Speaker #0Nous avons, lundi 27 janvier 2025, commémoré les 80 ans de la libération d'Auschwitz. Auschwitz a fait plus d'un million de victimes, principalement des Juifs, et est devenu le symbole de l'horreur nazie. Comment penser philosophiquement Auschwitz ? La philosophie peut-elle penser l'impensable ? On en parle aujourd'hui avec le philosophe Théodore Adorno. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez le Fil d'Actu. le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors, si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don, ponctuel ou récurrent, en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. En commémorant la libération d'Auschwitz, Nous commémorons toutes les victimes des nazis, 6 millions de juifs assassinés, 500 000 roms, 300 000 personnes handicapées et des milliers d'hommes présumés homosexuels. Le camp de concentration et de mise à mort d'Auschwitz-Birkenau est devenu le symbole de la barbarie nazie, de la déshumanisation, de la rationalisation technique de la mort. Les rescapés racontent que, quand ils et elles sont revenus, on ne voulait pas les entendre. On ne voulait pas les croire. C'était trop insensé, trop inconcevable, trop insupportable. Il a fallu attendre les années 60 et le procès d'Eichmann pour qu'enfin les témoignages de l'horreur soient écoutés. Aujourd'hui, les rescapés sont peu nombreux. Certains d'entre eux témoignent inlassablement. Et ces témoignages nous ramènent à la barbarie, à l'expérience vécue. Ils cassent la distance historique de la catastrophe. Catastrophe, c'est ce que veut dire le mot Shoah en hébreu, un mot pour dire l'indicible, pour décrire l'impensable. Cette impossibilité de parler, de décrire, est quelque chose qui a hanté la philosophie. Si la philosophie est le domaine de la raison, de la rationalité, si la philosophie permet de comprendre et de conceptualiser, alors n'est-elle pas incapable de parler d'Auschwitz ? Peut-on comprendre, expliquer la Shoah ? La philosophie ne doit-elle pas se taire devant une horreur qui brise la notion même d'humanité ? Le philosophe allemand Theodor Adorno est l'un des premiers à s'être posé ces questions dès les années 40, quand Auschwitz ne suscitait que du silence. Adorno, d'origine juive, avait dû fuir le nazisme. Après la guerre, il revient en Allemagne et tente de penser la déchirure d'Auschwitz. Auschwitz, c'est l'impossible possible dit-il. Un événement qui dépasse la pensée, le champ des possibles, et qui, pourtant, est arrivé. Auschwitz, c'est ce qui interrompt l'histoire, l'humanité. C'est une césure radicale qui arrête la pensée et la raison. Mais c'est aussi une continuité, à la fois l'aboutissement d'une histoire passée et le début d'une histoire qui vient. Pour Adorno, Auschwitz nous met devant un gouffre de la pensée, devant une contradiction. Il est insupportable de vouloir comprendre ou conceptualiser Auschwitz, car cela reviendrait à banaliser la Shoah, à l'assimiler à d'autres concepts existants, à l'euphémiser. Mais paradoxalement, il faut comprendre ce qui a permis Auschwitz, pour que jamais Auschwitz ne se reproduise. La philosophie doit donc perpétuellement se confronter à Auschwitz, mais sans jamais la réduire à des concepts. Auschwitz doit rester une plaie béante, vivace, jamais cicatrisée. Ce qu'Adorno dénonce, c'est la conception du progrès historique, défendu par la philosophie occidentale depuis les Lumières. Des auteurs comme Kant ou Hegel, par exemple, croient fermement au progrès de l'humanité dans l'histoire. Chaque événement historique serait un pas supplémentaire vers une humanité de plus en plus accomplie. L'histoire est alors comprise comme un processus continu, un système bien huilé, sans cesse en progression. Ce qui revient à dire qu'un événement tragique serait un mal pour un bien, un mal presque nécessaire sur le chemin de l'histoire humaine. Or, ce que montre Adorno, c'est que progrès et régression sont toujours entrelacés, que l'émancipation... côtoient toujours la barbarie. Il est donc impossible de réduire l'histoire à un processus continu, linéaire. L'histoire est faite de contradictions. Et le nazisme s'enracine, selon Adorno, dans la face sombre de l'idéologie des Lumières. La raison émancipatrice est devenue un instrument de domination. En cherchant à être toujours plus rationnel, toujours plus technique, La raison s'est autodétruite. Elle a cessé de penser aux fins, aux finalités éthiques, pour ne plus penser qu'aux moyens. Elle a arrêté de se demander pourquoi et ne s'interroge plus que sur le comment. Comment maîtriser la nature ? Comment dominer le monde ? Comment soumettre le réel ? En croyant en la toute-puissance de la technique, en cherchant à toute force l'efficacité, la raison des Lumières a transformé les humains en choses. Et c'est ce qui a mené à Auschwitz, le lieu où la technique s'est mise au service du mal et de la destruction. Pour Adorno, la Shoah est donc l'aboutissement tragique de la rationalité moderne. Et pourtant, elle doit demeurer une rupture, un trou dans l'histoire, un saut dans la barbarie, qui nous ordonne de toujours penser à partir de la catastrophe. Auschwitz A. a jamais terni l'humanité. Toute culture consécutive à Auschwitz n'est qu'un tas d'ordures écrit Adorno en 1945. Alors, il nous enjoint à penser une nouvelle posture éthique. Il faut toujours penser et agir de sorte qu'Auschwitz ne se reproduise pas. Il nous faut sans cesse partir de la catastrophe. La philosophie n'est désormais possible qu'en référence à Auschwitz. La philosophie d'Adorno cherche à penser contre la catastrophe. Car non seulement l'antisémitisme n'a pas disparu, mais Auschwitz pourrait arriver à d'autres que les Juifs. Il y a eu des génocides avant la Seconde Guerre mondiale, comme le génocide arménien, et il y a eu des camps de concentration avant le Troisième Reich. La première utilisation du terme camp de concentration remonte d'ailleurs à 1904, en Namibie. où le peuple heréro s'était révolté contre la colonisation allemande et avait été en retour victime d'un génocide. Et en fait, il y a eu des camps de concentration en Occident dès le milieu du XIXe siècle, notamment au Portugal, en France, en Italie et aux États-Unis. Le régime nazi a ainsi étendu un système punitif qui existait déjà en le mettant au service d'un projet social totalitaire. Auschwitz est l'aboutissement d'un génocide qui a commencé dès les années 1930 et qui a commencé par des politiques de ségrégation destinées à progressivement déshumaniser les Juifs, les Roms, les personnes handicapées pour banaliser et normaliser l'horreur. Et selon Adorno, les nazis ont instrumentalisé l'antisémitisme qui existait depuis plusieurs siècles en Europe pour souder une communauté nationale autour de la haine de l'autre. Dès lors, L'avenir pourrait désigner d'autres victimes. Adorno écrit En 1967, face au premier succès électoraux d'un parti d'extrême droite en Allemagne, Adorno donne une conférence intitulée Le nouvel extrémisme de droite Dans cette conférence, Il affirme que les conditions du fascisme sont toujours réunies. Ces conditions, il les décrivait dès les années 1940. Voici ce qu'il disait. Si un ordre totalitaire a pu imposer sa loi de mort à l'Allemagne, c'est à cause des circonstances concrètes de ce pays après la Première Guerre mondiale. Entre autres, la crise de la société bourgeoise libérale, le développement atteint par la technique moderne et des individus rendus amorphes qui ont permis à un ordre totalitaire d'imposer sa loi de mort. En 2025, la modernité de son analyse fait froid dans le dos. Aujourd'hui, le nationalisme n'a pas disparu. Et la domination de la technique, qui transforme les individus en choses, non plus. Adorno nous met en garde contre la tentation de prendre la technique pour une fin en soi. de soumettre l'humanité à l'efficacité. Car en cherchant sans cesse l'optimisation technique, on oublie de penser aux finalités de nos actions. Le techno-capitalisme, marqué par la concentration du capital, le déclassement des populations, le ressentiment et la toute-puissance de la technique, pourrait bien mener à un nouveau totalitarisme d'extrême droite. L'histoire semble ainsi éternellement retomber dans la tentation fasciste. Au moment même où nous commémorons les 80 ans de la libération d'Auschwitz, l'homme le plus riche du monde et pape de la technologie, Elon Musk, soutient le parti allemand néo-nazi, l'AFD, après avoir fait un salut nazi pendant l'investiture de Donald Trump. Musk a même tenu un discours déjà dénoncé par Adorno dans les années 60. Il a affirmé que l'Allemagne ne devrait pas se sentir coupable, qu'elle devrait se défaire de toute culture de la culpabilité pour renouer avec un nationalisme triomphant. Face à cette menace incessante, Adorno nous enjoint à la résistance, à la vigilance, à la contestation. Nous devons, selon lui, refuser d'obéir à la logique marchande et à la volonté de supprimer les différences. Nous devons refuser d'être transformés en choses au sein d'un système techno-capitaliste fondé sur la domination. Il faut s'opposer à une société essentiellement fondée sur la violence et l'exploitation nous dit Adorno, pour que plus jamais ne se répète Auschwitz. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. En attendant, pour des infos exclusives et parfois des petites blagues, vous pouvez me suivre sur Instagram, sur mon compte, lefildactu.podcast. Et un grand merci à toutes celles et ceux qui, grâce à leurs dons, me permettent de continuer sereinement le podcast. Alors, un grand merci à Louise, Alexandre, Bruno, Nicolas, Laurent, Anaïs, Dominique, Mathieu, Clément, Thomas, Élodie et Marc. Vous aussi, vous pouvez rejoindre l'aventure du feed d'actu. Merci et à très vite.