre aux mêmes étoiles fixes. Mais dès que la Terre change de place, il faut que je le voie répondre à d'autres étoiles. C'est là le rivage qui change tous les jours. Et comme la Terre fait son cercle en un an autour du soleil, je vois le soleil en l'espace d'une année répondre successivement à diverses étoiles fixes qui composent un cercle. Ce cercle s'appelle le Zodiac. Voulez-vous que je fasse ici une figure sur le sable ? Non, répondit-elle, je m'en passerai bien. et puis cela donnerait à mon parc un air savant que je ne veux pas qu'il ait. N'ai-je pas ouï dire qu'un philosophe qui fut jeté par un naufrage dans une île qu'il ne connaissait point s'écria à ceux qui le suivaient, en voyant de certaines figures, des lignes et des cercles tracées sur le bord de la mer ? Courage, compagnon, l'île est habitée. Voilà des pas d'hommes. Vous jugez bien qu'il ne m'appartient point de faire ces pas-là, et qu'il ne faut pas qu'on en voit ici. Il vaut mieux, en effet, répondis-je, qu'on n'y voit que des pas d'amant, c'est-à-dire... « Votre nom et vos chiffres gravés sur l'écorce des arbres par la main de vos adorateurs. Laissons-la, je vous prie, les adorateurs, » reprit-elle, « et parlons du soleil. » « J'entends bien comment nous nous imaginons qu'il décrit le cercle que nous décrivons nous-mêmes. Mais ce tour ne s'achève qu'en un an, et celui que le soleil fait tous les jours sur notre tête, comment se fait-il ? » « Avez-vous remarqué, lui répondis-je, qu'une boule qui roulerait sur cette allée aurait deux mouvements ? » elle irait vers le bout de l'allée et en même temps elle tournerait plusieurs fois sur elle-même en sorte que la partie de cette boule qui est en haut descendrait en bas et que celle d'en bas monterait en haut. La Terre fait la même chose. Dans le temps qu'elle avance sur le cercle qu'elle décrit en un an autour du Soleil, elle tourne sur elle-même en 24 heures. Ainsi, en 24 heures, chaque partie de la Terre perd le Soleil et le recouvre. Et à mesure qu'en tournant, on va vers le côté où est le Soleil, il semble qu'il s'élève. Et quand on commence à s'en éloigner, en continuant le tour, il semble qu'il s'abaisse. Cela est assez plaisant, dit-elle. La Terre prouve. prend tout sur soi et le soleil ne fait rien. Et quand la Lune et les autres planètes et les étoiles fixes paraissent faire un tour sur notre tête en 24 heures, c'est donc aussi une imagination. Imagination pure, repris-je, qui vient de la même cause. Les planètes font seulement leur cercle autour du soleil, en des temps inégaux selon leurs distances inégales. Et celle que nous voyons aujourd'hui répondre à un certain point du Zodiac ou de ce cercle d'étoiles fixes, nous la voyons demain à la même heure répondre à un autre point, tant parce qu'elle a avancé sur son cercle que parce que nous avons avancé sur le nôtre. Nous marchons, et les autres planètes marchent aussi, mais plus ou moins vite que nous. Cela nous met dans différents points de vue à leur égard, et nous fait paraître dans leur cours des bizarreries dont il n'est pas nécessaire que je vous parle. Il suffit que vous sachiez que ce qu'il y a d'irrégulier dans les planètes ne vient que de la diverse manière dont notre mouvement nous les fait rencontrer, et qu'au fond, « Elles sont toutes très réglées. » « Je consens qu'elles le soient, » dit la marquise, « mais je voudrais bien que leur régularité coûte à moins à la Terre. On a la guerre ménagée, et pour une grosse masse aussi pesante qu'elle est, on lui demande bien de l'agilité. » « Mais, » lui répondis-je, « aimeriez-vous mieux que le Soleil et tous les autres astres qui sont de très grands corps fistent en vingt-quatre heures autour de la Terre à un tour immense, que les étoiles fixes qui seraient dans le plus grand cercle parcourussent en un jour ? » plus de 27 660 fois 200 millions de lieux. Car il faut que tout cela arrive, si la Terre ne tourne pas sur elle-même en 24 heures. En vérité, il est bien plus raisonnable qu'elle fasse ce tour, qui n'est tout au plus que de 9000 lieux. Vous voyez bien que 9000 lieux, en comparaison de l'horrible nombre que je viens de vous dire, ne sont qu'une bagatelle. Oh, répliqua la marquise, le soleil et les astres sont tout de feu, le mouvement ne leur coûte rien. Mais la terre ne paraît guère portative. Et croiriez-vous, repris-je, si vous n'en aviez l'expérience, que ce n'est plus quelque chose de bien portatif qu'un gros navire monté de 150 pièces de canon chargé de plus de 3000 hommes et d'une très grande quantité de marchandises ? Cependant, il ne faut qu'un petit souffle de vent pour le faire aller sur l'eau, parce que l'eau est liquide, et que, se laissant diviser avec facilité, elle résiste peu au mouvement du navire. Ou s'il est au milieu d'une rivière, il suivra sans peine le fil de l'eau, parce qu'il n'y a rien qui le retienne. Ainsi, la Terre toute massive qu'elle est, est aisément portée au milieu de la matière céleste, qui est infiniment plus fluide que l'eau, et qui remplit tout ce grand espace où nagent les planètes. Et où faudrait-il que la Terre fût cramponnée pour résister au mouvement de cette matière céleste et ne pas s'y laisser emporter ? C'est comme si une petite boule de bois pouvait ne pas suivre le courant d'une rivière. Mais, répliqua-t-elle encore, comment la terre, avec tout son poids, se soutient-elle sur votre matière céleste, qui doit être bien légère, puisqu'elle est si fluide ? Ce n'est pas à dire, répondis-je, que ce qui est fluide en soit plus léger. Que dites-vous de notre gros vaisseau qui, avec tout son poids, est plus léger que l'eau, puisqu'il est surnage ? Je ne veux plus vous dire rien, dit-elle comme en colère, tant que vous aurez le gros vaisseau. Mais m'assurez-vous bien qu'il n'y ait rien à craindre. « Sur une pirouette aussi légère que vous me faites la terre ? » « Eh bien, lui répondis-je, faisons porter la terre par quatre éléphants, comme le font les Indiens. » « Voici bien un autre système, s'écrit Athènes. » « Du moins, j'aime ces gens-là d'avoir pourvu à la sûreté et fait de bons fondements, au lieu que nous autres, coperniciens, nous sommes assez inconsidérés pour vouloir bien nager à l'aventure dans cette matière céleste. Je gage que si les Indiens savaient que la terre fut le moins du monde en péril de se mouvoir, ils doubleraient les éléphants. » « Cela le mériterait bien, » repris-je en riant de sa pensée. « Il ne faut point s'épargner les éléphants pour dormir en assurance. Et si vous en avez besoin pour cette nuit, nous en mettrons dans notre système autant qu'il vous plaira. Ensuite, nous les retrancherons peu à peu, à mesure que vous vous rassurez. » « Sérieusement, » reprit-elle, « je ne crois pas dès à présent qu'il me soit fort nécessaire et je me sens assez de courage pour oser tourner. » « Vous irez encore plus loin, répliquai-je. Vous tournerez avec plaisir, et vous vous ferez sur ce système des idées réjouissantes. Quelquefois, par exemple, je me figure que je suis suspendu en l'air et que j'y demeure sans mouvement pendant que la terre tourne sous moi en 24 heures. Je vois passer sous mes yeux tous ces visages différents, les uns blancs, les autres noirs, les autres basanés, les autres olivâtres. D'abord ce sont des chapeaux, et puis des turbans, et puis des têtes chevelues, et puis des têtes rases. Tantôt des villes à clocher, tantôt des villes à longues aiguilles qui ont des croissants, tantôt des villes à tours de porcelaine, tantôt de grands pays qui n'ont que des cabanes, ici des vastes mers, là des déserts épouvantables, enfin toute cette variété infinie qui est sur la surface de la terre. en vérité dit-elle tout cela mériterait bien que l'on donnât vingt-quatre heures de son temps à le voir ainsi donc dans le même lieu où nous sommes à présent je ne dis pas dans ce parc mais dans ce même lieu à le prendre dans l'air, il y passe continuellement d'autres peuples qui prennent notre place, et au bout de 24 heures, nous y revenons. « Copernic, lui répondis-je, ne le comprendrait pas mieux. D'abord, il passera par ici des Anglais qui raisonneront peut-être de quelques dessins de politique avec moins de gaieté que nous ne raisonnons de notre philosophie. Ensuite viendra une grande mer et il se pourra trouver en ce lieu-là quelques vaisseaux. Il ne sera pas si à son aise que nous. » Après cela apparaîtront des Iroquois, en mangeant tout vif quelques prisonniers de guerre qui fera semblant de ne pas s'en soucier. Des femmes de la terre de Gesso, qui n'emploieront tout leur temps qu'à préparer le repas de leur mari et à se peindre de bleu les lèvres et les sourcils pour plaire aux plus vilains hommes du monde. Des tartares qui iront fort dévotement au pèlerinage vers ce grand prêtre qui ne sort jamais d'un lieu obscur où il n'est éclairé que par des lampes à la lumière desquelles on l'adore. De belles circassiennes ne feront aucune façon d'accorder... Tout au premier venu, hormis ce qu'elle croit qui appartient essentiellement à leur mari. De petits tartares qui iront voler des femmes pour les turcs et pour les persans. Enfin, nous, qui débiterons peut-être encore des rêveries. Il est assez plaisant, dit la marquise, d'imaginer ce que vous venez de me dire, mais si je voyais tout cela d'en haut, je voudrais avoir la liberté de hâter ou d'arrêter le mouvement de la terre, selon que les objets me plairaient plus ou moins. « Et je vous assure que je ferai passer bien vite ceux qui s'embarrassent de politique ou qui mangent leurs ennemis. » « Mais il y en a d'autres pour qui j'aurai de la curiosité. » « J'en aurai pour ces belles circassiennes, par exemple, qui ont un usage si particulier. » « Mais il me vient une difficulté sérieuse. » « Si la terre tourne, nous changeons d'air à chaque moment, et nous respirons toujours celui d'un autre pays. » « Nullement, madame, répondis-je. » L'air qui environne la Terre ne s'étend que jusqu'à une certaine hauteur, peut-être jusqu'à 20 lieues tout au plus. Il nous suit et tourne avec nous. Vous avez vu quelquefois l'ouvrage d'un ver à soie, où c'est coq que ces petits animaux travaillent avec tant d'art pour s'y emprisonner. Elles sont d'une soie fort serrée, mais elles sont couvertes d'un certain duvet fort léger et fort lâche. C'est ainsi que la Terre, qui est assez solide, est couverte depuis sa surface jusqu'à une certaine hauteur d'une espèce de duvet. « Quel air ? » « Et toute la coque de verre à soie tourne en même temps. » « Au-delà de l'air est la matière céleste, incomparablement plus pure, plus subtile et même plus agitée qu'il n'est. » « Vous me présentez la terre sous des idées bien méprisables, » dit la marquise. « C'est pourtant sur cette coque de verre à soie qu'il se fait de si grands travaux, de si grandes guerres, et qu'il règne de tous côtés une si grande agitation. » « Oui, » répondis-je. Et pendant ce temps-là, la nature qui n'entrepointe en connaissance de tous ces petits mouvements particuliers nous emporte tous ensemble d'un mouvement général et se joue de la petite boule. Il me semble, reprit-elle, qu'il est ridicule d'être sur quelque chose qui tourne et de se tourmenter tant. Mais le malheur est qu'on n'est pas assuré qu'on tourne, car enfin, à ne vous rien sceller, toutes les précautions que vous prenez pour empêcher qu'on ne s'aperçoive du mouvement de la Terre me sont suspectes. Est-il possible qu'il ne laissera pas quelques petites marques sensibles à laquelle on le reconnaisse ? Les mouvements les plus naturels, répondis-je, et les plus ordinaires, sont ceux qui se font le moins sentir. Cela est vrai jusque dans la morale. Le mouvement de l'amour propre nous est si naturel que le plus souvent, nous ne le sentons pas, et que nous croyons agir par d'autres principes. Ah, vous moralisez, dit-elle, quand il est question de physique. Cela s'appelle bailler. Retirons-nous, aussi bien en voilà assez pour la première fois. Demain, nous reviendrons ici, vous avec vos systèmes et moi avec mon ignorance. En retournant au château... Je lui dis pour épuiser la matière des systèmes qu'il y en avait un troisième, inventé par Tchobre, qui, voulant absolument que la Terre fût immobile, la plaçait au centre du monde et faisait tourner autour d'elle le Soleil, autour duquel tournaient toutes les autres planètes. Parce que, depuis les nouvelles découvertes, il n'y avait pas moyen de faire tourner les planètes autour de la Terre. Mais la marquise, qui a le discernement vif et prompt, jugea qu'il y avait trop d'affectations à exempter la Terre de tourner autour du Soleil, puisque on n'en pouvait pas exempter tant d'autres grands corps. Que le Soleil n'était plus si propre à tourner autour de la Terre depuis que toutes les planètes tournaient autour de lui. Que ce système ne pouvait être propre tout au plus qu'à soutenir l'immobilité de la Terre quand on avait bien envie de la soutenir et nullement à la persuader. Et enfin, il fut résolu que nous nous en tiendrions à celui de Copernic, qui est plus uniforme et plus riant. et n'a aucun mélange de préjugés. En effet, la simplicité dont il est persuade et sa hardiesse fait plaisir.

Share

Embed

You may also like