Speaker #0Compagnie Générale Transatlantique. Ce nom vous parle ? Transat ou French Line peut-être. Sans vouloir être chauvin, cette compagnie française est sans doute celle qui a construit les plus beaux paquebots de l'ère transatlantique jusque dans les années 60 avec le sublime France, représentant la culture, le raffinement et le savoir-vivre à la française sur les mers et les océans. Néanmoins, contrairement à ce que laisse penser son nom, cette compagnie ne se cantonnait pas seulement aux transports de passagers entre le vieux continent et New York. Elle assurait également les trajets vers l'Amérique centrale, la côte pacifique, Algiers, Marseille ou même diverses croisières. Mais vous vous en doutez bien, elle a connu elle aussi son nombre de malheurs. Ainsi, aujourd'hui, j'aimerais vous raconter l'histoire d'un autre naufrage complètement oublié. Retournons cette fois à la fin des années 1800 au port du Havre et embarquons ensemble sur la Bourgogne. Son histoire commence en 1885 au chantier de la Seine-sur-Mer. La CGT, pour Compagnie Générale Transatlantique, vient de passer commande de 4 navires jumeaux. La Champagne, la Bourgogne, la Bretagne et la Gascogne. Bien qu'en bonne santé financière, la CGT a besoin de l'aide de l'Etat pour financer ses 4 nouveaux liners venant remplacer sa flotte vieillissante. La concurrence des compagnies étrangères est forte et elles aussi sont subventionnées. La subvention de l'État leur est donc accordée à la seule condition que ces 4 paquebots soient fabriqués en France. Tous sont construits selon le même plan, long 250 mètres, large de 15,75 mètres, une hélice alimentée par un moteur vapeur de 9000 chevaux à triple expansion, lui permettant d'atteindre une vitesse de 17 nœuds. La Bourgogne et ses jumeaux pouvaient alors transporter 500 passagers et 200 membres d'équipage. Formes modernes, effilées comme il est de mise à cette époque, quatre mâts et deux belles cheminées rouges aux manchons noirs, couleur de la transat, aménagées avec raffinement selon les goûts de l'époque, mobilier bourgeois dans les cabines de première classe, avec lavabo de toilette s'il vous plaît, salon et salle à manger, fumoir. Pour les passagers d'Entrepont, la troisième classe bien sûr, ils se contenteront de dortoirs traditionnels. La Bourgogne est alors mise en service en juin 1986, un mois après la Champagne. Il apporte pleine satisfaction à la compagnie et remplit parfaitement son rôle durant les dix premières années de son exploitation. Elle permet à la CGT de doubler ses revenus et d'être un fervent concurrent à la White Star Line et à la Cunard Line sur la ligne Le Havre-New York. Ce n'est qu'en 1895 qu'il connaît une première refonte. Il supprime les deux mamés de l'an, on rehausse ses cheminées, on l'équipe de douze chaudières neuves et d'une nouvelle machine à quatre expansions cette fois. Le premier incident notable arrive le 29 février 1896 en début d'après-midi. La Bourgogne quitte alors le port de New York sous un temps pluvieux et la brume s'installe sur Lodson. Au niveau de l'embouchure de Fort Lafayette, le passage devient étroit à cet endroit. Le brouillard se fait plus épais. Le capitaine veut se mettre au mouillage une fois l'embouchure passée et attendre que le brouillard se dissipe. Alors qu'il commence sa manœuvre pour se mettre au mouillage, le mât du voilier Lelsa surgit de la brume. Le choc est inévitable, la Bourgogne éprône Lelsa à tribord, ouvrant une obrèche dans sa coque. Son capitaine a tout juste le temps de lancer ses machines et d'échouer son voilier sur un banc de sable. Aucune victime ne sera à déplorer. Notez bien que les collisions et abordages entre navires étaient courants à cette époque. Rappelons que les radios n'équipaient pas encore les bateaux, ni les radars. On naviguait à vue. Un décret daté du 21 juillet 1897 sera publié et indique qu'en cas de brume, un navire à vapeur doit faire entendre un son prolongé à des intervalles de 2 minutes et un navire à voile doit faire entendre à intervalles n'excédant pas 1 minute 1, 2 ou 3 sons selon la direction du vent qu'il reçoit dans ses voiles. Peut-on dire alors que cet incident avec l'ELSA était prémonitoire ? Certains diront que oui, d'autres penseront à l'arroseur arrosé. Bien que l'incident soit similaire, les conséquences le sont beaucoup moins. Nous sommes le 2 juillet 1898. La Bourgogne est amarrée au quai de la French Line dans le port de New York. On charge ces cales de 1000 tonnes de fret, 170 sacs de courrier. 85 passagers de première classe prennent possession de leur cabine. 128 en seconde classe et 293 en entrepont, la troisième classe toujours. Parmi les passagers, Léon Pourteau, clarinettiste, chef d'orchestre et peintre, qui rentre d'une tournée de deux ans avec des membres de son orchestre. L'humeur se veut joyeuse et festive, dans deux jours c'est la fête nationale américaine. Il est 10h du matin, les machines se mettent en brol, on s'active dans la chaufferie. Le sifflet retentit, dit au revoir depuis le quai et les ponts du navire. La Bourgogne se lance alors sur Lutzen, le capitaine Antoine Charles-Louis de l'Oncle a son commandement. Entré au service de la Transat en 1894, c'est son deuxième voyage à bord de la Bourgogne, bien qu'il ait déjà commandé la Champagne et la Normandie. Rien de nouveau pour lui donc. La Bourgogne devrait normalement arriver au Havre le 11 juillet, naviguant à une vitesse moyenne de 17 nœuds. L'ère des transatlantiques à vapeur est celui de la quête effrénée et sans relâche du prestigieux ruban bleu. Un drapeau accordé au navire qui battra le record de la traversée la plus rapide et qui pourra fièrement le voir flotter au-dessus de son mât jusqu'à ce qu'il soit battu par un autre transatlantique. Une fois en haute mer, les capitaines poussaient donc leurs rutilantes machines à vapeur à pleine puissance. On insistait ainsi souvent au spectacle de navires faisant la conse. Si le début du voyage se veut calme et habituel, on observe en fin de soirée, le 3 juillet, des bancs de brume qui se forment tandis que la Bourgogne navigue au large de la Nouvelle-Écosse. Il est aux alentours de 23h. Les passagers rejoignent leur cabine. Léon Pourteau fait probablement une dernière promenade sur le pont extérieur, observant les couleurs qui se dessinent et disparaissent à l'horizon. Pendant la nuit, le brouillard a persisté, au point qu'au petit matin, la brume se veut très, très dense. Mais il n'est pas rare d'en croiser dans cette région, c'est même plutôt courant. Le capitaine de l'oncle et son équipage font donc usage de la sirène à intervalles réguliers afin de prévenir tout autre navire naviguant dans cette zone très fréquentée, mais sans réduire leur allure. Vers minuit, le Cromarty Shire, voilier britannique à trois mâts et à la coque d'acier, parti de Dunkerque le 8 juin en direction de Philadelphie, entre lui aussi dans la brume. Comme celle-ci s'intensifie, tout le monde reste en surveillance et il fait résonner sa corne de brume à intervalles réguliers. La brise est faible, le vent dans ses voiles lui procure une faible vitesse de 3 ou 4 nœuds à peine. Il est 5h du matin et dans le brouillard, on entend alors le sifflet d'un navire vapeur. Mais dans ce puré de poids, personne n'arrive à savoir d'où il est. Même chose à bord de la Bourgogne. On rapporte à l'officier de car, M. Dupont, qu'une sirène de voilier a été entendue par tribord avant. Immédiatement, il ordonne de réduire les machines et entreprend de changer le cap du navire. Les hommes de car sur le pont cherchent à sonder la brume. Le Cromarty Shire surgit à tribord avant et aborde la coque du transatlantique. Le choc, si violent que les canaux de sauvetage installés sur le pont sont détruits. La brèche ouverte par le voilier est colossale. Avec la vitesse, les deux navires se sont immédiatement séparés et la proue du voilier a labouré la coque de la Bourgogne sur toute sa ligne de flottaison. L'eau s'engouffre très vite en mugissant dans la coque de la Bourgogne. Arrivé sur la passerelle, elle aussi endommagée lors du choc, le capitaine comprend après une inspection rapide des dégâts avec son second que son navire est en perdition. Il tente alors désespérément de mettre le cap vers l'île de sable située à 60 000 nautiques, soit environ 100 km, dans l'espoir d'y échouer la Bourgogne. Parcourir une telle distance doit prendre à la Bourgogne environ 5 heures. 5 heures ! Cette tentative est désespérée et vaine. L'eau a déjà envahi la chaufferie et la salle des machines, rendant le navire immobile. Il commence même déjà à s'incliner par tribord arrière. La brèche ouverte par le chromartiche ailleurs a touché 4 compartiments étanches et l'eau s'est rapidement frayée un chemin jusqu'à l'arrière du paquebot. Le capitaine de l'oncle tente dans le plus grand des calmes d'organiser l'évacuation du paquebot. Mais ce qui va suivre est une scène de chaos et de violence qui feront les gros titres de la presse américaine. La foule des passagers réveillés par l'impact commence à se masser sur le pont des embarcations. Le navire gîte sur tribord, rendant la mise à l'eau des canaux de bas bord vite impossible. Bien que, d'après le rapport, on arrive à en mettre deux à l'eau. Quant à tribord, souvenez-vous, l'étrave du voilier a détruit trois des six canaux présents sur le pont. Le premier est mis à l'eau sans encombre. Pour le second, la Bourgogne s'incline de plus en plus. On ne parvient pas à détacher le canot de ses chaînes et cordes. C'est alors qu'une cheminée chute, coupant en deux l'embarcation et tuant tous ses occupants. Le troisième est dès le départ pris de force par quelques marins qui empêchent quiconque de s'approcher. Très vite, beaucoup se retrouvent à l'eau, s'accrochent aux embarcations. De peur qu'elles ne chavirent, leurs occupants n'hésitent donc pas à employer la force, à frapper à coups d'aviron, à sortir des couteaux, à menacer. On en vient aux mains, on lutte pour sa propre survie. Une scène de chaos ahurissante se déroule alors dans l'eau et sur les ponts de la Bourgogne. Les femmes et les enfants d'abord, dites-vous ? Hum. L'homme est un loup pour l'homme, comme dit Thomas Hobbes. D'ailleurs, m'avez-vous entendu parler de femmes ou d'enfants dans ce récit du désastre ? Non. Simplement parce qu'aucun enfant ne survivra. Et sur les 300 femmes, une seule figurera à la liste des survivants. Le désordre règne autant sur le paquebot que dans les eaux houleuses qui l'entourent. Beaucoup d'articles mentionnent alors le déshonneur des marins français, accusés d'être les porteurs de cette violence et de s'être accaparés les quelques canaux de sauvetage. 40 minutes. 35 à 40 minutes en fait. C'est le temps qu'il leur a fallu à la Bourgogne pour sombrer. Avant que l'avant ne disparaisse de la surface de l'eau, glissant vers les fonds de l'Atlantique Nord, on vit le capitaine couler avec son navire, hurlant des ordres jusqu'au dernier moment dans la plus pure tradition maritime. Après avoir évalué ses dégâts, bien que fortement endommagés avec une légère voie d'eau à l'avant, le chromartie Shire ferme sa cloison étanche et est en mesure de rester à flot. Il réapparaît sur les lieux du drame au moment où la Bourgogne disparaît de la surface de l'Atlantique, glissant droit vers les abysses. La brume se dissipe également, laissant entrevoir les centaines de personnes se débattant dans l'eau, accrochées à des morceaux de l'épave, au milieu des flots houleux, des débris et des cadavres. Le voilier commence donc à récupérer les quelques survivants. Les canaux avancent vers lui. Plus tard, il est rejoint par le vapeur grétien sur lequel on transfère les 165 survivants. 165 survivants. La perte est colossale. Plus de 500 armes ont volé à l'aube sur les 700 et quelques passagers. On notera quand même que parmi eux, 104 sont des membres d'équipage sur les 200 présents à bord. 61 seulement sont des passagers et une seule femme. Aucun passager de première classe n'a survécu, probablement parce que les cabines étaient situées au centre du paquebot, au-dessus de la brèche ouverte par le voilier. L'eau étant montée rapidement, on peut supposer qu'ils se sont tout de suite trouvés prisonniers. De même que Léon Pourteau et 15 des 18 officiers du capitaine Delon. Le Grécian prend donc la direction d'Halifax en remorquant le Cromartie-Chailleur. Là-bas, les survivants sont débarqués et envoyés à New York par le train. Ils sont entendus par la commission d'enquête et on leur propose de rentrer le 9 juillet à bord de la Touraine. La CGT accuse immédiatement le chromartie-chailleur d'être responsable du naufrage, argant le fait que le voilier a abordé la Bourgogne en plein travers, alors que c'est en fait la Bourgogne qui a percuté la proue du voilier à pleine vitesse, faisant fi des prescriptions réglementaires à tenir dans la brume, comme celle de réduire sa vitesse par exemple. La responsabilité des violences commises pendant le naufrage reste floue. Si la presse américaine tend immédiatement à blâmer les marins français, du fait qu'ils soient une centaine à avoir survécu, les propos recueillis par l'enquête auprès des passagers semblent accuser les marins autrichiens ou italiens présents à bord. Notons toutefois que le naufrage de la Bourgogne aurait été à l'origine d'une loi aux Etats-Unis, celle de verser des dommages et intérêts aux victimes ou à leurs ayants droit s'il est reconnu que la compagnie s'est rendue coupable de faute ou de négligence, la loi Arthur. L'agonie rapide du navire et ses passagers surpris au pied de leur lit me posent une interrogation. Quel type d'homme aurais-je été à leur place ? Sont-ils ablamés ? Survivant, aurais-je pu vivre avec le souvenir d'un tel drame ou de telles exactions sur la conscience ? Et vous ? L'épave de la Bourgogne repose aujourd'hui à près de 3000 mètres de profondeur. Comme son histoire a été oubliée, on ne l'a jamais explorée. Elle ne se trouve pourtant pas très loin du Titanic, au large de la Nouvelle-Écosse et de Terre-Neuve, dans cette zone que les marins appellent le cimetière de l'Atlantique, tant les épaves y sont nombreuses. Ainsi terminerai-je par cet extrait d'article du Temps, paru le 8 juillet 1898. Mais plus d'un voyageur français, surtout parmi ceux que quelques motifs sérieux conduira en Amérique, éprouvera, en arrivant dans les parages où la Bourgogne s'est perdue, un frémissement de l'âme et de la chair. Il en ira ainsi pendant quelques mois, quelques années peut-être, puis on oubliera. Et les passagers de l'avenir feront sauter le champagne à l'endroit précis où les deux moitiés du bateau ont été englouties, avec les femmes en prière, avec les femmes en prière, avec les femmes en prière, des enfants qui ne comprenaient pas. Afin d'écrire ce récit du naufrage de la Bourgogne, je me suis aidé du mémoire d'Olivier Chapuis pour relater certains faits. Il ne me reste plus qu'à vous dire, à bientôt j'espère, pour un autre paquebot, un autre récit de naufrage, ou non. Si vous avez des commentaires ou des remarques, n'hésitez pas à me les laisser en commentaire ou bien à m'écrire à l'adresse lecymtiardeleucéan.com sans espace et sans apostrophe.