Speaker #0Ça y est, c'est la censure. Michel Barnier est passé en force sur le budget et a eu recours à l'article 49.3, ce qui a conduit LFI et l'ERN à déposer des motions de censure. Le chaos nous guette. Que va-t-il advenir si le gouvernement est renversé ? Emmanuel Macron va-t-il démissionner ? La France va-t-elle devenir ingouvernable ? C'est ce qu'on nous répète à longueur de journée. La France est devenue ingouvernable. Elle est dans l'instabilité la plus totale. Et c'est la faute de ce peuple de sans-culottes, ces Gaulois réfractaires au changement, comme nous avait surnommé Emmanuel Macron. Mais est-ce que tout ça, c'est vraiment de notre faute ? Sommes-nous vraiment ingouvernables ? Aujourd'hui, je vous propose une philosophie de l'ingouvernable. On va parler histoire, néolibéralisme, management, philosophie de Grégoire Chamayou et bien sûr, ingouvernabilité. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu. Le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Et pour des informations exclusives, abonnez-vous à mon compte Instagram, lefildactu.podcast. La motion de censure déposée lundi sera examinée ce mercredi 4 décembre. À l'heure où je vous parle, Michel Barnier est donc encore Premier ministre, mais il est fort probable que vous écoutiez cet épisode au moment même où la censure sera votée. Et sauf rebondissement de dernière minute, le gouvernement... devrait être renversée. De nombreuses motions de censure ont été déposées au cours de la Ve République, mais elle n'a été adoptée qu'une seule fois en 1962. Si le gouvernement Barnier est renversé, ce serait donc un événement important dans notre histoire politique contemporaine. Ce renversement serait la conséquence logique de ce qui se passe dans notre pays depuis quelques années, et surtout quelques mois. D'un côté, la défiance croissante des citoyens envers la vie politique et l'augmentation des contestations sociales, et de l'autre, l'autoritarisme croissant des gouvernants. Un fossé serait donc en train de se creuser entre les citoyens citoyennes et les gouvernants. La faute à qui ? Le philosophe Grégoire Chamayou a réfléchi à cette question. En 2018, dans son livre La société ingouvernable il veut comprendre comment nous en sommes arrivés à ce qu'il appelle le libéralisme autoritaire Il montre comment, à partir des années 1960-1970, il y a eu une forte montée des contestations sociales. Lutte ouvrière, mobilisation féministe, écologiste, ces mouvements de contestation ont ébranlé la grande unité nationale post-seconde guerre mondiale et ont généré des inquiétudes. auprès des élites gouvernantes. En 1962, le général de Gaulle évoquait déjà les divisions des Français, avec cette formule restée célèbre. Comment voulez-vous gouverner un pays qui a 246 variétés de fromages ? En 1969, suite aux grandes grèves de mai 68 et au rejet de son référendum sur la régionalisation, de Gaulle démissionne. La faute à ces Français ingouvernables. Alors, selon Grégoire Chamayou, les élites économiques et politiques s'inquiètent et veulent répondre à cette crise de la docilité. C'est la contre-révolution néolibérale. Face à la multiplication des crises économiques et sociales et à l'ingouvernabilité grandissante, les organisations patronales et les élites dirigeantes s'organisent. en créant de nouvelles techniques de gestion et de contrôle de la population. Chamayou montre qu'elles inventent un nouvel art de gouverner, constitué à la fois de méthodes autoritaires et de méthodes douces. D'abord, les méthodes autoritaires répressives consistent à accuser les travailleurs et travailleuses d'être responsables des crises. Le travail est trop cher, les gens ne travaillent pas assez, les allocations chômage sont trop élevées. Il faut donc discipliner ces tirs au flanc contestataires, en durcissant le code du travail, en baissant la protection sociale et en cassant les syndicats. C'est-à-dire en mélangeant contrôle, peur et discipline. Les méthodes douces, quant à elles, consistent à dépolitiser l'entreprise et l'économie. Grâce à des offensives idéologiques, l'entreprise n'est plus considérée comme un acteur politique qui aurait une responsabilité au sein du collectif, mais comme une espèce d'entité impersonnelle, un ensemble de relations contractuelles. Si certaines entreprises veulent s'engager dans certaines causes sociales ou environnementales, c'est leur choix, mais c'est un choix individuel, dépolitisé. L'entreprise n'est pas politique, elle est simplement marchande. Parallèlement, les citoyens et citoyennes sont redéfinis comme consommateurs et consommatrices, comme des individus agissant par seul calcul économique. Et non plus. comme appartenant à des groupes sociaux. Tout cela permet de gouverner les comportements des individus en neutralisant leurs revendications politiques et ainsi de redéfinir la démocratie. La démocratie, ce n'est plus la participation de tous les citoyens et citoyennes au gouvernement, mais c'est la liberté de consommer sans entrave. La démocratie devient synonyme de libéralisme économique. Toutes ces techniques douces qui modifient en profondeur le fonctionnement économique et politique de nos sociétés, c'est ce que Grégoire Chamayou appelle la managerialité c'est-à-dire un arsenal de techniques de management. La logique de l'entreprise privée envahit donc chaque aspect de notre vie. Les citoyens-citoyennes qui manifestaient leur insatisfaction auprès de l'État, par exemple en manifestant ou en faisant la grève, sont transformées en clients, en clientes. qui, s'ils sont mécontents, peuvent simplement changer de fournisseur ou de supermarché. Comme le dit Chamaillou, en privatisant l'offre, on cherche à dépolitiser la demande. Le politique est remplacé par du management, la société devient privatisée, dépolitisée, individualiste et donc docile. Chamayou montre que autoritarisme et libéralisme économique vont toujours de pair. C'est la logique du néolibéralisme, ce nouvel art de gouverner qui mixe méthode répressive et méthode douce. C'est l'alliance entre la police et le marché. Le néolibéralisme, nous dit Chamayou, c'est l'art de gouverner les ingouvernables, non par le consensus, mais par la contrainte invisible, la discipline déguisée en liberté. Et cette notion d'ingouvernabilité est pour le moins ambivalente. Car ce qu'on qualifie d'ingouvernable, ce sont des revendications citoyennes légitimes face aux crises du néolibéralisme. Rappelons que la France est le seul pays européen à avoir vu son taux de pauvreté augmenter depuis 10 ans, alors que la fortune des 500 plus riches a été multipliée par 10 en 20 ans. Dernièrement, la famille Mullier, propriétaire de Auchan et Decathlon et septième fortune française, a annoncé verser 1 milliard d'euros de dividendes à ses 800 actionnaires, tout en licenciant 2400 salariés d'Auchan. Contester cette décision, est-ce être ingouvernable ? On se rend compte en réalité que l'accusation d'ingouvernabilité provient du néolibéralisme lui-même, qui interprète toute contestation, fut-elle légitime, comme un défi à sa toute-puissance. Alors, le néolibéralisme instrumentalise cette soi-disant ingouvernabilité pour justifier le recours à l'autoritarisme et neutraliser toutes les contestations sociales au nom de la stabilité. Eh oui, si les gens sont ingouvernables et réfractaires, est-ce que vous n'êtes pas obligés de faire passer vos réformes en force et d'avoir recours à des politiques autoritaires ? En France, les politiques ne cessent d'avoir recours à cette justification. Tout particulièrement, la présidence d'Emmanuel Macron a été caractérisée par l'ignorance totale de l'avis de ses concitoyens et concitoyennes, avec la multiplication des recours au 49-3, la répression sévère des manifestations, et le passage en force de lois rejetées par la population, tout ça au nom de la stabilité du pays. Emmanuel Macron est critiqué pour son exercice ultra-vertical du pouvoir. Il aurait presque inventé la monarchie néolibérale. Le journal Le Monde évoquait dernièrement sa fin de règne et racontait des anecdotes pour le moins ahurissantes. Par exemple, il a fait affaire de nouvelles chaises pour le Conseil des ministres et seule la sienne est en lettres d'or. Le journal rappelle d'ailleurs qu'en 2017, Macron appelait les Français mon peuple et déplorait que le roi ne soit plus là. Il affirmait que la révolution avait laissé un vide imaginaire et collectif, que la démocratie ne parvenait malheureusement pas à remplir. Il ajoutait ce qu'on attend du président de la République, c'est qu'il occupe cette fonction En 2018, Macron parlait des Gaulois réfractaires au changement, comme pour justifier le passage en force de ces réformes. On pense par exemple à la réforme des retraites, rejetée par 75% des Français, et pourtant adoptée de manière brutale, malgré des mois de mobilisation. Et bien sûr, le coup de force démocratique de juillet 2024, une dissolution irresponsable, décidée comme un caprice royal, suivie du refus du résultat des élections. Alors, ce ne sont pas les Français qui sont ingouvernables, ce sont les gouvernants qui sont illégitimes. C'est cette constitution ultra-présidentielle qui favorise l'autoritarisme et la répression, ainsi que cette logique néolibérale qui étouffe les individus et le collectif qui sont les responsables. Aujourd'hui, il y aura eu le 49-3 de trop, qui conduira sans doute à la censure du gouvernement. À voir si Macron ira toujours plus loin dans l'autoritarisme en ayant recours à l'article 16 de la Constitution, qui lui conférerait les pleins pouvoirs. Une hypothèse que l'on ne peut malheureusement pas exclure, tellement il est clair qu'aujourd'hui, c'est lui le véritable ingouvernable. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très bientôt pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. Et un grand merci à Véronica, Pitou, Pierre, Julie, Maya, Julien, Thomas et Mathieu, et avec leur don. soutiennent l'aventure du fil d'actu. Vous aussi, vous pouvez donner en allant sur la page dédiée. Merci et à bientôt !