- Speaker #0
Bonjour,
- Speaker #1
vous écoutez Les Sensibles, art et monde sensible. Je suis Eugénie Lefebvre et mon envie avec ce podcast est d'explorer en profondeur ce lien entre l'art et les artistes et ces mondes sensibles où l'être, le vivant, le lien, le soin, la terre, le spirituel, l'univers sont convoqués. Pour cela, à la la rencontre d'artistes, créatrices et créateurs de tous horizons, mais aussi curateurs, penseuses, penseurs, scientifiques, qui au fil des conversations, en écho les unes avec les autres, nous éclairerons progressivement sur les multiples manifestations de ce que l'on pourrait appeler cet art sensible. Bonne écoute ! Aujourd'hui, j'accueille Marion Flamand. Marion Flamand est née en 1989 à Reims et travaille aujourd'hui à Paris. Après un premier diplôme à l'école Boulle, elle obtient son master à l'école des arts déco de Paris. Puis, après un échange à Rio au Brésil, elle poursuit ses recherches lors d'un post-diplôme en lumière interactive à l'ENSAD Lab, des études mêlant art et scénographie qui continuent aujourd'hui à orienter ses productions. Le travail de Marion Flamand se construit autour de l'âme des lieux, des matériaux et de la lumière les constituant pour se traduire à l'échelle de l'installation et de la sculpture. Le temps y est convoqué de multiples manières, chaque pièce semblant saisir un moment unique, figer une réalité, un mouvement et jouer avec nos perceptions. Le travail in situ est aussi une des dimensions que l'artiste met en place dans ses productions. Ainsi, les lieux où elle expose inspirent directement. les pièces produites. J'ai eu la chance d'accueillir Marion Flamand plusieurs semaines en résidence aux ateliers de la Madeleine à Arles et d'observer ainsi de plus près sa façon de se plonger dans l'histoire d'un territoire, de saisir des détails et des symboles qui pourraient paraître a priori insignifiants, de s'inspirer d'un mot ou du passage d'un livre, de manier et modeler le verre et la céramique de manière tout autant experte qu'expérimentale, de jongler autant avec une vision très claire et l'amour du risque et de l'imprévu, et toujours de penser la lumière, la façon dont elle apparaît, disparaît, transperce, reflète, réfléchit. Je suis très contente de l'accueillir aujourd'hui au micro des sensibles. Bonjour Marion.
- Speaker #0
Bonjour Eugénie.
- Speaker #1
J'aimerais ouvrir notre échange en plongeant tout de suite dans le cœur de la matière et de ton sujet, la lumière. Tu en as fait ton objet d'étude lors de ton poste diplôme à l'ENSAD Lab, le laboratoire en art et design de l'École des Arts Déco. Chez toi, la lumière ne sert pas de décor ou de mise en scène, mais elle est l'objet même de ta recherche, le sujet que tu souhaites modeler et exposer. D'où te vient cette fascination pour la lumière ?
- Speaker #0
Très bonne question pour introduire ce podcast. Je pense que l'origine de cette fascination, elle est déjà commune à toutes. Et je pense que moi, j'en ai fait un sujet à partir du moment où j'ai commencé à étudier la scénographie. L'art de mettre en scène l'espace. passe forcément par le modelage et la compréhension de la lumière. C'est très naïf comme idée, mais évidemment, sans lumière, rien n'existe. Sans lumière, l'ombre n'existe pas, et vice-versa, et les deux sont très fortement liés. Et c'est aussi un guide de mon travail, de jouer sur le paradoxe qu'amènent la lumière et l'ombre. Et donc voilà, je dirais que l'origine de ce guide, de mon travail, vient vraiment du théâtre.
- Speaker #1
Oui, mais au théâtre... La lumière, elle vient éclairer quelque chose d'autre. Et là, tu as décidé vraiment de t'intéresser à la lumière elle-même.
- Speaker #0
Alors, elle vient éclairer quelque chose d'autre, c'est sûr. C'est aussi pour ça, par exemple, que je ne suis pas devenue éclairagiste, bien que c'est un métier que je trouve fascinant. Mais c'est vraiment là où j'ai découvert le fait de penser la lumière et de passer du temps à le comprendre et à savoir. Comment la convoquer ? Comment créer avec la lumière ? Et au théâtre, forcément, la lumière est... Enfin, je dis forcément. En tout cas, la lumière est principalement artificielle. Et c'est en partant de l'artifice qu'est né ce travail autour de la lumière. Parce qu'on est vraiment dans une boîte noire, qui est aussi l'inverse de ce qu'on peut imaginer d'une galerie aujourd'hui. Et c'est comment partir du noir pour faire naître... Une image est la perception du volume d'un objet ou d'un corps, et ça passe à 100% par la lumière.
- Speaker #1
Tu as parlé de lumière artificielle. Mais en effet, tu as dézoomé d'une certaine manière et tu es aussi allé t'intéresser à la lumière originelle, qui est la lumière du soleil, qui est la lumière du feu. Et le feu, c'est un élément central de ton œuvre. C'est un élément de travail parce que tu travailles de fait les arts du feu en travaillant le verre qui est vraiment au cœur de ton travail, mais aussi en travaillant la céramique, même le métal. C'est un élément au sens astrologique et philosophique. Le feu, c'est l'un des quatre éléments qui composent l'univers, aux côtés de l'eau, de la terre et de l'air. C'est aussi un élément au sens mythologique. C'est un élément important de nombreuses mythologies et cultures à travers le monde, où il est considéré comme un symbole de la vie, de la mort et de la transformation. Et il est souvent associé à des dieux et à des déesses puissantes et puissants qui ont le pouvoir de créer, de détruire et de transformer le monde. Et puis, d'un point de vue symbolique ou mystique, L'élément du feu, c'est aussi le synonyme de la purification, mais aussi de l'énergie, de la volonté, du courage, de la passion, de l'intuition. Quelle est, toi, ta relation avec le feu ?
- Speaker #0
Elle est paradoxale, parce que le feu est, pour moi… Je pense que tous les éléments que tu viens de citer, les quatre éléments un peu fondamentaux, ont un rapport paradoxal. mais Le feu incarne vraiment cette image-là, dans le sens où c'est vraiment... Il prend sa force dans le fait autant de créer et de faire naître que de détruire. Et c'est quelque chose qui m'intéresse au-delà des formes que je peux créer ou toucher dans mon travail, mais dans la vie en général. C'est, comme le dit, d'une manière très différente et dans un tout autre domaine. Mais mon... Mon amie Vima Laponce, la recherche du déséquilibre, c'est une forme d'équilibre. Et je pense que le feu incarne cette idée-là. Et aussi, ça s'est identifié comme un élément clé de ma pratique. Alors qu'au début, ça ne l'était pas du tout. C'est vraiment en tournant autour de cette question de la lumière que le feu est apparu. Alors que ça paraît très basique. Mais c'est vrai que ce n'était pas du tout le cas. Oui,
- Speaker #1
c'est ce que tu disais, tu as démarré dans un théâtre, ce n'était pas forcément la lumière du soleil.
- Speaker #0
Autant que je n'imaginais pas du tout devenir artiste. Et en fait, les choses, ce n'est pas qu'elles s'imposent à moi, mais elles s'offrent plutôt, comme la lumière, comme le fait de créer des formes et de les révéler par ça. Et cette image du feu qui... et aussi actuellement vraiment partie prenante de ma recherche, surtout dans cette résidence que j'avais faite à Lisbonne, à la Junquera, où j'ai vraiment eu le temps de réfléchir sous vraiment plusieurs points d'entrée autour de ces questions-là. Je me suis vraiment intéressée à ces notions sources de quoi est constituée la lumière et qu'est-ce que ça provoque chez nous. Et en fait, on en arrive forcément à cette image du feu, autant par la sensation qu'il procure, que toutes les fenêtres s'ouvrent. Et en fait, c'est aussi ça qui est vertigineux et hyper enthousiasmant. C'est l'infinité autour de cette recherche qui, moi, m'intéresse. Parce que j'ai un peu ce... Ce caractère où, une fois que j'ai compris, j'ai très envie d'aller voir ailleurs. Et du coup, ce cycle-là, il est éternel, je l'espère, par cet élément central.
- Speaker #1
Et c'est ce que tu dis, tu dis aussi l'impact que la lumière ou que le feu a sur nous. Est-ce que tu peux déployer un peu cette pensée ?
- Speaker #0
Eh bien, de manière tout à fait intuitive. Déjà, personnellement, j'ai l'impression... On en a déjà parlé d'être moi-même une sorte de tournesol. Et je pense que beaucoup d'entre nous, sauf quelques exceptions, que je connais qui préfèrent le froid et l'ombre à la lumière et à la chaleur. Moi, je suis vraiment partie du groupe 2. Et du coup, déjà, personnellement, mon lien, je suis un peu comme un insecte fou qui va se brûler les ailes en regardant la lumière. Et en fait aussi, je vais beaucoup digresser parce que mes pensées fonctionnent comme ça. Mais par exemple, c'est aussi ce que j'ai appris auprès des fours, des souffleurs de verre avec qui je travaille, où je me suis tout de suite reconnue dans cet élément. Fascinant, on a tous et toutes, je pense, cette envie de regarder l'ondulation du feu et la fascination de la lumière par le fait qu'on pourrait devenir aveugle. Il y a ce point de rupture qui est toujours là. Et en même temps, il y a quelque chose pour moi qui est ultra rassurant, d'être dans le trop chaud et d'être à cette frontière de presque parfois de l'évanouissement, mais encore une fois qui est très attirant. Et ça, c'est vraiment mon rapport, je pense, au feu et à cette lumière hypnotique. Proche du feu, on a aussi cette sensation de la beauté extrême et en même temps de pouvoir détruire, se brûler soi-même, brûler les autres, de manière moins grave, mais dans un atelier, c'est aussi ce qui permet de produire la pièce, en tout cas dans le verre. C'est immédiat, la façon de le voir, c'est ce qui nous permet de créer cette transcendance de la matière qui se transforme et qui devient transparente, mais c'est aussi ce qui peut faire qu'on ne va pas y arriver. Donc voilà, la réponse est extrêmement longue, mais parce qu'elle est toujours en pointillé et toujours dans la bascule entre plusieurs sensations.
- Speaker #1
Et c'est un peu l'équilibre dans le déséquilibre dont tu parlais tout à l'heure.
- Speaker #0
Exactement, oui. J'imagine toujours un cadre. Je suis quelqu'un de très organisé. Et en même temps, ce cadre, il me permet le désordre le plus complet et l'aléatoire. C'est qu'en fait, je sais à peu près où j'ai envie d'aller, mais il me faut absolument l'espace de pouvoir tout brûler et tout recommencer.
- Speaker #1
Et là, on a parlé de ton rapport physique ou même physiologique au feu, est-ce que tu poses une intention aussi sur l'effet que ce travail de la lumière et ce travail des arts du feu va avoir chez la spectatrice et le spectateur ?
- Speaker #0
Alors ça, c'est une question qui est difficile parce que je pourrais répondre tout et son contraire. En fait, c'est-à-dire qu'en tant qu'ancienne et encore un peu actuelle scénographe, L'intention, elle est forcément là, parce qu'on cherche à provoquer une émotion par la perception de l'espace, et donc de la lumière et de ce que va provoquer telle couleur. Même d'utiliser une source LED qui ne provoque pas de chaleur, ou une source tungstène qui va faire qu'on ressent la chaleur. C'est une intention et ça change tout. Mais aujourd'hui, si je réponds avec ce regard vraiment d'artiste, je ne sais plus trop. En fait, parfois, je ne sais pas ce que j'ai envie de provoquer comme émotion. Et surtout, je trouve que quand, moi, en tant que publique, je vois des œuvres où ça se ressent, ce qu'on veut faire penser ou ressentir, il y a quelque chose qui ne fonctionne pas. Donc là, il y a un truc qui m'échappe et c'est un peu ce que je recherche depuis quelques années. Et ce n'est pas facile.
- Speaker #1
De lâcher ?
- Speaker #0
Oui, et de ne pas vouloir expliquer, évidemment, pas forcément par les mots ou les textes, mais même dans son œuvre, ce qu'on a voulu faire. Quand on est très bon élève comme moi, c'est compliqué. Mais du coup, je saurais moins répondre aujourd'hui à part le fait que je sais que si à un moment, je vais trouver qu'un détail, moi, je ne vois plus l'artifice ou ça me provoque à moi quelque chose où d'un coup, je me dis, là, il y a une clé, j'arrête là. C'est là qu'il y a un... Et je me dis peut-être que du coup... Ici, pour le public, il se passera quelque chose. Mais je n'ai pas d'intention en disant là, je vais faire ressentir, je ne sais pas, le malaise ou au contraire, l'enveloppement. J'essaie de m'éloigner de ces intentions-là.
- Speaker #1
Alors, pour poursuivre sur la lumière, tu utilises du coup dans tes installations différentes sources de lumière. La lumière naturelle, parfois un vitrail, est placé de telle manière qu'à certaines heures, un rayon le transperce en un point précis où une ombre s'imprime au sol. Parfois la bougie, avec sa flamme, vacillante, incandescente et chaleureuse, mais aussi la projection, tu réalises des films de lumière, de lumière en mouvement, que tu fais interagir avec les pièces sculptées. Est-ce que tu peux nous parler un peu de ces films de lumière ? Enfin, je les ai appelés comme ça, mais s'ils ne s'appellent peut-être pas comme ça.
- Speaker #0
Ils n'ont pas vraiment de nom. Et puis d'ailleurs, c'est un peu un pléonasme dans le sens où... Enfin, je vais parler vraiment comme une grosse geek, mais un film, en tout cas, dans son caractère technique, c'est de la lumière projetée. Et c'est en ça que je l'utilise. Moi, je ne suis pas du tout réalisatrice. Et j'utilise la vidéoprojection comme une source de lumière en mouvement parce que c'est ce qui, de manière intuitive, avec les outils que j'ai à portée de main, me permettent de générer ça. Et donc ces films de lumière, c'est dans cette intention de vouloir créer de la lumière en mouvement. Ce n'est même plus une collection. Une obsession de filmer tous les petits phénomènes lumineux que je peux voir, mais qui soient vraiment de lumière, ou même des fois c'est un mouvement d'un objet, ou d'une ombre, ou de quelque chose, où j'y perçois une possibilité de lumière. Et c'est comme ça que je les construis, et qu'ensuite je les retravaille pour les... les harmonidés, qu'ensuite, ça crée une vraie matière vidéo et qui serve de projection lumineuse. Donc, c'est un processus un peu de digestion mais que j'utilise comme si je faisais des couleurs d'émail ou de peinture. Je ne le vois pas autrement, en tout cas.
- Speaker #1
C'est une collectionneuse de lumière. Il y a un petit... Moi aussi, je fais des digressions. Il y a un petit livre qui est le livre préféré de ma maman, spéciale dédicace. Dans cette petite collectionneuse, collection du père Castor, il me semble, qui s'appelle La boîte à soleil. Et c'est une petite fille qui va capturer dans sa boîte la lumière du soleil pour pouvoir la rediffuser à des moments où il n'y en a pas. Et en t'écoutant, ça me fait vraiment penser à ça, cette petite collection obsessionnelle de toutes les lumières et toutes les ombres que tu vois.
- Speaker #0
C'est marrant, ça me fait penser pendant le Covid, j'étais chez ma soeur et à un moment, j'avais installé un bureau ou... Au dernier étage, et à travers le Vélux, à un moment, il y a eu une petite diffraction d'une lumière. Du coup, il y avait un micro arc-en-ciel qui est tombé, un peu comme une feuille morte, tombée sur un carnet. En fait, dans mon carnet, il y a eu ce petit arc-en-ciel. Et en fait, c'était... C'est très cucu, ce que je vais dire, mais...
- Speaker #1
Allons-y.
- Speaker #0
En fait, en tournant les pages, l'arc-en-ciel restait imprimé sur chacune d'entre elles. Il y avait... dans ce geste une sorte de beauté du fait que cette lumière reste sur chaque page et comme si le livre était infini, le livre de cette lumière et ce moment je pense que c'est un des moments que je garde en tête de cette période dans ce grenier du petit arc-en-ciel dans le grenier en mode bon L'histoire s'écrit et elle est un peu infinie, mais en tout cas, elle peut être bien à la fin.
- Speaker #1
Il y a un espoir là-haut. Écoute, merci pour cette petite digression parce que c'est une transition parfaite. Parce que tu as aussi ce goût d'aller amener justement la lumière là où elle n'est pas. Alors, je ne pensais pas aux greniers, mais je pensais plutôt aux grottes et aux souterrains. Tu as fait un projet aussi dans un espace souterrain. Qu'est-ce que t'aimes dans ce type de projet où tu vas venir apporter de la lumière dans les sous-bassements ou là où en tout cas la lumière ne pénètre pas ?
- Speaker #0
C'est un peu aussi des choses presque primitives. Je m'étais intéressée aussi à un moment à la perception des peintures pariétales. Et puis d'ailleurs, que ces recherches soient vraies ou pas, je trouve que l'idée est magnifique. Nous, on a regardé ces peintures à une lumière fixe, qui est la nôtre, quand elle est projetée par une lampe, alors que la lumière du feu, encore une fois, et là, de la matière organique qui brûle, qu'elle soit de l'huile ou de la bougie, faisaient animer ces dessins à l'époque. Et il y a ça, puis il y a aussi les premiers réflecteurs. C'est-à-dire qu'apparemment, il faudrait que je retrouve où j'avais lu ça, mais c'était hyper beau. où en fait, au début de l'âge de bronze, je crois, on arrivait à créer des surfaces réfléchissantes, donc en métal ou peut-être en pierre polie, ou je ne sais plus trop, pour amener les rayons du soleil le plus loin possible dans l'obscurité de la grotte.
- Speaker #1
À l'entrée de la grotte.
- Speaker #0
À l'entrée de la grotte, c'est comme si on mettait aujourd'hui un miroir et on amenait la lumière comme ça par réflecteur interposé jusqu'au maximum. Et je ne sais pas, peut-être qu'il y a un peu de ça aussi de se dire jusqu'où on peut amener la lumière, mais pas dans un sens d'égo-trip humain. Moi, je n'ai pas du tout envie de me placer comme ça avec mes gros sabots d'une espèce qui veut absolument montrer la lumière. à un endroit qui n'en a pas, vraiment, c'est pas mon objectif, mais plutôt... En fait, c'est presque très égoïste, moi, en tant qu'un cœur et deux pères dieux, d'aller vouloir voir un endroit où je n'aurais pas le droit. Et qu'est-ce que je peux y trouver comme trésor ?
- Speaker #1
Justement, à propos de trésor, c'est vrai que je t'ai plusieurs fois entendu dire, et je t'ai aussi lu, que tu t'intéressais à ce que tu appelles l'âme des lieux. Les lieux que tu as investis t'inspirent et dictent souvent ta pratique. Tu aimes passer du temps en résidence pour plonger dans l'histoire, les éléments et les énergies d'un territoire, la spécificité d'un site, d'un lieu, d'un paysage. Comment est-ce que tu te connectes au lieu ?
- Speaker #0
Déjà par le temps que j'y passe, parce que j'ai une toute petite tendance hyperactive à remplir les choses. Et c'est le moyen que j'ai trouvé vraiment pour développer la recherche. Je trouve qu'à Paris, c'est très difficile d'être connectée dans un sens large. En fait, trop d'informations, trop de sollicitations, ce qui est génial à certains moments, mais en tout cas, pas pour la création, je trouve. Et du coup, le fait d'habiter un endroit, ça me permet ça. Et d'ailleurs, on en parlait au début de la résidence, mais c'est vrai que d'exposer dans l'endroit où on travaille, c'est une chose que j'aime bien faire, parce qu'il y a des choses aussi qui deviennent évidentes, parce que les murs se mettent un peu à parler, et ça permet de faire des choix qui sont plus justes. Et aussi, ça prend du temps de connaître, de ressentir l'énergie d'un espace, mais aussi de connaître... les histoires qui s'y sont passées, les gens parlent toujours lentement, ont révélé des choses.
- Speaker #1
Quand tu dis parlent lentement, c'est qu'avec le temps... On parle pas si lentement que ça, la Madeleine !
- Speaker #0
Se révèlent lentement.
- Speaker #1
Se révèlent progressivement, oui.
- Speaker #0
Et puis même, il y a des choses où on n'a pas l'impression... Ça va être intéressant, alors qu'en fait, moi, je vais pouvoir y piocher des choses qui le sont. Aussi ici, mais comme dans d'autres endroits où j'ai été en résidence longtemps, j'ai vu plusieurs saisons et ça change tout. Pour l'évolution du paysage, évidemment, mais aussi plein de choses qui s'y passent, qui peuvent être même assez imperceptibles. Oui, vraiment de l'ordre du ressenti. Et après, cette notion d'âme des lieux, pour moi, c'est un moyen de faire attention à l'environnement qui m'entoure, par l'histoire, mais avec un grand H ou petit h, je ne sais pas, mais par des portes un peu dérobées. C'est pour ça que j'adore travailler avec des historiens, des géologues, qui vont avoir des points de vue très particuliers et sachants. mais aussi des gens qui vont avoir des expériences complètement différentes. Et ça, je trouve que c'est pour ça que je le fais presque. Moi, je me vois un peu comme une sorte de grand intestin qui digère toutes ces informations. Mais finalement, c'est un peu ça. Et à chaque fois, cette question de l'âme des lieux, ça me rappelle ma prof de latin du Collège Saint-Just à Soissons. où on parlait des dieux l'art et du Génus Loki romain. Je n'ai absolument rien inventé, mais tant mieux, parce que ça me rassure quand ces notions-là, on les trouve depuis la nuit des temps, dans le fait de rendre vivante ou de prêter un esprit aux choses autour de nous. Parce que j'ai très souvent des discussions de... autour de l'ésotérisme ou ce genre de choses qui peuvent faire hausser les sourcils à beaucoup de personnes. Et ce n'est vraiment pas grave. Au contraire, je trouve que là-dedans, il y a aussi beaucoup de choses à tirer de pourquoi ça nous dérange à certains endroits et en même temps, pourquoi ne pas croire. La question de la croyance aussi, elle est très importante pour moi quand ça touche évidemment aux croyances religieuses, mais aussi aux croyances personnelles ou à quelle image on croit, qu'est-ce qu'on veut croire de ce qu'on nous montre et comment on construit une croyance.
- Speaker #1
Quand tu dis d'une croyance, comment ton travail résonne avec ces croyances ?
- Speaker #0
C'est un peu une pensée en gestation, je dirais, parce que... Le travail de la lumière qui m'a conduit au travail du verre, qui m'a conduit à tourner autour de tout ça, m'a amenée au travail du vitrail, entre autres. Et donc, ça m'a amenée à exposer dans beaucoup de lieux désacralisés ou encore sacrés. Et en fait, tout ça s'est nourri d'une... Enfin voilà, ça s'est auto-nourri aussi à force de réfléchir dans ce genre de lieu. Je me suis mise à de plus en plus intégrer ce genre de symboles. Moi, je viens d'une famille complètement athée. Ma mère est d'origine juive, mon père était d'origine chrétienne. J'ai grandi vraiment d'une ouverture d'esprit. Mais en fait, le lieu commun, c'était la visite des lieux sacrés. Et je pense qu'on aura beau faire, on est construit de ce qu'on nous a donné et de ce qu'on prend par la suite, mais voilà. Et donc, ce lien à la croyance, il n'est pas du tout fait dans les dogmes, parce que ça, ça m'intéresse moins. Ce qui m'intéresse, c'est vraiment comment on a construit la croyance, en fait, comment on a érigé l'architecture autour de ça, comment on crée la performance, en fait, autour de la religion, et parfois à des fins dramatiques et parfois à des fins très belles. Et je ne sais pas encore si j'ai mis vraiment un avis là-dessus. En tout cas... aujourd'hui dans mon travail c'est une nourriture que ce soit dans des concepts ou dans des formes ou dans les endroits où ça peut être retranscrit mais en tout cas je sais qu'aujourd'hui ce qui m'intéresse c'est vraiment cette idée que dans ces lieux sacrés on va mettre en scène des éléments qui vont nous faire croire donc ça rejoint aussi le théâtre un peu dans ces notions là mais autant l'odeur que Euh... Évidemment, la lumière, le costume, tout ce qu'on va voir et ressentir, c'est mangé aussi, ingéré. C'est autant d'artefacts qui font qu'on va croire ou ne pas croire. Et pour moi, parfois, construire une installation, c'est un peu de ça aussi. C'est l'univers qu'on construit autour de nous, il est forcément artificiel. Et voilà, il y a des ponts un peu intuitifs que je n'explique pas encore forcément tout à fait, mais je pense qu'il y a un truc qui se joue là-dedans qui m'intéresse vraiment.
- Speaker #1
Et tu parles des symboles, et toi aussi dans ton travail, il y a beaucoup de ce que j'appelle spontanément des symboles totems qui parcourent et ponctuent tes œuvres comme un fil rouge, parmi eux les clous de charpente ou les clous de fondation. Tu as ainsi créé des œuvres que tu appelles les clous fantômes, sur lesquels tu fais couler du verre sur le clou, qui reste ainsi figé et suspendu dès que la température baisse. Mais ces clous se retrouvent aussi dans tes chapelets, ces grandes guirlandes verticales, si je puis dire, des fils de métal sur lesquels se superposent différents objets en verre ou en céramique, des clous donc, mais aussi d'autres de tes symboles totems, des clés, des dents, des coquilles d'escargot ou de coquillage, des fleurs, des os. Ces symboles totems apparaissent aussi en contreforme dans d'autres de tes sculptures, en verre ou en céramique, dans les tuiles que tu exposes à la Madeleine Arles notamment, mais dans d'autres œuvres que j'ai pu voir aussi. Que sont tous ces objets symboliques qui t'accompagnent presque dans ton bagage personnel ? Depuis quand t'accompagnent-ils et que représentent-ils pour toi ?
- Speaker #0
Je pense que... Évidemment, je n'ai pas une réponse claire et unique, mais pareil, je pense que ça vient aussi d'intuition et de gestes, de micro-gestes aussi depuis l'enfance où j'ai toujours, je ramasse beaucoup de choses par terre. Ça a commencé par les cailloux, comme beaucoup de gens le font aussi, mais c'est vrai que j'ai une collection. En fait, il y a vraiment ces gestes dont je ne me rends même plus compte que je l'ai fait. Il y a une petite pierre que je vais trouver par terre et que je vais mettre dans une poche, comme un porte-bonheur en fait, c'est une sorte d'amulette et que j'oublie. Et en fait, je vais remettre ce pantalon des mois plus tard et je retrouve cet objet qui va me refaire penser à l'endroit où je l'ai trouvé. Enfin, il y a une sorte de chemin comme ça. Et puis après, c'est aussi tout le reste des formes figuratives que tu as citées. Elles ont toutes une histoire différente. Et c'est ça qui est intéressant. C'est un peu comme des objets qui attrapent des histoires à différents endroits et différents moments. Les clous, c'est toute une histoire. Et celle-ci, elle me suit depuis longtemps. Mais elle est née de l'histoire des clous de fondation, qui sont aussi comme des objets de prière et de protection qu'on plantait. dans les premiers murs érigés de l'architecture pour appeler qui on veut à protéger l'espace. Et ça s'est poursuivi dans l'exposition ici sur les tuiles. Donc ça, c'est vraiment des objets qui vont être très chargés symboliquement. Et ça vient aussi d'autres époques et ça ne m'appartient presque pas, je dirais. Et après, tous les autres symboles, c'est souvent des choses qui vont être liées. au projet que je prépare, au lieu lui-même. C'est vraiment des choses qui me permettent de m'ancrer, de m'accrocher à un endroit, en remodelant de manière très intuitive et très figurative ces éléments-là, comme les coquilles, les fleurs ou des objets. Ça peut être aussi des morceaux de culture, des contenants, plein de choses. En fait, ça peut tout être. et ensuite tout est un équilibre comme chaque objet est une perle parce qu'il est percé pour être assemblé avec les autres ensuite c'est une recherche d'équilibre et encore une fois de la gestion de la fragilité pour que tous les objets assemblés aient un autre sens en fait comme un rébut un peu comme un rébut et puis aussi À l'origine, les chapelets, les guirlandes et les colliers, c'est vraiment comment accumuler des formes et par l'accumulation, permettre de célébrer, que ce soit dans la fête, dans la religion, dans plein de choses. Dans les rosaires, c'est les roses, les chapelets, c'est souvent des graines. C'est aussi comment la répétition d'un élément simple et anodin. devient sacré en quelque sorte. Et voilà, je pense que pour moi, c'est un moyen de m'approprier aussi un endroit ou en tout cas de le comprendre et de créer comme une sorte de frise non chronologique d'un lieu et qui m'est propre, mais qui en même temps m'a beaucoup permis de discuter. C'est aussi comme un bâton de parole. Mais par exemple, quand je regarde les pièces avec des gens qui les regardent, des visiteurs, il y a des gens qui vont reconnaître des choses hyper spécifiques ou qui vont me raconter une histoire sur cet élément. Et ça, c'est trop bien. Parce que du coup, comme tout artiste, ça va me raconter des choses que je n'aurais pas perçues. Mais aussi, ça nourrit les futurs éléments. Ça m'a fait ça, notamment avec un collectionneur que j'avais rencontré à Lisbonne sur les dés. J'avais inséré des dés dans la pièce et je sais que lui, c'est ce qui a fait qu'il avait... Des dés à jouer. Des dés à jouer, oui. Par exemple, les dés, c'est des symboles autour de la chance. Donc, soit c'est un peu un grand mélange, mais qui devient une pratique aussi un peu méditative quelque part, dans le fait de répéter et qu'il n'y a aucune prouesse technique dans ses œuvres. C'est plus l'accumulation. et la répétition, et la patience de répéter un geste. Je suis, je pense, une exécrable céramiste. Dans le sens où je n'ai pas de technicité.
- Speaker #1
En tout cas, ce n'est pas ce qui t'intéresse.
- Speaker #0
Ce n'est pas ce qui m'intéresse. Ce n'est pas ce qui m'intéresse, ou ça m'intéresse chez les autres. Je trouve ça fascinant, les gens qui vont se tuer à la tâche à faire des pièces gigantesques ou très complexes. Et ça, je trouve ça fascinant, mais ce n'est pas là où moi, je me retrouve, en tout cas.
- Speaker #1
Mais quand même, en effet, il y a des objets qui sont inspirés des lieux. Alors, à la Madeleine, tu as fait une pâte de sanglier, parce que tu as été inspirée par notre histoire de sangliers qui sont venus manger nos olives à l'automne dernier. Il y a Il y a quand même des symboles qui reviennent, tu as parlé des clous, mais il y a quand même des clés, des dents, des coquilles qui t'accompagnent quand même un peu.
- Speaker #0
Oui, parce que déjà il y a des formes aussi que je trouve franchement de manière très simple, très belle. Et il y a aussi le fait qu'il y a des symboles du temps, de la transformation qui reviennent à chaque fois, comme les coquilles, les dents, les fleurs. Il y a aussi, toujours dans cette idée du paradoxe, le fait de faire dialoguer une fleur avec une dent. Ce sont des choses qui ne seraient pas forcément possibles si ce n'était pas de la sculpture. Et ça, je trouve ça drôle. Par exemple, les clés, c'est un peu la même chose que les clous. Au début, je vais avoir l'intuition de vouloir sculpter cette forme, mais après, parce que je m'y intéresse... ou parce qu'on vient m'ajouter un savoir dessus, ça reste dans chacune des œuvres. Les clés, c'est de manière très simple le symbole de l'intimité et de l'ouverture ou de la fermeture. Encore une fois, on choisit ce qu'on veut dans sa forme.
- Speaker #1
On reste dans l'équilibre.
- Speaker #0
Et il y a aussi, pour moi, je le perçois aussi comme une micro-sculpture, une partie de la maison qu'on emporte, qu'on a toujours sur soi. Et à l'époque, les clés jusqu'à quelques dizaines d'années, c'était des œuvres d'art en soi, c'était des ouvrages de ferronnerie incroyables, et notamment en Provence. J'ai aussi découvert qu'en Allemagne, il y avait des doubles clés, où il y avait la partie qui ouvre la porte d'un côté, mais aussi de l'autre, il n'y a pas de manche. Et pour protéger du froid, il y avait une double porte, et donc on ouvrait... Et c'est des objets qui sont magnifiques en fait. Et qui portent une histoire en soi. Et après les formes des fleurs, des coquilles et des dents, des ossements, c'est vraiment plutôt les symboles de la transformation. Et ça rejoint quand même l'histoire des clous et des clés. Parce que les ossements, les clous, les clés, c'est un peu la même chose pour moi. C'est-à-dire que les clous de charpente, c'est ce qui permet de maintenir l'ossature d'une maison, la clé d'y donner accès. Après, on peut tout faire dire à tout, mais il y a des symboles comme ça que j'aime bien rapprocher. Et ceux-là, c'est ceux qui se retrouvent un peu dans chacune des œuvres.
- Speaker #1
Il y a la notion de temps aussi. J'avais lu, puis là, tu l'as un peu dit autrement, que tes chapelets, tu les voyais comme des colliers de mémoire. des lignes de temps de la mémoire. Et tout ton travail avec le verre, j'ai eu la chance de t'accompagner chez un souffleur de verre et de voir comment tu travaillais avec le verre coulé. Il y a quand même ce truc du temps très impressionnant, en tout cas à observer, de ce verre qui coule, du sentiment d'urgence, parce que j'imagine qu'il faut une température précise pour qu'il continue de couler, puis on sait qu'ensuite il va se figer. Donc, il y a une espèce de... de travail aussi à la fois le temps long dont tu parlais sur la résidence, sur tes collections de cailloux, lumières, objets, et en même temps ce temps suspendu, je pense que ça fait une nouvelle fois écho à cet équilibre ou déséquilibre. Mais du coup, cette question du temps, et qui revient aussi dans les symboles dont tu parles, la dent, la coquille, on s'en parlait. récemment qui fait aussi écho au cycle. Le temps est très présent finalement dans ton travail et en même temps ce temps qui coule et ce temps qui est figé. Il y a une expression, une locution de l'antiquité grecque qui dit « pantarei » qui signifie « toutes les choses coulent » au sens de tout passe et rien ne demeure. Je trouve qu'elle te va bien. dans ce rapport au temps, dans ta façon de couler le verre dans tes œuvres ? Qu'est-ce que tu en penses ?
- Speaker #0
Je trouve que c'est une très belle phrase, que toutes les choses coulent, parce que c'est aussi, je pense, un rapport… Enfin, j'ai plein de choses à dire sur cette phrase. Mais une des premières choses à laquelle ça me fait penser, pour ne pas répondre à la question, c'est que… On va toujours aussi parler de l'homme qui s'érige. Et en fait, moi, j'aime pas trop cette image. Et le fait d'imaginer que les choses coulent, je trouve ça beaucoup plus beau. Le fait de se liquéfier et de se... Je sais pas, que les choses pénètrent le sol et se transforment différemment. Alors peut-être qu'elles s'élèvent après en s'évaporant, mais elles retondent. Et dans le verre, il y a ça, dans le sens où Ce qu'on va cueillir dans le four, c'est évidemment très liquide. C'est une lave qui a vraiment la consistance du miel. Et pour atteindre la forme qu'on souhaite, il faut, comme tu dis, louer avec le temps. Et la cristallisation, elle peut être très rapide. Et pour la maintenir un tout petit peu, on repasse par le feu, on réchauffe. Et en fait, je pense que... Euh... ce que tu disais aussi sur ce risque, ce sentiment d'urgence quand tu crées une pièce en verre, ça provoque aussi une adrénaline qui a dans peu d'autres techniques, dans le sens où on peut difficilement refaire.
- Speaker #1
Il faut casser. Je t'ai vu casser des pièces.
- Speaker #0
Il faut casser. C'est un apprentissage qui est énorme. Parce qu'on ne peut pas remodeler comme la terre, on ne peut pas repasser comme la peinture. c'est irréversible. Et en même temps, c'est une des matières qui se recycle le plus. Et donc voilà, encore une fois, une histoire de paradoxe qui m'intéresse beaucoup. Et je pense que dans cette image du temps qui coule, mais qui en même temps est figée dans les œuvres, il y a cette idée de créer comme une image suspendue. Et de ne pas très bien savoir où on se place. Est-ce qu'on est avant qu'elle se crée ? Est-ce qu'on est juste après ? Et d'imaginer qu'est-ce que serait le préquel de l'œuvre et le futur. Et voilà, c'est des choses aussi que je trouve intéressantes à explorer, de figer un moment, mais pour ne pas très bien savoir ensuite où on va et qu'est-ce que ça évoque comme image de voir un toit suspendu. en verre au-dessus d'une pièce, est-ce qu'il est en train de s'effondrer ou est-ce qu'il est en train de s'élever ? Et je n'ai pas la réponse.
- Speaker #1
Et chacun aura son interprétation d'ailleurs. Et verra s'il le voit tomber ou s'élever. Je voulais que tu nous parles aussi un peu de tes inspirations, peut-être de certains artistes qui t'inspirent. Je sais aussi que tu lis. et que souvent un mot ou le passage d'un livre, d'un texte, un poème peuvent être le démarrage d'un récit que tu vas t'approprier, qu'est-ce qui va retenir ton attention ou ta curiosité dans tes lectures ?
- Speaker #0
Alors des choses... En fait, je lis des choses qui sont extrêmement différentes. J'aimerais dire que je lis beaucoup de théories et d'essais, mais je ne lis plus que ça. Et en fait, ce qui va... Retenir mon attention, c'est vraiment... Bizarrement, c'est soit des choses qui peuvent être très poétiques, mais en fait, la poésie, les images, elles sont presque données. Même si l'interprétation est vaste, elles sont déjà pensées comme une interprétation. Alors que, par exemple, il y a une chose qui, pour moi, est hyper inspirante et très ouverte, c'est les définitions. Donc, en fait, par exemple... Je lis énormément de définitions. En fait, quand je tourne autour d'un sujet et que ça coince, je vais aller faire tous les dictionnaires ou traîner sur Wikipédia et aller de lien en lien. J'avais fait une installation de lumière projetée de diapositives et de bougies, les deux lumières dialoguent, et je l'avais appelée « S'ensuit, les flammes seraient bleues » . Et cette phrase, elle provient d'une définition de la couleur de la flamme. En fait, je cherchais, lors d'une résidence aussi, je tournais vraiment autour, avec dans ma poche la flamme d'une chandelle de Bachelard, et je cherchais vraiment très précisément d'où venait la couleur des flammes. Les couleurs chaudes, elles viennent du fait que la matière organique brûle, et plus on va vers les couleurs froides. moins il y a de matière organique, et donc c'est du gaz en général. Le bleu, le vert, et tout ce qui est du jaune jusqu'au rouge, c'est la matière organique qui crame et qui produit la suie, donc qui produit le noir. Et en fait, j'avais trouvé que cette phrase, elle était parfaite. « Sans suie, les flammes seraient bleues » . C'est le meilleur titre, en fait, parce que... Déjà parce que je n'ai pas eu à le choisir. Et puis parce qu'il est hyper évocateur dans son côté... Voilà.
- Speaker #1
très terre à terre c'est marrant parce que la prochaine question que je m'étais notée c'était que les titres de tes oeuvres étaient souvent très poétiques et allégoriques et je parlais de s'ensuient les flammes seraient bleues et donc je n'aurais jamais imaginé que ça venait tout simplement d'une définition comme quoi quand on extrait une phrase ou un mot d'un coup ça prend un autre sens il y en a d'autres lâcher la proie pour l'ombre soleil de plomb, le miracle du soleil l'oeil Et puis, je ne sais pas si tu vois, c'est ce que tu génères chez la spectatrice ou le spectateur, ou si les gens qui sont un peu câblés comme toi, mais j'ai lu le titre « Allotopie » . Et alors là, je me suis mise moi-même à partir dans toutes les définitions. Et j'ai trouvé plein de choses. Et plus je trouvais un truc, plus ça m'excitait. Donc, je vais partager avec les auditeurs ce que j'ai trouvé. Donc, c'est le titre d'une œuvre que tu as réalisée dans les salins de hier, dans le Var. Une allotopie, donc A-2L-O-TOPIE, au sens artistique, c'est une proposition esthétique qui émerge en dehors des lieux habituels de l'art pour rencontrer la réalité en son lieu même ou en un autre lieu. Je me disais déjà, c'est tout ce que tu aimes, c'est ce qui t'inspire d'aller… s'inspirer d'autres lieux qui ne sont pas forcément des lieux d'art. Tu parlais notamment des lieux désacralisés ou des lieux dans lesquels tu as pu faire des résidences. Et puis après, je me suis dit, oui, mais elle a écrit Allotopie, H-A-L-O. Donc, c'est comme un halo, comme un halo de lumière qui fait évidemment référence à son travail. Le halo, c'est l'auréole lumineuse diffuse autour du soleil, autour de la lune, autour des planètes. Et puis, on s'est rentré dans le langage courant, un halo de lumière. Et puis en même temps, tu as fait cette œuvre dans les salants. Et puis en continuant mes recherches, je vois que halo vient du grec halo, ce qui signifie également le sel, et qu'il y a de l'alothérapie, qui est de la thérapie par le sel, et qui consiste en l'usage du sel dans le but de créer des conditions favorables à la guérison. Donc j'ai adoré partir toute seule dans cette exploration. Où est-ce qu'ils viennent les titres de tes œuvres ?
- Speaker #0
Alors celui-là, c'est un très bon exemple et en même temps, ça va me permettre de parler de quelqu'un qui m'est cher, parce que ce titre, il vient surtout de la tête de Charlotte Gauthier.
- Speaker #1
Charlotte Gauthier-Ventour.
- Speaker #0
Charlotte Gauthier-Ventour, qui est une grande amie à moi avec qui j'ai eu la chance de souvent exposer et partager des ateliers. et qui a fait... On a fait ensemble, mais franchement, sincèrement, je m'approprierais moins qu'elle la création, la génération de ce titre. Mais il nous ressemblait à toutes les deux à ce moment-là. Et tu as complètement décortiqué exactement l'intention de ce titre. Je pense qu'il n'y a que toi qui l'as vu. Donc, on était dans un lieu particulier du Salin des Pesquiers. Et d'où aussi le topi, le topos d'être dans un endroit. Vraiment très, très spécial. Et à l'os, le sel, c'est ça l'origine. À l'otopie, tu l'as tout à fait bien expliqué. Et la transformation de l'orthographe que personne ne perçoit, mais qui amène la lumière à l'intérieur. Et là, le titre, il est un peu aussi comme une petite sculpture à part entière. C'est comment on fait dire aussi au mot ce qu'on... ce qu'on veut transmettre d'un projet. Et là, c'est un projet qui était très complexe, mais dans le bon sens du terme, parce qu'on s'est vraiment nourri du lieu pour le retraduire à différentes échelles. On a invité des amis à participer à ce projet. Moi, j'ai travaillé la sculpture. Charlotte, elle avait fait une grande installation au sol. Léa Troulard, qui est une amie à nous vidéaste, avait fait tout un film. une espèce de micro-fiction autour de notre projet là-bas. C'était super. Luz Moreno avait créé de la nourriture à partir des éléments comestibles du lieu. Et Marie Jacoté, une grande dessinatrice, avait créé un dessin qu'on a imprimé et offert qui était une sorte de carte abstraite de l'exposition. Et je trouve que le titre, il rassemble un peu tout ce petit monde là-dedans.
- Speaker #1
Tu les choisis avant ou après tes titres ? Après la création de l'oeuvre,
- Speaker #0
j'entends. Souvent après, parce que c'est un truc qui est difficile pour moi, les titres. Franchement, ce n'est pas du tout là où j'excelle et les mots. J'adore les mots des autres, mais les miens, au début, je ne les trouve jamais forcément bons du premier coup. Et donc, c'est pour ça, ça revient au fait de chercher des définitions ou des expressions. Et souvent, ça vient à la fin. Là, par exemple, l'expo de fin de résidence que j'ai faite, qui est en cours aux petites écuries à Nantes, où j'ai travaillé avec l'atelier. d'Arkham Glass en verre, où j'ai notamment travaillé autour de la création d'une grande cloche en verre soufflé sculptée. C'est une pièce qui est extraite d'un plus vaste projet inspiré d'un village englouti par un lac de barrages. Sauf que là, je me suis vraiment, dans cette résidence, concentrée sur plein de choses, de recherche, mais surtout sur la production de cette cloche. Du coup, je ne voulais pas donner le titre du projet total. Et cette cloche, en fait, elle est née de l'histoire du fait de sonner l'alarme. Il y a beaucoup de légendes autour des cloches de chapelle dans des villages où on demande aux personnes ou aux enfants d'aller sonner la cloche pour éloigner l'orage. Donc, c'est une façon de prévenir d'un danger. Et sonner le toxin, ça veut dire sonner l'alarme. Et donc, j'ai appelé cette petite expo toxin. Et là, pour le coup, j'étais contente. De mon coup, parce que les choses ont découlé, mais c'est arrivé vraiment juste à la fin. Mais souvent, j'aime bien choisir les titres aussi avec plein d'autres personnes. Parce que pour le coup, sur ça, j'ai souvent peu de recul et j'aime bien...
- Speaker #1
Oui, voir ce que ça évoque aussi chez les autres. Comment eux le reçoivent.
- Speaker #0
Oui.
- Speaker #1
Je voulais terminer cet échange pour savoir, on a parlé un peu de croyance, là quand on sonne la cloche pour éloigner l'orage, on n'est pas loin, de finalement la façon dont ton travail convoque spontanément, j'ai envie de dire, la spiritualité, je fais exprès de ne pas dire la religion, puis tu nous as expliqué aussi que ce n'était pas forcément le carcan de la religion qui t'intéressait, mais cette dimension spirituelle. Est-ce que tu te mets dans un état particulier quand tu travailles ? Tu parlais un peu de la dimension méditative, de l'enfilade des objets dans tes chapelets. Est-ce qu'il y a une forme de... On se parlait de la connexion au lieu. Est-ce que tu as un rituel ?
- Speaker #0
Je ne pense pas avoir de rituel particulier, mais je sais qu'il faut des conditions un peu... Comment dire ? Dans les différentes phases de la création, que ce soit la recherche, la réflexion, ensuite le dessin, l'expérimentation, la production, la monstration, toutes ces étapes. Elles sont associées à des émotions et des états émotionnels, je dirais, différents. Et celui du tout début, celui de la création, il est impossible si on a des idées parasites. Et c'est très compliqué. Franchement, ce mythe de l'artiste qui a besoin d'être dans sa bulle, en fait, c'est vrai. Non, mais parce que c'est un peu le minimum. le minimum des choses à faire, je dirais, dans le sens où c'est... Ouais, on a besoin... Enfin, moi, en tout cas, j'ai besoin d'atteindre un certain... C'est pas un état de transcendance ou je ne sais quoi. Vraiment, je n'irai pas du tout vers cette réponse-là, mais vraiment de concentration. Déjà, je ne peux pas travailler dans le silence. Et alors, je sais qu'il y a des gens qui répondraient exactement l'inverse, mais moi, ça dépend vraiment de chacun. Et du coup, moi, j'ai... J'écoute beaucoup de musique concrète ou de la musique ambiante et qui m'accompagne vers le calme en fait. Parce que pareil, je peux avoir une énergie débordante à certains moments qui va être le moment de la production. Et vraiment le moment de la création, je cherche vraiment le calme comme le pré-sommeil. En fait, comme le moment juste avant... de tomber dans le sommeil.
- Speaker #1
C'est vraiment une question de fréquence, c'est une question d'onde en fait. Tu changes de fréquence.
- Speaker #0
Et ça passe par l'ambiance sonore. Ça peut être possible à côté d'autres humains, mais pas n'importe lesquels. Non mais c'est vrai en fait, il y a des gens...
- Speaker #1
Je pense que c'est encore une question de fréquence et de vibration, mais ça,
- Speaker #0
c'est mon prisme personnel. C'est vrai. Il y a des gens à côté desquels le silence dérange, et d'autres, pas du tout. Et en fait, je pense que ce qui me permet d'être dans ces états de concentration, c'est vraiment le dessin. Chose que je ne montre pas du tout dans mon travail. Dessiner, c'est... Enfin, voilà, une fois, je ne suis pas du tout théoricienne du trait, du dessin et du geste, mais de manière très, très basique, c'est vraiment la continuité de la pensée dans la main. Et c'est très souvent les tout premiers dessins qui sont les plus justes, et pas ceux qu'on refait, enfin, pas ceux que je refais. Et je reviens toujours à ces dessins-là, à la tâche dans laquelle on va dessiner. Un tout petit contour et en fait, souvent l'essence du projet, elle est là. Et du coup, parfois, cet état de concentration, il peut prendre une semaine comme dix minutes. Et ça, c'est un truc qui est inexplicable et que tout le monde a aussi dans les différentes pratiques, même métiers de n'importe quelle personne. C'est juste que je pense qu'en tant qu'artiste, on se pose plus la question. Parce qu'on a besoin de créer ça autour de nous à des moments assez répétés. Et on a besoin de comprendre qu'est-ce qui marche à ce moment-là pour pouvoir le recréer. Et en fait, c'est marrant parce que, comme j'ai depuis toute petite été très insomniaque, la résolution, on va dire, de ce problème... elle est assez liée à la question de comment créer la concentration. En fait, c'est juste le fait d'écouter le moment où on va basculer d'un état à un autre. Et en fait, sans prendre le temps et sans comprendre les clés qui nous amènent à ça, c'est impossible. Et c'est marrant parce qu'il y a un peu de ça dans ces deux questions-là qui peuvent paraître très différentes.
- Speaker #1
La question aussi de ne pas avoir, de se laisser aller, et de ne pas avoir peur peur du moment où on va basculer.
- Speaker #0
Oui, exactement. Et aussi de ne surtout pas redouter le fait de ne pas y arriver. Parce que ça, c'est catastrophique.
- Speaker #1
Et dans le sommeil, et dans le travail de création. Dans son ouvrage « Manière d'être vivant » , le philosophe Baptiste Morisot parle de la crise de la sensibilité, qui est exprimée chez lui comme un appauvrissement de la sensibilité envers le vivant, c'est-à-dire des formes d'attention. et des qualités de disponibilité à son égard, mais il me semble que son expression est juste de manière encore plus globale. Quelle serait pour toi la priorité pour éveiller à nouveau le monde aux sensibles ?
- Speaker #0
Je pense que de manière très simple, c'est de regarder et d'écouter le reste du monde. C'est de décentrer son égo pour qu'il soit juste, à la bonne place. Et je pense que de trouver l'équilibre dans... dans l'écoute de l'énergie du reste du monde.
- Speaker #1
Magnifique. Merci Marion.
- Speaker #0
Merci Eugénie.
- Speaker #1
Merci d'avoir écouté Les Sensibles, art et monde sensible. Un podcast produit par Fabrizio D'Elia, qui a également composé l'identité sonore, et par les ateliers de la Madeleine. Si ce podcast vous a plu, n'hésitez pas à lui mettre 5 étoiles sur votre plateforme d'écoute préférée et nous laisser un commentaire, ainsi qu'à le partager autour de vous. Cela nous serait très précieux. Je vous retrouve très vite pour un prochain épisode.