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L'Oreille qui lit !

Livre audio :Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, 1576 (programme bac français, 2026)

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1h12 |29/06/2025|

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Description

Étienne de La Boétie n’a que 18 ans lorsqu’il pose une question fondamentale de la philosophie politique : pourquoi des millions de personnes acceptent-t-elles de se soumettre à l’autorité d’un seul ? Un livre audio pour préparer le bac de français 2026 !Suivez-nous sur YouTube : SOS bac français et philo

sur le web : francais-philo.fr


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    discours de la servitude volontaire. Il n'est pas bon d'avoir plusieurs maîtres, n'en ayons qu'un seul. Qu'un seul soit le maître, qu'un seul soit le roi. Voilà ce que déclara Ulysse en public, selon Homer. S'il eût dit seulement « Il n'est pas bon d'avoir plusieurs maîtres » , c'était suffisant. Mais au lieu d'en déduire que la domination de plusieurs ne peut être bonne, puisque la puissance d'un seul Dès qu'il prend ce titre de maître et dur et déraisonnable, il ajoute au contraire « n'ayons qu'un seul maître » . Il faut peut-être excuser Rulis d'avoir tenu ce langage qui lui servait alors pour apaiser la révolte de l'armée. Je crois qu'il adaptait plutôt son discours aux circonstances qu'à la vérité. Mais à la réflexion, c'est un malheur extrême que d'être assujetti à un maître dont on ne peut jamais être assuré de la bonté. et qui a toujours le pouvoir d'être méchant quand il le voudra. Quant à obéir à plusieurs maîtres, c'est être autant de fois extrêmement malheureux. Je ne veux pas débattre ici la question tant de fois agitée, à savoir si d'autres sortes de républiques sont meilleures que la monarchie. Si j'avais à la débattre, avant de chercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, Je demanderai si l'on doit même lui en accorder aucun, car il est difficile de croire qu'il n'y ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul. Mais réservons pour un autre temps cette question qui mériterait bien un traité à part et qui provoquerait toutes les disputes politiques. Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations, supporte quelquefois un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'il lui donne, qui n'a pouvoir de leur nuire qu'autant qu'ils veulent bien l'endurer et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'il n'aimait mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante et pourtant si commune qu'il faut plutôt en gémir que de s'en ébahir. Voir un million d'hommes misérablement asservis la tête sous le joug, non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés, et pour ainsi dire ensorcelés, par le seul nom d'un, qu'ils ne devraient pas redouter, puisqu'il est seul, ni aimé, puisqu'il est envers eux inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes. Contraints à l'obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts. Si donc une nation, contrainte par la force des armes et soumise au pouvoir d'un seul, comme la cité d'Athènes le fut à la domination de trente tyrans, il ne faut pas s'étonner qu'elle serve, mais bien le déplorer. Ou plutôt, ne s'en étonner ni ne s'en plaindre, mais supporter le malheur avec patience et se réserver pour un avenir meilleur. Nous sommes ainsi faits que les devoirs communs de l'amitié absorbent une bonne part de notre vie. Il est raisonnable d'aimer la vertu, d'estimer les belles actions, d'être reconnaissant pour les bienfaits reçus et de réduire souvent notre propre bien-être pour accroître l'honneur et l'avantage de ceux que nous aimons et qui méritent d'être aimés. Si donc les habitants d'un pays trouvent parmi eux un de ces hommes rares qui leur ait donné des preuves d'une grande prévoyance pour les sauvegarder, d'une grande hardiesse pour les défendre, d'une grande prudence pour les gouverner. S'il s'habitue à la longue, à lui obéir et à se fier à lui, jusqu'à lui accorder une certaine suprématie, je ne sais s'il serait sage de l'enlever de là où il faisait bien, pour le placer là où il pourrait faire mal. Il semble en effet naturel d'avoir de la bonté pour celui qui nous a procuré du bien et de ne pas en craindre un mal. Mais... Oh grand Dieu, qu'est-ce donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible ? Devoir un nombre infini d'hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n'ayant ni bien, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux. de les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d'une armée, non d'un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d'un seul, non d'un Hercule ou d'un Samson. mais d'un homme, et souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n'a jamais flairé la poudre des batailles, ni guère foulé le sable des tournois, qui n'est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette. Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c'est étrange, mais toutefois possible. On pourrait peut-être dire avec raison, c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille souffrent l'oppression d'un seul, dira-t-on encore qu'ils n'osent pas s'en prendre à lui, ou qu'ils ne le veulent pas ? Et que ce n'est pas à couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Enfin, si l'on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d'hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d'esclaves, Comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vies sont des bornes qu'ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme. Cela n'est pas quoi, redisent. Elle ne va pas jusque-là. De même que la vaillance n'exige pas qu'un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquiert un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid que la nature désavoue, et que la langue refuse de nommer ? Qu'on mette face à face cinquante mille hommes en armes, qu'on les range en bataille, qu'ils en viennent aux mains. Les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. Auxquels promettrez-vous la victoire ? lesquels iront le plus courageusement au combat ? Ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté ou ceux qui n'attendent pour salaire des coups qu'ils donnent et qu'ils reçoivent que la servitude d'autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l'attente d'un bien-être égal pour l'avenir. Ils pensent moins à ce qu'ils endurent le temps d'une bataille qu'à ce qu'ils endureraient, vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. Les autres n'ont pour aiguillon qu'une petite pointe de convoitise qui s'émousse soudain contre le danger, et dont l'ardeur s'éteint dans le sang de leur première blessure. Aux batailles si renommées de Miltiades, de Léonidas, de Témistocle, qui datent de 2000 ans et qui vivent encore aujourd'hui, aussi fraîches dans la mémoire des livres et des hommes que si elles venaient d'être livrées hier, en Grèce, pour le bien des Grecs, Et pour l'exemple du monde entier, qu'est-ce qui donna à un si petit nombre de grecs, non pas à... le pouvoir, mais le courage de supporter la force de tant de navires que la mer elle-même en débordait, de vaincre des nations si nombreuses que tous les soldats grecs, pris ensemble, n'auraient pas fourni assez de capitaines aux armées ennemies dans ces journées glorieuses. C'était moins la bataille des grecs contre les perses que la victoire de la liberté sur la domination, de l'affranchissement sur la convoitise. Ils sont vraiment extraordinaires les récits de la vaillance que la liberté met au cœur de ceux qui la défendent. Mais ce qui arrive partout et tous les jours, qu'un homme seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté, qui pourrait le croire s'il ne faisait que l'entendre et non le voir ? Et si cela n'arrivait que dans des pays étrangers, des terres lointaines, et qu'on vint nous le raconter, qui ne croirait ce récit purement inventé ? Or, ce tyron seul, il n'est pas besoin de le combattre, ni de l'abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s'agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes, qui se laissent ou plutôt qui se font malmener puisqu'ils en seraient quittes en cessant de servir. C'est le peuple qui s'asservit et qui se coupe la gorge, qui, pouvant choisir d'être soumis ou d'être libre, repousse la liberté et prend le jour, qui consent à son mal ou plutôt qui le recherche. S'il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, Je ne l'empresserai pas, même si ce qu'il doit avoir le plus à cœur est de rentrer dans ses droits naturels, et pour ainsi dire, de bête, redevenir homme. Mais je n'attends même pas de lui une si grande hardiesse. J'admets qu'il aime mieux, je ne sais quelle assurance, de vivre misérablement qu'un espoir douteux, de vivre comme il l'entend. Mais quoi ? S'il pourra avoir la liberté, il suffit de la désirer. Et s'il n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui croit la payer trop cher en l'acquérant par un simple souhait ? Et qui regretterait sa volonté de recouvrer un bien qu'on devrait racheter au prix du sang ? et dont la perte rend à tout homme d'honneur la vie amère et la mort bienfaisante. Certes, comme le feu d'une petite étincelle grandit et se renforce toujours, et plus il trouve de bois à brûler, plus il en dévore, mais se consume et finit par s'éteindre de lui-même quand on cesse de l'alimenter, de même, plus les tyrans pillent, plus ils exigent. Plus ils ruinent et détruisent, plus on leur fournit, plus on les sert. Ils se fortifient d'autant, deviennent de plus en plus frais et dispos pour tout anéantir et tout détruire. Mais si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien. De même que la branche n'ayant plus de sucre ni d'aliment à sa racine, devient sèche et morte. Pour acquérir le bien qu'il souhaite, l'homme hardi ne redoute aucun danger. L'homme avisé n'est rebuté par aucune peine. Seuls les lâches et les engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien qu'ils se bornent à convoiter. L'énergie d'y prétendre leur est ravie par leur propre lâcheté. Il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce désir, cette volonté commune aux sages et aux imprudents, aux courageuses et aux couards, leur fait souhaiter toutes les choses dont la possession les rendrait heureux et contents. Il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi, n'ont pas la force de désirer. C'est la liberté, bien si grand et si doux. Dès qu'elle est perdue, tous les mots s'en suivent. et sans elle tous les autres biens, corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût et leur saveur. La liberté, les hommes la dédaignent uniquement, semble-t-il, parce que s'ils la désiraient, ils l'auraient, comme s'ils refusaient de faire cette précieuse acquisition parce qu'elle est trop aisée. Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien, vous vous laissez enlever sous vos yeux Le plus beau et le plus clair de votre revenu. Vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres. Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regardiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissa seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis. mais certes bien de l'ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-même à la mort. Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, Ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D'où tirent-ils tous ces yeux qui vous épient si ce n'est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper s'il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous qui ne soit de vous-même ? Comment oserait-il vous assaillir s'il n'était d'intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire si vous n'étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-même ? Vous semez vos champs pour qu'ils les dévastent, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ces pilleries, vous élevez vos filles afin qu'ils puissent assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu'ils en fassent des soldats dans le meilleur des cas, pour qu'ils les mènent à la guerre, à la boucherie, qu'ils les rendent ministres de ces convoitises. et exécuteur de ses vengeances. Vous vous usez à la peine, afin qu'il puisse se miniarder dans ses délices, et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin qu'il soit plus fort, et qu'il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et d'autant d'indignité que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles le sentaient, vous pourriez vous délivrer, si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l'ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir. Et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. Les médecins conseillent justement de ne pas chercher à guérir les plaies incurables. Et peut-être ai-je tort de vouloir ainsi exhorter un peuple qui semble avoir perdu depuis longtemps toute connaissance de son mal, ce qui montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons donc à comprendre, si c'est possible, comment cette opiniâtre volonté de servir s'est enracinée si profond qu'on croirait que l'amour même de la liberté n'est pas si naturel. Il est hors de doute, je crois, que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature, et d'après les préceptes qu'elle nous enseigne, nous serions naturellement soumises à nos parents, sujet de la raison, sans être esclaves de personne. Chacun de nous reconnaît en soi, tout naturellement, l'impulsion de l'obéissance envers ses pères et mères. Quant à savoir si la raison est en nous innée ou non, question débattue amplement par les académies et agitée, Par toute l'école des philosophes, je ne pense pas errer en disant qu'il y a dans notre âme un germe naturel de raison. Développé par les bons conseils et les bons exemples, ce germe s'épanouit en vertu, mais il avorte souvent, étouffé par les vices qui surviennent. Ce qu'il y a de clair et d'évident, que personne ne peut ignorer, c'est que la nature, ministre de Dieu, gouvernante des hommes, nous a tous créés et coulés en quelque sorte dans le même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. Et si dans le partage qu'elle a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d'esprit aux uns plus qu'aux autres, elle n'a cependant pas voulu nous mettre en ce monde comme sur un champ de bataille, et n'a pas envoyé ici-bas les plus forts ou les plus à droit, comme des brigands armés dans une forêt, pour y malmener les plus faibles. Croyons plutôt qu'en faisant ainsi des parts plus grandes aux uns, plus petites aux autres, elle a voulu faire naître en eux l'affection fraternelle, et les mettre à même de la pratiquer, puisque les uns ont la puissance de porter secours, tandis que les autres ont besoin d'en recevoir. Donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous, toute la terre pour demeure, puisqu'elle nous a tous logés dans la même maison, nous a tous formés sur le même modèle afin que chacun puisse regarder et quasiment se reconnaître dans l'autre comme dans un miroir. Puisqu'elle nous a fait à tous ce beau présent de la voix et de la parole pour mieux nous rencontrer et fraterniser, et pour produire par la communication et l'échange de nos pensées la communion de nos volontés, puisqu'elle a cherché par tous les moyens à faire et à resserrer le nœud de notre alliance, de notre société. Puisqu'elle a montré en toutes choses qu'elle ne nous voulait pas seulement unis, mais tel un seul être, comment douter alors que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux ? Il ne peut entrer dans l'esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu'elle nous a tous mis en compagnie. À vrai dire, Il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu'on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort. Il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l'injustice. La liberté est donc naturelle. C'est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre. Et s'il s'en trouve par hasard qui en doute encore, abâtardis au point de ne pas reconnaître leurs dons ni leurs passions natives. Il faut que je leur fasse l'honneur qu'ils méritent, et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chair, pour leur enseigner leur nature et leurs conditions. Les bêtes, Dieu me soit en aide, si les hommes veulent bien les entendre, leur crient, « Vive la liberté ! » Plusieurs d'entre elles meurent aussitôt prises. Telle le poisson qui perd la vie sitôt tiré de l'eau, elle se laisse mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. Si les animaux avaient entre eux des prééminences, ils feraient de cette liberté leur noblesse. D'autres bêtes, des plus grandes aux plus petites, lorsqu'on les prend, résistent si fort des ongles, des cornes, du bec et du pied, qu'elles démontrent assez qu'elles prient, elles accordent à ce qu'elles perdent. Une fois prises, elles nous donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur malheur, qu'il est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir sur leur bonheur perdu, plutôt que de se plaire en servitude. Que veut dire d'autre l'éléphant lorsque... S'étant défendu jusqu'au bout sans plus d'espoir, sur le point d'être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les armes, sinon que son grand désir de demeurer libre lui donne de l'esprit et la vise de marchander avec les chasseurs. A voir s'il pourra s'acquitter par le prix de ses dents et si son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté. Nous flattons le cheval dès sa naissance pour l'habituer à servir. Nos caresses ne l'empêchent pas de mordre son frein, de ruer sous les prongs lorsqu'on veut le dompter. Il veut témoigner par là. Ce me semble qu'il ne sert pas de son gré, mais bien sous notre contrainte. Que dire encore ? Même les bœufs sous le joux gègnent, et les oiseaux en cage se plaignent. Je l'ai dit autrefois en vers. Ainsi donc, puisque tout être pourvu de sentiments sans le malheur de la suggestion est court après la liberté, puisque les bêtes, même faites au service de l'homme, n'y peuvent s'y soumettre qu'après avoir protesté d'un désir contraire, quelle malchance a pu dénaturer l'homme, seul vraiment né pour vivre libre, au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre. Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l'élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de races. Ceux qui ont acquis le pouvoir par le droit de la guerre s'y comportent, on le sait et le dit fort justement, comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois, en général, ne sont guère meilleurs. Nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sustent avec le lait le naturel du tyran. et ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires. Selon leurs penchants dominants, avares ou prodigues, ils usent du royaume comme de leur héritage. Quant à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu'il devrait être plus supportable. Il le serait, je crois, si, dès qu'il se voit élevé au-dessus de tous les autres, flatté par je ne sais quoi qu'on appelle grandeur, il ne décidait de n'en plus bouger. Il considère presque toujours la puissance que le peuple lui a léguée comme devant être transmise à ses enfants. Or, dès que ceux-ci ont adopté cette opinion, il est étrange de voir combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruauté, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent pas meilleur moyen pour assurer leur nouvelle tyrannie que de renforcer la servitude et d'écarter si bien les idées de liberté de l'esprit de leur sujet que... Pour récents qu'en soient les souvenirs, ils s'effacent bientôt de leur mémoire. Pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelques différences, mais de choix, je n'en vois pas. Car s'ils arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de régner est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter. Les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d'esclaves qui leur appartient par nature. Je poserai cette question. Si, par hasard, il naissait aujourd'hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la suggestion, ni affriandés à la liberté, ignorant jusqu'au nom de l'une et de l'autre, et qu'on leur proposa d'être sujet ou de vivre libre, quel serait leur choix ? Sans aucun doute, ils préféraient de beaucoup obéir à la seule raison que de servir un homme, à moins qu'il ne soit comme ces gens d'Israël qui, sans besoin ni contrainte, se donnèrent un tyran. je ne lis jamais leur histoire sans en éprouver un dépit extrême qui me porterait presque à être inhumain jusqu'à me réjouir de tous les mots qui leur advinrent car pour que les hommes tant qu'ils sont des hommes se laissent assujettir il faut de deux choses l'une ou qu'ils y soient contraints ou qu'ils soient trompés contraints par les armes étrangères comme le furent Sparte et Athènes par celles d'Alexandre ou trompés par les factions comme le fut le gouvernement d'Athènes tombés auparavant aux mains de pisistrates. Ils perdent souvent leur liberté en étant trompés, mais sont moins souvent séduits par autrui qu'ils ne se trompent eux-mêmes. Ainsi, le peuple de Syracuse, capitale de la Sicile, Pressé par les guerres, ne songeant qu'au danger du moment, élu Dénis Ier et lui donna le commandement de l'armée. Il ne prit garde qu'il l'avait fait aussi puissant que lorsque ce malin, rentrant victorieux comme s'il eut vaincu ses concitoyens plutôt que ses ennemis, se fit d'abord capitaine, puis roi, et de roi, tyron. Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu'il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté. qu'il lui est impossible de se réveiller pour la conquérir. Il sert si bien et si volontiers qu'on dirait à le voir qu'il n'a pas seulement perdu sa liberté, mais bien gagné sa servitude. Il est vrai qu'au commencement, on sert contraint et vaincu par la force. Mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leur devancier avait fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug. puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensent point avoir d'autres biens ni d'autres droits que ceux qu'ils ont trouvés. Ils prennent pour leur état de nature l'état de leur naissance. Toutefois, il n'est pas d'héritier, même prodigue ou nonchalant, qui ne porte un jour les yeux sur les registres de son père pour voir s'il jouit de tous les droits de sa succession. et si l'on n'a rien entrepris contre lui ou contre son prédécesseur. Mais l'habitude qui exerce en toute chose un si grand pouvoir sur nous a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s'habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer. Nul doute que la nature nous dirige là où elle veut, bien ou mal lotie. Mais il faut avouer qu'elle a moins de pouvoir sur nous que l'habitude. Si bon que soit le naturel, il se perd s'il n'est entretenu. Et l'habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de la nature. Les semences de biens que la nature met en nous sont si menus, si frêles, qu'elles ne peuvent résister au moindre choc d'une habitude contraire. Elles s'entretiennent moins facilement qu'elles ne s'abattardissent, et même dégénèrent. tels ces arbres fruitiers qui conservent les caractères de leur espèce tant qu'on les laisse venir, mais qui les perdent pour porter des fruits différents des leurs selon la manière dont on les greffe. Les herbes aussi ont chacune leur propriété, leur naturel, leur singularité. Pourtant, la durée, les intempéries, le sol ou la main du jardinier augmentent ou diminuent de beaucoup leurs vertus. La plante qu'on a vue dans un pays n'est souvent plus reconnaissable dans un autre. Celui qui verrait les vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus mésirable d'entre eux ne voudrait pas être roi, nés et élevés de façon qu'ils ne connaissent d'autre ambition que celle d'entretenir pour le mieux leur liberté, éduqués et formés dès le berceau de telle sorte qu'ils n'échangeraient pas un brin de leur liberté pour toutes les autres félicités de la terre. Celui, dis-je, qui verrait ces personnes-là et qui s'en irait ensuite sur le domaine de quelques grands seigneurs ? y trouvant des gens qui ne sont nés que pour le servir, et qui abandonnent leur propre vie pour maintenir sa puissance. Penserait-il que ces deux peuples sont de même nature ? Ou ne croirait-il pas plutôt qu'en sortant d'une cité d'hommes, il est entré dans un parc de bêtes ? On raconte que Licurgue, le législateur de Sparte, avait nourri deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités au même lait. L'un était engraissé à la cuisine, l'autre habitué à courir les champs au son de la trompe et du cornet. Voulant montrer aux lacets démoniens que les hommes sont tels que la culture les a faits, il exposa les deux chiens sur la place publique et mit entre eux une soupe et un lièvre. L'un courut au plat, l'autre au lièvre. Et pourtant, dit-il, ils sont frères. Celui-là, avec ses lois et son art politique, éduqua et forma si bien les lacets démoniens que chacun d'eux préférait souffrir mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la raison. Je prends plaisir à rappeler ici une anecdote concernant l'un des favoris de Xerxes, grand roi de Perse et de Spartienne. Lorsque Xerxes faisait ses préparatifs de guerre pour conquérir la Grèce entière, il envoya ses ambassadeurs dans plusieurs villes de ce pays pour demander de l'eau et de la terre. C'était la manière qu'avaient les Perses de sommer les villes de ce rang. Il se garda bien d'en envoyer un à Sparte ni à Athènes. Parce que les Spartiates et les Athéniens, auxquels son père Darius en avait envoyé auparavant, les avaient jetés les uns dans les fossés, les autres dans les puits en leur disant « Allez-y, prenez-là de l'eau et de la terre et portez-les à votre prince. » Ces gens ne pouvaient souffrir que, même par la moindre parole, on attentât à leur liberté. Les Spartiates reconnurent qu'en agissant de la sorte, ils avaient offensé les dieux, et surtout Taltilbi, le dieu des héros. Ils résolurent donc, pour les apaiser, d'envoyer à Axerxes deux de leurs concitoyens, afin que, disposant d'eux à son gré, ils puissent se venger sur eux du meurtre des ambassadeurs de son père. Deux Spartiates, l'un nommé Sperties, et l'autre Bulis, s'offrirent comme victimes volontaires. Ils partirent. Arrivé au palais d'un Perse nommé Idarnes, lieutenant du roi pour toutes les villes d'Asie qui étaient sur les côtes de la mer, celui-ci les accueillit fort honorablement, leur fit grande chair et, de fil en aiguille, leur demanda pourquoi ils rejetaient si fort l'amitié du roi. « Spartiate, dit-il, voyez par mon exemple comment le roi s'est honoré ceux qui le méritent. Croyez que si vous étiez à son service, et qu'il vous eut connu, Vous seriez tous les deux gouverneurs de quelques villes grecques. Les lacédémoniens répondirent. En ceci, Idarne, tu ne pourrais nous donner un bon conseil. Car si tu as essayé le bonheur que tu nous promets, tu ignores entièrement celui dont nous jouissons. Tu as éprouvé la faveur du roi, mais tu ne sais pas quel goût délicieux a la liberté. Or si tu en avais seulement goûté, tu nous conseillerais de la défendre. Non seulement avec la lance et le bouclier, mais avec les dents et avec les ongles. Seuls les spartiates disaient vrai, mais chacun parlait ici selon l'éducation qu'il avait reçue, car il était aussi impossible aux persans de regretter la liberté dont ils n'avaient jamais joui qu'aux lacets démoniens qu'il avait savouré d'endurer l'esclavage. Caton d'Utique, encore enfant et sous la férule de son maître, allait souvent voir le dictateur Sylla, chez qui il avait ses entrées, tant à cause du rang de sa famille que de ses liens de parenté. Dans ses visites, il était toujours accompagné de son précepteur, comme c'était l'usage à Rome pour les enfants des nobles. Il vit un jour que dans l'hôtel même de Sylla, en sa présence ou par son commandement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres. L'un était banni, l'autre étranglé. L'un demandait la confiscation des biens d'un citoyen, l'autre sa tête. En somme... Tout s'y passait non comme chez un magistrat de la cité, mais comme chez un tyran du peuple. C'était moins le sanctuaire de la justice qu'une caverne de tyrannie. Ce jeune garçon dit à son précepteur, « Que ne me donnez-vous un poignard ? Je le cacherai sous ma robe. J'entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu'il ne soit levé. J'ai le bras assez fort pour en libérer la ville. Voilà vraiment la parole d'un caton. Ce début d'une vie était digne de sa mort. » Taiser le nom et le pays, raconter seulement le fait tel qu'il est, il parle de lui-même. On dira aussitôt, cet enfant était romain, né dans Rome, lorsqu'elle était libre. Pourquoi dis-je ceci ? Je ne prétends certes pas que le pays et le sol n'y fassent rien, car partout et en tout lieu, l'esclavage est amer aux hommes, et la liberté leur est chère. Mais il me semble qu'on doit avoir pitié de ceux qui, en naissant, se trouve déjà sous le joug, qu'on doit les excuser ou leur pardonner si, n'ayant pas même vu l'ombre de la liberté, et n'en ayant pas entendu parler, ils ne ressentent pas le malheur d'être esclaves. S'il est des pays, comme le dit Homer, de celui des Cimériens, où le soleil se montre tout différent jusqu'à nous, où, après les avoir éclairés pendant six mois consécutifs, il les laisse dans l'obscurité durant les six autres mois, Faut-il s'étonner que... Ceux qui naissent pendant cette longue nuit, s'ils n'ont point ouï parler de la clarté, ni jamais vu le jour, s'accoutument aux ténèbres où ils sont nés sans désirer la lumière. On ne regrette jamais ce qu'on n'a jamais eu. Le chagrin ne vient qu'après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur, se joint le souvenir de quelques joies passées. La nature de l'homme est d'être libre et de vouloir l'être. Mais il prend facilement un autre pli lorsque l'éducation le lui donne. Disons donc que si toute chose devienne naturelle à l'homme lorsqu'il s'y habitue, seul reste dans sa nature celui qui ne désire que les choses simples et non altérées. Ainsi, la première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude. Voilà ce qui arrive aux plus braves chevaux qui d'abord mordent leur frein et après s'en jouent. qui, rejimbant naguère sous la selle, se présentent maintenant d'eux-mêmes sous le harnais et, tout fiers, se rengorgent sous l'armure. Ils disent qu'ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont vécu ainsi. Ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mal. S'en persuadent par des exemples et consolident eux-mêmes par la durée la possession de ceux qui les tyrannisent. Mais en vérité, les années ne donnent jamais le droit de mal faire. Elles accroissent l'injure. Il s'en trouve toujours certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joux et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s'apprivoisent jamais à la suggestion et qui, comme Ulysse, cherchait par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison, n'ont garde d'oublier leurs droits naturels, leurs origines, leur état premier, et s'empressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-là, ayant l'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants, de voir ce qui est à leurs pieds sans regarder ni derrière ni devant. Ils se remémorent les choses passées pour juger le présent et prévoir l'avenir. Ce sont eux qui, ayant d'eux-mêmes la tête bien faite, l'ont encore affiné par l'étude et le savoir. Cela, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et la savourent, et la servitude les dégoûte, pour si bien qu'on la coûte. Le grand Turc s'est bien aperçu que les livres et la pensée donnent plus que tout autre chose aux hommes, le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie. Je comprends que... Dans son pays, il n'a guère de savants ni n'en demande. Le zèle et la passion de ceux qui sont restés, malgré les circonstances, les dévots de la liberté, restent communément sans effet, quel que soit leur nombre, parce qu'ils ne peuvent s'entendre. Les tyrans leur enlèvent toute liberté de faire, de parler et presque de penser, et ils demeurent isolés dans leurs rêves. Momus ne plaisantait pas trop lorsqu'il trouvait à redire à l'homme forgé par Vulcain, en ce qu'il n'avait pas une petite fenêtre au cœur, afin qu'on pût y voir ses pensées. On dit que Brutus et Cassius, lorsqu'ils entreprirent de délivrer Rome, c'est-à-dire le monde entier, ne voulurent point que Cicéron, ce grand zélateur du bien public, fût de la partie, jugeant son cœur trop faible pour ainsi offrer. Il croyait bien à son vouloir, mais non à son courage. Qui voudra se rappeler les temps passés et compulser les annales anciennes, se convaincra que presque tous ceux qui, voyant leur pays malmené et en de mauvaises mains, formèrent le dessein de le délivrer, dans une intention bonne, entière et droite, en verre facilement tabou. Pour se manifester elle-même, la liberté vint toujours à leur aide. Armodus ? Aristogiton, Trasibule, Brutus l'Ancien, Valérys et Dion, qui conçurent un projet si vertueux, l'exécutèrent avec bonheur. En de tels cas, le ferme vouloir garantit presque toujours le succès. Brutus le jeune et Cassius réussirent à briser la servitude. Ils périrent lorsqu'ils tentèrent de ramener la liberté, non pas misérablement, car qui oserait trouver rien de misérable ni dans leur vie ni dans leur mort, mais au grand dommage pour le malheur perpétuel et pour la ruine entière de la République, laquelle, ce me semble, fut enterrée avec eux. Les autres tentatives essayées depuis contre les empereurs romains ne furent que les conjurations de quelques ambitieux, dont l'irréussite et la mauvaise fin ne sont pas à regretter, vu qu'ils ne désiraient pas renverser le trône, mais seulement ébranler la couronne, cherchant à chasser le tyran pour mieux garder la tyrannie. Quant à cela, je serais bien fâché qu'ils eussent réussi, et je suis content qu'ils aient montré, par leur exemple, qu'il ne faut pas abuser du saint nom de la liberté pour conduire une mauvaise action. Mais pour revenir à mon sujet, que j'avais presque perdu de vue, la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs, et qu'ils sont élevés comme tels. De cette première raison découle cette autre, que, sous les tyrans, les gens deviennent aisément lâches et efféminés. Je sais gré au grand Hippocrate, père de la médecine, de l'avoir si bien remarqué dans son livre des maladies. Cet homme avait bon cœur, et il le montra lorsque le roi de Perse voulut l'attirer près de lui à force d'offres et de grands présents. Il lui répondit franchement qu'il se ferait un cas de conscience de s'occuper à guérir les barbares qui voulaient tuer les grecs. et à servir par son art celui qui voulait asservir son pays la lettre qu'il lui écrivit se trouve encore aujourd'hui dans ses autres oeuvres elle témoignera toujours de son courage et de sa noblesse il est certain qu'avec la liberté on perd aussitôt la vaillance Les gens soumis n'ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s'acquittant avec peine d'une obligation. Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l'ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril et donne envie de gagner par une belle mort auprès de ses compagnons l'honneur et la gloire. Chez les hommes libres, au contraire, c'est à l'envie, à qui mieux mieux, chacun pour tous et chacun pour soi. Ils savent qu'ils recueilleront une part égale au mal de la défaite ou au bien de la victoire. Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir. L'historien Xénophon, l'un des plus sérieux et des plus estimés parmi les Grecs, a fait un petit livre dans lequel il fait dialoguer Simonide avec Hiron. Tyran de Syracuse, sur les misères du tyran. Ce livre est plein de leçons bonnes et graves qui ont aussi, selon moi, une grâce infinie. Plus à Dieu que tous les tyrans qui aient jamais été l'eussent placé devant eux en guise de miroir. Ils y auraient certainement reconnu leur verru et en auraient pris honte de leur tâche. Ce traité parle de la peine qu'éprouvent les tyrans qui, faisant du mal à tous, sont obligés de craindre tout le monde. Il dit entre autres choses que Les mauvais rois prennent à leur service des étrangers mercenaires parce qu'ils n'osent plus donner les armes à leur sujet qu'ils ont maltraité. En France même, plus encore autrefois qu'aujourd'hui, quelques bons rois ont bien eu à leur solde des troupes étrangères, mais c'était plutôt pour sauvegarder leur propre sujet. Ils ne regardaient pas à la dépense pour épargner les hommes. C'était aussi, je crois, l'opinion du grand Scipion l'Africain, qui aimait mieux avoir sauvé la vie d'un citoyen que d'avoir des faits sans ennemi. Mais ce qui est certain, c'est que le tyran ne croit jamais sa puissance assurée s'il n'est pas parvenu au point de n'avoir pour sujet que des hommes sans valeur. On pourrait lui dire à juste titre ce que, d'après Terence, Trason disait au maître des éléphants. « Si brave donc vous êtes que vous avez charge des bêtes ! » Cette ruse des tyrans d'abêtir leur sujet n'a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens. après qu'il se fût emparé de leur capitale et qu'il eût pris pour captif Crésus, ce roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s'étaient révoltés. Il les eut bientôt réduits à l'obéissance, mais ne voulant pas saccager une aussi belle ville, ni être obligé d'y tenir une armée pour la maîtriser, il s'avisa d'un expédient admirable pour s'en assurer la possession. Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s'y rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n'eut plus à tirer l'épée contre les Lydiens. Ces misérables s'amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que, de leur nom même, les Latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons au passe-temps, qu'ils nommaient Ludie, par corruption de Lydie. Tous les tyrans n'ont pas déclaré aussi expressément vouloir efféminer leur sujet. Mais de fait, ce que celui-là ordonna formellement, la plupart d'entre eux l'ont fait en cachette. Tel est le penchant naturel du peuple ignorant qui, d'ordinaire, est plus nombreux dans les villes. Il est soupçonneux envers celui qui l'aime et confiant envers celui qui le trompe. Ne croyez pas qu'il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plutôt à l'hameçon. que tous ces peuples qui se laissent promptement alléchés à la servitude pour la moindre douceur qu'on leur fait goûter. Ces choses merveilleuses qu'ils se laissent aller si promptement, pour peu qu'on les chatouille. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces alléchements étaient ceux qu'employaient les anciens tyrans pour endormir leur sujet sous le joug. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d'un vain plaisir qui les éblouissait, s'habituaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants n'apprennent à lire avec des images brillantes. Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens, en faisant souvent festoyer les décuries et en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu'à toute autre chose, au plaisir de la bouche. Ainsi, le plus éveillé d'entre eux n'aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. Les tyrans faisaient l'argeste du quart de blé, du septier de vin, du sesterce, et c'était pitié alors d'entendre crier « Vive le roi ! » Ces lourdeaux ne s'avisaient pas qu'ils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même qu'ils en recouvraient, le tyran n'aurait pu la leur donner si auparavant il ne la leur avait enlevée. Tels ramassaient aujourd'hui le sesterce, tels se gorgeaient au festin public en bénissant Tibère et Néron de leur libéralité qui, Le lendemain, contraint d'abandonner ses biens à l'avidité, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ses empereurs magnifiques, ne disait mot, pas plus qu'une pierre, et ne se remuait pas plus qu'une souche. Le peuple ignorant a toujours été ainsi. Au plaisir qu'il ne peut honnêtement recevoir, il est tout dispo et dissolu. Au tort et à la douleur qu'il peut honnêtement souffrir, il est insensible. Je ne vois personne aujourd'hui qui, entendant parler de Néron, ne tremble au seul nom de ce vilain monstre, de cette sale peste du monde. Il faut pourtant dire qu'après la mort, aussi dégoûtante que sa vie, de ce bout de feu, de ce bourreau, de cette bête sauvage, ce fameux peuple romain en éprouva tant de déplaisir, se rappelant ses jeux et ses festins, qu'il fut sur le point d'emporter le deuil. C'est du moins ce qu'en écrit Tacite, excellent auteur, historien des plus fiables. Et l'on ne trouvera pas cela étrange, si l'on considère ce que ce même peuple avait déjà fait à la mort de Jules César, qui avait donné congé aux lois et à la liberté romaine. On louait surtout, ce me semble, dans ce personnage, son humanité. Or, elle fut plus funeste à son pays que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui ait jamais vécu. Car à la vérité, ce fut cette venimeuse douceur qui en m'y est là pour le peuple romain, le breuvage de la servitude. Après sa mort, ce peuple-là, qui avait encore à la bouche le goût de ses banquets et à l'esprit la mémoire de ses prodigalités, amoncela les bancs de la place publique pour lui en faire un grand bûcher d'honneur. Puis, il lui éleva une colonne comme au père du peuple. Le chapiteau portait cette inscription. Enfin, il fit plus d'honneur à ce mort qu'il n'aurait dû en faire à un vivant et d'abord à ceux qui l'avaient tué. Les empereurs romains n'oubliaient surtout pas de prendre le titre de tribun du peuple parce que cet office était tenu pour saint et sacré. Établi pour la défense et la protection du peuple, ils jouissaient d'une haute faveur dans l'état. Ils s'assuraient par ce moyen que le peuple se fierait mieux à eux. comme s'il lui suffisait d'entendre ce nom sans avoir besoin d'en sentir les effets. Mais ils ne font guère mieux ceux d'aujourd'hui qui, avant de commettre leurs crimes les plus graves, les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien public et le soulagement des malheureux. On connaît la formule dont ils font si finement usage, mais peut-on parler de finesse là où il y a tant d'impudence ? Les rois d'Assyrie ? et après eux les rois Médès, paraissaient en public le plus rarement possible pour faire supposer au peuple qu'il y avait en eux quelque chose de surhumain et laisser rêver ceux qui se montrent l'imagination sur les choses qu'ils ne peuvent voir de leurs propres yeux. Ainsi, tant de nations qui furent longtemps sous l'emprise de ces rois mystérieux s'habituèrent à les servir et les servir d'autant plus volontiers qu'ils ignoraient qui était leur maître ou même s'ils en avaient un. de telle sorte qu'il vivait dans la crainte d'un être que personne n'avait jamais vu. Les premiers rois d'Egypte ne se montraient guère sans porter tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête. Ils se masquaient et jouaient aux battleurs, inspirant par ces formes étranges respect et admiration à leur sujet qui, s'ils n'avaient pas été aussi stupides ou soumis, auraient dû s'en moquer et en rire. C'est vraiment lamentable de découvrir tout ce que faisaient les tyrans du temps passé pour fonder leur tyrannie, de voir de quels petits moyens ils se servaient, trouvant toujours la populace si bien disposée à leur égard qu'ils n'avaient qu'à tendre un filet pour la prendre. Ils n'ont jamais eu plus de facilité à la tromper et ne l'ont jamais mieux asservie que lorsqu'ils s'en moquaient le plus. Que dirais-je d'une autre sornette que les peuples anciens prirent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que l'orteil de Pyrrhus, roi des pires, faisait des miracles et guérissait les malades de la rate. Ils enjolivèrent encore ce conte en disant que, lorsqu'on eut brûlé le cadavre de ce roi, l'orteil se retrouva dans les cendres épargné du feu, intact. Le peuple a toujours ainsi fabriquer lui-même les mensonges pour y ajouter ensuite une fois stupide. Bon nombre d'auteurs ont rapporté ces mensonges. On voit aisément qu'ils les ont ramassés dans les ragots des villes et les fables des ignorants. Telles sont les merveilles que fit Vespasien, revenant d'Assyrie et passant par Alexandrie pour aller à Rome s'emparer de l'Empire. Il redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles et mille autres choses qui ne pouvaient être crues, à mon avis, que par de plus aveugles que ceux qu'ils guérissaient. Les tyrans eux-mêmes trouvaient étrange que les hommes souffrissent qu'un autre les maltraita. C'est pourquoi ils se couvraient volontiers du manteau de la religion et s'affuplaient autant que faire se peut des oripeaux de la divinité pour cautionner leur méchante vie. Ainsi, Salmone, pour s'être moqué du peuple en faisant son Jupiter, se trouve maintenant au fin fond de l'enfer, selon la cibile de Virgile qu'il y a vu. Là, des fils d'Alus, gisent les corps énormes, ceux qui, fendant les airs de leurs têtes difformes, osèrent attenter aux demeures des dieux, et du trône éternel chasser le roi des cieux. Là, j'ai vu de ces cieux le rival sacrilège, qui du foudre usurpant le divin privilège, pour arracher au peuple un criminel en sang, de quatre fiers coursiers, aux pieds retentissants, attelant un vain char dans les lits de tremblante, une torche à la main y semait l'épouvante. Un sensé qui, du ciel prétendu souverain, par le bruit de son char et de son pont d'airain, du tonnerre imité le bruit inimitable. Mais Jupiter lança le foudre véritable et renversa, couvert d'un tourbillon de feu, le char et les coursiers, et la foudre et le dieu. Son triomphe fut court, sa peine est éternelle. Si celui qui voulut simplement faire l'idiot se trouve là-bas si bien traité, Je pense que ceux qui ont abusé de la religion... pour mal faire, s'y trouveront encore à meilleure enseigne. Nos tyrans de France ont semé aussi je ne sais quoi du genre, des crapauds, des fleurs de lys, la sainte ampoule et le riflame, toutes choses que pour ma part et quoi qu'il en soit, je ne veux pas croire n'être que des balivernes puisque nos ancêtres les croyaient et que de notre temps nous n'avons eu aucune occasion de les soupçonner telles. Car nous avons eu quelques rois si bons à la paix, si vaillants à la guerre que... Bien qu'ils fussent nés rois, il semble que la nature ne les ait pas faits comme les autres et que le Dieu Tout-Puissant les ait choisis avant leur naissance pour leur confier le gouvernement et la garde de ce royaume. Et quand cela ne serait pas, je ne voudrais pas entrer en lice pour débattre de la vérité de nos histoires, ni les éplucher trop librement pour ne pas ravir ce beau thème où pourra si bien s'exprimer notre poésie française, cette poésie non seulement agrémentée mais pour ainsi dire refaite à neuf par... nos ronçards, baïfs et dubélés. Ils font tellement progresser notre langue que bientôt, j'ose l'espérer, nous n'aurons rien à envier aux grecs ni aux latins, hormis le droit d'aînesse. Certes, je ferai grand tort à notre rime, juste volontiers de ce mot qui me plaît, car, bien que plusieurs l'aient rendu purement mécanique, j'envoie toutefois à ses d'autres capables de la noblier et de lui rendre son premier lustre. Je lui ferai, dis-je, grand tort en lui ravissant ses jolis contes du roi Clovis, dans lesquels s'aiguera si plaisamment, si aisément, la verve de notre ronçard dans sa franciade. Je saisis sa portée, je connais son esprit fin et je sais la grâce de l'homme. Il fera son affaire de l'oriflame, aussi bien que les Romains le faisaient de leurs ansilles et de ses boucliers du ciel en bas jetés dont parle Virgile. Il tirera de notre sainte ampoule un parti aussi bon que les Athéniens en tirèrent de leur corbeille d'Hérécitone. Il parlera de nos armoiries aussi bien que de leur olivier qu'il prétende exister encore dans la tour de Minerve. Certes, je serais téméraire de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les terres de nos poètes. Mais pour revenir à mon sujet, dont je me suis éloigné je ne sais trop comment, n'est-il pas clair que les tyrans, pour s'affermir, se sont efforcés d'habituer le peuple non seulement à l'obéissance et à la servitude, mais encore à leur dévotion ? Tout ce que j'ai dit jusqu'ici des moyens employés par les tyrans pour asservir n'est exercé que sur le petit peuple ignorant. J'en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les albardes, les gardes et le guet garantissent les tyrans se tromperait fort. Ils s'en servent, je crois, par forme et pour épouvantail, plus qu'il ne s'y fit. Les archers barrent l'entrée des palais aux malhabiles qui n'ont aucun moyen de nuire, non aux audacieux bien armés. On voit aisément que, parmi les empereurs romains, moins nombreux sont ceux qui échappèrent au danger grâce au secours de leurs archers qu'il n'y en eut de tués par ces archers-mêmes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran. Mais toujours, on n'aura peine à le croire d'abord, quoi que ce soit l'exacte vérité, quatre ou cinq hommes qui le soutiennent. et qui lui soumettent tout le pays. Il en a toujours été ainsi. Cinq ou six ont eu l'oreille du tyran et s'en sont approchés d'eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef qu'il en devient méchant envers la société, non seulement de sa propre méchanceté, mais encore des leurs. Ces six en ont sous eux six cents, qu'ils corrompent autant qu'ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu'ils élèvent en dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers, afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu'ils les exercent à point nommé et fassent d'ailleurs tant de mal, qu'ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu'ils ne puissent s'exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent, et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui, comme Homer le fait dire à Jupiter qui se targue en tirant une telle chaîne d'amener à lui tous les dieux. De là venait l'accroissement du pouvoir du Sénat sous Jules César, l'établissement de nouvelles fonctions, l'institution de nouveaux offices. Non, certes, pour réorganiser la justice, mais pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et les faveurs qu'on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu'il se trouve presque aussi nombreux ceux auxquels la tyrannie profite que ceux auxquels la liberté plairait. Au dire des médecins, bien que rien ne paraisse changer dans notre corps, Dès que quelques tumeurs se manifestent en un seul endroit, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse. De même, dès qu'un roi s'est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent faire ni mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d'une ambition ardente et d'une avidité notable, se regroupent autour de lui et le soutiennent. pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyrannos. Tels sont les grands voleurs et les fameux corsaires. Les uns courent le pays, les autres pourchassent les voyageurs, les uns sont en embuscade, les autres gays, les uns massacrent, les autres dépouillent, et bien qu'il y ait entre eux des prééminences, que les uns ne soient que des valets et les autres des chefs de bande, A la fin, il n'y en a pas un qui ne profite sinon du butin principal, du moins de ses restes. On dit que les pirates ciliciens se rassemblèrent en un si grand nombre qu'il fallut envoyer contre eux le grand pompé et qu'ils attirèrent à leur alliance plusieurs belles et grandes villes dans les havres desquelles, en revenant de leur course, ils se mettaient en sûreté, leur donnant en échange une part des pillages qu'elles avaient recelés. C'est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s'il valait quelque chose. Mais, on l'a fort bien dit, pour fendre le bois, on se fait des coins du bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses albardiers. Non que ceux-ci n'en souffrent souvent eux-mêmes, mais ces misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d'endurer le mal et d'en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l'endurent et n'y peuvent maille. Quand je pense à ces gens qui flattent le tyran pour exploiter sa tyrannie et la servitude du peuple, je suis presque aussi souvent ébahi de leur méchanceté qu'apitoyé de leur sottise. Car à vrai dire, s'approcher du tyran est-ce autre chose que s'éloigner de sa liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains sa servitude ? Qu'ils mettent un moment à part leur ambition, qu'ils se dégagent un peu de leur avidité et puis qu'ils se regardent. Qu'ils se considèrent eux-mêmes, ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu'ils foulent au pied et qu'ils traitent comme des forçats ou des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu'eux et, en quelque sorte, plus libres. Le laboureur et l'artisan, pour asservi qu'ils soient, en sont quittes en obéissant. Mais le tyran voit ceux qui l'entourent coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu'il fasse ce qu'il ordonne, mais aussi qu'il pense ce qu'il veut et souvent même, pour le satisfaire, qu'il prévienne ses propres désirs. Ce n'est pas le tout de lui obéir, il faut encore lui complaire. Il faut qu'il se rompe, se tourmente, se tue à traiter ses affaires, et puisqu'il ne se plaise qu'à son plaisir, qu'il sacrifie leur goût au sien, qu'il force leur tempérament et dépouille leur naturel. Il faut qu'ils soient attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses gestes. Que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à épier ses volontés et à deviner ses pensées. Est-ce là vivre heureux ? Est-ce même vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état ? Je ne dis pas pour tout homme de cœur, mais encore pour celui qui n'a que le simple bon sens, ou même figure d'homme. Quelle condition est plus misérable que celle de vivre ainsi, n'ayant rien à soi et tenant d'un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie ? Mais ils veulent servir pour ramasser des biens, comme s'ils ne pouvaient rien gagner qui fut à eux, puisqu'ils ne peuvent même pas dire qu'ils sont à eux-mêmes. Et comme si quelqu'un pouvait avoir quelque chose à soi sous un tyran, Ils veulent se rendre possesseurs de biens, oubliant que ce sont eux qui lui donnent la force de ravir tout à tous, et de ne rien laisser qu'on puisse dire être à personne. Ils voient pourtant que ce sont les biens qui rendent les hommes dépendants de sa cruauté, qu'il n'y a aucun crime plus digne de mort, selon lui, que l'avantage d'autrui, qu'il n'aime que les richesses et ne s'attaque qu'aux riches. Cela vienne cependant se présenter à lui comme des moutons devant le boucher, plein et bien repu comme pour lui faire envie. Ses favoris devraient moins se souvenir de ceux qui ont gagné beaucoup auprès des tyrans que de ceux qui, s'étant engorgés quelque temps, y ont perdu peu après les biens et la vie. Ils devraient moins songer au grand nombre de ceux qui ont acquis des richesses qu'au petit nombre de ceux qui les ont conservés. Qu'on parcourt toutes les histoires anciennes et qu'on rappelle toutes celles dont nous nous souvenons, on verra combien nombreux sont ceux qui... arrivés par de mauvais moyens jusqu'à l'oreille des princes, soit en flattant leurs mauvais penchants, soit en abusant de leur naïveté, ont fini par être écrasés par ces mêmes princes qui avaient mis autant de facilité à les élever que d'inconstance à les défendre. Parmi le grand nombre de ceux qui se sont trouvés auprès des mauvais rois, il en est peu, ou presque pas, qui n'étaient prouvés eux-mêmes la cruauté du tyran qu'ils avaient auparavant attisé contre d'autres. Souvent enrichis à l'ombre de sa faveur des dépouilles d'autrui, ils l'ont à la fin enrichi eux-mêmes de leurs propres dépouilles. Et même les gens de bien, il arrive parfois que le tyran les aime, si avancés qu'ils soient dans sa bonne grâce, si brillantes que soient en eux la vertu et l'intégrité, qui même aux méchants inspirent quelques respects lorsqu'on les voit de près, ces gens de bien, dis-je, ne sauraient se maintenir auprès du tyran. Il faut qu'ils se ressentent aussi du mal commun et qu'ils éprouvent la tyrannie à leur dépens. Tel un Sénèque, un Burus, un Traséas, cette trinité de gens de bien dont les deux premiers eurent le malheur de s'approcher d'un tyran qui leur confia le maniement de ses affaires, tous deux chéris de lui, et bien que l'un d'eux l'eût élevé, ayant pour gage de son amitié les soins qu'il avait donnés à son enfance, ces trois-là, dont la mort fut si cruelle, ne sont-ils pas des exemples suffisants du peu de confiance que l'on doit avoir dans la faveur d'un méchant maître ? En vérité, quelle amitié attendre de celui qui a le cœur assez dur pour haïr tout un royaume qui ne fait que lui obéir, et d'un être qui, ne sachant aimer, s'appauvrit lui-même et détruit son propre empire. Or, si l'on veut dire que Sénèque, Burus et Traséas n'ont éprouvé ce malheur que pour avoir été trop gens de bien, qu'on cherche activement autour d'Oneron lui-même, on verra que... Tous ceux qui furent en grâce auprès de lui, et qui s'y maintinrent par leur méchanceté, n'eurent pas une fin meilleure. Qui a jamais entendu parler d'un amour aussi effréné, d'une affection aussi opiniâtre ? Qui a jamais vu d'homme aussi obstinément attaché à une femme ? que celui-là le fut à Popée. Or, il l'empoisonna lui-même. Sa mère, Agrippine, pour le placer sur le trône, avait tué son propre mari, Claude. Elle avait tout entrepris et tout souffert pour le favoriser. Et cependant, son fils, son nourrisson, celui-là qu'elle avait fait empereur de sa propre main, lui ôta la vie après l'avoir souvent maltraité. Personne ne nia qu'elle n'eût bien mérité cette punition si elle avait été infligée. par n'importe qui d'autre qui fut jamais plus facile à manier plus simple et pour mieux dire plus niais que l'empereur claude qui fut jamais plus coiffé d'une femme que lui de messaline il la livra pourtant au bourreau les tyrans bêtes restent bêtes au point de ne jamais savoir faire le bien mais je ne sais comment à la fin le peu qu'ils ont d'esprit se réveille en eux pour user de cruauté même envers leurs proches On connaît assez le mot de celui-là qui, voyant découverte la gorge de sa femme, de celle qu'il aimait le plus, sans laquelle il semblait qu'il ne pût vivre, lui adressa ce joli compliment. « Ce beau coup sera coupé tout à l'heure, si je l'ordonne. » Voilà pourquoi la plupart des anciens tyrans ont presque tous été tués par leurs favoris. Connaissant la nature de la tyrannie, ceux-ci n'étaient guère rassurés sur la volonté du tyran et se défiaient de sa puissance. C'est ainsi que Domitien fut tué par Stéphanus, Commode par une de ses maîtresses, Caracalla par le centurion martial excité par Macron, et de même presque tous les autres. Certainement, le tyran n'aime jamais, et n'est jamais aimé. L'amitié est un nom sacré, une chose sainte. Elle n'existe qu'entre gens de bien. Elle naît d'une mutuelle estime, et s'entretient moins par les bienfaits que par l'honnêteté. Ce qui rend un ami sur de l'autre, c'est la connaissance de son intégrité. Il en a pour garant son bon naturel, sa fidélité, sa constance. Il ne peut y avoir d'amitié là où se trouve la cruauté, la déloyauté, l'injustice. Entre méchants, lorsqu'ils s'assemblent, c'est un complot et non une société. Ils ne s'aiment pas mais se craignent. Ils ne sont pas amis mais complices. Quand bien même cela ne serait pas... il serait difficile de trouver chez un tyran un amour sûr. Parce qu'étant au-dessus de tous et n'ayant pas de père, il est déjà au-delà des bornes de l'amitié. Celle-ci fleurit dans l'égalité, dont la marche est toujours égale et ne peut jamais clocher. Voilà pourquoi il y a bien, comme on le dit, une espèce de bonne foi parmi les voleurs lors du partage du butin, parce qu'alors ils y sont tous père et compagnon. S'ils ne s'aiment pas, du moins se craignent-ils. Ils ne veulent pas amoindrir leur force en se désunissant. Mais les favoris d'un tyran ne peuvent jamais compter sur lui parce qu'ils lui ont eux-mêmes appris qu'il peut tout, qu'aucun droit ni devoir ne l'oblige, qu'il est habitué à n'avoir pour raison que sa volonté, qu'il n'a pas d'égal et qu'il est le maître de tous. N'est-il pas déplorable que, malgré tant d'exemples éclatants, Sachant le danger si présent, personne ne veuille tirer le son des misères d'autrui et que tant de gens s'approchent encore si volontiers des tyrans, qu'ils ne s'en trouvent pas un pour avoir la prudence et le courage de leur dire, comme le renard de la fable au lion qui faisait le malade, « J'irai volontiers te rendre visite dans ta tanière, mais je vois assez de traces de bêtes qui y entrent. Quant à celles qui en sortent, je n'en vois aucune. » Ces misérables voient relire les trésors du tyran. Ils admirent tout ébahi les éclats de sa magnificence. Alléchés par cette lueur, ils s'approchent sans s'apercevoir qu'ils se jettent dans une flamme qui ne peut manquer de les dévorer. Ainsi, le satyre, imprudent de la fable, voyant briller le feu ravi par Prométhée, le trouva si beau qu'il alla le baiser et s'y brûla. Ainsi, le papillon qui, espérant jouir de quelques plaisirs, se jette au feu parce qu'il le voit briller et prouve bientôt, comme dit Lucain, qu'il a aussi le pouvoir de brûler. Mais supposons encore que ces mignons échappent aux mains de celui qu'ils servent, ils ne se sauvent jamais de celle du roi qui lui succède. S'il est bon, il leur faut alors rendre des comptes et se soumettre à la raison. S'il est mauvais comme leur ancien maître, il ne peut manquer d'avoir aussi ses favoris qui, d'ordinaire, non content de prendre leur place, leur arrachent aussi le plus souvent leurs biens et leur vie. Se peut-il donc qu'il se trouve quelqu'un qui, face à un tel péril et avec si peu de garantie, Veuille prendre une position si malheureuse, Et servir avec tant de souffrance, Un maître aussi dangereux. Quelle peine ! Quel martyr grand Dieu ! Être occupé nuit et jour, Appeler à un homme, Et se méfier de lui plus que de tout autre au monde. Avoir toujours l'œil aux aguets, l'oreille aux écoutes, pour épier d'où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour tâter la mine de ses concurrents, pour deviner le traître. Sourire à chacun et se méfier de tous. N'avoir ni ennemi ouvert, ni ami assuré. Montrer toujours un visage riant quand le cœur est transi. Ne pas pouvoir être joyeux, ni oser être triste. Il est vraiment plaisant de considérer ce qui leur revient de ce grand tourment et de voir le bien qu'ils peuvent attendre de leur peine et de leur vie misérable. Ce n'est pas le tyran que le peuple accuse du mal qu'il souffre, mais bien ceux qui le gouvernent. Ceux-là, les peuples, les nations, tous à l'envie jusqu'aux paysans, jusqu'aux laboureurs, connaissent leur nom, décomptent leur vice. Ils amassent sur eux mille outrages, mille insultes, mille jurons. Toutes les prières, toutes les malédictions sont contre eux, tous les malheurs, toutes les pestes, toutes les famines leur sont comptées. Et si l'on fait parfois semblant de leur rendre hommage, dans le même temps, on les maudit du fond du cœur et on les tient plus en horreur que des bêtes sauvages. Voilà la gloire, voilà l'honneur qu'ils recueillent de leur service auprès des gens qui, s'ils pouvaient avoir chacun un morceau de leur cœur, ne s'estimeraient pas encore satisfaits. ni même à demi consolés de leur souffrance. Même après leur mort, leurs survivants n'ont de cesse que le nom de ces manges peuples ne soit noirci de l'encre de mille plumes et leur réputation déchirée dans mille livres. Même leurs os sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la postérité, comme pour les punir encore après leur mort de leur méchante vie. Apprenons donc ! Apprenons à bien faire ! Levons les yeux vers le ciel pour notre honneur ou pour l'amour de la vertu, mieux encore pour ceux du Dieu Tout-Puissant, fidèle témoin de nos actes et juge de nos fautes. Pour moi, je pense, et ne crois pas me tromper, puisque rien n'est plus contraire à un Dieu bon et libéral que la tyrannie qu'il réserve là-bas tout exprès pour les tyrans et leurs complices quelques peines particulières.

Description

Étienne de La Boétie n’a que 18 ans lorsqu’il pose une question fondamentale de la philosophie politique : pourquoi des millions de personnes acceptent-t-elles de se soumettre à l’autorité d’un seul ? Un livre audio pour préparer le bac de français 2026 !Suivez-nous sur YouTube : SOS bac français et philo

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Transcription

  • Speaker #0

    discours de la servitude volontaire. Il n'est pas bon d'avoir plusieurs maîtres, n'en ayons qu'un seul. Qu'un seul soit le maître, qu'un seul soit le roi. Voilà ce que déclara Ulysse en public, selon Homer. S'il eût dit seulement « Il n'est pas bon d'avoir plusieurs maîtres » , c'était suffisant. Mais au lieu d'en déduire que la domination de plusieurs ne peut être bonne, puisque la puissance d'un seul Dès qu'il prend ce titre de maître et dur et déraisonnable, il ajoute au contraire « n'ayons qu'un seul maître » . Il faut peut-être excuser Rulis d'avoir tenu ce langage qui lui servait alors pour apaiser la révolte de l'armée. Je crois qu'il adaptait plutôt son discours aux circonstances qu'à la vérité. Mais à la réflexion, c'est un malheur extrême que d'être assujetti à un maître dont on ne peut jamais être assuré de la bonté. et qui a toujours le pouvoir d'être méchant quand il le voudra. Quant à obéir à plusieurs maîtres, c'est être autant de fois extrêmement malheureux. Je ne veux pas débattre ici la question tant de fois agitée, à savoir si d'autres sortes de républiques sont meilleures que la monarchie. Si j'avais à la débattre, avant de chercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, Je demanderai si l'on doit même lui en accorder aucun, car il est difficile de croire qu'il n'y ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul. Mais réservons pour un autre temps cette question qui mériterait bien un traité à part et qui provoquerait toutes les disputes politiques. Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations, supporte quelquefois un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'il lui donne, qui n'a pouvoir de leur nuire qu'autant qu'ils veulent bien l'endurer et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'il n'aimait mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante et pourtant si commune qu'il faut plutôt en gémir que de s'en ébahir. Voir un million d'hommes misérablement asservis la tête sous le joug, non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés, et pour ainsi dire ensorcelés, par le seul nom d'un, qu'ils ne devraient pas redouter, puisqu'il est seul, ni aimé, puisqu'il est envers eux inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes. Contraints à l'obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts. Si donc une nation, contrainte par la force des armes et soumise au pouvoir d'un seul, comme la cité d'Athènes le fut à la domination de trente tyrans, il ne faut pas s'étonner qu'elle serve, mais bien le déplorer. Ou plutôt, ne s'en étonner ni ne s'en plaindre, mais supporter le malheur avec patience et se réserver pour un avenir meilleur. Nous sommes ainsi faits que les devoirs communs de l'amitié absorbent une bonne part de notre vie. Il est raisonnable d'aimer la vertu, d'estimer les belles actions, d'être reconnaissant pour les bienfaits reçus et de réduire souvent notre propre bien-être pour accroître l'honneur et l'avantage de ceux que nous aimons et qui méritent d'être aimés. Si donc les habitants d'un pays trouvent parmi eux un de ces hommes rares qui leur ait donné des preuves d'une grande prévoyance pour les sauvegarder, d'une grande hardiesse pour les défendre, d'une grande prudence pour les gouverner. S'il s'habitue à la longue, à lui obéir et à se fier à lui, jusqu'à lui accorder une certaine suprématie, je ne sais s'il serait sage de l'enlever de là où il faisait bien, pour le placer là où il pourrait faire mal. Il semble en effet naturel d'avoir de la bonté pour celui qui nous a procuré du bien et de ne pas en craindre un mal. Mais... Oh grand Dieu, qu'est-ce donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible ? Devoir un nombre infini d'hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n'ayant ni bien, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux. de les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d'une armée, non d'un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d'un seul, non d'un Hercule ou d'un Samson. mais d'un homme, et souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n'a jamais flairé la poudre des batailles, ni guère foulé le sable des tournois, qui n'est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette. Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c'est étrange, mais toutefois possible. On pourrait peut-être dire avec raison, c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille souffrent l'oppression d'un seul, dira-t-on encore qu'ils n'osent pas s'en prendre à lui, ou qu'ils ne le veulent pas ? Et que ce n'est pas à couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Enfin, si l'on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d'hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d'esclaves, Comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vies sont des bornes qu'ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme. Cela n'est pas quoi, redisent. Elle ne va pas jusque-là. De même que la vaillance n'exige pas qu'un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquiert un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid que la nature désavoue, et que la langue refuse de nommer ? Qu'on mette face à face cinquante mille hommes en armes, qu'on les range en bataille, qu'ils en viennent aux mains. Les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. Auxquels promettrez-vous la victoire ? lesquels iront le plus courageusement au combat ? Ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté ou ceux qui n'attendent pour salaire des coups qu'ils donnent et qu'ils reçoivent que la servitude d'autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l'attente d'un bien-être égal pour l'avenir. Ils pensent moins à ce qu'ils endurent le temps d'une bataille qu'à ce qu'ils endureraient, vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. Les autres n'ont pour aiguillon qu'une petite pointe de convoitise qui s'émousse soudain contre le danger, et dont l'ardeur s'éteint dans le sang de leur première blessure. Aux batailles si renommées de Miltiades, de Léonidas, de Témistocle, qui datent de 2000 ans et qui vivent encore aujourd'hui, aussi fraîches dans la mémoire des livres et des hommes que si elles venaient d'être livrées hier, en Grèce, pour le bien des Grecs, Et pour l'exemple du monde entier, qu'est-ce qui donna à un si petit nombre de grecs, non pas à... le pouvoir, mais le courage de supporter la force de tant de navires que la mer elle-même en débordait, de vaincre des nations si nombreuses que tous les soldats grecs, pris ensemble, n'auraient pas fourni assez de capitaines aux armées ennemies dans ces journées glorieuses. C'était moins la bataille des grecs contre les perses que la victoire de la liberté sur la domination, de l'affranchissement sur la convoitise. Ils sont vraiment extraordinaires les récits de la vaillance que la liberté met au cœur de ceux qui la défendent. Mais ce qui arrive partout et tous les jours, qu'un homme seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté, qui pourrait le croire s'il ne faisait que l'entendre et non le voir ? Et si cela n'arrivait que dans des pays étrangers, des terres lointaines, et qu'on vint nous le raconter, qui ne croirait ce récit purement inventé ? Or, ce tyron seul, il n'est pas besoin de le combattre, ni de l'abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s'agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes, qui se laissent ou plutôt qui se font malmener puisqu'ils en seraient quittes en cessant de servir. C'est le peuple qui s'asservit et qui se coupe la gorge, qui, pouvant choisir d'être soumis ou d'être libre, repousse la liberté et prend le jour, qui consent à son mal ou plutôt qui le recherche. S'il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, Je ne l'empresserai pas, même si ce qu'il doit avoir le plus à cœur est de rentrer dans ses droits naturels, et pour ainsi dire, de bête, redevenir homme. Mais je n'attends même pas de lui une si grande hardiesse. J'admets qu'il aime mieux, je ne sais quelle assurance, de vivre misérablement qu'un espoir douteux, de vivre comme il l'entend. Mais quoi ? S'il pourra avoir la liberté, il suffit de la désirer. Et s'il n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui croit la payer trop cher en l'acquérant par un simple souhait ? Et qui regretterait sa volonté de recouvrer un bien qu'on devrait racheter au prix du sang ? et dont la perte rend à tout homme d'honneur la vie amère et la mort bienfaisante. Certes, comme le feu d'une petite étincelle grandit et se renforce toujours, et plus il trouve de bois à brûler, plus il en dévore, mais se consume et finit par s'éteindre de lui-même quand on cesse de l'alimenter, de même, plus les tyrans pillent, plus ils exigent. Plus ils ruinent et détruisent, plus on leur fournit, plus on les sert. Ils se fortifient d'autant, deviennent de plus en plus frais et dispos pour tout anéantir et tout détruire. Mais si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien. De même que la branche n'ayant plus de sucre ni d'aliment à sa racine, devient sèche et morte. Pour acquérir le bien qu'il souhaite, l'homme hardi ne redoute aucun danger. L'homme avisé n'est rebuté par aucune peine. Seuls les lâches et les engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien qu'ils se bornent à convoiter. L'énergie d'y prétendre leur est ravie par leur propre lâcheté. Il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce désir, cette volonté commune aux sages et aux imprudents, aux courageuses et aux couards, leur fait souhaiter toutes les choses dont la possession les rendrait heureux et contents. Il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi, n'ont pas la force de désirer. C'est la liberté, bien si grand et si doux. Dès qu'elle est perdue, tous les mots s'en suivent. et sans elle tous les autres biens, corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût et leur saveur. La liberté, les hommes la dédaignent uniquement, semble-t-il, parce que s'ils la désiraient, ils l'auraient, comme s'ils refusaient de faire cette précieuse acquisition parce qu'elle est trop aisée. Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien, vous vous laissez enlever sous vos yeux Le plus beau et le plus clair de votre revenu. Vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres. Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regardiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissa seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis. mais certes bien de l'ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-même à la mort. Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, Ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D'où tirent-ils tous ces yeux qui vous épient si ce n'est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper s'il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous qui ne soit de vous-même ? Comment oserait-il vous assaillir s'il n'était d'intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire si vous n'étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-même ? Vous semez vos champs pour qu'ils les dévastent, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ces pilleries, vous élevez vos filles afin qu'ils puissent assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu'ils en fassent des soldats dans le meilleur des cas, pour qu'ils les mènent à la guerre, à la boucherie, qu'ils les rendent ministres de ces convoitises. et exécuteur de ses vengeances. Vous vous usez à la peine, afin qu'il puisse se miniarder dans ses délices, et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin qu'il soit plus fort, et qu'il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et d'autant d'indignité que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles le sentaient, vous pourriez vous délivrer, si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l'ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir. Et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. Les médecins conseillent justement de ne pas chercher à guérir les plaies incurables. Et peut-être ai-je tort de vouloir ainsi exhorter un peuple qui semble avoir perdu depuis longtemps toute connaissance de son mal, ce qui montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons donc à comprendre, si c'est possible, comment cette opiniâtre volonté de servir s'est enracinée si profond qu'on croirait que l'amour même de la liberté n'est pas si naturel. Il est hors de doute, je crois, que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature, et d'après les préceptes qu'elle nous enseigne, nous serions naturellement soumises à nos parents, sujet de la raison, sans être esclaves de personne. Chacun de nous reconnaît en soi, tout naturellement, l'impulsion de l'obéissance envers ses pères et mères. Quant à savoir si la raison est en nous innée ou non, question débattue amplement par les académies et agitée, Par toute l'école des philosophes, je ne pense pas errer en disant qu'il y a dans notre âme un germe naturel de raison. Développé par les bons conseils et les bons exemples, ce germe s'épanouit en vertu, mais il avorte souvent, étouffé par les vices qui surviennent. Ce qu'il y a de clair et d'évident, que personne ne peut ignorer, c'est que la nature, ministre de Dieu, gouvernante des hommes, nous a tous créés et coulés en quelque sorte dans le même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. Et si dans le partage qu'elle a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d'esprit aux uns plus qu'aux autres, elle n'a cependant pas voulu nous mettre en ce monde comme sur un champ de bataille, et n'a pas envoyé ici-bas les plus forts ou les plus à droit, comme des brigands armés dans une forêt, pour y malmener les plus faibles. Croyons plutôt qu'en faisant ainsi des parts plus grandes aux uns, plus petites aux autres, elle a voulu faire naître en eux l'affection fraternelle, et les mettre à même de la pratiquer, puisque les uns ont la puissance de porter secours, tandis que les autres ont besoin d'en recevoir. Donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous, toute la terre pour demeure, puisqu'elle nous a tous logés dans la même maison, nous a tous formés sur le même modèle afin que chacun puisse regarder et quasiment se reconnaître dans l'autre comme dans un miroir. Puisqu'elle nous a fait à tous ce beau présent de la voix et de la parole pour mieux nous rencontrer et fraterniser, et pour produire par la communication et l'échange de nos pensées la communion de nos volontés, puisqu'elle a cherché par tous les moyens à faire et à resserrer le nœud de notre alliance, de notre société. Puisqu'elle a montré en toutes choses qu'elle ne nous voulait pas seulement unis, mais tel un seul être, comment douter alors que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux ? Il ne peut entrer dans l'esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu'elle nous a tous mis en compagnie. À vrai dire, Il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu'on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort. Il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l'injustice. La liberté est donc naturelle. C'est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre. Et s'il s'en trouve par hasard qui en doute encore, abâtardis au point de ne pas reconnaître leurs dons ni leurs passions natives. Il faut que je leur fasse l'honneur qu'ils méritent, et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chair, pour leur enseigner leur nature et leurs conditions. Les bêtes, Dieu me soit en aide, si les hommes veulent bien les entendre, leur crient, « Vive la liberté ! » Plusieurs d'entre elles meurent aussitôt prises. Telle le poisson qui perd la vie sitôt tiré de l'eau, elle se laisse mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. Si les animaux avaient entre eux des prééminences, ils feraient de cette liberté leur noblesse. D'autres bêtes, des plus grandes aux plus petites, lorsqu'on les prend, résistent si fort des ongles, des cornes, du bec et du pied, qu'elles démontrent assez qu'elles prient, elles accordent à ce qu'elles perdent. Une fois prises, elles nous donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur malheur, qu'il est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir sur leur bonheur perdu, plutôt que de se plaire en servitude. Que veut dire d'autre l'éléphant lorsque... S'étant défendu jusqu'au bout sans plus d'espoir, sur le point d'être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les armes, sinon que son grand désir de demeurer libre lui donne de l'esprit et la vise de marchander avec les chasseurs. A voir s'il pourra s'acquitter par le prix de ses dents et si son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté. Nous flattons le cheval dès sa naissance pour l'habituer à servir. Nos caresses ne l'empêchent pas de mordre son frein, de ruer sous les prongs lorsqu'on veut le dompter. Il veut témoigner par là. Ce me semble qu'il ne sert pas de son gré, mais bien sous notre contrainte. Que dire encore ? Même les bœufs sous le joux gègnent, et les oiseaux en cage se plaignent. Je l'ai dit autrefois en vers. Ainsi donc, puisque tout être pourvu de sentiments sans le malheur de la suggestion est court après la liberté, puisque les bêtes, même faites au service de l'homme, n'y peuvent s'y soumettre qu'après avoir protesté d'un désir contraire, quelle malchance a pu dénaturer l'homme, seul vraiment né pour vivre libre, au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre. Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l'élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de races. Ceux qui ont acquis le pouvoir par le droit de la guerre s'y comportent, on le sait et le dit fort justement, comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois, en général, ne sont guère meilleurs. Nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sustent avec le lait le naturel du tyran. et ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires. Selon leurs penchants dominants, avares ou prodigues, ils usent du royaume comme de leur héritage. Quant à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu'il devrait être plus supportable. Il le serait, je crois, si, dès qu'il se voit élevé au-dessus de tous les autres, flatté par je ne sais quoi qu'on appelle grandeur, il ne décidait de n'en plus bouger. Il considère presque toujours la puissance que le peuple lui a léguée comme devant être transmise à ses enfants. Or, dès que ceux-ci ont adopté cette opinion, il est étrange de voir combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruauté, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent pas meilleur moyen pour assurer leur nouvelle tyrannie que de renforcer la servitude et d'écarter si bien les idées de liberté de l'esprit de leur sujet que... Pour récents qu'en soient les souvenirs, ils s'effacent bientôt de leur mémoire. Pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelques différences, mais de choix, je n'en vois pas. Car s'ils arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de régner est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter. Les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d'esclaves qui leur appartient par nature. Je poserai cette question. Si, par hasard, il naissait aujourd'hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la suggestion, ni affriandés à la liberté, ignorant jusqu'au nom de l'une et de l'autre, et qu'on leur proposa d'être sujet ou de vivre libre, quel serait leur choix ? Sans aucun doute, ils préféraient de beaucoup obéir à la seule raison que de servir un homme, à moins qu'il ne soit comme ces gens d'Israël qui, sans besoin ni contrainte, se donnèrent un tyran. je ne lis jamais leur histoire sans en éprouver un dépit extrême qui me porterait presque à être inhumain jusqu'à me réjouir de tous les mots qui leur advinrent car pour que les hommes tant qu'ils sont des hommes se laissent assujettir il faut de deux choses l'une ou qu'ils y soient contraints ou qu'ils soient trompés contraints par les armes étrangères comme le furent Sparte et Athènes par celles d'Alexandre ou trompés par les factions comme le fut le gouvernement d'Athènes tombés auparavant aux mains de pisistrates. Ils perdent souvent leur liberté en étant trompés, mais sont moins souvent séduits par autrui qu'ils ne se trompent eux-mêmes. Ainsi, le peuple de Syracuse, capitale de la Sicile, Pressé par les guerres, ne songeant qu'au danger du moment, élu Dénis Ier et lui donna le commandement de l'armée. Il ne prit garde qu'il l'avait fait aussi puissant que lorsque ce malin, rentrant victorieux comme s'il eut vaincu ses concitoyens plutôt que ses ennemis, se fit d'abord capitaine, puis roi, et de roi, tyron. Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu'il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté. qu'il lui est impossible de se réveiller pour la conquérir. Il sert si bien et si volontiers qu'on dirait à le voir qu'il n'a pas seulement perdu sa liberté, mais bien gagné sa servitude. Il est vrai qu'au commencement, on sert contraint et vaincu par la force. Mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leur devancier avait fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug. puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensent point avoir d'autres biens ni d'autres droits que ceux qu'ils ont trouvés. Ils prennent pour leur état de nature l'état de leur naissance. Toutefois, il n'est pas d'héritier, même prodigue ou nonchalant, qui ne porte un jour les yeux sur les registres de son père pour voir s'il jouit de tous les droits de sa succession. et si l'on n'a rien entrepris contre lui ou contre son prédécesseur. Mais l'habitude qui exerce en toute chose un si grand pouvoir sur nous a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s'habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer. Nul doute que la nature nous dirige là où elle veut, bien ou mal lotie. Mais il faut avouer qu'elle a moins de pouvoir sur nous que l'habitude. Si bon que soit le naturel, il se perd s'il n'est entretenu. Et l'habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de la nature. Les semences de biens que la nature met en nous sont si menus, si frêles, qu'elles ne peuvent résister au moindre choc d'une habitude contraire. Elles s'entretiennent moins facilement qu'elles ne s'abattardissent, et même dégénèrent. tels ces arbres fruitiers qui conservent les caractères de leur espèce tant qu'on les laisse venir, mais qui les perdent pour porter des fruits différents des leurs selon la manière dont on les greffe. Les herbes aussi ont chacune leur propriété, leur naturel, leur singularité. Pourtant, la durée, les intempéries, le sol ou la main du jardinier augmentent ou diminuent de beaucoup leurs vertus. La plante qu'on a vue dans un pays n'est souvent plus reconnaissable dans un autre. Celui qui verrait les vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus mésirable d'entre eux ne voudrait pas être roi, nés et élevés de façon qu'ils ne connaissent d'autre ambition que celle d'entretenir pour le mieux leur liberté, éduqués et formés dès le berceau de telle sorte qu'ils n'échangeraient pas un brin de leur liberté pour toutes les autres félicités de la terre. Celui, dis-je, qui verrait ces personnes-là et qui s'en irait ensuite sur le domaine de quelques grands seigneurs ? y trouvant des gens qui ne sont nés que pour le servir, et qui abandonnent leur propre vie pour maintenir sa puissance. Penserait-il que ces deux peuples sont de même nature ? Ou ne croirait-il pas plutôt qu'en sortant d'une cité d'hommes, il est entré dans un parc de bêtes ? On raconte que Licurgue, le législateur de Sparte, avait nourri deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités au même lait. L'un était engraissé à la cuisine, l'autre habitué à courir les champs au son de la trompe et du cornet. Voulant montrer aux lacets démoniens que les hommes sont tels que la culture les a faits, il exposa les deux chiens sur la place publique et mit entre eux une soupe et un lièvre. L'un courut au plat, l'autre au lièvre. Et pourtant, dit-il, ils sont frères. Celui-là, avec ses lois et son art politique, éduqua et forma si bien les lacets démoniens que chacun d'eux préférait souffrir mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la raison. Je prends plaisir à rappeler ici une anecdote concernant l'un des favoris de Xerxes, grand roi de Perse et de Spartienne. Lorsque Xerxes faisait ses préparatifs de guerre pour conquérir la Grèce entière, il envoya ses ambassadeurs dans plusieurs villes de ce pays pour demander de l'eau et de la terre. C'était la manière qu'avaient les Perses de sommer les villes de ce rang. Il se garda bien d'en envoyer un à Sparte ni à Athènes. Parce que les Spartiates et les Athéniens, auxquels son père Darius en avait envoyé auparavant, les avaient jetés les uns dans les fossés, les autres dans les puits en leur disant « Allez-y, prenez-là de l'eau et de la terre et portez-les à votre prince. » Ces gens ne pouvaient souffrir que, même par la moindre parole, on attentât à leur liberté. Les Spartiates reconnurent qu'en agissant de la sorte, ils avaient offensé les dieux, et surtout Taltilbi, le dieu des héros. Ils résolurent donc, pour les apaiser, d'envoyer à Axerxes deux de leurs concitoyens, afin que, disposant d'eux à son gré, ils puissent se venger sur eux du meurtre des ambassadeurs de son père. Deux Spartiates, l'un nommé Sperties, et l'autre Bulis, s'offrirent comme victimes volontaires. Ils partirent. Arrivé au palais d'un Perse nommé Idarnes, lieutenant du roi pour toutes les villes d'Asie qui étaient sur les côtes de la mer, celui-ci les accueillit fort honorablement, leur fit grande chair et, de fil en aiguille, leur demanda pourquoi ils rejetaient si fort l'amitié du roi. « Spartiate, dit-il, voyez par mon exemple comment le roi s'est honoré ceux qui le méritent. Croyez que si vous étiez à son service, et qu'il vous eut connu, Vous seriez tous les deux gouverneurs de quelques villes grecques. Les lacédémoniens répondirent. En ceci, Idarne, tu ne pourrais nous donner un bon conseil. Car si tu as essayé le bonheur que tu nous promets, tu ignores entièrement celui dont nous jouissons. Tu as éprouvé la faveur du roi, mais tu ne sais pas quel goût délicieux a la liberté. Or si tu en avais seulement goûté, tu nous conseillerais de la défendre. Non seulement avec la lance et le bouclier, mais avec les dents et avec les ongles. Seuls les spartiates disaient vrai, mais chacun parlait ici selon l'éducation qu'il avait reçue, car il était aussi impossible aux persans de regretter la liberté dont ils n'avaient jamais joui qu'aux lacets démoniens qu'il avait savouré d'endurer l'esclavage. Caton d'Utique, encore enfant et sous la férule de son maître, allait souvent voir le dictateur Sylla, chez qui il avait ses entrées, tant à cause du rang de sa famille que de ses liens de parenté. Dans ses visites, il était toujours accompagné de son précepteur, comme c'était l'usage à Rome pour les enfants des nobles. Il vit un jour que dans l'hôtel même de Sylla, en sa présence ou par son commandement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres. L'un était banni, l'autre étranglé. L'un demandait la confiscation des biens d'un citoyen, l'autre sa tête. En somme... Tout s'y passait non comme chez un magistrat de la cité, mais comme chez un tyran du peuple. C'était moins le sanctuaire de la justice qu'une caverne de tyrannie. Ce jeune garçon dit à son précepteur, « Que ne me donnez-vous un poignard ? Je le cacherai sous ma robe. J'entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu'il ne soit levé. J'ai le bras assez fort pour en libérer la ville. Voilà vraiment la parole d'un caton. Ce début d'une vie était digne de sa mort. » Taiser le nom et le pays, raconter seulement le fait tel qu'il est, il parle de lui-même. On dira aussitôt, cet enfant était romain, né dans Rome, lorsqu'elle était libre. Pourquoi dis-je ceci ? Je ne prétends certes pas que le pays et le sol n'y fassent rien, car partout et en tout lieu, l'esclavage est amer aux hommes, et la liberté leur est chère. Mais il me semble qu'on doit avoir pitié de ceux qui, en naissant, se trouve déjà sous le joug, qu'on doit les excuser ou leur pardonner si, n'ayant pas même vu l'ombre de la liberté, et n'en ayant pas entendu parler, ils ne ressentent pas le malheur d'être esclaves. S'il est des pays, comme le dit Homer, de celui des Cimériens, où le soleil se montre tout différent jusqu'à nous, où, après les avoir éclairés pendant six mois consécutifs, il les laisse dans l'obscurité durant les six autres mois, Faut-il s'étonner que... Ceux qui naissent pendant cette longue nuit, s'ils n'ont point ouï parler de la clarté, ni jamais vu le jour, s'accoutument aux ténèbres où ils sont nés sans désirer la lumière. On ne regrette jamais ce qu'on n'a jamais eu. Le chagrin ne vient qu'après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur, se joint le souvenir de quelques joies passées. La nature de l'homme est d'être libre et de vouloir l'être. Mais il prend facilement un autre pli lorsque l'éducation le lui donne. Disons donc que si toute chose devienne naturelle à l'homme lorsqu'il s'y habitue, seul reste dans sa nature celui qui ne désire que les choses simples et non altérées. Ainsi, la première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude. Voilà ce qui arrive aux plus braves chevaux qui d'abord mordent leur frein et après s'en jouent. qui, rejimbant naguère sous la selle, se présentent maintenant d'eux-mêmes sous le harnais et, tout fiers, se rengorgent sous l'armure. Ils disent qu'ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont vécu ainsi. Ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mal. S'en persuadent par des exemples et consolident eux-mêmes par la durée la possession de ceux qui les tyrannisent. Mais en vérité, les années ne donnent jamais le droit de mal faire. Elles accroissent l'injure. Il s'en trouve toujours certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joux et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s'apprivoisent jamais à la suggestion et qui, comme Ulysse, cherchait par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison, n'ont garde d'oublier leurs droits naturels, leurs origines, leur état premier, et s'empressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-là, ayant l'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants, de voir ce qui est à leurs pieds sans regarder ni derrière ni devant. Ils se remémorent les choses passées pour juger le présent et prévoir l'avenir. Ce sont eux qui, ayant d'eux-mêmes la tête bien faite, l'ont encore affiné par l'étude et le savoir. Cela, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et la savourent, et la servitude les dégoûte, pour si bien qu'on la coûte. Le grand Turc s'est bien aperçu que les livres et la pensée donnent plus que tout autre chose aux hommes, le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie. Je comprends que... Dans son pays, il n'a guère de savants ni n'en demande. Le zèle et la passion de ceux qui sont restés, malgré les circonstances, les dévots de la liberté, restent communément sans effet, quel que soit leur nombre, parce qu'ils ne peuvent s'entendre. Les tyrans leur enlèvent toute liberté de faire, de parler et presque de penser, et ils demeurent isolés dans leurs rêves. Momus ne plaisantait pas trop lorsqu'il trouvait à redire à l'homme forgé par Vulcain, en ce qu'il n'avait pas une petite fenêtre au cœur, afin qu'on pût y voir ses pensées. On dit que Brutus et Cassius, lorsqu'ils entreprirent de délivrer Rome, c'est-à-dire le monde entier, ne voulurent point que Cicéron, ce grand zélateur du bien public, fût de la partie, jugeant son cœur trop faible pour ainsi offrer. Il croyait bien à son vouloir, mais non à son courage. Qui voudra se rappeler les temps passés et compulser les annales anciennes, se convaincra que presque tous ceux qui, voyant leur pays malmené et en de mauvaises mains, formèrent le dessein de le délivrer, dans une intention bonne, entière et droite, en verre facilement tabou. Pour se manifester elle-même, la liberté vint toujours à leur aide. Armodus ? Aristogiton, Trasibule, Brutus l'Ancien, Valérys et Dion, qui conçurent un projet si vertueux, l'exécutèrent avec bonheur. En de tels cas, le ferme vouloir garantit presque toujours le succès. Brutus le jeune et Cassius réussirent à briser la servitude. Ils périrent lorsqu'ils tentèrent de ramener la liberté, non pas misérablement, car qui oserait trouver rien de misérable ni dans leur vie ni dans leur mort, mais au grand dommage pour le malheur perpétuel et pour la ruine entière de la République, laquelle, ce me semble, fut enterrée avec eux. Les autres tentatives essayées depuis contre les empereurs romains ne furent que les conjurations de quelques ambitieux, dont l'irréussite et la mauvaise fin ne sont pas à regretter, vu qu'ils ne désiraient pas renverser le trône, mais seulement ébranler la couronne, cherchant à chasser le tyran pour mieux garder la tyrannie. Quant à cela, je serais bien fâché qu'ils eussent réussi, et je suis content qu'ils aient montré, par leur exemple, qu'il ne faut pas abuser du saint nom de la liberté pour conduire une mauvaise action. Mais pour revenir à mon sujet, que j'avais presque perdu de vue, la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs, et qu'ils sont élevés comme tels. De cette première raison découle cette autre, que, sous les tyrans, les gens deviennent aisément lâches et efféminés. Je sais gré au grand Hippocrate, père de la médecine, de l'avoir si bien remarqué dans son livre des maladies. Cet homme avait bon cœur, et il le montra lorsque le roi de Perse voulut l'attirer près de lui à force d'offres et de grands présents. Il lui répondit franchement qu'il se ferait un cas de conscience de s'occuper à guérir les barbares qui voulaient tuer les grecs. et à servir par son art celui qui voulait asservir son pays la lettre qu'il lui écrivit se trouve encore aujourd'hui dans ses autres oeuvres elle témoignera toujours de son courage et de sa noblesse il est certain qu'avec la liberté on perd aussitôt la vaillance Les gens soumis n'ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s'acquittant avec peine d'une obligation. Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l'ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril et donne envie de gagner par une belle mort auprès de ses compagnons l'honneur et la gloire. Chez les hommes libres, au contraire, c'est à l'envie, à qui mieux mieux, chacun pour tous et chacun pour soi. Ils savent qu'ils recueilleront une part égale au mal de la défaite ou au bien de la victoire. Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir. L'historien Xénophon, l'un des plus sérieux et des plus estimés parmi les Grecs, a fait un petit livre dans lequel il fait dialoguer Simonide avec Hiron. Tyran de Syracuse, sur les misères du tyran. Ce livre est plein de leçons bonnes et graves qui ont aussi, selon moi, une grâce infinie. Plus à Dieu que tous les tyrans qui aient jamais été l'eussent placé devant eux en guise de miroir. Ils y auraient certainement reconnu leur verru et en auraient pris honte de leur tâche. Ce traité parle de la peine qu'éprouvent les tyrans qui, faisant du mal à tous, sont obligés de craindre tout le monde. Il dit entre autres choses que Les mauvais rois prennent à leur service des étrangers mercenaires parce qu'ils n'osent plus donner les armes à leur sujet qu'ils ont maltraité. En France même, plus encore autrefois qu'aujourd'hui, quelques bons rois ont bien eu à leur solde des troupes étrangères, mais c'était plutôt pour sauvegarder leur propre sujet. Ils ne regardaient pas à la dépense pour épargner les hommes. C'était aussi, je crois, l'opinion du grand Scipion l'Africain, qui aimait mieux avoir sauvé la vie d'un citoyen que d'avoir des faits sans ennemi. Mais ce qui est certain, c'est que le tyran ne croit jamais sa puissance assurée s'il n'est pas parvenu au point de n'avoir pour sujet que des hommes sans valeur. On pourrait lui dire à juste titre ce que, d'après Terence, Trason disait au maître des éléphants. « Si brave donc vous êtes que vous avez charge des bêtes ! » Cette ruse des tyrans d'abêtir leur sujet n'a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens. après qu'il se fût emparé de leur capitale et qu'il eût pris pour captif Crésus, ce roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s'étaient révoltés. Il les eut bientôt réduits à l'obéissance, mais ne voulant pas saccager une aussi belle ville, ni être obligé d'y tenir une armée pour la maîtriser, il s'avisa d'un expédient admirable pour s'en assurer la possession. Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s'y rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n'eut plus à tirer l'épée contre les Lydiens. Ces misérables s'amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que, de leur nom même, les Latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons au passe-temps, qu'ils nommaient Ludie, par corruption de Lydie. Tous les tyrans n'ont pas déclaré aussi expressément vouloir efféminer leur sujet. Mais de fait, ce que celui-là ordonna formellement, la plupart d'entre eux l'ont fait en cachette. Tel est le penchant naturel du peuple ignorant qui, d'ordinaire, est plus nombreux dans les villes. Il est soupçonneux envers celui qui l'aime et confiant envers celui qui le trompe. Ne croyez pas qu'il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plutôt à l'hameçon. que tous ces peuples qui se laissent promptement alléchés à la servitude pour la moindre douceur qu'on leur fait goûter. Ces choses merveilleuses qu'ils se laissent aller si promptement, pour peu qu'on les chatouille. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces alléchements étaient ceux qu'employaient les anciens tyrans pour endormir leur sujet sous le joug. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d'un vain plaisir qui les éblouissait, s'habituaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants n'apprennent à lire avec des images brillantes. Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens, en faisant souvent festoyer les décuries et en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu'à toute autre chose, au plaisir de la bouche. Ainsi, le plus éveillé d'entre eux n'aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. Les tyrans faisaient l'argeste du quart de blé, du septier de vin, du sesterce, et c'était pitié alors d'entendre crier « Vive le roi ! » Ces lourdeaux ne s'avisaient pas qu'ils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même qu'ils en recouvraient, le tyran n'aurait pu la leur donner si auparavant il ne la leur avait enlevée. Tels ramassaient aujourd'hui le sesterce, tels se gorgeaient au festin public en bénissant Tibère et Néron de leur libéralité qui, Le lendemain, contraint d'abandonner ses biens à l'avidité, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ses empereurs magnifiques, ne disait mot, pas plus qu'une pierre, et ne se remuait pas plus qu'une souche. Le peuple ignorant a toujours été ainsi. Au plaisir qu'il ne peut honnêtement recevoir, il est tout dispo et dissolu. Au tort et à la douleur qu'il peut honnêtement souffrir, il est insensible. Je ne vois personne aujourd'hui qui, entendant parler de Néron, ne tremble au seul nom de ce vilain monstre, de cette sale peste du monde. Il faut pourtant dire qu'après la mort, aussi dégoûtante que sa vie, de ce bout de feu, de ce bourreau, de cette bête sauvage, ce fameux peuple romain en éprouva tant de déplaisir, se rappelant ses jeux et ses festins, qu'il fut sur le point d'emporter le deuil. C'est du moins ce qu'en écrit Tacite, excellent auteur, historien des plus fiables. Et l'on ne trouvera pas cela étrange, si l'on considère ce que ce même peuple avait déjà fait à la mort de Jules César, qui avait donné congé aux lois et à la liberté romaine. On louait surtout, ce me semble, dans ce personnage, son humanité. Or, elle fut plus funeste à son pays que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui ait jamais vécu. Car à la vérité, ce fut cette venimeuse douceur qui en m'y est là pour le peuple romain, le breuvage de la servitude. Après sa mort, ce peuple-là, qui avait encore à la bouche le goût de ses banquets et à l'esprit la mémoire de ses prodigalités, amoncela les bancs de la place publique pour lui en faire un grand bûcher d'honneur. Puis, il lui éleva une colonne comme au père du peuple. Le chapiteau portait cette inscription. Enfin, il fit plus d'honneur à ce mort qu'il n'aurait dû en faire à un vivant et d'abord à ceux qui l'avaient tué. Les empereurs romains n'oubliaient surtout pas de prendre le titre de tribun du peuple parce que cet office était tenu pour saint et sacré. Établi pour la défense et la protection du peuple, ils jouissaient d'une haute faveur dans l'état. Ils s'assuraient par ce moyen que le peuple se fierait mieux à eux. comme s'il lui suffisait d'entendre ce nom sans avoir besoin d'en sentir les effets. Mais ils ne font guère mieux ceux d'aujourd'hui qui, avant de commettre leurs crimes les plus graves, les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien public et le soulagement des malheureux. On connaît la formule dont ils font si finement usage, mais peut-on parler de finesse là où il y a tant d'impudence ? Les rois d'Assyrie ? et après eux les rois Médès, paraissaient en public le plus rarement possible pour faire supposer au peuple qu'il y avait en eux quelque chose de surhumain et laisser rêver ceux qui se montrent l'imagination sur les choses qu'ils ne peuvent voir de leurs propres yeux. Ainsi, tant de nations qui furent longtemps sous l'emprise de ces rois mystérieux s'habituèrent à les servir et les servir d'autant plus volontiers qu'ils ignoraient qui était leur maître ou même s'ils en avaient un. de telle sorte qu'il vivait dans la crainte d'un être que personne n'avait jamais vu. Les premiers rois d'Egypte ne se montraient guère sans porter tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête. Ils se masquaient et jouaient aux battleurs, inspirant par ces formes étranges respect et admiration à leur sujet qui, s'ils n'avaient pas été aussi stupides ou soumis, auraient dû s'en moquer et en rire. C'est vraiment lamentable de découvrir tout ce que faisaient les tyrans du temps passé pour fonder leur tyrannie, de voir de quels petits moyens ils se servaient, trouvant toujours la populace si bien disposée à leur égard qu'ils n'avaient qu'à tendre un filet pour la prendre. Ils n'ont jamais eu plus de facilité à la tromper et ne l'ont jamais mieux asservie que lorsqu'ils s'en moquaient le plus. Que dirais-je d'une autre sornette que les peuples anciens prirent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que l'orteil de Pyrrhus, roi des pires, faisait des miracles et guérissait les malades de la rate. Ils enjolivèrent encore ce conte en disant que, lorsqu'on eut brûlé le cadavre de ce roi, l'orteil se retrouva dans les cendres épargné du feu, intact. Le peuple a toujours ainsi fabriquer lui-même les mensonges pour y ajouter ensuite une fois stupide. Bon nombre d'auteurs ont rapporté ces mensonges. On voit aisément qu'ils les ont ramassés dans les ragots des villes et les fables des ignorants. Telles sont les merveilles que fit Vespasien, revenant d'Assyrie et passant par Alexandrie pour aller à Rome s'emparer de l'Empire. Il redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles et mille autres choses qui ne pouvaient être crues, à mon avis, que par de plus aveugles que ceux qu'ils guérissaient. Les tyrans eux-mêmes trouvaient étrange que les hommes souffrissent qu'un autre les maltraita. C'est pourquoi ils se couvraient volontiers du manteau de la religion et s'affuplaient autant que faire se peut des oripeaux de la divinité pour cautionner leur méchante vie. Ainsi, Salmone, pour s'être moqué du peuple en faisant son Jupiter, se trouve maintenant au fin fond de l'enfer, selon la cibile de Virgile qu'il y a vu. Là, des fils d'Alus, gisent les corps énormes, ceux qui, fendant les airs de leurs têtes difformes, osèrent attenter aux demeures des dieux, et du trône éternel chasser le roi des cieux. Là, j'ai vu de ces cieux le rival sacrilège, qui du foudre usurpant le divin privilège, pour arracher au peuple un criminel en sang, de quatre fiers coursiers, aux pieds retentissants, attelant un vain char dans les lits de tremblante, une torche à la main y semait l'épouvante. Un sensé qui, du ciel prétendu souverain, par le bruit de son char et de son pont d'airain, du tonnerre imité le bruit inimitable. Mais Jupiter lança le foudre véritable et renversa, couvert d'un tourbillon de feu, le char et les coursiers, et la foudre et le dieu. Son triomphe fut court, sa peine est éternelle. Si celui qui voulut simplement faire l'idiot se trouve là-bas si bien traité, Je pense que ceux qui ont abusé de la religion... pour mal faire, s'y trouveront encore à meilleure enseigne. Nos tyrans de France ont semé aussi je ne sais quoi du genre, des crapauds, des fleurs de lys, la sainte ampoule et le riflame, toutes choses que pour ma part et quoi qu'il en soit, je ne veux pas croire n'être que des balivernes puisque nos ancêtres les croyaient et que de notre temps nous n'avons eu aucune occasion de les soupçonner telles. Car nous avons eu quelques rois si bons à la paix, si vaillants à la guerre que... Bien qu'ils fussent nés rois, il semble que la nature ne les ait pas faits comme les autres et que le Dieu Tout-Puissant les ait choisis avant leur naissance pour leur confier le gouvernement et la garde de ce royaume. Et quand cela ne serait pas, je ne voudrais pas entrer en lice pour débattre de la vérité de nos histoires, ni les éplucher trop librement pour ne pas ravir ce beau thème où pourra si bien s'exprimer notre poésie française, cette poésie non seulement agrémentée mais pour ainsi dire refaite à neuf par... nos ronçards, baïfs et dubélés. Ils font tellement progresser notre langue que bientôt, j'ose l'espérer, nous n'aurons rien à envier aux grecs ni aux latins, hormis le droit d'aînesse. Certes, je ferai grand tort à notre rime, juste volontiers de ce mot qui me plaît, car, bien que plusieurs l'aient rendu purement mécanique, j'envoie toutefois à ses d'autres capables de la noblier et de lui rendre son premier lustre. Je lui ferai, dis-je, grand tort en lui ravissant ses jolis contes du roi Clovis, dans lesquels s'aiguera si plaisamment, si aisément, la verve de notre ronçard dans sa franciade. Je saisis sa portée, je connais son esprit fin et je sais la grâce de l'homme. Il fera son affaire de l'oriflame, aussi bien que les Romains le faisaient de leurs ansilles et de ses boucliers du ciel en bas jetés dont parle Virgile. Il tirera de notre sainte ampoule un parti aussi bon que les Athéniens en tirèrent de leur corbeille d'Hérécitone. Il parlera de nos armoiries aussi bien que de leur olivier qu'il prétende exister encore dans la tour de Minerve. Certes, je serais téméraire de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les terres de nos poètes. Mais pour revenir à mon sujet, dont je me suis éloigné je ne sais trop comment, n'est-il pas clair que les tyrans, pour s'affermir, se sont efforcés d'habituer le peuple non seulement à l'obéissance et à la servitude, mais encore à leur dévotion ? Tout ce que j'ai dit jusqu'ici des moyens employés par les tyrans pour asservir n'est exercé que sur le petit peuple ignorant. J'en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les albardes, les gardes et le guet garantissent les tyrans se tromperait fort. Ils s'en servent, je crois, par forme et pour épouvantail, plus qu'il ne s'y fit. Les archers barrent l'entrée des palais aux malhabiles qui n'ont aucun moyen de nuire, non aux audacieux bien armés. On voit aisément que, parmi les empereurs romains, moins nombreux sont ceux qui échappèrent au danger grâce au secours de leurs archers qu'il n'y en eut de tués par ces archers-mêmes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran. Mais toujours, on n'aura peine à le croire d'abord, quoi que ce soit l'exacte vérité, quatre ou cinq hommes qui le soutiennent. et qui lui soumettent tout le pays. Il en a toujours été ainsi. Cinq ou six ont eu l'oreille du tyran et s'en sont approchés d'eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef qu'il en devient méchant envers la société, non seulement de sa propre méchanceté, mais encore des leurs. Ces six en ont sous eux six cents, qu'ils corrompent autant qu'ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu'ils élèvent en dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers, afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu'ils les exercent à point nommé et fassent d'ailleurs tant de mal, qu'ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu'ils ne puissent s'exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent, et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui, comme Homer le fait dire à Jupiter qui se targue en tirant une telle chaîne d'amener à lui tous les dieux. De là venait l'accroissement du pouvoir du Sénat sous Jules César, l'établissement de nouvelles fonctions, l'institution de nouveaux offices. Non, certes, pour réorganiser la justice, mais pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et les faveurs qu'on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu'il se trouve presque aussi nombreux ceux auxquels la tyrannie profite que ceux auxquels la liberté plairait. Au dire des médecins, bien que rien ne paraisse changer dans notre corps, Dès que quelques tumeurs se manifestent en un seul endroit, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse. De même, dès qu'un roi s'est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent faire ni mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d'une ambition ardente et d'une avidité notable, se regroupent autour de lui et le soutiennent. pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyrannos. Tels sont les grands voleurs et les fameux corsaires. Les uns courent le pays, les autres pourchassent les voyageurs, les uns sont en embuscade, les autres gays, les uns massacrent, les autres dépouillent, et bien qu'il y ait entre eux des prééminences, que les uns ne soient que des valets et les autres des chefs de bande, A la fin, il n'y en a pas un qui ne profite sinon du butin principal, du moins de ses restes. On dit que les pirates ciliciens se rassemblèrent en un si grand nombre qu'il fallut envoyer contre eux le grand pompé et qu'ils attirèrent à leur alliance plusieurs belles et grandes villes dans les havres desquelles, en revenant de leur course, ils se mettaient en sûreté, leur donnant en échange une part des pillages qu'elles avaient recelés. C'est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s'il valait quelque chose. Mais, on l'a fort bien dit, pour fendre le bois, on se fait des coins du bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses albardiers. Non que ceux-ci n'en souffrent souvent eux-mêmes, mais ces misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d'endurer le mal et d'en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l'endurent et n'y peuvent maille. Quand je pense à ces gens qui flattent le tyran pour exploiter sa tyrannie et la servitude du peuple, je suis presque aussi souvent ébahi de leur méchanceté qu'apitoyé de leur sottise. Car à vrai dire, s'approcher du tyran est-ce autre chose que s'éloigner de sa liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains sa servitude ? Qu'ils mettent un moment à part leur ambition, qu'ils se dégagent un peu de leur avidité et puis qu'ils se regardent. Qu'ils se considèrent eux-mêmes, ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu'ils foulent au pied et qu'ils traitent comme des forçats ou des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu'eux et, en quelque sorte, plus libres. Le laboureur et l'artisan, pour asservi qu'ils soient, en sont quittes en obéissant. Mais le tyran voit ceux qui l'entourent coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu'il fasse ce qu'il ordonne, mais aussi qu'il pense ce qu'il veut et souvent même, pour le satisfaire, qu'il prévienne ses propres désirs. Ce n'est pas le tout de lui obéir, il faut encore lui complaire. Il faut qu'il se rompe, se tourmente, se tue à traiter ses affaires, et puisqu'il ne se plaise qu'à son plaisir, qu'il sacrifie leur goût au sien, qu'il force leur tempérament et dépouille leur naturel. Il faut qu'ils soient attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses gestes. Que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à épier ses volontés et à deviner ses pensées. Est-ce là vivre heureux ? Est-ce même vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état ? Je ne dis pas pour tout homme de cœur, mais encore pour celui qui n'a que le simple bon sens, ou même figure d'homme. Quelle condition est plus misérable que celle de vivre ainsi, n'ayant rien à soi et tenant d'un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie ? Mais ils veulent servir pour ramasser des biens, comme s'ils ne pouvaient rien gagner qui fut à eux, puisqu'ils ne peuvent même pas dire qu'ils sont à eux-mêmes. Et comme si quelqu'un pouvait avoir quelque chose à soi sous un tyran, Ils veulent se rendre possesseurs de biens, oubliant que ce sont eux qui lui donnent la force de ravir tout à tous, et de ne rien laisser qu'on puisse dire être à personne. Ils voient pourtant que ce sont les biens qui rendent les hommes dépendants de sa cruauté, qu'il n'y a aucun crime plus digne de mort, selon lui, que l'avantage d'autrui, qu'il n'aime que les richesses et ne s'attaque qu'aux riches. Cela vienne cependant se présenter à lui comme des moutons devant le boucher, plein et bien repu comme pour lui faire envie. Ses favoris devraient moins se souvenir de ceux qui ont gagné beaucoup auprès des tyrans que de ceux qui, s'étant engorgés quelque temps, y ont perdu peu après les biens et la vie. Ils devraient moins songer au grand nombre de ceux qui ont acquis des richesses qu'au petit nombre de ceux qui les ont conservés. Qu'on parcourt toutes les histoires anciennes et qu'on rappelle toutes celles dont nous nous souvenons, on verra combien nombreux sont ceux qui... arrivés par de mauvais moyens jusqu'à l'oreille des princes, soit en flattant leurs mauvais penchants, soit en abusant de leur naïveté, ont fini par être écrasés par ces mêmes princes qui avaient mis autant de facilité à les élever que d'inconstance à les défendre. Parmi le grand nombre de ceux qui se sont trouvés auprès des mauvais rois, il en est peu, ou presque pas, qui n'étaient prouvés eux-mêmes la cruauté du tyran qu'ils avaient auparavant attisé contre d'autres. Souvent enrichis à l'ombre de sa faveur des dépouilles d'autrui, ils l'ont à la fin enrichi eux-mêmes de leurs propres dépouilles. Et même les gens de bien, il arrive parfois que le tyran les aime, si avancés qu'ils soient dans sa bonne grâce, si brillantes que soient en eux la vertu et l'intégrité, qui même aux méchants inspirent quelques respects lorsqu'on les voit de près, ces gens de bien, dis-je, ne sauraient se maintenir auprès du tyran. Il faut qu'ils se ressentent aussi du mal commun et qu'ils éprouvent la tyrannie à leur dépens. Tel un Sénèque, un Burus, un Traséas, cette trinité de gens de bien dont les deux premiers eurent le malheur de s'approcher d'un tyran qui leur confia le maniement de ses affaires, tous deux chéris de lui, et bien que l'un d'eux l'eût élevé, ayant pour gage de son amitié les soins qu'il avait donnés à son enfance, ces trois-là, dont la mort fut si cruelle, ne sont-ils pas des exemples suffisants du peu de confiance que l'on doit avoir dans la faveur d'un méchant maître ? En vérité, quelle amitié attendre de celui qui a le cœur assez dur pour haïr tout un royaume qui ne fait que lui obéir, et d'un être qui, ne sachant aimer, s'appauvrit lui-même et détruit son propre empire. Or, si l'on veut dire que Sénèque, Burus et Traséas n'ont éprouvé ce malheur que pour avoir été trop gens de bien, qu'on cherche activement autour d'Oneron lui-même, on verra que... Tous ceux qui furent en grâce auprès de lui, et qui s'y maintinrent par leur méchanceté, n'eurent pas une fin meilleure. Qui a jamais entendu parler d'un amour aussi effréné, d'une affection aussi opiniâtre ? Qui a jamais vu d'homme aussi obstinément attaché à une femme ? que celui-là le fut à Popée. Or, il l'empoisonna lui-même. Sa mère, Agrippine, pour le placer sur le trône, avait tué son propre mari, Claude. Elle avait tout entrepris et tout souffert pour le favoriser. Et cependant, son fils, son nourrisson, celui-là qu'elle avait fait empereur de sa propre main, lui ôta la vie après l'avoir souvent maltraité. Personne ne nia qu'elle n'eût bien mérité cette punition si elle avait été infligée. par n'importe qui d'autre qui fut jamais plus facile à manier plus simple et pour mieux dire plus niais que l'empereur claude qui fut jamais plus coiffé d'une femme que lui de messaline il la livra pourtant au bourreau les tyrans bêtes restent bêtes au point de ne jamais savoir faire le bien mais je ne sais comment à la fin le peu qu'ils ont d'esprit se réveille en eux pour user de cruauté même envers leurs proches On connaît assez le mot de celui-là qui, voyant découverte la gorge de sa femme, de celle qu'il aimait le plus, sans laquelle il semblait qu'il ne pût vivre, lui adressa ce joli compliment. « Ce beau coup sera coupé tout à l'heure, si je l'ordonne. » Voilà pourquoi la plupart des anciens tyrans ont presque tous été tués par leurs favoris. Connaissant la nature de la tyrannie, ceux-ci n'étaient guère rassurés sur la volonté du tyran et se défiaient de sa puissance. C'est ainsi que Domitien fut tué par Stéphanus, Commode par une de ses maîtresses, Caracalla par le centurion martial excité par Macron, et de même presque tous les autres. Certainement, le tyran n'aime jamais, et n'est jamais aimé. L'amitié est un nom sacré, une chose sainte. Elle n'existe qu'entre gens de bien. Elle naît d'une mutuelle estime, et s'entretient moins par les bienfaits que par l'honnêteté. Ce qui rend un ami sur de l'autre, c'est la connaissance de son intégrité. Il en a pour garant son bon naturel, sa fidélité, sa constance. Il ne peut y avoir d'amitié là où se trouve la cruauté, la déloyauté, l'injustice. Entre méchants, lorsqu'ils s'assemblent, c'est un complot et non une société. Ils ne s'aiment pas mais se craignent. Ils ne sont pas amis mais complices. Quand bien même cela ne serait pas... il serait difficile de trouver chez un tyran un amour sûr. Parce qu'étant au-dessus de tous et n'ayant pas de père, il est déjà au-delà des bornes de l'amitié. Celle-ci fleurit dans l'égalité, dont la marche est toujours égale et ne peut jamais clocher. Voilà pourquoi il y a bien, comme on le dit, une espèce de bonne foi parmi les voleurs lors du partage du butin, parce qu'alors ils y sont tous père et compagnon. S'ils ne s'aiment pas, du moins se craignent-ils. Ils ne veulent pas amoindrir leur force en se désunissant. Mais les favoris d'un tyran ne peuvent jamais compter sur lui parce qu'ils lui ont eux-mêmes appris qu'il peut tout, qu'aucun droit ni devoir ne l'oblige, qu'il est habitué à n'avoir pour raison que sa volonté, qu'il n'a pas d'égal et qu'il est le maître de tous. N'est-il pas déplorable que, malgré tant d'exemples éclatants, Sachant le danger si présent, personne ne veuille tirer le son des misères d'autrui et que tant de gens s'approchent encore si volontiers des tyrans, qu'ils ne s'en trouvent pas un pour avoir la prudence et le courage de leur dire, comme le renard de la fable au lion qui faisait le malade, « J'irai volontiers te rendre visite dans ta tanière, mais je vois assez de traces de bêtes qui y entrent. Quant à celles qui en sortent, je n'en vois aucune. » Ces misérables voient relire les trésors du tyran. Ils admirent tout ébahi les éclats de sa magnificence. Alléchés par cette lueur, ils s'approchent sans s'apercevoir qu'ils se jettent dans une flamme qui ne peut manquer de les dévorer. Ainsi, le satyre, imprudent de la fable, voyant briller le feu ravi par Prométhée, le trouva si beau qu'il alla le baiser et s'y brûla. Ainsi, le papillon qui, espérant jouir de quelques plaisirs, se jette au feu parce qu'il le voit briller et prouve bientôt, comme dit Lucain, qu'il a aussi le pouvoir de brûler. Mais supposons encore que ces mignons échappent aux mains de celui qu'ils servent, ils ne se sauvent jamais de celle du roi qui lui succède. S'il est bon, il leur faut alors rendre des comptes et se soumettre à la raison. S'il est mauvais comme leur ancien maître, il ne peut manquer d'avoir aussi ses favoris qui, d'ordinaire, non content de prendre leur place, leur arrachent aussi le plus souvent leurs biens et leur vie. Se peut-il donc qu'il se trouve quelqu'un qui, face à un tel péril et avec si peu de garantie, Veuille prendre une position si malheureuse, Et servir avec tant de souffrance, Un maître aussi dangereux. Quelle peine ! Quel martyr grand Dieu ! Être occupé nuit et jour, Appeler à un homme, Et se méfier de lui plus que de tout autre au monde. Avoir toujours l'œil aux aguets, l'oreille aux écoutes, pour épier d'où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour tâter la mine de ses concurrents, pour deviner le traître. Sourire à chacun et se méfier de tous. N'avoir ni ennemi ouvert, ni ami assuré. Montrer toujours un visage riant quand le cœur est transi. Ne pas pouvoir être joyeux, ni oser être triste. Il est vraiment plaisant de considérer ce qui leur revient de ce grand tourment et de voir le bien qu'ils peuvent attendre de leur peine et de leur vie misérable. Ce n'est pas le tyran que le peuple accuse du mal qu'il souffre, mais bien ceux qui le gouvernent. Ceux-là, les peuples, les nations, tous à l'envie jusqu'aux paysans, jusqu'aux laboureurs, connaissent leur nom, décomptent leur vice. Ils amassent sur eux mille outrages, mille insultes, mille jurons. Toutes les prières, toutes les malédictions sont contre eux, tous les malheurs, toutes les pestes, toutes les famines leur sont comptées. Et si l'on fait parfois semblant de leur rendre hommage, dans le même temps, on les maudit du fond du cœur et on les tient plus en horreur que des bêtes sauvages. Voilà la gloire, voilà l'honneur qu'ils recueillent de leur service auprès des gens qui, s'ils pouvaient avoir chacun un morceau de leur cœur, ne s'estimeraient pas encore satisfaits. ni même à demi consolés de leur souffrance. Même après leur mort, leurs survivants n'ont de cesse que le nom de ces manges peuples ne soit noirci de l'encre de mille plumes et leur réputation déchirée dans mille livres. Même leurs os sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la postérité, comme pour les punir encore après leur mort de leur méchante vie. Apprenons donc ! Apprenons à bien faire ! Levons les yeux vers le ciel pour notre honneur ou pour l'amour de la vertu, mieux encore pour ceux du Dieu Tout-Puissant, fidèle témoin de nos actes et juge de nos fautes. Pour moi, je pense, et ne crois pas me tromper, puisque rien n'est plus contraire à un Dieu bon et libéral que la tyrannie qu'il réserve là-bas tout exprès pour les tyrans et leurs complices quelques peines particulières.

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Étienne de La Boétie n’a que 18 ans lorsqu’il pose une question fondamentale de la philosophie politique : pourquoi des millions de personnes acceptent-t-elles de se soumettre à l’autorité d’un seul ? Un livre audio pour préparer le bac de français 2026 !Suivez-nous sur YouTube : SOS bac français et philo

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Transcription

  • Speaker #0

    discours de la servitude volontaire. Il n'est pas bon d'avoir plusieurs maîtres, n'en ayons qu'un seul. Qu'un seul soit le maître, qu'un seul soit le roi. Voilà ce que déclara Ulysse en public, selon Homer. S'il eût dit seulement « Il n'est pas bon d'avoir plusieurs maîtres » , c'était suffisant. Mais au lieu d'en déduire que la domination de plusieurs ne peut être bonne, puisque la puissance d'un seul Dès qu'il prend ce titre de maître et dur et déraisonnable, il ajoute au contraire « n'ayons qu'un seul maître » . Il faut peut-être excuser Rulis d'avoir tenu ce langage qui lui servait alors pour apaiser la révolte de l'armée. Je crois qu'il adaptait plutôt son discours aux circonstances qu'à la vérité. Mais à la réflexion, c'est un malheur extrême que d'être assujetti à un maître dont on ne peut jamais être assuré de la bonté. et qui a toujours le pouvoir d'être méchant quand il le voudra. Quant à obéir à plusieurs maîtres, c'est être autant de fois extrêmement malheureux. Je ne veux pas débattre ici la question tant de fois agitée, à savoir si d'autres sortes de républiques sont meilleures que la monarchie. Si j'avais à la débattre, avant de chercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, Je demanderai si l'on doit même lui en accorder aucun, car il est difficile de croire qu'il n'y ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul. Mais réservons pour un autre temps cette question qui mériterait bien un traité à part et qui provoquerait toutes les disputes politiques. Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations, supporte quelquefois un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'il lui donne, qui n'a pouvoir de leur nuire qu'autant qu'ils veulent bien l'endurer et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'il n'aimait mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante et pourtant si commune qu'il faut plutôt en gémir que de s'en ébahir. Voir un million d'hommes misérablement asservis la tête sous le joug, non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés, et pour ainsi dire ensorcelés, par le seul nom d'un, qu'ils ne devraient pas redouter, puisqu'il est seul, ni aimé, puisqu'il est envers eux inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes. Contraints à l'obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts. Si donc une nation, contrainte par la force des armes et soumise au pouvoir d'un seul, comme la cité d'Athènes le fut à la domination de trente tyrans, il ne faut pas s'étonner qu'elle serve, mais bien le déplorer. Ou plutôt, ne s'en étonner ni ne s'en plaindre, mais supporter le malheur avec patience et se réserver pour un avenir meilleur. Nous sommes ainsi faits que les devoirs communs de l'amitié absorbent une bonne part de notre vie. Il est raisonnable d'aimer la vertu, d'estimer les belles actions, d'être reconnaissant pour les bienfaits reçus et de réduire souvent notre propre bien-être pour accroître l'honneur et l'avantage de ceux que nous aimons et qui méritent d'être aimés. Si donc les habitants d'un pays trouvent parmi eux un de ces hommes rares qui leur ait donné des preuves d'une grande prévoyance pour les sauvegarder, d'une grande hardiesse pour les défendre, d'une grande prudence pour les gouverner. S'il s'habitue à la longue, à lui obéir et à se fier à lui, jusqu'à lui accorder une certaine suprématie, je ne sais s'il serait sage de l'enlever de là où il faisait bien, pour le placer là où il pourrait faire mal. Il semble en effet naturel d'avoir de la bonté pour celui qui nous a procuré du bien et de ne pas en craindre un mal. Mais... Oh grand Dieu, qu'est-ce donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible ? Devoir un nombre infini d'hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n'ayant ni bien, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux. de les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d'une armée, non d'un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d'un seul, non d'un Hercule ou d'un Samson. mais d'un homme, et souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n'a jamais flairé la poudre des batailles, ni guère foulé le sable des tournois, qui n'est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette. Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c'est étrange, mais toutefois possible. On pourrait peut-être dire avec raison, c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille souffrent l'oppression d'un seul, dira-t-on encore qu'ils n'osent pas s'en prendre à lui, ou qu'ils ne le veulent pas ? Et que ce n'est pas à couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Enfin, si l'on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d'hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d'esclaves, Comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vies sont des bornes qu'ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme. Cela n'est pas quoi, redisent. Elle ne va pas jusque-là. De même que la vaillance n'exige pas qu'un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquiert un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid que la nature désavoue, et que la langue refuse de nommer ? Qu'on mette face à face cinquante mille hommes en armes, qu'on les range en bataille, qu'ils en viennent aux mains. Les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. Auxquels promettrez-vous la victoire ? lesquels iront le plus courageusement au combat ? Ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté ou ceux qui n'attendent pour salaire des coups qu'ils donnent et qu'ils reçoivent que la servitude d'autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l'attente d'un bien-être égal pour l'avenir. Ils pensent moins à ce qu'ils endurent le temps d'une bataille qu'à ce qu'ils endureraient, vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. Les autres n'ont pour aiguillon qu'une petite pointe de convoitise qui s'émousse soudain contre le danger, et dont l'ardeur s'éteint dans le sang de leur première blessure. Aux batailles si renommées de Miltiades, de Léonidas, de Témistocle, qui datent de 2000 ans et qui vivent encore aujourd'hui, aussi fraîches dans la mémoire des livres et des hommes que si elles venaient d'être livrées hier, en Grèce, pour le bien des Grecs, Et pour l'exemple du monde entier, qu'est-ce qui donna à un si petit nombre de grecs, non pas à... le pouvoir, mais le courage de supporter la force de tant de navires que la mer elle-même en débordait, de vaincre des nations si nombreuses que tous les soldats grecs, pris ensemble, n'auraient pas fourni assez de capitaines aux armées ennemies dans ces journées glorieuses. C'était moins la bataille des grecs contre les perses que la victoire de la liberté sur la domination, de l'affranchissement sur la convoitise. Ils sont vraiment extraordinaires les récits de la vaillance que la liberté met au cœur de ceux qui la défendent. Mais ce qui arrive partout et tous les jours, qu'un homme seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté, qui pourrait le croire s'il ne faisait que l'entendre et non le voir ? Et si cela n'arrivait que dans des pays étrangers, des terres lointaines, et qu'on vint nous le raconter, qui ne croirait ce récit purement inventé ? Or, ce tyron seul, il n'est pas besoin de le combattre, ni de l'abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s'agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes, qui se laissent ou plutôt qui se font malmener puisqu'ils en seraient quittes en cessant de servir. C'est le peuple qui s'asservit et qui se coupe la gorge, qui, pouvant choisir d'être soumis ou d'être libre, repousse la liberté et prend le jour, qui consent à son mal ou plutôt qui le recherche. S'il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, Je ne l'empresserai pas, même si ce qu'il doit avoir le plus à cœur est de rentrer dans ses droits naturels, et pour ainsi dire, de bête, redevenir homme. Mais je n'attends même pas de lui une si grande hardiesse. J'admets qu'il aime mieux, je ne sais quelle assurance, de vivre misérablement qu'un espoir douteux, de vivre comme il l'entend. Mais quoi ? S'il pourra avoir la liberté, il suffit de la désirer. Et s'il n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui croit la payer trop cher en l'acquérant par un simple souhait ? Et qui regretterait sa volonté de recouvrer un bien qu'on devrait racheter au prix du sang ? et dont la perte rend à tout homme d'honneur la vie amère et la mort bienfaisante. Certes, comme le feu d'une petite étincelle grandit et se renforce toujours, et plus il trouve de bois à brûler, plus il en dévore, mais se consume et finit par s'éteindre de lui-même quand on cesse de l'alimenter, de même, plus les tyrans pillent, plus ils exigent. Plus ils ruinent et détruisent, plus on leur fournit, plus on les sert. Ils se fortifient d'autant, deviennent de plus en plus frais et dispos pour tout anéantir et tout détruire. Mais si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien. De même que la branche n'ayant plus de sucre ni d'aliment à sa racine, devient sèche et morte. Pour acquérir le bien qu'il souhaite, l'homme hardi ne redoute aucun danger. L'homme avisé n'est rebuté par aucune peine. Seuls les lâches et les engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien qu'ils se bornent à convoiter. L'énergie d'y prétendre leur est ravie par leur propre lâcheté. Il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce désir, cette volonté commune aux sages et aux imprudents, aux courageuses et aux couards, leur fait souhaiter toutes les choses dont la possession les rendrait heureux et contents. Il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi, n'ont pas la force de désirer. C'est la liberté, bien si grand et si doux. Dès qu'elle est perdue, tous les mots s'en suivent. et sans elle tous les autres biens, corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût et leur saveur. La liberté, les hommes la dédaignent uniquement, semble-t-il, parce que s'ils la désiraient, ils l'auraient, comme s'ils refusaient de faire cette précieuse acquisition parce qu'elle est trop aisée. Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien, vous vous laissez enlever sous vos yeux Le plus beau et le plus clair de votre revenu. Vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres. Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regardiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissa seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis. mais certes bien de l'ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-même à la mort. Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, Ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D'où tirent-ils tous ces yeux qui vous épient si ce n'est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper s'il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous qui ne soit de vous-même ? Comment oserait-il vous assaillir s'il n'était d'intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire si vous n'étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-même ? Vous semez vos champs pour qu'ils les dévastent, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ces pilleries, vous élevez vos filles afin qu'ils puissent assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu'ils en fassent des soldats dans le meilleur des cas, pour qu'ils les mènent à la guerre, à la boucherie, qu'ils les rendent ministres de ces convoitises. et exécuteur de ses vengeances. Vous vous usez à la peine, afin qu'il puisse se miniarder dans ses délices, et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin qu'il soit plus fort, et qu'il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et d'autant d'indignité que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles le sentaient, vous pourriez vous délivrer, si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l'ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir. Et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. Les médecins conseillent justement de ne pas chercher à guérir les plaies incurables. Et peut-être ai-je tort de vouloir ainsi exhorter un peuple qui semble avoir perdu depuis longtemps toute connaissance de son mal, ce qui montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons donc à comprendre, si c'est possible, comment cette opiniâtre volonté de servir s'est enracinée si profond qu'on croirait que l'amour même de la liberté n'est pas si naturel. Il est hors de doute, je crois, que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature, et d'après les préceptes qu'elle nous enseigne, nous serions naturellement soumises à nos parents, sujet de la raison, sans être esclaves de personne. Chacun de nous reconnaît en soi, tout naturellement, l'impulsion de l'obéissance envers ses pères et mères. Quant à savoir si la raison est en nous innée ou non, question débattue amplement par les académies et agitée, Par toute l'école des philosophes, je ne pense pas errer en disant qu'il y a dans notre âme un germe naturel de raison. Développé par les bons conseils et les bons exemples, ce germe s'épanouit en vertu, mais il avorte souvent, étouffé par les vices qui surviennent. Ce qu'il y a de clair et d'évident, que personne ne peut ignorer, c'est que la nature, ministre de Dieu, gouvernante des hommes, nous a tous créés et coulés en quelque sorte dans le même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. Et si dans le partage qu'elle a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d'esprit aux uns plus qu'aux autres, elle n'a cependant pas voulu nous mettre en ce monde comme sur un champ de bataille, et n'a pas envoyé ici-bas les plus forts ou les plus à droit, comme des brigands armés dans une forêt, pour y malmener les plus faibles. Croyons plutôt qu'en faisant ainsi des parts plus grandes aux uns, plus petites aux autres, elle a voulu faire naître en eux l'affection fraternelle, et les mettre à même de la pratiquer, puisque les uns ont la puissance de porter secours, tandis que les autres ont besoin d'en recevoir. Donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous, toute la terre pour demeure, puisqu'elle nous a tous logés dans la même maison, nous a tous formés sur le même modèle afin que chacun puisse regarder et quasiment se reconnaître dans l'autre comme dans un miroir. Puisqu'elle nous a fait à tous ce beau présent de la voix et de la parole pour mieux nous rencontrer et fraterniser, et pour produire par la communication et l'échange de nos pensées la communion de nos volontés, puisqu'elle a cherché par tous les moyens à faire et à resserrer le nœud de notre alliance, de notre société. Puisqu'elle a montré en toutes choses qu'elle ne nous voulait pas seulement unis, mais tel un seul être, comment douter alors que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux ? Il ne peut entrer dans l'esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu'elle nous a tous mis en compagnie. À vrai dire, Il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu'on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort. Il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l'injustice. La liberté est donc naturelle. C'est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre. Et s'il s'en trouve par hasard qui en doute encore, abâtardis au point de ne pas reconnaître leurs dons ni leurs passions natives. Il faut que je leur fasse l'honneur qu'ils méritent, et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chair, pour leur enseigner leur nature et leurs conditions. Les bêtes, Dieu me soit en aide, si les hommes veulent bien les entendre, leur crient, « Vive la liberté ! » Plusieurs d'entre elles meurent aussitôt prises. Telle le poisson qui perd la vie sitôt tiré de l'eau, elle se laisse mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. Si les animaux avaient entre eux des prééminences, ils feraient de cette liberté leur noblesse. D'autres bêtes, des plus grandes aux plus petites, lorsqu'on les prend, résistent si fort des ongles, des cornes, du bec et du pied, qu'elles démontrent assez qu'elles prient, elles accordent à ce qu'elles perdent. Une fois prises, elles nous donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur malheur, qu'il est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir sur leur bonheur perdu, plutôt que de se plaire en servitude. Que veut dire d'autre l'éléphant lorsque... S'étant défendu jusqu'au bout sans plus d'espoir, sur le point d'être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les armes, sinon que son grand désir de demeurer libre lui donne de l'esprit et la vise de marchander avec les chasseurs. A voir s'il pourra s'acquitter par le prix de ses dents et si son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté. Nous flattons le cheval dès sa naissance pour l'habituer à servir. Nos caresses ne l'empêchent pas de mordre son frein, de ruer sous les prongs lorsqu'on veut le dompter. Il veut témoigner par là. Ce me semble qu'il ne sert pas de son gré, mais bien sous notre contrainte. Que dire encore ? Même les bœufs sous le joux gègnent, et les oiseaux en cage se plaignent. Je l'ai dit autrefois en vers. Ainsi donc, puisque tout être pourvu de sentiments sans le malheur de la suggestion est court après la liberté, puisque les bêtes, même faites au service de l'homme, n'y peuvent s'y soumettre qu'après avoir protesté d'un désir contraire, quelle malchance a pu dénaturer l'homme, seul vraiment né pour vivre libre, au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre. Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l'élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de races. Ceux qui ont acquis le pouvoir par le droit de la guerre s'y comportent, on le sait et le dit fort justement, comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois, en général, ne sont guère meilleurs. Nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sustent avec le lait le naturel du tyran. et ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires. Selon leurs penchants dominants, avares ou prodigues, ils usent du royaume comme de leur héritage. Quant à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu'il devrait être plus supportable. Il le serait, je crois, si, dès qu'il se voit élevé au-dessus de tous les autres, flatté par je ne sais quoi qu'on appelle grandeur, il ne décidait de n'en plus bouger. Il considère presque toujours la puissance que le peuple lui a léguée comme devant être transmise à ses enfants. Or, dès que ceux-ci ont adopté cette opinion, il est étrange de voir combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruauté, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent pas meilleur moyen pour assurer leur nouvelle tyrannie que de renforcer la servitude et d'écarter si bien les idées de liberté de l'esprit de leur sujet que... Pour récents qu'en soient les souvenirs, ils s'effacent bientôt de leur mémoire. Pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelques différences, mais de choix, je n'en vois pas. Car s'ils arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de régner est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter. Les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d'esclaves qui leur appartient par nature. Je poserai cette question. Si, par hasard, il naissait aujourd'hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la suggestion, ni affriandés à la liberté, ignorant jusqu'au nom de l'une et de l'autre, et qu'on leur proposa d'être sujet ou de vivre libre, quel serait leur choix ? Sans aucun doute, ils préféraient de beaucoup obéir à la seule raison que de servir un homme, à moins qu'il ne soit comme ces gens d'Israël qui, sans besoin ni contrainte, se donnèrent un tyran. je ne lis jamais leur histoire sans en éprouver un dépit extrême qui me porterait presque à être inhumain jusqu'à me réjouir de tous les mots qui leur advinrent car pour que les hommes tant qu'ils sont des hommes se laissent assujettir il faut de deux choses l'une ou qu'ils y soient contraints ou qu'ils soient trompés contraints par les armes étrangères comme le furent Sparte et Athènes par celles d'Alexandre ou trompés par les factions comme le fut le gouvernement d'Athènes tombés auparavant aux mains de pisistrates. Ils perdent souvent leur liberté en étant trompés, mais sont moins souvent séduits par autrui qu'ils ne se trompent eux-mêmes. Ainsi, le peuple de Syracuse, capitale de la Sicile, Pressé par les guerres, ne songeant qu'au danger du moment, élu Dénis Ier et lui donna le commandement de l'armée. Il ne prit garde qu'il l'avait fait aussi puissant que lorsque ce malin, rentrant victorieux comme s'il eut vaincu ses concitoyens plutôt que ses ennemis, se fit d'abord capitaine, puis roi, et de roi, tyron. Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu'il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté. qu'il lui est impossible de se réveiller pour la conquérir. Il sert si bien et si volontiers qu'on dirait à le voir qu'il n'a pas seulement perdu sa liberté, mais bien gagné sa servitude. Il est vrai qu'au commencement, on sert contraint et vaincu par la force. Mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leur devancier avait fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug. puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensent point avoir d'autres biens ni d'autres droits que ceux qu'ils ont trouvés. Ils prennent pour leur état de nature l'état de leur naissance. Toutefois, il n'est pas d'héritier, même prodigue ou nonchalant, qui ne porte un jour les yeux sur les registres de son père pour voir s'il jouit de tous les droits de sa succession. et si l'on n'a rien entrepris contre lui ou contre son prédécesseur. Mais l'habitude qui exerce en toute chose un si grand pouvoir sur nous a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s'habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer. Nul doute que la nature nous dirige là où elle veut, bien ou mal lotie. Mais il faut avouer qu'elle a moins de pouvoir sur nous que l'habitude. Si bon que soit le naturel, il se perd s'il n'est entretenu. Et l'habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de la nature. Les semences de biens que la nature met en nous sont si menus, si frêles, qu'elles ne peuvent résister au moindre choc d'une habitude contraire. Elles s'entretiennent moins facilement qu'elles ne s'abattardissent, et même dégénèrent. tels ces arbres fruitiers qui conservent les caractères de leur espèce tant qu'on les laisse venir, mais qui les perdent pour porter des fruits différents des leurs selon la manière dont on les greffe. Les herbes aussi ont chacune leur propriété, leur naturel, leur singularité. Pourtant, la durée, les intempéries, le sol ou la main du jardinier augmentent ou diminuent de beaucoup leurs vertus. La plante qu'on a vue dans un pays n'est souvent plus reconnaissable dans un autre. Celui qui verrait les vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus mésirable d'entre eux ne voudrait pas être roi, nés et élevés de façon qu'ils ne connaissent d'autre ambition que celle d'entretenir pour le mieux leur liberté, éduqués et formés dès le berceau de telle sorte qu'ils n'échangeraient pas un brin de leur liberté pour toutes les autres félicités de la terre. Celui, dis-je, qui verrait ces personnes-là et qui s'en irait ensuite sur le domaine de quelques grands seigneurs ? y trouvant des gens qui ne sont nés que pour le servir, et qui abandonnent leur propre vie pour maintenir sa puissance. Penserait-il que ces deux peuples sont de même nature ? Ou ne croirait-il pas plutôt qu'en sortant d'une cité d'hommes, il est entré dans un parc de bêtes ? On raconte que Licurgue, le législateur de Sparte, avait nourri deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités au même lait. L'un était engraissé à la cuisine, l'autre habitué à courir les champs au son de la trompe et du cornet. Voulant montrer aux lacets démoniens que les hommes sont tels que la culture les a faits, il exposa les deux chiens sur la place publique et mit entre eux une soupe et un lièvre. L'un courut au plat, l'autre au lièvre. Et pourtant, dit-il, ils sont frères. Celui-là, avec ses lois et son art politique, éduqua et forma si bien les lacets démoniens que chacun d'eux préférait souffrir mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la raison. Je prends plaisir à rappeler ici une anecdote concernant l'un des favoris de Xerxes, grand roi de Perse et de Spartienne. Lorsque Xerxes faisait ses préparatifs de guerre pour conquérir la Grèce entière, il envoya ses ambassadeurs dans plusieurs villes de ce pays pour demander de l'eau et de la terre. C'était la manière qu'avaient les Perses de sommer les villes de ce rang. Il se garda bien d'en envoyer un à Sparte ni à Athènes. Parce que les Spartiates et les Athéniens, auxquels son père Darius en avait envoyé auparavant, les avaient jetés les uns dans les fossés, les autres dans les puits en leur disant « Allez-y, prenez-là de l'eau et de la terre et portez-les à votre prince. » Ces gens ne pouvaient souffrir que, même par la moindre parole, on attentât à leur liberté. Les Spartiates reconnurent qu'en agissant de la sorte, ils avaient offensé les dieux, et surtout Taltilbi, le dieu des héros. Ils résolurent donc, pour les apaiser, d'envoyer à Axerxes deux de leurs concitoyens, afin que, disposant d'eux à son gré, ils puissent se venger sur eux du meurtre des ambassadeurs de son père. Deux Spartiates, l'un nommé Sperties, et l'autre Bulis, s'offrirent comme victimes volontaires. Ils partirent. Arrivé au palais d'un Perse nommé Idarnes, lieutenant du roi pour toutes les villes d'Asie qui étaient sur les côtes de la mer, celui-ci les accueillit fort honorablement, leur fit grande chair et, de fil en aiguille, leur demanda pourquoi ils rejetaient si fort l'amitié du roi. « Spartiate, dit-il, voyez par mon exemple comment le roi s'est honoré ceux qui le méritent. Croyez que si vous étiez à son service, et qu'il vous eut connu, Vous seriez tous les deux gouverneurs de quelques villes grecques. Les lacédémoniens répondirent. En ceci, Idarne, tu ne pourrais nous donner un bon conseil. Car si tu as essayé le bonheur que tu nous promets, tu ignores entièrement celui dont nous jouissons. Tu as éprouvé la faveur du roi, mais tu ne sais pas quel goût délicieux a la liberté. Or si tu en avais seulement goûté, tu nous conseillerais de la défendre. Non seulement avec la lance et le bouclier, mais avec les dents et avec les ongles. Seuls les spartiates disaient vrai, mais chacun parlait ici selon l'éducation qu'il avait reçue, car il était aussi impossible aux persans de regretter la liberté dont ils n'avaient jamais joui qu'aux lacets démoniens qu'il avait savouré d'endurer l'esclavage. Caton d'Utique, encore enfant et sous la férule de son maître, allait souvent voir le dictateur Sylla, chez qui il avait ses entrées, tant à cause du rang de sa famille que de ses liens de parenté. Dans ses visites, il était toujours accompagné de son précepteur, comme c'était l'usage à Rome pour les enfants des nobles. Il vit un jour que dans l'hôtel même de Sylla, en sa présence ou par son commandement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres. L'un était banni, l'autre étranglé. L'un demandait la confiscation des biens d'un citoyen, l'autre sa tête. En somme... Tout s'y passait non comme chez un magistrat de la cité, mais comme chez un tyran du peuple. C'était moins le sanctuaire de la justice qu'une caverne de tyrannie. Ce jeune garçon dit à son précepteur, « Que ne me donnez-vous un poignard ? Je le cacherai sous ma robe. J'entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu'il ne soit levé. J'ai le bras assez fort pour en libérer la ville. Voilà vraiment la parole d'un caton. Ce début d'une vie était digne de sa mort. » Taiser le nom et le pays, raconter seulement le fait tel qu'il est, il parle de lui-même. On dira aussitôt, cet enfant était romain, né dans Rome, lorsqu'elle était libre. Pourquoi dis-je ceci ? Je ne prétends certes pas que le pays et le sol n'y fassent rien, car partout et en tout lieu, l'esclavage est amer aux hommes, et la liberté leur est chère. Mais il me semble qu'on doit avoir pitié de ceux qui, en naissant, se trouve déjà sous le joug, qu'on doit les excuser ou leur pardonner si, n'ayant pas même vu l'ombre de la liberté, et n'en ayant pas entendu parler, ils ne ressentent pas le malheur d'être esclaves. S'il est des pays, comme le dit Homer, de celui des Cimériens, où le soleil se montre tout différent jusqu'à nous, où, après les avoir éclairés pendant six mois consécutifs, il les laisse dans l'obscurité durant les six autres mois, Faut-il s'étonner que... Ceux qui naissent pendant cette longue nuit, s'ils n'ont point ouï parler de la clarté, ni jamais vu le jour, s'accoutument aux ténèbres où ils sont nés sans désirer la lumière. On ne regrette jamais ce qu'on n'a jamais eu. Le chagrin ne vient qu'après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur, se joint le souvenir de quelques joies passées. La nature de l'homme est d'être libre et de vouloir l'être. Mais il prend facilement un autre pli lorsque l'éducation le lui donne. Disons donc que si toute chose devienne naturelle à l'homme lorsqu'il s'y habitue, seul reste dans sa nature celui qui ne désire que les choses simples et non altérées. Ainsi, la première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude. Voilà ce qui arrive aux plus braves chevaux qui d'abord mordent leur frein et après s'en jouent. qui, rejimbant naguère sous la selle, se présentent maintenant d'eux-mêmes sous le harnais et, tout fiers, se rengorgent sous l'armure. Ils disent qu'ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont vécu ainsi. Ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mal. S'en persuadent par des exemples et consolident eux-mêmes par la durée la possession de ceux qui les tyrannisent. Mais en vérité, les années ne donnent jamais le droit de mal faire. Elles accroissent l'injure. Il s'en trouve toujours certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joux et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s'apprivoisent jamais à la suggestion et qui, comme Ulysse, cherchait par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison, n'ont garde d'oublier leurs droits naturels, leurs origines, leur état premier, et s'empressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-là, ayant l'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants, de voir ce qui est à leurs pieds sans regarder ni derrière ni devant. Ils se remémorent les choses passées pour juger le présent et prévoir l'avenir. Ce sont eux qui, ayant d'eux-mêmes la tête bien faite, l'ont encore affiné par l'étude et le savoir. Cela, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et la savourent, et la servitude les dégoûte, pour si bien qu'on la coûte. Le grand Turc s'est bien aperçu que les livres et la pensée donnent plus que tout autre chose aux hommes, le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie. Je comprends que... Dans son pays, il n'a guère de savants ni n'en demande. Le zèle et la passion de ceux qui sont restés, malgré les circonstances, les dévots de la liberté, restent communément sans effet, quel que soit leur nombre, parce qu'ils ne peuvent s'entendre. Les tyrans leur enlèvent toute liberté de faire, de parler et presque de penser, et ils demeurent isolés dans leurs rêves. Momus ne plaisantait pas trop lorsqu'il trouvait à redire à l'homme forgé par Vulcain, en ce qu'il n'avait pas une petite fenêtre au cœur, afin qu'on pût y voir ses pensées. On dit que Brutus et Cassius, lorsqu'ils entreprirent de délivrer Rome, c'est-à-dire le monde entier, ne voulurent point que Cicéron, ce grand zélateur du bien public, fût de la partie, jugeant son cœur trop faible pour ainsi offrer. Il croyait bien à son vouloir, mais non à son courage. Qui voudra se rappeler les temps passés et compulser les annales anciennes, se convaincra que presque tous ceux qui, voyant leur pays malmené et en de mauvaises mains, formèrent le dessein de le délivrer, dans une intention bonne, entière et droite, en verre facilement tabou. Pour se manifester elle-même, la liberté vint toujours à leur aide. Armodus ? Aristogiton, Trasibule, Brutus l'Ancien, Valérys et Dion, qui conçurent un projet si vertueux, l'exécutèrent avec bonheur. En de tels cas, le ferme vouloir garantit presque toujours le succès. Brutus le jeune et Cassius réussirent à briser la servitude. Ils périrent lorsqu'ils tentèrent de ramener la liberté, non pas misérablement, car qui oserait trouver rien de misérable ni dans leur vie ni dans leur mort, mais au grand dommage pour le malheur perpétuel et pour la ruine entière de la République, laquelle, ce me semble, fut enterrée avec eux. Les autres tentatives essayées depuis contre les empereurs romains ne furent que les conjurations de quelques ambitieux, dont l'irréussite et la mauvaise fin ne sont pas à regretter, vu qu'ils ne désiraient pas renverser le trône, mais seulement ébranler la couronne, cherchant à chasser le tyran pour mieux garder la tyrannie. Quant à cela, je serais bien fâché qu'ils eussent réussi, et je suis content qu'ils aient montré, par leur exemple, qu'il ne faut pas abuser du saint nom de la liberté pour conduire une mauvaise action. Mais pour revenir à mon sujet, que j'avais presque perdu de vue, la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs, et qu'ils sont élevés comme tels. De cette première raison découle cette autre, que, sous les tyrans, les gens deviennent aisément lâches et efféminés. Je sais gré au grand Hippocrate, père de la médecine, de l'avoir si bien remarqué dans son livre des maladies. Cet homme avait bon cœur, et il le montra lorsque le roi de Perse voulut l'attirer près de lui à force d'offres et de grands présents. Il lui répondit franchement qu'il se ferait un cas de conscience de s'occuper à guérir les barbares qui voulaient tuer les grecs. et à servir par son art celui qui voulait asservir son pays la lettre qu'il lui écrivit se trouve encore aujourd'hui dans ses autres oeuvres elle témoignera toujours de son courage et de sa noblesse il est certain qu'avec la liberté on perd aussitôt la vaillance Les gens soumis n'ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s'acquittant avec peine d'une obligation. Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l'ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril et donne envie de gagner par une belle mort auprès de ses compagnons l'honneur et la gloire. Chez les hommes libres, au contraire, c'est à l'envie, à qui mieux mieux, chacun pour tous et chacun pour soi. Ils savent qu'ils recueilleront une part égale au mal de la défaite ou au bien de la victoire. Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir. L'historien Xénophon, l'un des plus sérieux et des plus estimés parmi les Grecs, a fait un petit livre dans lequel il fait dialoguer Simonide avec Hiron. Tyran de Syracuse, sur les misères du tyran. Ce livre est plein de leçons bonnes et graves qui ont aussi, selon moi, une grâce infinie. Plus à Dieu que tous les tyrans qui aient jamais été l'eussent placé devant eux en guise de miroir. Ils y auraient certainement reconnu leur verru et en auraient pris honte de leur tâche. Ce traité parle de la peine qu'éprouvent les tyrans qui, faisant du mal à tous, sont obligés de craindre tout le monde. Il dit entre autres choses que Les mauvais rois prennent à leur service des étrangers mercenaires parce qu'ils n'osent plus donner les armes à leur sujet qu'ils ont maltraité. En France même, plus encore autrefois qu'aujourd'hui, quelques bons rois ont bien eu à leur solde des troupes étrangères, mais c'était plutôt pour sauvegarder leur propre sujet. Ils ne regardaient pas à la dépense pour épargner les hommes. C'était aussi, je crois, l'opinion du grand Scipion l'Africain, qui aimait mieux avoir sauvé la vie d'un citoyen que d'avoir des faits sans ennemi. Mais ce qui est certain, c'est que le tyran ne croit jamais sa puissance assurée s'il n'est pas parvenu au point de n'avoir pour sujet que des hommes sans valeur. On pourrait lui dire à juste titre ce que, d'après Terence, Trason disait au maître des éléphants. « Si brave donc vous êtes que vous avez charge des bêtes ! » Cette ruse des tyrans d'abêtir leur sujet n'a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens. après qu'il se fût emparé de leur capitale et qu'il eût pris pour captif Crésus, ce roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s'étaient révoltés. Il les eut bientôt réduits à l'obéissance, mais ne voulant pas saccager une aussi belle ville, ni être obligé d'y tenir une armée pour la maîtriser, il s'avisa d'un expédient admirable pour s'en assurer la possession. Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s'y rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n'eut plus à tirer l'épée contre les Lydiens. Ces misérables s'amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que, de leur nom même, les Latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons au passe-temps, qu'ils nommaient Ludie, par corruption de Lydie. Tous les tyrans n'ont pas déclaré aussi expressément vouloir efféminer leur sujet. Mais de fait, ce que celui-là ordonna formellement, la plupart d'entre eux l'ont fait en cachette. Tel est le penchant naturel du peuple ignorant qui, d'ordinaire, est plus nombreux dans les villes. Il est soupçonneux envers celui qui l'aime et confiant envers celui qui le trompe. Ne croyez pas qu'il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plutôt à l'hameçon. que tous ces peuples qui se laissent promptement alléchés à la servitude pour la moindre douceur qu'on leur fait goûter. Ces choses merveilleuses qu'ils se laissent aller si promptement, pour peu qu'on les chatouille. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces alléchements étaient ceux qu'employaient les anciens tyrans pour endormir leur sujet sous le joug. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d'un vain plaisir qui les éblouissait, s'habituaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants n'apprennent à lire avec des images brillantes. Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens, en faisant souvent festoyer les décuries et en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu'à toute autre chose, au plaisir de la bouche. Ainsi, le plus éveillé d'entre eux n'aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. Les tyrans faisaient l'argeste du quart de blé, du septier de vin, du sesterce, et c'était pitié alors d'entendre crier « Vive le roi ! » Ces lourdeaux ne s'avisaient pas qu'ils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même qu'ils en recouvraient, le tyran n'aurait pu la leur donner si auparavant il ne la leur avait enlevée. Tels ramassaient aujourd'hui le sesterce, tels se gorgeaient au festin public en bénissant Tibère et Néron de leur libéralité qui, Le lendemain, contraint d'abandonner ses biens à l'avidité, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ses empereurs magnifiques, ne disait mot, pas plus qu'une pierre, et ne se remuait pas plus qu'une souche. Le peuple ignorant a toujours été ainsi. Au plaisir qu'il ne peut honnêtement recevoir, il est tout dispo et dissolu. Au tort et à la douleur qu'il peut honnêtement souffrir, il est insensible. Je ne vois personne aujourd'hui qui, entendant parler de Néron, ne tremble au seul nom de ce vilain monstre, de cette sale peste du monde. Il faut pourtant dire qu'après la mort, aussi dégoûtante que sa vie, de ce bout de feu, de ce bourreau, de cette bête sauvage, ce fameux peuple romain en éprouva tant de déplaisir, se rappelant ses jeux et ses festins, qu'il fut sur le point d'emporter le deuil. C'est du moins ce qu'en écrit Tacite, excellent auteur, historien des plus fiables. Et l'on ne trouvera pas cela étrange, si l'on considère ce que ce même peuple avait déjà fait à la mort de Jules César, qui avait donné congé aux lois et à la liberté romaine. On louait surtout, ce me semble, dans ce personnage, son humanité. Or, elle fut plus funeste à son pays que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui ait jamais vécu. Car à la vérité, ce fut cette venimeuse douceur qui en m'y est là pour le peuple romain, le breuvage de la servitude. Après sa mort, ce peuple-là, qui avait encore à la bouche le goût de ses banquets et à l'esprit la mémoire de ses prodigalités, amoncela les bancs de la place publique pour lui en faire un grand bûcher d'honneur. Puis, il lui éleva une colonne comme au père du peuple. Le chapiteau portait cette inscription. Enfin, il fit plus d'honneur à ce mort qu'il n'aurait dû en faire à un vivant et d'abord à ceux qui l'avaient tué. Les empereurs romains n'oubliaient surtout pas de prendre le titre de tribun du peuple parce que cet office était tenu pour saint et sacré. Établi pour la défense et la protection du peuple, ils jouissaient d'une haute faveur dans l'état. Ils s'assuraient par ce moyen que le peuple se fierait mieux à eux. comme s'il lui suffisait d'entendre ce nom sans avoir besoin d'en sentir les effets. Mais ils ne font guère mieux ceux d'aujourd'hui qui, avant de commettre leurs crimes les plus graves, les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien public et le soulagement des malheureux. On connaît la formule dont ils font si finement usage, mais peut-on parler de finesse là où il y a tant d'impudence ? Les rois d'Assyrie ? et après eux les rois Médès, paraissaient en public le plus rarement possible pour faire supposer au peuple qu'il y avait en eux quelque chose de surhumain et laisser rêver ceux qui se montrent l'imagination sur les choses qu'ils ne peuvent voir de leurs propres yeux. Ainsi, tant de nations qui furent longtemps sous l'emprise de ces rois mystérieux s'habituèrent à les servir et les servir d'autant plus volontiers qu'ils ignoraient qui était leur maître ou même s'ils en avaient un. de telle sorte qu'il vivait dans la crainte d'un être que personne n'avait jamais vu. Les premiers rois d'Egypte ne se montraient guère sans porter tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête. Ils se masquaient et jouaient aux battleurs, inspirant par ces formes étranges respect et admiration à leur sujet qui, s'ils n'avaient pas été aussi stupides ou soumis, auraient dû s'en moquer et en rire. C'est vraiment lamentable de découvrir tout ce que faisaient les tyrans du temps passé pour fonder leur tyrannie, de voir de quels petits moyens ils se servaient, trouvant toujours la populace si bien disposée à leur égard qu'ils n'avaient qu'à tendre un filet pour la prendre. Ils n'ont jamais eu plus de facilité à la tromper et ne l'ont jamais mieux asservie que lorsqu'ils s'en moquaient le plus. Que dirais-je d'une autre sornette que les peuples anciens prirent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que l'orteil de Pyrrhus, roi des pires, faisait des miracles et guérissait les malades de la rate. Ils enjolivèrent encore ce conte en disant que, lorsqu'on eut brûlé le cadavre de ce roi, l'orteil se retrouva dans les cendres épargné du feu, intact. Le peuple a toujours ainsi fabriquer lui-même les mensonges pour y ajouter ensuite une fois stupide. Bon nombre d'auteurs ont rapporté ces mensonges. On voit aisément qu'ils les ont ramassés dans les ragots des villes et les fables des ignorants. Telles sont les merveilles que fit Vespasien, revenant d'Assyrie et passant par Alexandrie pour aller à Rome s'emparer de l'Empire. Il redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles et mille autres choses qui ne pouvaient être crues, à mon avis, que par de plus aveugles que ceux qu'ils guérissaient. Les tyrans eux-mêmes trouvaient étrange que les hommes souffrissent qu'un autre les maltraita. C'est pourquoi ils se couvraient volontiers du manteau de la religion et s'affuplaient autant que faire se peut des oripeaux de la divinité pour cautionner leur méchante vie. Ainsi, Salmone, pour s'être moqué du peuple en faisant son Jupiter, se trouve maintenant au fin fond de l'enfer, selon la cibile de Virgile qu'il y a vu. Là, des fils d'Alus, gisent les corps énormes, ceux qui, fendant les airs de leurs têtes difformes, osèrent attenter aux demeures des dieux, et du trône éternel chasser le roi des cieux. Là, j'ai vu de ces cieux le rival sacrilège, qui du foudre usurpant le divin privilège, pour arracher au peuple un criminel en sang, de quatre fiers coursiers, aux pieds retentissants, attelant un vain char dans les lits de tremblante, une torche à la main y semait l'épouvante. Un sensé qui, du ciel prétendu souverain, par le bruit de son char et de son pont d'airain, du tonnerre imité le bruit inimitable. Mais Jupiter lança le foudre véritable et renversa, couvert d'un tourbillon de feu, le char et les coursiers, et la foudre et le dieu. Son triomphe fut court, sa peine est éternelle. Si celui qui voulut simplement faire l'idiot se trouve là-bas si bien traité, Je pense que ceux qui ont abusé de la religion... pour mal faire, s'y trouveront encore à meilleure enseigne. Nos tyrans de France ont semé aussi je ne sais quoi du genre, des crapauds, des fleurs de lys, la sainte ampoule et le riflame, toutes choses que pour ma part et quoi qu'il en soit, je ne veux pas croire n'être que des balivernes puisque nos ancêtres les croyaient et que de notre temps nous n'avons eu aucune occasion de les soupçonner telles. Car nous avons eu quelques rois si bons à la paix, si vaillants à la guerre que... Bien qu'ils fussent nés rois, il semble que la nature ne les ait pas faits comme les autres et que le Dieu Tout-Puissant les ait choisis avant leur naissance pour leur confier le gouvernement et la garde de ce royaume. Et quand cela ne serait pas, je ne voudrais pas entrer en lice pour débattre de la vérité de nos histoires, ni les éplucher trop librement pour ne pas ravir ce beau thème où pourra si bien s'exprimer notre poésie française, cette poésie non seulement agrémentée mais pour ainsi dire refaite à neuf par... nos ronçards, baïfs et dubélés. Ils font tellement progresser notre langue que bientôt, j'ose l'espérer, nous n'aurons rien à envier aux grecs ni aux latins, hormis le droit d'aînesse. Certes, je ferai grand tort à notre rime, juste volontiers de ce mot qui me plaît, car, bien que plusieurs l'aient rendu purement mécanique, j'envoie toutefois à ses d'autres capables de la noblier et de lui rendre son premier lustre. Je lui ferai, dis-je, grand tort en lui ravissant ses jolis contes du roi Clovis, dans lesquels s'aiguera si plaisamment, si aisément, la verve de notre ronçard dans sa franciade. Je saisis sa portée, je connais son esprit fin et je sais la grâce de l'homme. Il fera son affaire de l'oriflame, aussi bien que les Romains le faisaient de leurs ansilles et de ses boucliers du ciel en bas jetés dont parle Virgile. Il tirera de notre sainte ampoule un parti aussi bon que les Athéniens en tirèrent de leur corbeille d'Hérécitone. Il parlera de nos armoiries aussi bien que de leur olivier qu'il prétende exister encore dans la tour de Minerve. Certes, je serais téméraire de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les terres de nos poètes. Mais pour revenir à mon sujet, dont je me suis éloigné je ne sais trop comment, n'est-il pas clair que les tyrans, pour s'affermir, se sont efforcés d'habituer le peuple non seulement à l'obéissance et à la servitude, mais encore à leur dévotion ? Tout ce que j'ai dit jusqu'ici des moyens employés par les tyrans pour asservir n'est exercé que sur le petit peuple ignorant. J'en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les albardes, les gardes et le guet garantissent les tyrans se tromperait fort. Ils s'en servent, je crois, par forme et pour épouvantail, plus qu'il ne s'y fit. Les archers barrent l'entrée des palais aux malhabiles qui n'ont aucun moyen de nuire, non aux audacieux bien armés. On voit aisément que, parmi les empereurs romains, moins nombreux sont ceux qui échappèrent au danger grâce au secours de leurs archers qu'il n'y en eut de tués par ces archers-mêmes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran. Mais toujours, on n'aura peine à le croire d'abord, quoi que ce soit l'exacte vérité, quatre ou cinq hommes qui le soutiennent. et qui lui soumettent tout le pays. Il en a toujours été ainsi. Cinq ou six ont eu l'oreille du tyran et s'en sont approchés d'eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef qu'il en devient méchant envers la société, non seulement de sa propre méchanceté, mais encore des leurs. Ces six en ont sous eux six cents, qu'ils corrompent autant qu'ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu'ils élèvent en dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers, afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu'ils les exercent à point nommé et fassent d'ailleurs tant de mal, qu'ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu'ils ne puissent s'exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent, et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui, comme Homer le fait dire à Jupiter qui se targue en tirant une telle chaîne d'amener à lui tous les dieux. De là venait l'accroissement du pouvoir du Sénat sous Jules César, l'établissement de nouvelles fonctions, l'institution de nouveaux offices. Non, certes, pour réorganiser la justice, mais pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et les faveurs qu'on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu'il se trouve presque aussi nombreux ceux auxquels la tyrannie profite que ceux auxquels la liberté plairait. Au dire des médecins, bien que rien ne paraisse changer dans notre corps, Dès que quelques tumeurs se manifestent en un seul endroit, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse. De même, dès qu'un roi s'est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent faire ni mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d'une ambition ardente et d'une avidité notable, se regroupent autour de lui et le soutiennent. pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyrannos. Tels sont les grands voleurs et les fameux corsaires. Les uns courent le pays, les autres pourchassent les voyageurs, les uns sont en embuscade, les autres gays, les uns massacrent, les autres dépouillent, et bien qu'il y ait entre eux des prééminences, que les uns ne soient que des valets et les autres des chefs de bande, A la fin, il n'y en a pas un qui ne profite sinon du butin principal, du moins de ses restes. On dit que les pirates ciliciens se rassemblèrent en un si grand nombre qu'il fallut envoyer contre eux le grand pompé et qu'ils attirèrent à leur alliance plusieurs belles et grandes villes dans les havres desquelles, en revenant de leur course, ils se mettaient en sûreté, leur donnant en échange une part des pillages qu'elles avaient recelés. C'est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s'il valait quelque chose. Mais, on l'a fort bien dit, pour fendre le bois, on se fait des coins du bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses albardiers. Non que ceux-ci n'en souffrent souvent eux-mêmes, mais ces misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d'endurer le mal et d'en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l'endurent et n'y peuvent maille. Quand je pense à ces gens qui flattent le tyran pour exploiter sa tyrannie et la servitude du peuple, je suis presque aussi souvent ébahi de leur méchanceté qu'apitoyé de leur sottise. Car à vrai dire, s'approcher du tyran est-ce autre chose que s'éloigner de sa liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains sa servitude ? Qu'ils mettent un moment à part leur ambition, qu'ils se dégagent un peu de leur avidité et puis qu'ils se regardent. Qu'ils se considèrent eux-mêmes, ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu'ils foulent au pied et qu'ils traitent comme des forçats ou des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu'eux et, en quelque sorte, plus libres. Le laboureur et l'artisan, pour asservi qu'ils soient, en sont quittes en obéissant. Mais le tyran voit ceux qui l'entourent coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu'il fasse ce qu'il ordonne, mais aussi qu'il pense ce qu'il veut et souvent même, pour le satisfaire, qu'il prévienne ses propres désirs. Ce n'est pas le tout de lui obéir, il faut encore lui complaire. Il faut qu'il se rompe, se tourmente, se tue à traiter ses affaires, et puisqu'il ne se plaise qu'à son plaisir, qu'il sacrifie leur goût au sien, qu'il force leur tempérament et dépouille leur naturel. Il faut qu'ils soient attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses gestes. Que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à épier ses volontés et à deviner ses pensées. Est-ce là vivre heureux ? Est-ce même vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état ? Je ne dis pas pour tout homme de cœur, mais encore pour celui qui n'a que le simple bon sens, ou même figure d'homme. Quelle condition est plus misérable que celle de vivre ainsi, n'ayant rien à soi et tenant d'un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie ? Mais ils veulent servir pour ramasser des biens, comme s'ils ne pouvaient rien gagner qui fut à eux, puisqu'ils ne peuvent même pas dire qu'ils sont à eux-mêmes. Et comme si quelqu'un pouvait avoir quelque chose à soi sous un tyran, Ils veulent se rendre possesseurs de biens, oubliant que ce sont eux qui lui donnent la force de ravir tout à tous, et de ne rien laisser qu'on puisse dire être à personne. Ils voient pourtant que ce sont les biens qui rendent les hommes dépendants de sa cruauté, qu'il n'y a aucun crime plus digne de mort, selon lui, que l'avantage d'autrui, qu'il n'aime que les richesses et ne s'attaque qu'aux riches. Cela vienne cependant se présenter à lui comme des moutons devant le boucher, plein et bien repu comme pour lui faire envie. Ses favoris devraient moins se souvenir de ceux qui ont gagné beaucoup auprès des tyrans que de ceux qui, s'étant engorgés quelque temps, y ont perdu peu après les biens et la vie. Ils devraient moins songer au grand nombre de ceux qui ont acquis des richesses qu'au petit nombre de ceux qui les ont conservés. Qu'on parcourt toutes les histoires anciennes et qu'on rappelle toutes celles dont nous nous souvenons, on verra combien nombreux sont ceux qui... arrivés par de mauvais moyens jusqu'à l'oreille des princes, soit en flattant leurs mauvais penchants, soit en abusant de leur naïveté, ont fini par être écrasés par ces mêmes princes qui avaient mis autant de facilité à les élever que d'inconstance à les défendre. Parmi le grand nombre de ceux qui se sont trouvés auprès des mauvais rois, il en est peu, ou presque pas, qui n'étaient prouvés eux-mêmes la cruauté du tyran qu'ils avaient auparavant attisé contre d'autres. Souvent enrichis à l'ombre de sa faveur des dépouilles d'autrui, ils l'ont à la fin enrichi eux-mêmes de leurs propres dépouilles. Et même les gens de bien, il arrive parfois que le tyran les aime, si avancés qu'ils soient dans sa bonne grâce, si brillantes que soient en eux la vertu et l'intégrité, qui même aux méchants inspirent quelques respects lorsqu'on les voit de près, ces gens de bien, dis-je, ne sauraient se maintenir auprès du tyran. Il faut qu'ils se ressentent aussi du mal commun et qu'ils éprouvent la tyrannie à leur dépens. Tel un Sénèque, un Burus, un Traséas, cette trinité de gens de bien dont les deux premiers eurent le malheur de s'approcher d'un tyran qui leur confia le maniement de ses affaires, tous deux chéris de lui, et bien que l'un d'eux l'eût élevé, ayant pour gage de son amitié les soins qu'il avait donnés à son enfance, ces trois-là, dont la mort fut si cruelle, ne sont-ils pas des exemples suffisants du peu de confiance que l'on doit avoir dans la faveur d'un méchant maître ? En vérité, quelle amitié attendre de celui qui a le cœur assez dur pour haïr tout un royaume qui ne fait que lui obéir, et d'un être qui, ne sachant aimer, s'appauvrit lui-même et détruit son propre empire. Or, si l'on veut dire que Sénèque, Burus et Traséas n'ont éprouvé ce malheur que pour avoir été trop gens de bien, qu'on cherche activement autour d'Oneron lui-même, on verra que... Tous ceux qui furent en grâce auprès de lui, et qui s'y maintinrent par leur méchanceté, n'eurent pas une fin meilleure. Qui a jamais entendu parler d'un amour aussi effréné, d'une affection aussi opiniâtre ? Qui a jamais vu d'homme aussi obstinément attaché à une femme ? que celui-là le fut à Popée. Or, il l'empoisonna lui-même. Sa mère, Agrippine, pour le placer sur le trône, avait tué son propre mari, Claude. Elle avait tout entrepris et tout souffert pour le favoriser. Et cependant, son fils, son nourrisson, celui-là qu'elle avait fait empereur de sa propre main, lui ôta la vie après l'avoir souvent maltraité. Personne ne nia qu'elle n'eût bien mérité cette punition si elle avait été infligée. par n'importe qui d'autre qui fut jamais plus facile à manier plus simple et pour mieux dire plus niais que l'empereur claude qui fut jamais plus coiffé d'une femme que lui de messaline il la livra pourtant au bourreau les tyrans bêtes restent bêtes au point de ne jamais savoir faire le bien mais je ne sais comment à la fin le peu qu'ils ont d'esprit se réveille en eux pour user de cruauté même envers leurs proches On connaît assez le mot de celui-là qui, voyant découverte la gorge de sa femme, de celle qu'il aimait le plus, sans laquelle il semblait qu'il ne pût vivre, lui adressa ce joli compliment. « Ce beau coup sera coupé tout à l'heure, si je l'ordonne. » Voilà pourquoi la plupart des anciens tyrans ont presque tous été tués par leurs favoris. Connaissant la nature de la tyrannie, ceux-ci n'étaient guère rassurés sur la volonté du tyran et se défiaient de sa puissance. C'est ainsi que Domitien fut tué par Stéphanus, Commode par une de ses maîtresses, Caracalla par le centurion martial excité par Macron, et de même presque tous les autres. Certainement, le tyran n'aime jamais, et n'est jamais aimé. L'amitié est un nom sacré, une chose sainte. Elle n'existe qu'entre gens de bien. Elle naît d'une mutuelle estime, et s'entretient moins par les bienfaits que par l'honnêteté. Ce qui rend un ami sur de l'autre, c'est la connaissance de son intégrité. Il en a pour garant son bon naturel, sa fidélité, sa constance. Il ne peut y avoir d'amitié là où se trouve la cruauté, la déloyauté, l'injustice. Entre méchants, lorsqu'ils s'assemblent, c'est un complot et non une société. Ils ne s'aiment pas mais se craignent. Ils ne sont pas amis mais complices. Quand bien même cela ne serait pas... il serait difficile de trouver chez un tyran un amour sûr. Parce qu'étant au-dessus de tous et n'ayant pas de père, il est déjà au-delà des bornes de l'amitié. Celle-ci fleurit dans l'égalité, dont la marche est toujours égale et ne peut jamais clocher. Voilà pourquoi il y a bien, comme on le dit, une espèce de bonne foi parmi les voleurs lors du partage du butin, parce qu'alors ils y sont tous père et compagnon. S'ils ne s'aiment pas, du moins se craignent-ils. Ils ne veulent pas amoindrir leur force en se désunissant. Mais les favoris d'un tyran ne peuvent jamais compter sur lui parce qu'ils lui ont eux-mêmes appris qu'il peut tout, qu'aucun droit ni devoir ne l'oblige, qu'il est habitué à n'avoir pour raison que sa volonté, qu'il n'a pas d'égal et qu'il est le maître de tous. N'est-il pas déplorable que, malgré tant d'exemples éclatants, Sachant le danger si présent, personne ne veuille tirer le son des misères d'autrui et que tant de gens s'approchent encore si volontiers des tyrans, qu'ils ne s'en trouvent pas un pour avoir la prudence et le courage de leur dire, comme le renard de la fable au lion qui faisait le malade, « J'irai volontiers te rendre visite dans ta tanière, mais je vois assez de traces de bêtes qui y entrent. Quant à celles qui en sortent, je n'en vois aucune. » Ces misérables voient relire les trésors du tyran. Ils admirent tout ébahi les éclats de sa magnificence. Alléchés par cette lueur, ils s'approchent sans s'apercevoir qu'ils se jettent dans une flamme qui ne peut manquer de les dévorer. Ainsi, le satyre, imprudent de la fable, voyant briller le feu ravi par Prométhée, le trouva si beau qu'il alla le baiser et s'y brûla. Ainsi, le papillon qui, espérant jouir de quelques plaisirs, se jette au feu parce qu'il le voit briller et prouve bientôt, comme dit Lucain, qu'il a aussi le pouvoir de brûler. Mais supposons encore que ces mignons échappent aux mains de celui qu'ils servent, ils ne se sauvent jamais de celle du roi qui lui succède. S'il est bon, il leur faut alors rendre des comptes et se soumettre à la raison. S'il est mauvais comme leur ancien maître, il ne peut manquer d'avoir aussi ses favoris qui, d'ordinaire, non content de prendre leur place, leur arrachent aussi le plus souvent leurs biens et leur vie. Se peut-il donc qu'il se trouve quelqu'un qui, face à un tel péril et avec si peu de garantie, Veuille prendre une position si malheureuse, Et servir avec tant de souffrance, Un maître aussi dangereux. Quelle peine ! Quel martyr grand Dieu ! Être occupé nuit et jour, Appeler à un homme, Et se méfier de lui plus que de tout autre au monde. Avoir toujours l'œil aux aguets, l'oreille aux écoutes, pour épier d'où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour tâter la mine de ses concurrents, pour deviner le traître. Sourire à chacun et se méfier de tous. N'avoir ni ennemi ouvert, ni ami assuré. Montrer toujours un visage riant quand le cœur est transi. Ne pas pouvoir être joyeux, ni oser être triste. Il est vraiment plaisant de considérer ce qui leur revient de ce grand tourment et de voir le bien qu'ils peuvent attendre de leur peine et de leur vie misérable. Ce n'est pas le tyran que le peuple accuse du mal qu'il souffre, mais bien ceux qui le gouvernent. Ceux-là, les peuples, les nations, tous à l'envie jusqu'aux paysans, jusqu'aux laboureurs, connaissent leur nom, décomptent leur vice. Ils amassent sur eux mille outrages, mille insultes, mille jurons. Toutes les prières, toutes les malédictions sont contre eux, tous les malheurs, toutes les pestes, toutes les famines leur sont comptées. Et si l'on fait parfois semblant de leur rendre hommage, dans le même temps, on les maudit du fond du cœur et on les tient plus en horreur que des bêtes sauvages. Voilà la gloire, voilà l'honneur qu'ils recueillent de leur service auprès des gens qui, s'ils pouvaient avoir chacun un morceau de leur cœur, ne s'estimeraient pas encore satisfaits. ni même à demi consolés de leur souffrance. Même après leur mort, leurs survivants n'ont de cesse que le nom de ces manges peuples ne soit noirci de l'encre de mille plumes et leur réputation déchirée dans mille livres. Même leurs os sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la postérité, comme pour les punir encore après leur mort de leur méchante vie. Apprenons donc ! Apprenons à bien faire ! Levons les yeux vers le ciel pour notre honneur ou pour l'amour de la vertu, mieux encore pour ceux du Dieu Tout-Puissant, fidèle témoin de nos actes et juge de nos fautes. Pour moi, je pense, et ne crois pas me tromper, puisque rien n'est plus contraire à un Dieu bon et libéral que la tyrannie qu'il réserve là-bas tout exprès pour les tyrans et leurs complices quelques peines particulières.

Description

Étienne de La Boétie n’a que 18 ans lorsqu’il pose une question fondamentale de la philosophie politique : pourquoi des millions de personnes acceptent-t-elles de se soumettre à l’autorité d’un seul ? Un livre audio pour préparer le bac de français 2026 !Suivez-nous sur YouTube : SOS bac français et philo

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    discours de la servitude volontaire. Il n'est pas bon d'avoir plusieurs maîtres, n'en ayons qu'un seul. Qu'un seul soit le maître, qu'un seul soit le roi. Voilà ce que déclara Ulysse en public, selon Homer. S'il eût dit seulement « Il n'est pas bon d'avoir plusieurs maîtres » , c'était suffisant. Mais au lieu d'en déduire que la domination de plusieurs ne peut être bonne, puisque la puissance d'un seul Dès qu'il prend ce titre de maître et dur et déraisonnable, il ajoute au contraire « n'ayons qu'un seul maître » . Il faut peut-être excuser Rulis d'avoir tenu ce langage qui lui servait alors pour apaiser la révolte de l'armée. Je crois qu'il adaptait plutôt son discours aux circonstances qu'à la vérité. Mais à la réflexion, c'est un malheur extrême que d'être assujetti à un maître dont on ne peut jamais être assuré de la bonté. et qui a toujours le pouvoir d'être méchant quand il le voudra. Quant à obéir à plusieurs maîtres, c'est être autant de fois extrêmement malheureux. Je ne veux pas débattre ici la question tant de fois agitée, à savoir si d'autres sortes de républiques sont meilleures que la monarchie. Si j'avais à la débattre, avant de chercher quel rang la monarchie doit occuper parmi les divers modes de gouverner la chose publique, Je demanderai si l'on doit même lui en accorder aucun, car il est difficile de croire qu'il n'y ait rien de public dans ce gouvernement où tout est à un seul. Mais réservons pour un autre temps cette question qui mériterait bien un traité à part et qui provoquerait toutes les disputes politiques. Pour le moment, je voudrais seulement comprendre comment il se peut que tant d'hommes, tant de bourgs, tant de villes, tant de nations, supporte quelquefois un tyran seul qui n'a de puissance que celle qu'il lui donne, qui n'a pouvoir de leur nuire qu'autant qu'ils veulent bien l'endurer et qui ne pourrait leur faire aucun mal s'il n'aimait mieux tout souffrir de lui que de le contredire. Chose vraiment étonnante et pourtant si commune qu'il faut plutôt en gémir que de s'en ébahir. Voir un million d'hommes misérablement asservis la tête sous le joug, non qu'ils y soient contraints par une force majeure, mais parce qu'ils sont fascinés, et pour ainsi dire ensorcelés, par le seul nom d'un, qu'ils ne devraient pas redouter, puisqu'il est seul, ni aimé, puisqu'il est envers eux inhumain et cruel. Telle est pourtant la faiblesse des hommes. Contraints à l'obéissance, obligés de temporiser, ils ne peuvent pas être toujours les plus forts. Si donc une nation, contrainte par la force des armes et soumise au pouvoir d'un seul, comme la cité d'Athènes le fut à la domination de trente tyrans, il ne faut pas s'étonner qu'elle serve, mais bien le déplorer. Ou plutôt, ne s'en étonner ni ne s'en plaindre, mais supporter le malheur avec patience et se réserver pour un avenir meilleur. Nous sommes ainsi faits que les devoirs communs de l'amitié absorbent une bonne part de notre vie. Il est raisonnable d'aimer la vertu, d'estimer les belles actions, d'être reconnaissant pour les bienfaits reçus et de réduire souvent notre propre bien-être pour accroître l'honneur et l'avantage de ceux que nous aimons et qui méritent d'être aimés. Si donc les habitants d'un pays trouvent parmi eux un de ces hommes rares qui leur ait donné des preuves d'une grande prévoyance pour les sauvegarder, d'une grande hardiesse pour les défendre, d'une grande prudence pour les gouverner. S'il s'habitue à la longue, à lui obéir et à se fier à lui, jusqu'à lui accorder une certaine suprématie, je ne sais s'il serait sage de l'enlever de là où il faisait bien, pour le placer là où il pourrait faire mal. Il semble en effet naturel d'avoir de la bonté pour celui qui nous a procuré du bien et de ne pas en craindre un mal. Mais... Oh grand Dieu, qu'est-ce donc cela ? Comment appellerons-nous ce malheur ? Quel est ce vice, ce vice horrible ? Devoir un nombre infini d'hommes, non seulement obéir, mais servir, non pas être gouvernés, mais être tyrannisés, n'ayant ni bien, ni parents, ni enfants, ni leur vie même qui soit à eux. de les voir souffrir les rapines, les paillardises, les cruautés, non d'une armée, non d'un camp barbare contre lesquels chacun devrait défendre son sang et sa vie, mais d'un seul, non d'un Hercule ou d'un Samson. mais d'un homme, et souvent le plus lâche, le plus efféminé de la nation, qui n'a jamais flairé la poudre des batailles, ni guère foulé le sable des tournois, qui n'est pas seulement inapte à commander aux hommes, mais encore à satisfaire la moindre femmelette. Nommerons-nous cela lâcheté ? Appellerons-nous vils et couards ces hommes soumis ? Si deux, si trois, si quatre cèdent à un seul, c'est étrange, mais toutefois possible. On pourrait peut-être dire avec raison, c'est faute de cœur. Mais si cent, si mille souffrent l'oppression d'un seul, dira-t-on encore qu'ils n'osent pas s'en prendre à lui, ou qu'ils ne le veulent pas ? Et que ce n'est pas à couardise, mais plutôt mépris ou dédain ? Enfin, si l'on voit non pas cent, non pas mille hommes, mais cent pays, mille villes, un million d'hommes ne pas assaillir celui qui les traite tous comme autant de serfs et d'esclaves, Comment qualifierons-nous cela ? Est-ce lâcheté ? Mais tous les vies sont des bornes qu'ils ne peuvent pas dépasser. Deux hommes, et même dix, peuvent bien en craindre un, mais que mille, un million, mille villes ne se défendent pas contre un seul homme. Cela n'est pas quoi, redisent. Elle ne va pas jusque-là. De même que la vaillance n'exige pas qu'un seul homme escalade une forteresse, attaque une armée, conquiert un royaume. Quel vice monstrueux est donc celui-ci, qui ne mérite pas même le titre de couardise, qui ne trouve pas de nom assez laid que la nature désavoue, et que la langue refuse de nommer ? Qu'on mette face à face cinquante mille hommes en armes, qu'on les range en bataille, qu'ils en viennent aux mains. Les uns, libres, combattent pour leur liberté, les autres combattent pour la leur ravir. Auxquels promettrez-vous la victoire ? lesquels iront le plus courageusement au combat ? Ceux qui espèrent pour récompense le maintien de leur liberté ou ceux qui n'attendent pour salaire des coups qu'ils donnent et qu'ils reçoivent que la servitude d'autrui ? Les uns ont toujours devant les yeux le bonheur de leur vie passée et l'attente d'un bien-être égal pour l'avenir. Ils pensent moins à ce qu'ils endurent le temps d'une bataille qu'à ce qu'ils endureraient, vaincus, eux, leurs enfants et toute leur postérité. Les autres n'ont pour aiguillon qu'une petite pointe de convoitise qui s'émousse soudain contre le danger, et dont l'ardeur s'éteint dans le sang de leur première blessure. Aux batailles si renommées de Miltiades, de Léonidas, de Témistocle, qui datent de 2000 ans et qui vivent encore aujourd'hui, aussi fraîches dans la mémoire des livres et des hommes que si elles venaient d'être livrées hier, en Grèce, pour le bien des Grecs, Et pour l'exemple du monde entier, qu'est-ce qui donna à un si petit nombre de grecs, non pas à... le pouvoir, mais le courage de supporter la force de tant de navires que la mer elle-même en débordait, de vaincre des nations si nombreuses que tous les soldats grecs, pris ensemble, n'auraient pas fourni assez de capitaines aux armées ennemies dans ces journées glorieuses. C'était moins la bataille des grecs contre les perses que la victoire de la liberté sur la domination, de l'affranchissement sur la convoitise. Ils sont vraiment extraordinaires les récits de la vaillance que la liberté met au cœur de ceux qui la défendent. Mais ce qui arrive partout et tous les jours, qu'un homme seul en opprime cent mille et les prive de leur liberté, qui pourrait le croire s'il ne faisait que l'entendre et non le voir ? Et si cela n'arrivait que dans des pays étrangers, des terres lointaines, et qu'on vint nous le raconter, qui ne croirait ce récit purement inventé ? Or, ce tyron seul, il n'est pas besoin de le combattre, ni de l'abattre. Il est défait de lui-même, pourvu que le pays ne consente point à sa servitude. Il ne s'agit pas de lui ôter quelque chose, mais de ne rien lui donner. Pas besoin que le pays se mette en peine de faire rien pour soi, pourvu qu'il ne fasse rien contre soi. Ce sont donc les peuples eux-mêmes, qui se laissent ou plutôt qui se font malmener puisqu'ils en seraient quittes en cessant de servir. C'est le peuple qui s'asservit et qui se coupe la gorge, qui, pouvant choisir d'être soumis ou d'être libre, repousse la liberté et prend le jour, qui consent à son mal ou plutôt qui le recherche. S'il lui coûtait quelque chose pour recouvrer sa liberté, Je ne l'empresserai pas, même si ce qu'il doit avoir le plus à cœur est de rentrer dans ses droits naturels, et pour ainsi dire, de bête, redevenir homme. Mais je n'attends même pas de lui une si grande hardiesse. J'admets qu'il aime mieux, je ne sais quelle assurance, de vivre misérablement qu'un espoir douteux, de vivre comme il l'entend. Mais quoi ? S'il pourra avoir la liberté, il suffit de la désirer. Et s'il n'est besoin que d'un simple vouloir, se trouvera-t-il une nation au monde qui croit la payer trop cher en l'acquérant par un simple souhait ? Et qui regretterait sa volonté de recouvrer un bien qu'on devrait racheter au prix du sang ? et dont la perte rend à tout homme d'honneur la vie amère et la mort bienfaisante. Certes, comme le feu d'une petite étincelle grandit et se renforce toujours, et plus il trouve de bois à brûler, plus il en dévore, mais se consume et finit par s'éteindre de lui-même quand on cesse de l'alimenter, de même, plus les tyrans pillent, plus ils exigent. Plus ils ruinent et détruisent, plus on leur fournit, plus on les sert. Ils se fortifient d'autant, deviennent de plus en plus frais et dispos pour tout anéantir et tout détruire. Mais si on ne leur fournit rien, si on ne leur obéit pas, sans les combattre, sans les frapper, ils restent nus et défaits et ne sont plus rien. De même que la branche n'ayant plus de sucre ni d'aliment à sa racine, devient sèche et morte. Pour acquérir le bien qu'il souhaite, l'homme hardi ne redoute aucun danger. L'homme avisé n'est rebuté par aucune peine. Seuls les lâches et les engourdis ne savent ni endurer le mal, ni recouvrer le bien qu'ils se bornent à convoiter. L'énergie d'y prétendre leur est ravie par leur propre lâcheté. Il ne leur reste que le désir naturel de le posséder. Ce désir, cette volonté commune aux sages et aux imprudents, aux courageuses et aux couards, leur fait souhaiter toutes les choses dont la possession les rendrait heureux et contents. Il en est une seule que les hommes, je ne sais pourquoi, n'ont pas la force de désirer. C'est la liberté, bien si grand et si doux. Dès qu'elle est perdue, tous les mots s'en suivent. et sans elle tous les autres biens, corrompus par la servitude, perdent entièrement leur goût et leur saveur. La liberté, les hommes la dédaignent uniquement, semble-t-il, parce que s'ils la désiraient, ils l'auraient, comme s'ils refusaient de faire cette précieuse acquisition parce qu'elle est trop aisée. Pauvres gens misérables, peuples insensés, nations opiniâtres à votre mal et aveugles à votre bien, vous vous laissez enlever sous vos yeux Le plus beau et le plus clair de votre revenu. Vous laissez piller vos champs, voler et dépouiller vos maisons des vieux meubles de vos ancêtres. Vous vivez de telle sorte que rien n'est plus à vous. Il semble que vous regardiez désormais comme un grand bonheur qu'on vous laissa seulement la moitié de vos biens, de vos familles, de vos vies. Et tous ces dégâts, ces malheurs, cette ruine, ne vous viennent pas des ennemis. mais certes bien de l'ennemi, de celui-là même que vous avez fait ce qu'il est, de celui pour qui vous allez si courageusement à la guerre, et pour la grandeur duquel vous ne refusez pas de vous offrir vous-même à la mort. Ce maître n'a pourtant que deux yeux, deux mains, un corps, et rien de plus que n'a le dernier des habitants du nombre infini de nos villes. Ce qu'il a de plus, Ce sont les moyens que vous lui fournissez pour vous détruire. D'où tirent-ils tous ces yeux qui vous épient si ce n'est de vous ? Comment a-t-il tant de mains pour vous frapper s'il ne vous les emprunte ? Les pieds dont il foule vos cités ne sont-ils pas aussi les vôtres ? A-t-il pouvoir sur vous qui ne soit de vous-même ? Comment oserait-il vous assaillir s'il n'était d'intelligence avec vous ? Quel mal pourrait-il vous faire si vous n'étiez les receleurs du larron qui vous pille, les complices du meurtrier qui vous tue et les traîtres de vous-même ? Vous semez vos champs pour qu'ils les dévastent, vous meublez et remplissez vos maisons pour fournir ces pilleries, vous élevez vos filles afin qu'ils puissent assouvir sa luxure, vous nourrissez vos enfants pour qu'ils en fassent des soldats dans le meilleur des cas, pour qu'ils les mènent à la guerre, à la boucherie, qu'ils les rendent ministres de ces convoitises. et exécuteur de ses vengeances. Vous vous usez à la peine, afin qu'il puisse se miniarder dans ses délices, et se vautrer dans ses sales plaisirs. Vous vous affaiblissez, afin qu'il soit plus fort, et qu'il vous tienne plus rudement la bride plus courte. Et d'autant d'indignité que les bêtes elles-mêmes ne supporteraient pas si elles le sentaient, vous pourriez vous délivrer, si vous essayiez, même pas de vous délivrer, seulement de le vouloir. Soyez résolus à ne plus servir, et vous voilà libres. Je ne vous demande pas de le pousser, de l'ébranler, mais seulement de ne plus le soutenir. Et vous le verrez, tel un grand colosse dont on a brisé la base, fondre sous son poids et se rompre. Les médecins conseillent justement de ne pas chercher à guérir les plaies incurables. Et peut-être ai-je tort de vouloir ainsi exhorter un peuple qui semble avoir perdu depuis longtemps toute connaissance de son mal, ce qui montre assez que sa maladie est mortelle. Cherchons donc à comprendre, si c'est possible, comment cette opiniâtre volonté de servir s'est enracinée si profond qu'on croirait que l'amour même de la liberté n'est pas si naturel. Il est hors de doute, je crois, que si nous vivions avec les droits que nous tenons de la nature, et d'après les préceptes qu'elle nous enseigne, nous serions naturellement soumises à nos parents, sujet de la raison, sans être esclaves de personne. Chacun de nous reconnaît en soi, tout naturellement, l'impulsion de l'obéissance envers ses pères et mères. Quant à savoir si la raison est en nous innée ou non, question débattue amplement par les académies et agitée, Par toute l'école des philosophes, je ne pense pas errer en disant qu'il y a dans notre âme un germe naturel de raison. Développé par les bons conseils et les bons exemples, ce germe s'épanouit en vertu, mais il avorte souvent, étouffé par les vices qui surviennent. Ce qu'il y a de clair et d'évident, que personne ne peut ignorer, c'est que la nature, ministre de Dieu, gouvernante des hommes, nous a tous créés et coulés en quelque sorte dans le même moule, pour nous montrer que nous sommes tous égaux, ou plutôt frères. Et si dans le partage qu'elle a fait de ses dons, elle a prodigué quelques avantages de corps ou d'esprit aux uns plus qu'aux autres, elle n'a cependant pas voulu nous mettre en ce monde comme sur un champ de bataille, et n'a pas envoyé ici-bas les plus forts ou les plus à droit, comme des brigands armés dans une forêt, pour y malmener les plus faibles. Croyons plutôt qu'en faisant ainsi des parts plus grandes aux uns, plus petites aux autres, elle a voulu faire naître en eux l'affection fraternelle, et les mettre à même de la pratiquer, puisque les uns ont la puissance de porter secours, tandis que les autres ont besoin d'en recevoir. Donc, puisque cette bonne mère nous a donné à tous, toute la terre pour demeure, puisqu'elle nous a tous logés dans la même maison, nous a tous formés sur le même modèle afin que chacun puisse regarder et quasiment se reconnaître dans l'autre comme dans un miroir. Puisqu'elle nous a fait à tous ce beau présent de la voix et de la parole pour mieux nous rencontrer et fraterniser, et pour produire par la communication et l'échange de nos pensées la communion de nos volontés, puisqu'elle a cherché par tous les moyens à faire et à resserrer le nœud de notre alliance, de notre société. Puisqu'elle a montré en toutes choses qu'elle ne nous voulait pas seulement unis, mais tel un seul être, comment douter alors que nous ne soyons tous naturellement libres, puisque nous sommes tous égaux ? Il ne peut entrer dans l'esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu'elle nous a tous mis en compagnie. À vrai dire, Il est bien inutile de se demander si la liberté est naturelle, puisqu'on ne peut tenir aucun être en servitude sans lui faire tort. Il n'y a rien au monde de plus contraire à la nature, toute raisonnable, que l'injustice. La liberté est donc naturelle. C'est pourquoi, à mon avis, nous ne sommes pas seulement nés avec elle, mais aussi avec la passion de la défendre. Et s'il s'en trouve par hasard qui en doute encore, abâtardis au point de ne pas reconnaître leurs dons ni leurs passions natives. Il faut que je leur fasse l'honneur qu'ils méritent, et que je hisse, pour ainsi dire, les bêtes brutes en chair, pour leur enseigner leur nature et leurs conditions. Les bêtes, Dieu me soit en aide, si les hommes veulent bien les entendre, leur crient, « Vive la liberté ! » Plusieurs d'entre elles meurent aussitôt prises. Telle le poisson qui perd la vie sitôt tiré de l'eau, elle se laisse mourir pour ne point survivre à leur liberté naturelle. Si les animaux avaient entre eux des prééminences, ils feraient de cette liberté leur noblesse. D'autres bêtes, des plus grandes aux plus petites, lorsqu'on les prend, résistent si fort des ongles, des cornes, du bec et du pied, qu'elles démontrent assez qu'elles prient, elles accordent à ce qu'elles perdent. Une fois prises, elles nous donnent tant de signes flagrants de la connaissance de leur malheur, qu'il est beau de les voir alors languir plutôt que vivre, et gémir sur leur bonheur perdu, plutôt que de se plaire en servitude. Que veut dire d'autre l'éléphant lorsque... S'étant défendu jusqu'au bout sans plus d'espoir, sur le point d'être pris, il enfonce ses mâchoires et casse ses dents contre les armes, sinon que son grand désir de demeurer libre lui donne de l'esprit et la vise de marchander avec les chasseurs. A voir s'il pourra s'acquitter par le prix de ses dents et si son ivoire, laissé pour rançon, rachètera sa liberté. Nous flattons le cheval dès sa naissance pour l'habituer à servir. Nos caresses ne l'empêchent pas de mordre son frein, de ruer sous les prongs lorsqu'on veut le dompter. Il veut témoigner par là. Ce me semble qu'il ne sert pas de son gré, mais bien sous notre contrainte. Que dire encore ? Même les bœufs sous le joux gègnent, et les oiseaux en cage se plaignent. Je l'ai dit autrefois en vers. Ainsi donc, puisque tout être pourvu de sentiments sans le malheur de la suggestion est court après la liberté, puisque les bêtes, même faites au service de l'homme, n'y peuvent s'y soumettre qu'après avoir protesté d'un désir contraire, quelle malchance a pu dénaturer l'homme, seul vraiment né pour vivre libre, au point de lui faire perdre la souvenance de son premier état et le désir de le reprendre. Il y a trois sortes de tyrans. Les uns règnent par l'élection du peuple, les autres par la force des armes, les derniers par succession de races. Ceux qui ont acquis le pouvoir par le droit de la guerre s'y comportent, on le sait et le dit fort justement, comme en pays conquis. Ceux qui naissent rois, en général, ne sont guère meilleurs. Nés et nourris au sein de la tyrannie, ils sustent avec le lait le naturel du tyran. et ils regardent les peuples qui leur sont soumis comme leurs serfs héréditaires. Selon leurs penchants dominants, avares ou prodigues, ils usent du royaume comme de leur héritage. Quant à celui qui tient son pouvoir du peuple, il semble qu'il devrait être plus supportable. Il le serait, je crois, si, dès qu'il se voit élevé au-dessus de tous les autres, flatté par je ne sais quoi qu'on appelle grandeur, il ne décidait de n'en plus bouger. Il considère presque toujours la puissance que le peuple lui a léguée comme devant être transmise à ses enfants. Or, dès que ceux-ci ont adopté cette opinion, il est étrange de voir combien ils surpassent en toutes sortes de vices, et même en cruauté, tous les autres tyrans. Ils ne trouvent pas meilleur moyen pour assurer leur nouvelle tyrannie que de renforcer la servitude et d'écarter si bien les idées de liberté de l'esprit de leur sujet que... Pour récents qu'en soient les souvenirs, ils s'effacent bientôt de leur mémoire. Pour dire vrai, je vois bien entre ces tyrans quelques différences, mais de choix, je n'en vois pas. Car s'ils arrivent au trône par des moyens divers, leur manière de régner est toujours à peu près la même. Ceux qui sont élus par le peuple le traitent comme un taureau à dompter. Les conquérants comme leur proie, les successeurs comme un troupeau d'esclaves qui leur appartient par nature. Je poserai cette question. Si, par hasard, il naissait aujourd'hui quelques gens tout neufs, ni accoutumés à la suggestion, ni affriandés à la liberté, ignorant jusqu'au nom de l'une et de l'autre, et qu'on leur proposa d'être sujet ou de vivre libre, quel serait leur choix ? Sans aucun doute, ils préféraient de beaucoup obéir à la seule raison que de servir un homme, à moins qu'il ne soit comme ces gens d'Israël qui, sans besoin ni contrainte, se donnèrent un tyran. je ne lis jamais leur histoire sans en éprouver un dépit extrême qui me porterait presque à être inhumain jusqu'à me réjouir de tous les mots qui leur advinrent car pour que les hommes tant qu'ils sont des hommes se laissent assujettir il faut de deux choses l'une ou qu'ils y soient contraints ou qu'ils soient trompés contraints par les armes étrangères comme le furent Sparte et Athènes par celles d'Alexandre ou trompés par les factions comme le fut le gouvernement d'Athènes tombés auparavant aux mains de pisistrates. Ils perdent souvent leur liberté en étant trompés, mais sont moins souvent séduits par autrui qu'ils ne se trompent eux-mêmes. Ainsi, le peuple de Syracuse, capitale de la Sicile, Pressé par les guerres, ne songeant qu'au danger du moment, élu Dénis Ier et lui donna le commandement de l'armée. Il ne prit garde qu'il l'avait fait aussi puissant que lorsque ce malin, rentrant victorieux comme s'il eut vaincu ses concitoyens plutôt que ses ennemis, se fit d'abord capitaine, puis roi, et de roi, tyron. Il est incroyable de voir comme le peuple, dès qu'il est assujetti, tombe soudain dans un si profond oubli de sa liberté. qu'il lui est impossible de se réveiller pour la conquérir. Il sert si bien et si volontiers qu'on dirait à le voir qu'il n'a pas seulement perdu sa liberté, mais bien gagné sa servitude. Il est vrai qu'au commencement, on sert contraint et vaincu par la force. Mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leur devancier avait fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug. puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés, et ne pensent point avoir d'autres biens ni d'autres droits que ceux qu'ils ont trouvés. Ils prennent pour leur état de nature l'état de leur naissance. Toutefois, il n'est pas d'héritier, même prodigue ou nonchalant, qui ne porte un jour les yeux sur les registres de son père pour voir s'il jouit de tous les droits de sa succession. et si l'on n'a rien entrepris contre lui ou contre son prédécesseur. Mais l'habitude qui exerce en toute chose un si grand pouvoir sur nous a surtout celui de nous apprendre à servir et, comme on le raconte de Mithridate, qui finit par s'habituer au poison, celui de nous apprendre à avaler le venin de la servitude sans le trouver amer. Nul doute que la nature nous dirige là où elle veut, bien ou mal lotie. Mais il faut avouer qu'elle a moins de pouvoir sur nous que l'habitude. Si bon que soit le naturel, il se perd s'il n'est entretenu. Et l'habitude nous forme toujours à sa manière, en dépit de la nature. Les semences de biens que la nature met en nous sont si menus, si frêles, qu'elles ne peuvent résister au moindre choc d'une habitude contraire. Elles s'entretiennent moins facilement qu'elles ne s'abattardissent, et même dégénèrent. tels ces arbres fruitiers qui conservent les caractères de leur espèce tant qu'on les laisse venir, mais qui les perdent pour porter des fruits différents des leurs selon la manière dont on les greffe. Les herbes aussi ont chacune leur propriété, leur naturel, leur singularité. Pourtant, la durée, les intempéries, le sol ou la main du jardinier augmentent ou diminuent de beaucoup leurs vertus. La plante qu'on a vue dans un pays n'est souvent plus reconnaissable dans un autre. Celui qui verrait les vénitiens, une poignée de gens vivant si librement que le plus mésirable d'entre eux ne voudrait pas être roi, nés et élevés de façon qu'ils ne connaissent d'autre ambition que celle d'entretenir pour le mieux leur liberté, éduqués et formés dès le berceau de telle sorte qu'ils n'échangeraient pas un brin de leur liberté pour toutes les autres félicités de la terre. Celui, dis-je, qui verrait ces personnes-là et qui s'en irait ensuite sur le domaine de quelques grands seigneurs ? y trouvant des gens qui ne sont nés que pour le servir, et qui abandonnent leur propre vie pour maintenir sa puissance. Penserait-il que ces deux peuples sont de même nature ? Ou ne croirait-il pas plutôt qu'en sortant d'une cité d'hommes, il est entré dans un parc de bêtes ? On raconte que Licurgue, le législateur de Sparte, avait nourri deux chiens, tous deux frères, tous deux allaités au même lait. L'un était engraissé à la cuisine, l'autre habitué à courir les champs au son de la trompe et du cornet. Voulant montrer aux lacets démoniens que les hommes sont tels que la culture les a faits, il exposa les deux chiens sur la place publique et mit entre eux une soupe et un lièvre. L'un courut au plat, l'autre au lièvre. Et pourtant, dit-il, ils sont frères. Celui-là, avec ses lois et son art politique, éduqua et forma si bien les lacets démoniens que chacun d'eux préférait souffrir mille morts plutôt que de se soumettre à un autre maître que la loi et la raison. Je prends plaisir à rappeler ici une anecdote concernant l'un des favoris de Xerxes, grand roi de Perse et de Spartienne. Lorsque Xerxes faisait ses préparatifs de guerre pour conquérir la Grèce entière, il envoya ses ambassadeurs dans plusieurs villes de ce pays pour demander de l'eau et de la terre. C'était la manière qu'avaient les Perses de sommer les villes de ce rang. Il se garda bien d'en envoyer un à Sparte ni à Athènes. Parce que les Spartiates et les Athéniens, auxquels son père Darius en avait envoyé auparavant, les avaient jetés les uns dans les fossés, les autres dans les puits en leur disant « Allez-y, prenez-là de l'eau et de la terre et portez-les à votre prince. » Ces gens ne pouvaient souffrir que, même par la moindre parole, on attentât à leur liberté. Les Spartiates reconnurent qu'en agissant de la sorte, ils avaient offensé les dieux, et surtout Taltilbi, le dieu des héros. Ils résolurent donc, pour les apaiser, d'envoyer à Axerxes deux de leurs concitoyens, afin que, disposant d'eux à son gré, ils puissent se venger sur eux du meurtre des ambassadeurs de son père. Deux Spartiates, l'un nommé Sperties, et l'autre Bulis, s'offrirent comme victimes volontaires. Ils partirent. Arrivé au palais d'un Perse nommé Idarnes, lieutenant du roi pour toutes les villes d'Asie qui étaient sur les côtes de la mer, celui-ci les accueillit fort honorablement, leur fit grande chair et, de fil en aiguille, leur demanda pourquoi ils rejetaient si fort l'amitié du roi. « Spartiate, dit-il, voyez par mon exemple comment le roi s'est honoré ceux qui le méritent. Croyez que si vous étiez à son service, et qu'il vous eut connu, Vous seriez tous les deux gouverneurs de quelques villes grecques. Les lacédémoniens répondirent. En ceci, Idarne, tu ne pourrais nous donner un bon conseil. Car si tu as essayé le bonheur que tu nous promets, tu ignores entièrement celui dont nous jouissons. Tu as éprouvé la faveur du roi, mais tu ne sais pas quel goût délicieux a la liberté. Or si tu en avais seulement goûté, tu nous conseillerais de la défendre. Non seulement avec la lance et le bouclier, mais avec les dents et avec les ongles. Seuls les spartiates disaient vrai, mais chacun parlait ici selon l'éducation qu'il avait reçue, car il était aussi impossible aux persans de regretter la liberté dont ils n'avaient jamais joui qu'aux lacets démoniens qu'il avait savouré d'endurer l'esclavage. Caton d'Utique, encore enfant et sous la férule de son maître, allait souvent voir le dictateur Sylla, chez qui il avait ses entrées, tant à cause du rang de sa famille que de ses liens de parenté. Dans ses visites, il était toujours accompagné de son précepteur, comme c'était l'usage à Rome pour les enfants des nobles. Il vit un jour que dans l'hôtel même de Sylla, en sa présence ou par son commandement, on emprisonnait les uns, on condamnait les autres. L'un était banni, l'autre étranglé. L'un demandait la confiscation des biens d'un citoyen, l'autre sa tête. En somme... Tout s'y passait non comme chez un magistrat de la cité, mais comme chez un tyran du peuple. C'était moins le sanctuaire de la justice qu'une caverne de tyrannie. Ce jeune garçon dit à son précepteur, « Que ne me donnez-vous un poignard ? Je le cacherai sous ma robe. J'entre souvent dans la chambre de Sylla avant qu'il ne soit levé. J'ai le bras assez fort pour en libérer la ville. Voilà vraiment la parole d'un caton. Ce début d'une vie était digne de sa mort. » Taiser le nom et le pays, raconter seulement le fait tel qu'il est, il parle de lui-même. On dira aussitôt, cet enfant était romain, né dans Rome, lorsqu'elle était libre. Pourquoi dis-je ceci ? Je ne prétends certes pas que le pays et le sol n'y fassent rien, car partout et en tout lieu, l'esclavage est amer aux hommes, et la liberté leur est chère. Mais il me semble qu'on doit avoir pitié de ceux qui, en naissant, se trouve déjà sous le joug, qu'on doit les excuser ou leur pardonner si, n'ayant pas même vu l'ombre de la liberté, et n'en ayant pas entendu parler, ils ne ressentent pas le malheur d'être esclaves. S'il est des pays, comme le dit Homer, de celui des Cimériens, où le soleil se montre tout différent jusqu'à nous, où, après les avoir éclairés pendant six mois consécutifs, il les laisse dans l'obscurité durant les six autres mois, Faut-il s'étonner que... Ceux qui naissent pendant cette longue nuit, s'ils n'ont point ouï parler de la clarté, ni jamais vu le jour, s'accoutument aux ténèbres où ils sont nés sans désirer la lumière. On ne regrette jamais ce qu'on n'a jamais eu. Le chagrin ne vient qu'après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur, se joint le souvenir de quelques joies passées. La nature de l'homme est d'être libre et de vouloir l'être. Mais il prend facilement un autre pli lorsque l'éducation le lui donne. Disons donc que si toute chose devienne naturelle à l'homme lorsqu'il s'y habitue, seul reste dans sa nature celui qui ne désire que les choses simples et non altérées. Ainsi, la première raison de la servitude volontaire, c'est l'habitude. Voilà ce qui arrive aux plus braves chevaux qui d'abord mordent leur frein et après s'en jouent. qui, rejimbant naguère sous la selle, se présentent maintenant d'eux-mêmes sous le harnais et, tout fiers, se rengorgent sous l'armure. Ils disent qu'ils ont toujours été sujets, que leurs pères ont vécu ainsi. Ils pensent qu'ils sont tenus d'endurer le mal. S'en persuadent par des exemples et consolident eux-mêmes par la durée la possession de ceux qui les tyrannisent. Mais en vérité, les années ne donnent jamais le droit de mal faire. Elles accroissent l'injure. Il s'en trouve toujours certains, mieux nés que les autres, qui sentent le poids du joux et ne peuvent se retenir de le secouer, qui ne s'apprivoisent jamais à la suggestion et qui, comme Ulysse, cherchait par terre et par mer à revoir la fumée de sa maison, n'ont garde d'oublier leurs droits naturels, leurs origines, leur état premier, et s'empressent de les revendiquer en toute occasion. Ceux-là, ayant l'entendement net et l'esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants, de voir ce qui est à leurs pieds sans regarder ni derrière ni devant. Ils se remémorent les choses passées pour juger le présent et prévoir l'avenir. Ce sont eux qui, ayant d'eux-mêmes la tête bien faite, l'ont encore affiné par l'étude et le savoir. Cela, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l'imaginent et la sentent en leur esprit, et la savourent, et la servitude les dégoûte, pour si bien qu'on la coûte. Le grand Turc s'est bien aperçu que les livres et la pensée donnent plus que tout autre chose aux hommes, le sentiment de leur dignité et la haine de la tyrannie. Je comprends que... Dans son pays, il n'a guère de savants ni n'en demande. Le zèle et la passion de ceux qui sont restés, malgré les circonstances, les dévots de la liberté, restent communément sans effet, quel que soit leur nombre, parce qu'ils ne peuvent s'entendre. Les tyrans leur enlèvent toute liberté de faire, de parler et presque de penser, et ils demeurent isolés dans leurs rêves. Momus ne plaisantait pas trop lorsqu'il trouvait à redire à l'homme forgé par Vulcain, en ce qu'il n'avait pas une petite fenêtre au cœur, afin qu'on pût y voir ses pensées. On dit que Brutus et Cassius, lorsqu'ils entreprirent de délivrer Rome, c'est-à-dire le monde entier, ne voulurent point que Cicéron, ce grand zélateur du bien public, fût de la partie, jugeant son cœur trop faible pour ainsi offrer. Il croyait bien à son vouloir, mais non à son courage. Qui voudra se rappeler les temps passés et compulser les annales anciennes, se convaincra que presque tous ceux qui, voyant leur pays malmené et en de mauvaises mains, formèrent le dessein de le délivrer, dans une intention bonne, entière et droite, en verre facilement tabou. Pour se manifester elle-même, la liberté vint toujours à leur aide. Armodus ? Aristogiton, Trasibule, Brutus l'Ancien, Valérys et Dion, qui conçurent un projet si vertueux, l'exécutèrent avec bonheur. En de tels cas, le ferme vouloir garantit presque toujours le succès. Brutus le jeune et Cassius réussirent à briser la servitude. Ils périrent lorsqu'ils tentèrent de ramener la liberté, non pas misérablement, car qui oserait trouver rien de misérable ni dans leur vie ni dans leur mort, mais au grand dommage pour le malheur perpétuel et pour la ruine entière de la République, laquelle, ce me semble, fut enterrée avec eux. Les autres tentatives essayées depuis contre les empereurs romains ne furent que les conjurations de quelques ambitieux, dont l'irréussite et la mauvaise fin ne sont pas à regretter, vu qu'ils ne désiraient pas renverser le trône, mais seulement ébranler la couronne, cherchant à chasser le tyran pour mieux garder la tyrannie. Quant à cela, je serais bien fâché qu'ils eussent réussi, et je suis content qu'ils aient montré, par leur exemple, qu'il ne faut pas abuser du saint nom de la liberté pour conduire une mauvaise action. Mais pour revenir à mon sujet, que j'avais presque perdu de vue, la première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c'est qu'ils naissent serfs, et qu'ils sont élevés comme tels. De cette première raison découle cette autre, que, sous les tyrans, les gens deviennent aisément lâches et efféminés. Je sais gré au grand Hippocrate, père de la médecine, de l'avoir si bien remarqué dans son livre des maladies. Cet homme avait bon cœur, et il le montra lorsque le roi de Perse voulut l'attirer près de lui à force d'offres et de grands présents. Il lui répondit franchement qu'il se ferait un cas de conscience de s'occuper à guérir les barbares qui voulaient tuer les grecs. et à servir par son art celui qui voulait asservir son pays la lettre qu'il lui écrivit se trouve encore aujourd'hui dans ses autres oeuvres elle témoignera toujours de son courage et de sa noblesse il est certain qu'avec la liberté on perd aussitôt la vaillance Les gens soumis n'ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s'acquittant avec peine d'une obligation. Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l'ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril et donne envie de gagner par une belle mort auprès de ses compagnons l'honneur et la gloire. Chez les hommes libres, au contraire, c'est à l'envie, à qui mieux mieux, chacun pour tous et chacun pour soi. Ils savent qu'ils recueilleront une part égale au mal de la défaite ou au bien de la victoire. Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir. L'historien Xénophon, l'un des plus sérieux et des plus estimés parmi les Grecs, a fait un petit livre dans lequel il fait dialoguer Simonide avec Hiron. Tyran de Syracuse, sur les misères du tyran. Ce livre est plein de leçons bonnes et graves qui ont aussi, selon moi, une grâce infinie. Plus à Dieu que tous les tyrans qui aient jamais été l'eussent placé devant eux en guise de miroir. Ils y auraient certainement reconnu leur verru et en auraient pris honte de leur tâche. Ce traité parle de la peine qu'éprouvent les tyrans qui, faisant du mal à tous, sont obligés de craindre tout le monde. Il dit entre autres choses que Les mauvais rois prennent à leur service des étrangers mercenaires parce qu'ils n'osent plus donner les armes à leur sujet qu'ils ont maltraité. En France même, plus encore autrefois qu'aujourd'hui, quelques bons rois ont bien eu à leur solde des troupes étrangères, mais c'était plutôt pour sauvegarder leur propre sujet. Ils ne regardaient pas à la dépense pour épargner les hommes. C'était aussi, je crois, l'opinion du grand Scipion l'Africain, qui aimait mieux avoir sauvé la vie d'un citoyen que d'avoir des faits sans ennemi. Mais ce qui est certain, c'est que le tyran ne croit jamais sa puissance assurée s'il n'est pas parvenu au point de n'avoir pour sujet que des hommes sans valeur. On pourrait lui dire à juste titre ce que, d'après Terence, Trason disait au maître des éléphants. « Si brave donc vous êtes que vous avez charge des bêtes ! » Cette ruse des tyrans d'abêtir leur sujet n'a jamais été plus évidente que dans la conduite de Cyrus envers les Lydiens. après qu'il se fût emparé de leur capitale et qu'il eût pris pour captif Crésus, ce roi si riche. On lui apporta la nouvelle que les habitants de Sardes s'étaient révoltés. Il les eut bientôt réduits à l'obéissance, mais ne voulant pas saccager une aussi belle ville, ni être obligé d'y tenir une armée pour la maîtriser, il s'avisa d'un expédient admirable pour s'en assurer la possession. Il y établit des bordels, des tavernes et des jeux publics, et publia une ordonnance qui obligeait les citoyens à s'y rendre. Il se trouva si bien de cette garnison que, par la suite, il n'eut plus à tirer l'épée contre les Lydiens. Ces misérables s'amusèrent à inventer toutes sortes de jeux, si bien que, de leur nom même, les Latins formèrent le mot par lequel ils désignaient ce que nous appelons au passe-temps, qu'ils nommaient Ludie, par corruption de Lydie. Tous les tyrans n'ont pas déclaré aussi expressément vouloir efféminer leur sujet. Mais de fait, ce que celui-là ordonna formellement, la plupart d'entre eux l'ont fait en cachette. Tel est le penchant naturel du peuple ignorant qui, d'ordinaire, est plus nombreux dans les villes. Il est soupçonneux envers celui qui l'aime et confiant envers celui qui le trompe. Ne croyez pas qu'il y ait nul oiseau qui se prenne mieux à la pipée, ni aucun poisson qui, pour la friandise du ver, morde plutôt à l'hameçon. que tous ces peuples qui se laissent promptement alléchés à la servitude pour la moindre douceur qu'on leur fait goûter. Ces choses merveilleuses qu'ils se laissent aller si promptement, pour peu qu'on les chatouille. Le théâtre, les jeux, les farces, les spectacles, les gladiateurs, les bêtes curieuses, les médailles, les tableaux et autres drogues de cette espèce étaient pour les peuples anciens les appâts de la servitude, le prix de leur liberté ravie, les outils de la tyrannie. Ce moyen, cette pratique, ces alléchements étaient ceux qu'employaient les anciens tyrans pour endormir leur sujet sous le joug. Ainsi, les peuples abrutis, trouvant beaux tous ces passe-temps, amusés d'un vain plaisir qui les éblouissait, s'habituaient à servir aussi niaisement, mais plus mal, que les petits enfants n'apprennent à lire avec des images brillantes. Les tyrans romains renchérirent encore sur ces moyens, en faisant souvent festoyer les décuries et en gorgeant comme il le fallait cette canaille qui se laisse aller plus qu'à toute autre chose, au plaisir de la bouche. Ainsi, le plus éveillé d'entre eux n'aurait pas quitté son écuelle de soupe pour recouvrer la liberté de la République de Platon. Les tyrans faisaient l'argeste du quart de blé, du septier de vin, du sesterce, et c'était pitié alors d'entendre crier « Vive le roi ! » Ces lourdeaux ne s'avisaient pas qu'ils ne faisaient que recouvrer une part de leur bien, et que cette part même qu'ils en recouvraient, le tyran n'aurait pu la leur donner si auparavant il ne la leur avait enlevée. Tels ramassaient aujourd'hui le sesterce, tels se gorgeaient au festin public en bénissant Tibère et Néron de leur libéralité qui, Le lendemain, contraint d'abandonner ses biens à l'avidité, ses enfants à la luxure, son sang même à la cruauté de ses empereurs magnifiques, ne disait mot, pas plus qu'une pierre, et ne se remuait pas plus qu'une souche. Le peuple ignorant a toujours été ainsi. Au plaisir qu'il ne peut honnêtement recevoir, il est tout dispo et dissolu. Au tort et à la douleur qu'il peut honnêtement souffrir, il est insensible. Je ne vois personne aujourd'hui qui, entendant parler de Néron, ne tremble au seul nom de ce vilain monstre, de cette sale peste du monde. Il faut pourtant dire qu'après la mort, aussi dégoûtante que sa vie, de ce bout de feu, de ce bourreau, de cette bête sauvage, ce fameux peuple romain en éprouva tant de déplaisir, se rappelant ses jeux et ses festins, qu'il fut sur le point d'emporter le deuil. C'est du moins ce qu'en écrit Tacite, excellent auteur, historien des plus fiables. Et l'on ne trouvera pas cela étrange, si l'on considère ce que ce même peuple avait déjà fait à la mort de Jules César, qui avait donné congé aux lois et à la liberté romaine. On louait surtout, ce me semble, dans ce personnage, son humanité. Or, elle fut plus funeste à son pays que la plus grande cruauté du plus sauvage tyran qui ait jamais vécu. Car à la vérité, ce fut cette venimeuse douceur qui en m'y est là pour le peuple romain, le breuvage de la servitude. Après sa mort, ce peuple-là, qui avait encore à la bouche le goût de ses banquets et à l'esprit la mémoire de ses prodigalités, amoncela les bancs de la place publique pour lui en faire un grand bûcher d'honneur. Puis, il lui éleva une colonne comme au père du peuple. Le chapiteau portait cette inscription. Enfin, il fit plus d'honneur à ce mort qu'il n'aurait dû en faire à un vivant et d'abord à ceux qui l'avaient tué. Les empereurs romains n'oubliaient surtout pas de prendre le titre de tribun du peuple parce que cet office était tenu pour saint et sacré. Établi pour la défense et la protection du peuple, ils jouissaient d'une haute faveur dans l'état. Ils s'assuraient par ce moyen que le peuple se fierait mieux à eux. comme s'il lui suffisait d'entendre ce nom sans avoir besoin d'en sentir les effets. Mais ils ne font guère mieux ceux d'aujourd'hui qui, avant de commettre leurs crimes les plus graves, les font toujours précéder de quelques jolis discours sur le bien public et le soulagement des malheureux. On connaît la formule dont ils font si finement usage, mais peut-on parler de finesse là où il y a tant d'impudence ? Les rois d'Assyrie ? et après eux les rois Médès, paraissaient en public le plus rarement possible pour faire supposer au peuple qu'il y avait en eux quelque chose de surhumain et laisser rêver ceux qui se montrent l'imagination sur les choses qu'ils ne peuvent voir de leurs propres yeux. Ainsi, tant de nations qui furent longtemps sous l'emprise de ces rois mystérieux s'habituèrent à les servir et les servir d'autant plus volontiers qu'ils ignoraient qui était leur maître ou même s'ils en avaient un. de telle sorte qu'il vivait dans la crainte d'un être que personne n'avait jamais vu. Les premiers rois d'Egypte ne se montraient guère sans porter tantôt une branche, tantôt du feu sur la tête. Ils se masquaient et jouaient aux battleurs, inspirant par ces formes étranges respect et admiration à leur sujet qui, s'ils n'avaient pas été aussi stupides ou soumis, auraient dû s'en moquer et en rire. C'est vraiment lamentable de découvrir tout ce que faisaient les tyrans du temps passé pour fonder leur tyrannie, de voir de quels petits moyens ils se servaient, trouvant toujours la populace si bien disposée à leur égard qu'ils n'avaient qu'à tendre un filet pour la prendre. Ils n'ont jamais eu plus de facilité à la tromper et ne l'ont jamais mieux asservie que lorsqu'ils s'en moquaient le plus. Que dirais-je d'une autre sornette que les peuples anciens prirent pour argent comptant ? Ils crurent fermement que l'orteil de Pyrrhus, roi des pires, faisait des miracles et guérissait les malades de la rate. Ils enjolivèrent encore ce conte en disant que, lorsqu'on eut brûlé le cadavre de ce roi, l'orteil se retrouva dans les cendres épargné du feu, intact. Le peuple a toujours ainsi fabriquer lui-même les mensonges pour y ajouter ensuite une fois stupide. Bon nombre d'auteurs ont rapporté ces mensonges. On voit aisément qu'ils les ont ramassés dans les ragots des villes et les fables des ignorants. Telles sont les merveilles que fit Vespasien, revenant d'Assyrie et passant par Alexandrie pour aller à Rome s'emparer de l'Empire. Il redressait les boiteux, rendait clairvoyants les aveugles et mille autres choses qui ne pouvaient être crues, à mon avis, que par de plus aveugles que ceux qu'ils guérissaient. Les tyrans eux-mêmes trouvaient étrange que les hommes souffrissent qu'un autre les maltraita. C'est pourquoi ils se couvraient volontiers du manteau de la religion et s'affuplaient autant que faire se peut des oripeaux de la divinité pour cautionner leur méchante vie. Ainsi, Salmone, pour s'être moqué du peuple en faisant son Jupiter, se trouve maintenant au fin fond de l'enfer, selon la cibile de Virgile qu'il y a vu. Là, des fils d'Alus, gisent les corps énormes, ceux qui, fendant les airs de leurs têtes difformes, osèrent attenter aux demeures des dieux, et du trône éternel chasser le roi des cieux. Là, j'ai vu de ces cieux le rival sacrilège, qui du foudre usurpant le divin privilège, pour arracher au peuple un criminel en sang, de quatre fiers coursiers, aux pieds retentissants, attelant un vain char dans les lits de tremblante, une torche à la main y semait l'épouvante. Un sensé qui, du ciel prétendu souverain, par le bruit de son char et de son pont d'airain, du tonnerre imité le bruit inimitable. Mais Jupiter lança le foudre véritable et renversa, couvert d'un tourbillon de feu, le char et les coursiers, et la foudre et le dieu. Son triomphe fut court, sa peine est éternelle. Si celui qui voulut simplement faire l'idiot se trouve là-bas si bien traité, Je pense que ceux qui ont abusé de la religion... pour mal faire, s'y trouveront encore à meilleure enseigne. Nos tyrans de France ont semé aussi je ne sais quoi du genre, des crapauds, des fleurs de lys, la sainte ampoule et le riflame, toutes choses que pour ma part et quoi qu'il en soit, je ne veux pas croire n'être que des balivernes puisque nos ancêtres les croyaient et que de notre temps nous n'avons eu aucune occasion de les soupçonner telles. Car nous avons eu quelques rois si bons à la paix, si vaillants à la guerre que... Bien qu'ils fussent nés rois, il semble que la nature ne les ait pas faits comme les autres et que le Dieu Tout-Puissant les ait choisis avant leur naissance pour leur confier le gouvernement et la garde de ce royaume. Et quand cela ne serait pas, je ne voudrais pas entrer en lice pour débattre de la vérité de nos histoires, ni les éplucher trop librement pour ne pas ravir ce beau thème où pourra si bien s'exprimer notre poésie française, cette poésie non seulement agrémentée mais pour ainsi dire refaite à neuf par... nos ronçards, baïfs et dubélés. Ils font tellement progresser notre langue que bientôt, j'ose l'espérer, nous n'aurons rien à envier aux grecs ni aux latins, hormis le droit d'aînesse. Certes, je ferai grand tort à notre rime, juste volontiers de ce mot qui me plaît, car, bien que plusieurs l'aient rendu purement mécanique, j'envoie toutefois à ses d'autres capables de la noblier et de lui rendre son premier lustre. Je lui ferai, dis-je, grand tort en lui ravissant ses jolis contes du roi Clovis, dans lesquels s'aiguera si plaisamment, si aisément, la verve de notre ronçard dans sa franciade. Je saisis sa portée, je connais son esprit fin et je sais la grâce de l'homme. Il fera son affaire de l'oriflame, aussi bien que les Romains le faisaient de leurs ansilles et de ses boucliers du ciel en bas jetés dont parle Virgile. Il tirera de notre sainte ampoule un parti aussi bon que les Athéniens en tirèrent de leur corbeille d'Hérécitone. Il parlera de nos armoiries aussi bien que de leur olivier qu'il prétende exister encore dans la tour de Minerve. Certes, je serais téméraire de vouloir démentir nos livres et de courir ainsi sur les terres de nos poètes. Mais pour revenir à mon sujet, dont je me suis éloigné je ne sais trop comment, n'est-il pas clair que les tyrans, pour s'affermir, se sont efforcés d'habituer le peuple non seulement à l'obéissance et à la servitude, mais encore à leur dévotion ? Tout ce que j'ai dit jusqu'ici des moyens employés par les tyrans pour asservir n'est exercé que sur le petit peuple ignorant. J'en arrive maintenant à un point qui est, selon moi, le ressort et le secret de la domination, le soutien et le fondement de toute tyrannie. Celui qui penserait que les albardes, les gardes et le guet garantissent les tyrans se tromperait fort. Ils s'en servent, je crois, par forme et pour épouvantail, plus qu'il ne s'y fit. Les archers barrent l'entrée des palais aux malhabiles qui n'ont aucun moyen de nuire, non aux audacieux bien armés. On voit aisément que, parmi les empereurs romains, moins nombreux sont ceux qui échappèrent au danger grâce au secours de leurs archers qu'il n'y en eut de tués par ces archers-mêmes. Ce ne sont pas les bandes de gens à cheval, les compagnies de fantassins, ce ne sont pas les armes qui défendent un tyran. Mais toujours, on n'aura peine à le croire d'abord, quoi que ce soit l'exacte vérité, quatre ou cinq hommes qui le soutiennent. et qui lui soumettent tout le pays. Il en a toujours été ainsi. Cinq ou six ont eu l'oreille du tyran et s'en sont approchés d'eux-mêmes, ou bien ils ont été appelés par lui pour être les complices de ses cruautés, les compagnons de ses plaisirs, les maquereaux de ses voluptés et les bénéficiaires de ses rapines. Ces six dressent si bien leur chef qu'il en devient méchant envers la société, non seulement de sa propre méchanceté, mais encore des leurs. Ces six en ont sous eux six cents, qu'ils corrompent autant qu'ils ont corrompu le tyran. Ces six cents en tiennent sous leur dépendance six mille, qu'ils élèvent en dignité. Ils leur font donner le gouvernement des provinces ou le maniement des deniers, afin de les tenir par leur avidité ou par leur cruauté, afin qu'ils les exercent à point nommé et fassent d'ailleurs tant de mal, qu'ils ne puissent se maintenir que sous leur ombre, qu'ils ne puissent s'exempter des lois et des peines que grâce à leur protection. Grande est la série de ceux qui les suivent, et qui voudra en dévider le fil verra que, non pas six mille, mais cent mille et des millions tiennent au tyran par cette chaîne ininterrompue qui les soude et les attache à lui, comme Homer le fait dire à Jupiter qui se targue en tirant une telle chaîne d'amener à lui tous les dieux. De là venait l'accroissement du pouvoir du Sénat sous Jules César, l'établissement de nouvelles fonctions, l'institution de nouveaux offices. Non, certes, pour réorganiser la justice, mais pour donner de nouveaux soutiens à la tyrannie. En somme, par les gains et les faveurs qu'on reçoit des tyrans, on en arrive à ce point qu'il se trouve presque aussi nombreux ceux auxquels la tyrannie profite que ceux auxquels la liberté plairait. Au dire des médecins, bien que rien ne paraisse changer dans notre corps, Dès que quelques tumeurs se manifestent en un seul endroit, toutes les humeurs se portent vers cette partie véreuse. De même, dès qu'un roi s'est déclaré tyran, tout le mauvais, toute la lie du royaume, je ne dis pas un tas de petits friponneaux et de faquins qui ne peuvent faire ni mal ni bien dans un pays, mais ceux qui sont possédés d'une ambition ardente et d'une avidité notable, se regroupent autour de lui et le soutiennent. pour avoir part au butin et pour être, sous le grand tyran, autant de petits tyrannos. Tels sont les grands voleurs et les fameux corsaires. Les uns courent le pays, les autres pourchassent les voyageurs, les uns sont en embuscade, les autres gays, les uns massacrent, les autres dépouillent, et bien qu'il y ait entre eux des prééminences, que les uns ne soient que des valets et les autres des chefs de bande, A la fin, il n'y en a pas un qui ne profite sinon du butin principal, du moins de ses restes. On dit que les pirates ciliciens se rassemblèrent en un si grand nombre qu'il fallut envoyer contre eux le grand pompé et qu'ils attirèrent à leur alliance plusieurs belles et grandes villes dans les havres desquelles, en revenant de leur course, ils se mettaient en sûreté, leur donnant en échange une part des pillages qu'elles avaient recelés. C'est ainsi que le tyran asservit les sujets les uns par les autres. Il est gardé par ceux dont il devrait se garder, s'il valait quelque chose. Mais, on l'a fort bien dit, pour fendre le bois, on se fait des coins du bois même. Tels sont ses archers, ses gardes, ses albardiers. Non que ceux-ci n'en souffrent souvent eux-mêmes, mais ces misérables abandonnés de Dieu et des hommes se contentent d'endurer le mal et d'en faire, non à celui qui leur en fait, mais bien à ceux qui, comme eux, l'endurent et n'y peuvent maille. Quand je pense à ces gens qui flattent le tyran pour exploiter sa tyrannie et la servitude du peuple, je suis presque aussi souvent ébahi de leur méchanceté qu'apitoyé de leur sottise. Car à vrai dire, s'approcher du tyran est-ce autre chose que s'éloigner de sa liberté et, pour ainsi dire, embrasser et serrer à deux mains sa servitude ? Qu'ils mettent un moment à part leur ambition, qu'ils se dégagent un peu de leur avidité et puis qu'ils se regardent. Qu'ils se considèrent eux-mêmes, ils verront clairement que ces villageois, ces paysans qu'ils foulent au pied et qu'ils traitent comme des forçats ou des esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, si malmenés, sont plus heureux qu'eux et, en quelque sorte, plus libres. Le laboureur et l'artisan, pour asservi qu'ils soient, en sont quittes en obéissant. Mais le tyran voit ceux qui l'entourent coquinant et mendiant sa faveur. Il ne faut pas seulement qu'il fasse ce qu'il ordonne, mais aussi qu'il pense ce qu'il veut et souvent même, pour le satisfaire, qu'il prévienne ses propres désirs. Ce n'est pas le tout de lui obéir, il faut encore lui complaire. Il faut qu'il se rompe, se tourmente, se tue à traiter ses affaires, et puisqu'il ne se plaise qu'à son plaisir, qu'il sacrifie leur goût au sien, qu'il force leur tempérament et dépouille leur naturel. Il faut qu'ils soient attentifs à ses paroles, à sa voix, à ses regards, à ses gestes. Que leurs yeux, leurs pieds, leurs mains soient continuellement occupés à épier ses volontés et à deviner ses pensées. Est-ce là vivre heureux ? Est-ce même vivre ? Est-il rien au monde de plus insupportable que cet état ? Je ne dis pas pour tout homme de cœur, mais encore pour celui qui n'a que le simple bon sens, ou même figure d'homme. Quelle condition est plus misérable que celle de vivre ainsi, n'ayant rien à soi et tenant d'un autre son aise, sa liberté, son corps et sa vie ? Mais ils veulent servir pour ramasser des biens, comme s'ils ne pouvaient rien gagner qui fut à eux, puisqu'ils ne peuvent même pas dire qu'ils sont à eux-mêmes. Et comme si quelqu'un pouvait avoir quelque chose à soi sous un tyran, Ils veulent se rendre possesseurs de biens, oubliant que ce sont eux qui lui donnent la force de ravir tout à tous, et de ne rien laisser qu'on puisse dire être à personne. Ils voient pourtant que ce sont les biens qui rendent les hommes dépendants de sa cruauté, qu'il n'y a aucun crime plus digne de mort, selon lui, que l'avantage d'autrui, qu'il n'aime que les richesses et ne s'attaque qu'aux riches. Cela vienne cependant se présenter à lui comme des moutons devant le boucher, plein et bien repu comme pour lui faire envie. Ses favoris devraient moins se souvenir de ceux qui ont gagné beaucoup auprès des tyrans que de ceux qui, s'étant engorgés quelque temps, y ont perdu peu après les biens et la vie. Ils devraient moins songer au grand nombre de ceux qui ont acquis des richesses qu'au petit nombre de ceux qui les ont conservés. Qu'on parcourt toutes les histoires anciennes et qu'on rappelle toutes celles dont nous nous souvenons, on verra combien nombreux sont ceux qui... arrivés par de mauvais moyens jusqu'à l'oreille des princes, soit en flattant leurs mauvais penchants, soit en abusant de leur naïveté, ont fini par être écrasés par ces mêmes princes qui avaient mis autant de facilité à les élever que d'inconstance à les défendre. Parmi le grand nombre de ceux qui se sont trouvés auprès des mauvais rois, il en est peu, ou presque pas, qui n'étaient prouvés eux-mêmes la cruauté du tyran qu'ils avaient auparavant attisé contre d'autres. Souvent enrichis à l'ombre de sa faveur des dépouilles d'autrui, ils l'ont à la fin enrichi eux-mêmes de leurs propres dépouilles. Et même les gens de bien, il arrive parfois que le tyran les aime, si avancés qu'ils soient dans sa bonne grâce, si brillantes que soient en eux la vertu et l'intégrité, qui même aux méchants inspirent quelques respects lorsqu'on les voit de près, ces gens de bien, dis-je, ne sauraient se maintenir auprès du tyran. Il faut qu'ils se ressentent aussi du mal commun et qu'ils éprouvent la tyrannie à leur dépens. Tel un Sénèque, un Burus, un Traséas, cette trinité de gens de bien dont les deux premiers eurent le malheur de s'approcher d'un tyran qui leur confia le maniement de ses affaires, tous deux chéris de lui, et bien que l'un d'eux l'eût élevé, ayant pour gage de son amitié les soins qu'il avait donnés à son enfance, ces trois-là, dont la mort fut si cruelle, ne sont-ils pas des exemples suffisants du peu de confiance que l'on doit avoir dans la faveur d'un méchant maître ? En vérité, quelle amitié attendre de celui qui a le cœur assez dur pour haïr tout un royaume qui ne fait que lui obéir, et d'un être qui, ne sachant aimer, s'appauvrit lui-même et détruit son propre empire. Or, si l'on veut dire que Sénèque, Burus et Traséas n'ont éprouvé ce malheur que pour avoir été trop gens de bien, qu'on cherche activement autour d'Oneron lui-même, on verra que... Tous ceux qui furent en grâce auprès de lui, et qui s'y maintinrent par leur méchanceté, n'eurent pas une fin meilleure. Qui a jamais entendu parler d'un amour aussi effréné, d'une affection aussi opiniâtre ? Qui a jamais vu d'homme aussi obstinément attaché à une femme ? que celui-là le fut à Popée. Or, il l'empoisonna lui-même. Sa mère, Agrippine, pour le placer sur le trône, avait tué son propre mari, Claude. Elle avait tout entrepris et tout souffert pour le favoriser. Et cependant, son fils, son nourrisson, celui-là qu'elle avait fait empereur de sa propre main, lui ôta la vie après l'avoir souvent maltraité. Personne ne nia qu'elle n'eût bien mérité cette punition si elle avait été infligée. par n'importe qui d'autre qui fut jamais plus facile à manier plus simple et pour mieux dire plus niais que l'empereur claude qui fut jamais plus coiffé d'une femme que lui de messaline il la livra pourtant au bourreau les tyrans bêtes restent bêtes au point de ne jamais savoir faire le bien mais je ne sais comment à la fin le peu qu'ils ont d'esprit se réveille en eux pour user de cruauté même envers leurs proches On connaît assez le mot de celui-là qui, voyant découverte la gorge de sa femme, de celle qu'il aimait le plus, sans laquelle il semblait qu'il ne pût vivre, lui adressa ce joli compliment. « Ce beau coup sera coupé tout à l'heure, si je l'ordonne. » Voilà pourquoi la plupart des anciens tyrans ont presque tous été tués par leurs favoris. Connaissant la nature de la tyrannie, ceux-ci n'étaient guère rassurés sur la volonté du tyran et se défiaient de sa puissance. C'est ainsi que Domitien fut tué par Stéphanus, Commode par une de ses maîtresses, Caracalla par le centurion martial excité par Macron, et de même presque tous les autres. Certainement, le tyran n'aime jamais, et n'est jamais aimé. L'amitié est un nom sacré, une chose sainte. Elle n'existe qu'entre gens de bien. Elle naît d'une mutuelle estime, et s'entretient moins par les bienfaits que par l'honnêteté. Ce qui rend un ami sur de l'autre, c'est la connaissance de son intégrité. Il en a pour garant son bon naturel, sa fidélité, sa constance. Il ne peut y avoir d'amitié là où se trouve la cruauté, la déloyauté, l'injustice. Entre méchants, lorsqu'ils s'assemblent, c'est un complot et non une société. Ils ne s'aiment pas mais se craignent. Ils ne sont pas amis mais complices. Quand bien même cela ne serait pas... il serait difficile de trouver chez un tyran un amour sûr. Parce qu'étant au-dessus de tous et n'ayant pas de père, il est déjà au-delà des bornes de l'amitié. Celle-ci fleurit dans l'égalité, dont la marche est toujours égale et ne peut jamais clocher. Voilà pourquoi il y a bien, comme on le dit, une espèce de bonne foi parmi les voleurs lors du partage du butin, parce qu'alors ils y sont tous père et compagnon. S'ils ne s'aiment pas, du moins se craignent-ils. Ils ne veulent pas amoindrir leur force en se désunissant. Mais les favoris d'un tyran ne peuvent jamais compter sur lui parce qu'ils lui ont eux-mêmes appris qu'il peut tout, qu'aucun droit ni devoir ne l'oblige, qu'il est habitué à n'avoir pour raison que sa volonté, qu'il n'a pas d'égal et qu'il est le maître de tous. N'est-il pas déplorable que, malgré tant d'exemples éclatants, Sachant le danger si présent, personne ne veuille tirer le son des misères d'autrui et que tant de gens s'approchent encore si volontiers des tyrans, qu'ils ne s'en trouvent pas un pour avoir la prudence et le courage de leur dire, comme le renard de la fable au lion qui faisait le malade, « J'irai volontiers te rendre visite dans ta tanière, mais je vois assez de traces de bêtes qui y entrent. Quant à celles qui en sortent, je n'en vois aucune. » Ces misérables voient relire les trésors du tyran. Ils admirent tout ébahi les éclats de sa magnificence. Alléchés par cette lueur, ils s'approchent sans s'apercevoir qu'ils se jettent dans une flamme qui ne peut manquer de les dévorer. Ainsi, le satyre, imprudent de la fable, voyant briller le feu ravi par Prométhée, le trouva si beau qu'il alla le baiser et s'y brûla. Ainsi, le papillon qui, espérant jouir de quelques plaisirs, se jette au feu parce qu'il le voit briller et prouve bientôt, comme dit Lucain, qu'il a aussi le pouvoir de brûler. Mais supposons encore que ces mignons échappent aux mains de celui qu'ils servent, ils ne se sauvent jamais de celle du roi qui lui succède. S'il est bon, il leur faut alors rendre des comptes et se soumettre à la raison. S'il est mauvais comme leur ancien maître, il ne peut manquer d'avoir aussi ses favoris qui, d'ordinaire, non content de prendre leur place, leur arrachent aussi le plus souvent leurs biens et leur vie. Se peut-il donc qu'il se trouve quelqu'un qui, face à un tel péril et avec si peu de garantie, Veuille prendre une position si malheureuse, Et servir avec tant de souffrance, Un maître aussi dangereux. Quelle peine ! Quel martyr grand Dieu ! Être occupé nuit et jour, Appeler à un homme, Et se méfier de lui plus que de tout autre au monde. Avoir toujours l'œil aux aguets, l'oreille aux écoutes, pour épier d'où viendra le coup, pour découvrir les embûches, pour tâter la mine de ses concurrents, pour deviner le traître. Sourire à chacun et se méfier de tous. N'avoir ni ennemi ouvert, ni ami assuré. Montrer toujours un visage riant quand le cœur est transi. Ne pas pouvoir être joyeux, ni oser être triste. Il est vraiment plaisant de considérer ce qui leur revient de ce grand tourment et de voir le bien qu'ils peuvent attendre de leur peine et de leur vie misérable. Ce n'est pas le tyran que le peuple accuse du mal qu'il souffre, mais bien ceux qui le gouvernent. Ceux-là, les peuples, les nations, tous à l'envie jusqu'aux paysans, jusqu'aux laboureurs, connaissent leur nom, décomptent leur vice. Ils amassent sur eux mille outrages, mille insultes, mille jurons. Toutes les prières, toutes les malédictions sont contre eux, tous les malheurs, toutes les pestes, toutes les famines leur sont comptées. Et si l'on fait parfois semblant de leur rendre hommage, dans le même temps, on les maudit du fond du cœur et on les tient plus en horreur que des bêtes sauvages. Voilà la gloire, voilà l'honneur qu'ils recueillent de leur service auprès des gens qui, s'ils pouvaient avoir chacun un morceau de leur cœur, ne s'estimeraient pas encore satisfaits. ni même à demi consolés de leur souffrance. Même après leur mort, leurs survivants n'ont de cesse que le nom de ces manges peuples ne soit noirci de l'encre de mille plumes et leur réputation déchirée dans mille livres. Même leurs os sont, pour ainsi dire, traînés dans la boue par la postérité, comme pour les punir encore après leur mort de leur méchante vie. Apprenons donc ! Apprenons à bien faire ! Levons les yeux vers le ciel pour notre honneur ou pour l'amour de la vertu, mieux encore pour ceux du Dieu Tout-Puissant, fidèle témoin de nos actes et juge de nos fautes. Pour moi, je pense, et ne crois pas me tromper, puisque rien n'est plus contraire à un Dieu bon et libéral que la tyrannie qu'il réserve là-bas tout exprès pour les tyrans et leurs complices quelques peines particulières.

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