Speaker #0Depuis quelques années, les personnes trans voient leurs droits de plus en plus menacés. Aux Etats-Unis, Donald Trump mène une véritable croisade transphobe. Et au Royaume-Uni, la Cour suprême vient de décider que les femmes trans ne seraient juridiquement plus des femmes. En France, la transphobie gagne aussi du terrain dans le monde politique. Alors, comment expliquer cette panique morale ? On en parle avec Judith Butler et Paul Preciado. Je suis Alice de Rochechouart et vous écoutez Le Fil d'Actu, le podcast engagé qui met la philosophie au cœur de l'actualité. Ce podcast est totalement indépendant et il ne survit que grâce à vos dons. Alors si vous voulez soutenir mon travail, vous pouvez faire un don ponctuel ou récurrent en cliquant sur la page indiquée en description. Merci pour votre soutien. La transidentité est le fait, pour une personne, d'avoir une identité de genre différente de celle qui lui a été attribuée à la naissance. Par exemple, une femme transgenre a une identité de femme alors qu'elle avait été assignée homme à la naissance. Par opposition, une personne dont le genre ressenti correspond à son genre assigné est dite cisgenre. La transidentité concerne environ 1% de la population, un chiffre stable, et elle peut générer beaucoup de souffrance quand elle est niée et que la transition de genre est interdite ou empêchée. Jusqu'en 2010, en France, la transidentité a été considérée et traitée comme une pathologie psychiatrique. Depuis 15 ans, heureusement, le parcours de transition s'assouplit, bien qu'il soit très encadré. Il est possible pour les mineurs d'entamer une transition hormonale, bien qu'il ne soit pas possible d'être opéré avant la majorité. Cela a permis d'alléger les souffrances des personnes trans, qui ont un risque de suicide beaucoup plus élevé que la moyenne. Pourtant, de plus en plus de voix tentent d'enrayer cette prise en charge. L'année dernière, le Sénat a adopté en France un projet de loi interdisant les transitions de genre avant la majorité. Un projet de loi pourtant dénoncé par la défenseuse des droits. Les acteurs et actrices de terrain, aussi bien associations que professionnels de santé spécialisés dans la transidentité, dénoncent une approche biaisée qui va à contre-courant de tout ce que dit la recherche et ignore les souffrances vécues par les adolescents transgenres. Alors, pourquoi vouloir s'opposer à ces parcours de transition ? Un des arguments contre les parcours de transition pour les mineurs est le regret. Les personnes ayant transitionné pourraient regretter leur choix. et seraient en grande souffrance face à l'irréversibilité de leurs décisions. Cependant, cet argument est contesté par la réalité. Le taux de regret suite à un parcours de transition est d'environ 1%. Et il est souvent dû à des causes externes, comme les pressions familiales et amicales, ainsi que les discriminations dans le monde du travail. À titre de comparaison, on estime que le taux de regret pour une prothèse du genou est de 20%. Pourtant, on n'entend pas beaucoup les militants antiprothèses du genou. Alors, comment expliquer que la question de la transidentité cristallise autant le débat ? La transidentité pose, de manière plus générale, la question du genre. Comment définir les hommes et les femmes ? S'agit-il de catégories biologiques ou de catégories socialement construites ? Les militants anti-trans défendent une définition biologique du genre. Dans cette mouvance, on peut citer le courant TERF, le féminisme radical excluant les personnes trans. C'est le cas par exemple de G.K. Rowling, l'autrice de Harry Potter. Et en France, de Marguerite Stern, une ancienne fémène, fondatrice du mouvement des collages contre les féminicides, vous savez, ces messages inscrits en noir et blanc sur les murs des villes, pour dénoncer les violentes fêtes aux femmes, même si elle a depuis été exclue du mouvement. Le discours porté par les TERF est simple. Il faut défendre les vraies femmes, pas les femmes trans, qui sont, disent-elles, des hommes déguisés en femmes. Mais c'est quoi une vraie femme ? Margaret Stern défend, accrochez-vous, le terme de « femelle » . Les femmes, ce sont les femelles, celles qui peuvent enfanter. Vous la voyez venir, la dérive conservatrice et réactionnaire ? Définir les femmes par la maternité, c'est le premier pas vers une définition restrictive des femmes. Si les femmes sont celles qui enfantent, alors elles sont priées de ne pas avorter. De ne pas utiliser de contraception, de réarmer démographiquement la France et pourquoi pas de rester à la maison pour s'occuper des enfants. Et bien sûr, que penser de celles qui ne peuvent pas ou ne veulent pas avoir d'enfants ? Sont-elles plus bas dans la hiérarchie des femmes ? Cette définition de la femme à partir de la maternité est ce qu'on appelle essentialiste. Elle propose une définition figée, soi-disant naturelle et biologique, qui fige la femme dans une norme. Alors, peut-on envisager le genre autrement ? En 1990, la philosophe Judith Butler publie un livre qui fait l'effet d'une bombe, « Troubles dans le genre » . Elle montre que le genre ne repose pas sur la biologie, mais sur les discours. Je m'explique. Jusqu'à présent, la biologie affirmait qu'il existait deux sexes biologiques bien distincts, reposant sur des chromosomes X et Y. Mais on se rend compte peu à peu que la réalité est beaucoup plus complexe. Il y aurait plutôt une pluralité, des variations chromosomiques, hormonales, génitales. Alors, la séparation biologique entre les deux sexes hommes et femmes, ce qu'on appelle la binarité de genre, est artificielle. Il s'agit de catégories, de concepts créés pour ordonner le réel. Face à une réalité plurielle, ne présentant pas de cohérence intrinsèque, on catégorise, on classe. La distinction entre les sexes n'est donc pas une pure description de la nature, mais c'est une norme. Une norme qui se met en œuvre dès la naissance, nous dit Butler. C'est une fille, c'est un garçon, annonce-t-on. Le genre se construit alors dans les pratiques et les représentations. Il se constitue en imitant, en recherchant la conformité à un modèle, fille ou garçon. Un modèle, une représentation, mais qui n'a pas de réalité naturelle. Si on affirme à la naissance « c'est un garçon » , alors on va, consciemment ou non, multiplier les pratiques pour que l'enfant se conforme au modèle masculin. Plusieurs études de psychologie montrent d'ailleurs que nous plaquons nos propres stéréotypes de genre sur les bébés dès leur naissance. Une étude de 2016 a montré que les parents de bébés de 3 mois ont l'impression que les pleurs des petites filles sont plus aigus que ceux des garçons, ce qui est faux. Par la suite, on va dire au garçon de ne pas pleurer, on va lui mettre un ballon entre les pieds, lui dire qu'il est un séducteur. Tout cela pour se conformer à la définition de l'homme et de la virilité. Et inversement pour les filles. Alors, nous dit Butler, c'est le discours qui crée le réel. C'est ce qu'on appelle la performativité. Les représentations, le langage, créent des catégories qui finissent par apparaître comme naturelles, comme biologiques. Selon Butler, c'est le genre qui crée le sexe. Bien entendu, ces catégories ne sont pas purement descriptives, elles définissent des rapports de pouvoir. Quand on différencie l'homme et la femme, et qu'on tente de justifier ces catégories par la nature et la biologie, cela s'ensuit généralement par une hiérarchie, soi-disant naturelle, entre l'homme et la femme. Et c'est le même mécanisme que pour le racisme d'ailleurs. On sait aujourd'hui que la notion de race n'a aucune réalité biologique. C'est le racisme, en tant que discours, qui a produit la catégorie de race, jusqu'à lui donner une réalité concrète. La théorie de Butler est donc plus large que la seule question du genre. C'est ce qu'on appelle la théorie queer, qui veut dire bizarre, étrange en anglais, et qui cherche à subvertir toutes les normes et tous les discours. En France, c'est le philosophe Paul B. Preciado qui diffuse cette théorie. Lui-même est un homme trans et il dénonce le contrôle médical des corps, des identités. Il se revendique comme monstre, en dehors des catégories binaires classiques qui figent les identités. Selon lui, le mythe de la nature féminine enferme et crée une hiérarchie. Il conduit à une logique de l'identité dans laquelle le féminisme ne concerne que les filles hétérosexuelles bien élevées. Ce qui intéresse Preciado, ce n'est donc pas tellement les définitions, qui fonctionnent comme des cages, mais les pratiques. Il faut, dit-il, sortir d'un régime de vérité fondé sur la différence des sexes et des genres, pour inventer d'autres formes d'être un corps et de vivre en société. l'éclatement des logiques identitaires et des catégories binaires, Hommes-femmes, blancs-noirs, animaux-humains portent alors un projet politique plus général, celui de contester les hiérarchies, les rapports de pouvoir et l'exploitation du vivant. La philosophie de Preciado est une révolution, féministe, écologique, anticoloniale et anticapitaliste. Il pense une révolution qui dépasse les identités, les codes, les découpages en catégories bien définies. Et selon lui, les personnes trans, queer, non-binaires, intersexes, autrement dit, toutes les personnes qui dérogent aux catégories bien définies, permettent d'éclater les représentations et les hiérarchies de pouvoir. Preciado résume. La question centrale du féminisme antifasciste n'est pas de savoir qui sont les vraies femmes, mais qui a le droit d'utilisation de nos corps. La question n'est pas la construction d'une identité dans une norme binaire, femme cis ou trans, mais la construction collective de pratiques de liberté. L'enjeu de la transidentité est donc beaucoup plus large qu'il n'en a l'air. Ce qui est en jeu, c'est bien la catégorisation et la hiérarchisation des gens dans la société. Selon Preciado ou Butler, le féminisme est une révolution générale qui ne s'arrête pas à la seule sexualité ou identité de genre. Autrement dit, il faut défendre les personnes trans, car les attaques qu'elles subissent sont des attaques envers toutes les minorités vulnérables. De fait, les attaques contre les personnes trans reprennent une rhétorique complotiste et les mêmes arguments que ceux qui étaient employés contre les personnes gays dans les années 80. Les personnes trans seraient des idéologues, des prosélites qui cherchent à subvertir les enfants et à remplacer les vrais hommes et les vraies femmes. Leur existence serait une menace pour la stabilité de la société, et il y aurait même un complot trans. On le voit parfaitement dans le parcours de la militante transphobe Marguerite Stern. L'année dernière, elle a publié un livre, Transmania, qui prétend mettre à jour, je cite, « un projet politique néfaste qui s'apprête à bouleverser notre rapport au réel » . Ce qui est caractéristique dans cette rhétorique, c'est l'inversion du stigmate. Les personnes qui sont le plus vulnérables politiquement, les homosexuels, les trans, les migrants, sont désignées comme le danger absolu, comme la menace, comme ayant une idéologie et une stratégie bien organisées. Dans le cas de la transidentité, par exemple, les femmes trans sont désignées comme de potentielles agresseuses, alors que dans la vraie vie, ce sont elles qui se font agresser. Sans surprise, Marguerite Stern a étendu sa théorie complotiste à d'autres sphères. Elle se revendique désormais conservatrice, écrit des diatribes anti-migrants et anti-musulmans, et elle est portée au nu par Marion Maréchal-Le Pen. Alors, la défense des personnes trans n'est pas anecdotique ou marginale. Elle est la défense des libertés et la lutte contre les hiérarchies sociales et les normes. Et le féminisme ne s'arrête pas à la défense de quelques-unes. Il est une révolution, une subversion radicale. Comme le dit l'autrice Virginie Despentes, qui a d'ailleurs partagé l'avis du philosophe Paul Preciado pendant dix ans, le féminisme est une révolution, pas un réaménagement des consignes marketing. C'est la fin de cet épisode. On se retrouve très vite pour un nouvel épisode du Fil d'Actu. 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