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Quae Vox : paroles de sciences

UNE ÉCOLOGIE DE L'ALIMENTATION - L'alimentation pour se relier à soi

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23min |04/02/2025
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Description

Les éditions Quae vous présentent Une écologie de l’alimentation, ouvrage de Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Walser, lu par Sara Bourre. Dans cette série d’épisodes, on s’interroge sur la place d’une alimentation durable dans nos sociétés. Ce premier chapitre s'intitule "L'alimentation pour se relier à soi".


Quae Vox : paroles de sciences, un podcast des éditions Quae.

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Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Les éditions Quae vous présentent une écologie de l'alimentation, ouvrage de Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Valser, lu par Sarah Bourre. Dans cette série d'épisodes, on s'interroge sur la place d'une alimentation durable dans nos sociétés. Chapitre 1 L'alimentation pour se relier à soi de Marie Valser, Tristan Fournier et Nicolas Bricas, où il est annoncé que l'alimentation, au-delà de sa fonction biologique de préservation de la santé, nous relie à nous-mêmes. Elle est source d'expériences sensorielles et de plaisir, support de la construction de nos identités individuelles et collectives et peut constituer une forme d'optimisation de soi. Ce que nous mangeons aujourd'hui façonne le devenir de nos corps et de nos esprits, et donc ce que nous serons demain. La nourriture n'est pas un bien de consommation comme les autres, car en dépit de son aspect ordinaire, elle place quotidiennement le mangeur dans un paradoxe fondamental. Manger est nécessaire pour vivre, mais implique de prendre des risques. En effet, les aliments comptent parmi les très rares éléments, avec les drogues, qui, une fois ingérées, sont transformés pour être incorporés. Ils transitent ainsi du monde extérieur vers l'intérieur de l'individu, du dehors au dedans, et traversent la barrière du soi. La bouche peut alors être assimilée à un sas qui admet ou non la nourriture à franchir le seuil de la déglutition. Dès lors, le voyage de la nourriture dans l'individu le recompose dans ce qu'il a de plus intime au niveau biologique, émotionnel, identitaire et moral. Car l'incorporation est une des principales questions alimentaire est objective, mais aussi symbolique. Elle influence autant la santé du mangeur que son rapport à lui-même et la façon dont il s'affirme dans le monde. C'est cette relation à soi, établie par l'alimentation, que ce chapitre cherche à explorer. Une composante de la santé. Souvent, ce qui vient en premier à l'esprit quand on s'interroge sur ce à quoi sert l'alimentation, se résume à c'est indispensable pour vivre De fait, cesser définitivement de manger entraîne à court terme la mort. Et en dehors des situations extrêmes de totale privation ou d'intoxication, une bonne alimentation est communément reconnue comme étant l'une des clés d'une bonne santé. La conscience du lien entre alimentation et santé n'est pas nouvelle. Elle se manifeste dès l'Antiquité dans les principes de la diététique. Pour Hippocrate, comme pour les diététiciens de la médecine traditionnelle chinoise ou de la médecine ayurvédique indienne, certains aliments peuvent être utilisés comme médicaments pour préserver la santé des bien portants ou pour rétablir celle des malades. Des produits comme l'ail et le gingembre en Chine ou l'asperge et l'orge en Europe servent ainsi à la fois à la cuisine quotidienne et à des fins thérapeutiques, parfois en association avec des remèdes issus de la pharmacopée. Longtemps, Les propositions diététiques en matière d'alimentation ont été marquées par l'empirisme, faute de connaissance des mécanismes physiopathologiques du lien entre alimentation et santé. Pour la médecine antique européenne, par exemple, l'alimentation améliorait l'état de santé en équilibrant les quatre éléments fondamentaux constitutifs du corps, l'eau, la terre, l'air et le feu. Mais ces propositions diététiques n'en demeuraient pas moins efficaces. Ainsi, depuis l'Antiquité, le goitre endémique, une augmentation du volume de la thyroïde liée à une carence en iode, était traité par une prescription de produits d'origine marine, sans que l'on ait alors connaissance de l'existence de l'iode ni même de la thyroïde. À partir du XVIIe siècle, dans les sociétés occidentales, la diététique a peu à peu laissé place aux sciences de la nutrition qui ont progressivement mis au jour les micro-constituants des aliments. macro-et micronutriments, bactéries, etc., et leurs mécanismes d'action sur l'organisme au niveau cellulaire et moléculaire. Certes, l'alimentation n'est qu'une des différentes composantes de la santé, avec l'activité physique, le mode de vie, le sommeil ou la génétique, par exemple. Mais ses effets sur le fonctionnement de l'organisme sont tels qu'elle redéfinit en permanence l'être humain du point de vue biologique. La qualité de l'alimentation influence en effet des paramètres aussi variés que la taille, l'espérance de vie ou les capacités physiques et intellectuelles des individus. La malnutrition, lorsqu'elle touche les jeunes enfants ou leurs parents en amont de la conception, peut avoir des conséquences pour le reste de la vie des individus. Les mille premiers jours de la vie, de la conception d'un individu jusqu'à ses deux ans, sont ainsi appréhendés comme une fenêtre d'exposition critique au cours de laquelle les pratiques alimentaires, in utero, allaitement, diversification, etc., pourrait avoir une incidence sur le risque de développer des maladies à l'âge adulte. En amont de la naissance, on parle de programmation fétale de l'obésité et des maladies métaboliques. Outre la malnutrition, les carences en micronutriments, vitamines, minéraux, sont à l'origine de perturbations de certaines fonctions physiologiques comme la vue ou l'immunité. Quant à la suralimentation, elle favorise le surpoids, l'obésité, et certaines maladies non transmissibles, maladies cardiovasculaires, diabète de type 2, certains cancers. La santé des individus peut aussi être affectée par une mauvaise qualité sanitaire des aliments qui provoque des effets divers allant de vomissements au décès dans les cas les plus graves. Par ailleurs, dans les sociétés industrialisées, les effets sanitaires à moyen terme de certains composés chimiques présents dans les aliments, tels que les microplastiques, les pesticides ou les additifs, commencent à être établies. Grâce aux récentes avancées des sciences de la nutrition qui mettent en évidence le rôle joué par le microbiote intestinal ou l'épigénétique, la compréhension du lien alimentation-santé s'affine. Loin de n'être qu'un déterminant ponctuel de la santé, l'alimentation s'inscrit durablement dans les corps. Une expérience sensorielle et émotionnelle. Les aliments partagent un point commun. Il provoque une sensation gustative lors de la mise en bouche. Et si, comme la vue, le toucher ou l'odorat, la sensation gustative transmet au système nerveux des informations qui contribuent à déterminer la nature et la qualité des aliments, elle présente aussi une particularité, celle d'entraîner un retentissement affectif de l'information. Cela signifie que le goût des aliments fait naître des émotions nettes et immédiates. qui sont associés à une dimension hédonique. Ces émotions ont d'abord un caractère inné. Les nouveaux-nés soumis à une stimulation du goût réagissent tous systématiquement par une mimique qui diffère selon la qualité sapide du stimulus. Au cours des premiers mois de la vie, cette réaction est dénuée d'intentionnalité. C'est un réflexe qui résulte de l'affect et non du traitement cognitif de l'information sensorielle. Par la suite, La dimension cognitive prend une importance grandissante dans l'orientation des choix alimentaires. Mais le plaisir ou le déplaisir, provoqué par la sensation gustative, reste un moteur fondamental de l'ingestion, et par sa capacité à se moduler selon l'état physiologique, un puissant régulateur des comportements alimentaires. Tout au long de la vie, et dès la grossesse où l'enfant commence à construire ses habitudes alimentaires, les processus biologiques et socioculturels s'imbriquent pour former le goût unique de chaque individu. Pendant l'enfance, la phase de néophobie alimentaire, qui survient généralement entre 3 et 7 ans, est une constante anthropologique au cours de laquelle l'enfant expérimente et construit ses choix alimentaires. Elle se caractérise d'abord par le refus d'aliments inconnus ou cuisinés de façon nouvelle, avant d'aboutir à un élargissement de la palette des goûts qui diffèrent selon le contexte socioculturel et émotionnel de l'enfant. Le goût des aliments, mais aussi les représentations qui leur sont associées ou les circonstances de consommation, composent les modalités d'un plaisir alimentaire complexe au travers duquel l'individu affirme son statut de mangeur pluriel. Sur le plan psychologique, l'alimentation joue plus généralement un rôle dans la structuration du rapport au plaisir de l'individu. Le stade oral, caractérisé par le plaisir provoqué par la sucion lors de la tétée du nourrisson et par l'assouvissement de la tension biologique de la faim, constitue une étape fondamentale dans la construction de la personnalité. L'acte alimentaire est ponctuellement motivé par la seule recherche de plaisir. Et en amont de la mise en bouche, le simple fait de penser à un aliment peut provoquer une émotion spécifique en lien avec les appétences et les histoires individuelles et induire un désir de revivre concrètement cette émotion par l'expérience de consommation. Dès l'étape de préparation culinaire, le plaisir sensoriel peut être stimulé par des odeurs, fantasmée dans l'agencement des goûts et des textures et dans la mise en scène des aliments dans l'assiette. L'anticipation du plaisir constitue une satisfaction en soi, qui peut d'ailleurs être l'allié d'une alimentation plus saine lorsqu'elle permet de réduire les quantités consommées. À l'image de la Madeleine de Proust, les aliments sont ainsi source de bien-être, voire de plénitude ou de réconfort. À noter que la dimension affective de l'alimentation se trouve aussi impliquée dans l'ensemble du spectre des troubles du comportement alimentaire, TCA, qui visent à contrôler les ressentis émotionnels négatifs. L'hédonisme alimentaire, tant dans ses dimensions organoleptiques que contextuelles, participe ainsi à l'équilibre émotionnel des mangeurs, un support de l'identité individuelle. Manger implique de se laisser transformer par les aliments en incorporant tout ou partie de leur propriété. Si l'être humain se nourrit de nutriments, il se nourrit aussi de significations, de telle sorte que l'incorporation alimentaire se fait à la fois sur le plan biologique et sur le plan imaginaire. Les qualités symboliques, morales ou intellectuelles des aliments, et notamment des animaux consommés, sont transférées aux mangeurs, selon le contexte socioculturel. certains aliments sont spécifiquement recherchés pour les bénéfices réels et imaginaires qu'ils peuvent apporter. La viande, considérée comme un aliment vecteur de force, est fortement valorisée dans de nombreuses cultures. Pour les habitants du nord-est de l'Inde, auprès desquels Lucien Lévy-Brulle a enquêté il y a plus d'un siècle, la consommation de chouette était recherchée pour y voir plus clair la nuit. Dans la communauté bulue du sud Cameroun, les aliments sont considérés comme des remèdes. aussi bien pour les maladies physiologiques que pour les maladies dites surnaturelles. À l'inverse, consommer un aliment dont les qualités symboliques sont considérées comme mauvaises représente une menace pour l'identité du mangeur. Par exemple, les guerriers de certaines communautés étudiées par James George Fraser en 1890 évitaient de consommer du lièvre ou du hérisson de peur de perdre courage ou de se recroqueviller devant le danger. Mais encore, l'impureté symbolique d'un aliment présente un risque de souillure qui peut inspirer un dégoût cognitif et freiner la consommation. C'est le cas des aliments marqués par les interdits alimentaires dans certaines religions ou cultures. Ainsi, bien que l'alimentation soit bonne à manger, lorsqu'elle ne représente aucun danger pour l'organisme, elle n'est pas toujours bonne à penser. Parce que l'on devient ce que l'on mange, chaque prise alimentaire constitue donc une opportunité. ou un risque. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Dans son ouvrage Physiologie du goût, Jean-Antelme Brias-Avarin a parenté il y a déjà deux siècles l'alimentation à une forme de miroir de soi. Et en reflétant nos identités de mangeurs tissés d'histoires personnelles, d'ancrages sociaux et culturels, de valeurs et de croyances partagées, l'alimentation parle de nous comme de nos interactions avec le collectif. Dans cette perspective, le concept d'incorporation permet de penser l'articulation entre l'individu et la collectivité. Car manger, c'est s'ancrer dans une communauté et en incorporer les règles. D'un point de vue constructiviste, l'identité est un processus dynamique et réflexif, qui se recompose en permanence au gré des diverses expériences structurantes de socialisation vécues par l'individu au sein de ses différentes sphères d'activité. En mangeant, l'individu adopte les valeurs et les codes de son groupe d'appartenance. En même temps, il marque son individualité, parfois en s'adaptant ou en s'opposant, et bien souvent en influençant en retour le collectif. Ainsi, dès le plus jeune âge, le repas apparaît comme un lieu privilégié de socialisation. Au contact de son entourage proche, l'enfant adopte peu à peu le répertoire alimentaire familial, tout en affirmant sa position d'individu au sein de l'identité collective. Dans bien d'autres situations, les mangeurs utilisent l'alimentation pour marquer leur place dans un certain contexte social. Ils recourtent ainsi à des processus de conformation, d'identification, de distinction, de provocation ou de transgression. Chez les adolescents et les jeunes adultes, cette affirmation identitaire s'illustre par exemple par la consommation d'alcool. Ainsi, le rapport que chaque mangeur entretient avec son alimentation se compose au gré de ses expériences propres, les pratiques alimentaires, et notamment la cuisine et son champ des possibles en matière de créativité et de distinction, racontent les mangeurs. C'est la recette héritée d'une grand-mère revisitée au gré des envies du moment, l'aliment exotique découvert en voyage acheté dans une épicerie spécialisée, le plat marquant reproduit à la suite d'un dîner au restaurant, le complément alimentaire consommé dans le cadre d'un traitement médical, etc. Les choix alimentaires révèle une construction symbolique et sociale du soi où s'expriment les rationalités, les contraintes et les préférences de chacun. Une forme d'optimisation de soi. L'alimentation peut également constituer un support de mise en scène de soi. Dans son ouvrage La présentation de soi Erwin Goffman envisage le monde social comme un théâtre. Les acteurs, nous, y ont des rôles préparés en coulisses les endroits où l'on répète, et jouer dans le cadre de représentation, les interactions sociales, devant un public, les autres. Le restaurant est un exemple typique de lieu où l'on se met en scène, de façon plus ou moins explicite et codifiée, et dans lequel l'alimentation peut constituer un faire-valoir social. À travers les plats choisis et dégustés aux yeux de tous, mais aussi à travers les plats que l'on prépare dans l'intimité de sa cuisine pour son conjoint, sa famille, ses amis ou que l'on apporte sur son lieu de travail, c'est toute une partie de soi qui est rendue publique. Et cette opération est loin d'être anodine. Elle donne à voir nos goûts, nos valeurs, notre niveau de vie et d'engagement, notre degré de perméabilité aux recommandations nutritionnelles ou aux débats éthiques. Ce mécanisme de mise en scène de soi est d'autant plus marquant que progresse aujourd'hui un marché du développement personnel et que se généralise l'usage des réseaux sociaux et des applications mobiles à partir desquelles on peut diffuser publiquement les photos de ses plats ou de ses repas. L'alimentation peut alors devenir une entreprise narcissique et égotique, un outil ordinaire et quotidien de mise en récit de soi où il s'agit de se montrer publiquement sous son meilleur jour. De fait, elle articule en permanence l'individuel et le collectif. et résulte de la rencontre entre des forces centrifuges et des forces centripètes. Mais que met-on concrètement en scène lorsqu'on invite des amis à une soirée barbecue ou que l'on partage sur Internet une photo du gâteau préparé pour l'anniversaire de son enfant ? Cette publicisation d'une partie de soi peut être associée à l'idée de performance alimentaire. On performe ce que les autres attendent de nous, ou plutôt ce que l'on pense qu'ils attendent de nous. ou encore ce qu'on aimerait qu'ils pensent de nous. Et cette performance est fonction des injonctions morales qui circulent au sein de notre société et dont le degré d'appropriation varie selon des critères d'appartenance sociale tels que la classe, l'âge ou encore le genre. Si l'on appartient à la classe moyenne supérieure, il pourra s'agir, pour l'exemple du barbecue entre amis, de montrer que l'on a intégré la norme nutritionnelle mais que l'on sait aussi s'en distancier lors d'occasions festives et conviviales. Si l'on est un homme, il pourra s'agir, dans le cas du gâteau d'anniversaire, de donner à voir son attachement à la norme égalitariste et donc de se présenter comme un homme moderne, qui sait cuisiner et s'occuper de sa progéniture. Ces injonctions morales, manger sainement ou partager les tâches domestiques, suscitent des réactions qui vont de l'adhésion enthousiaste au rejet revendiqué, en passant par des intermédiaires plus implicites ou négociés. Ici, l'enjeu est surtout de saisir les manières dont les individus s'approprient ces injonctions à optimiser leur alimentation. Qu'en font-ils concrètement ? L'acte alimentaire, par son occurrence quotidienne, peut être assimilé à un processus. Tel le lit d'une rivière, il coule toujours dans le même sens mais serpente au gré des aspérités du terrain. Les injonctions morales évoquées plus haut Tout comme les événements biographiques et les contextes d'interaction dans lesquels se déroulent les prises alimentaires constituent ces aspérités. Elles questionnent les mangeurs et suscitent leur réflexivité, c'est-à-dire la prise de distance et le regard autocritique. Elles permettent aussi parfois de faire un pas de côté et de déclencher ainsi la consommation de nouvelles catégories de produits, compléments alimentaires, bio, etc. ou l'adoption de nouvelles pratiques, véganisme, régime sans, etc. etc. À travers la cuisine et la consommation, cette réflexivité peut donc être mise en acte quotidiennement. De surcroît, elle peut susciter la dérive, flâner délibérément dans un marché ou accepter de perdre son temps à cuisiner un plat from scratch à partir de zéro, comme disent les anglo-saxons. et même conduire à des expérimentations de soi, monodiète, jeûne intermittent, etc. Tous ces bricolages, aussi discrets qu'instructifs, portent un potentiel transformatif qui va de la recherche d'une relation apaisée à soi à des formes de politisation de l'alimentation qu'elles opèrent au niveau individuel ou collectif. En cela, l'alimentation peut être appréhendée comme une forme d'optimisation de soi, c'est-à-dire comme un espace social. Une technique ou encore une pratique qui permet de rechercher et parfois d'atteindre un compromis satisfaisant entre des normes et des possibles, entre des injonctions morales et des préférences individuelles. Conclusion. Manger, c'est se rassasier, se faire plaisir, se révéler aux autres dans l'instant. Car le corps nourri renvoie quasi instantanément des messages de satisfaction, des émotions plus ou moins agréables, des signaux de régulation, la satiété notamment. Mais manger, c'est aussi une construction de soi au long cours, tant par ses dimensions biologiques et hédoniques que par ses dimensions sociales et identitaires. L'alimentation façonne nos corps et nos esprits. Nous devenons ce que nous mangeons, consciemment ou non, volontairement ou non. Prendre conscience de cette relation à soi tissée par l'alimentation permet de prendre du recul sur cette composante alimentaire. incontournable dans nos vies, et de poser la question, au-delà de qui nous sommes, qui nous voulons être. Au travers de leur alimentation et des bricolages qu'ils y instaurent, les mangeurs trouvent des moyens de s'optimiser pour répondre à leurs attentes ou à celles d'autrui, et pour composer avec leurs contraintes. Mais la configuration de certains modes d'alimentation change aujourd'hui la donne. Chaque individu peut se voir offrir par le marché un régime qui lui serait propre. optimisé en fonction de son profil génétique, de ses préférences et de son mode de vie. Ces nouvelles possibilités sont porteuses de nombreuses opportunités. Elles doivent aussi interroger sur les reconfigurations induites dans le rapport des mangeurs avec leurs voisins de table, leurs commerçants ou, plus généralement, avec leur culture alimentaire. Car l'alimentation est aussi un moyen de se relier aux autres. Ce chapitre s'inspire en partie des présentations de plusieurs colloques organisées par la chaire UNESCO Alimentation du Monde. Je suis ce que je mange 2016, Se nourrir de plaisir 2017. Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Anne Dupuis et Michelle Oldworth pour leur relecture de ce chapitre et leur proposition d'amélioration. Vous venez d'écouter un extrait de Une écologie de l'alimentation, publié aux éditions Quae en 2021, de Nicolas Bricas, Damien Connaré et Marie Walser, lu par Sarah Bourre. Retrouvez ce titre et nos ouvrages au format papier et numérique sur www.quae.com

Description

Les éditions Quae vous présentent Une écologie de l’alimentation, ouvrage de Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Walser, lu par Sara Bourre. Dans cette série d’épisodes, on s’interroge sur la place d’une alimentation durable dans nos sociétés. Ce premier chapitre s'intitule "L'alimentation pour se relier à soi".


Quae Vox : paroles de sciences, un podcast des éditions Quae.

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    Les éditions Quae vous présentent une écologie de l'alimentation, ouvrage de Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Valser, lu par Sarah Bourre. Dans cette série d'épisodes, on s'interroge sur la place d'une alimentation durable dans nos sociétés. Chapitre 1 L'alimentation pour se relier à soi de Marie Valser, Tristan Fournier et Nicolas Bricas, où il est annoncé que l'alimentation, au-delà de sa fonction biologique de préservation de la santé, nous relie à nous-mêmes. Elle est source d'expériences sensorielles et de plaisir, support de la construction de nos identités individuelles et collectives et peut constituer une forme d'optimisation de soi. Ce que nous mangeons aujourd'hui façonne le devenir de nos corps et de nos esprits, et donc ce que nous serons demain. La nourriture n'est pas un bien de consommation comme les autres, car en dépit de son aspect ordinaire, elle place quotidiennement le mangeur dans un paradoxe fondamental. Manger est nécessaire pour vivre, mais implique de prendre des risques. En effet, les aliments comptent parmi les très rares éléments, avec les drogues, qui, une fois ingérées, sont transformés pour être incorporés. Ils transitent ainsi du monde extérieur vers l'intérieur de l'individu, du dehors au dedans, et traversent la barrière du soi. La bouche peut alors être assimilée à un sas qui admet ou non la nourriture à franchir le seuil de la déglutition. Dès lors, le voyage de la nourriture dans l'individu le recompose dans ce qu'il a de plus intime au niveau biologique, émotionnel, identitaire et moral. Car l'incorporation est une des principales questions alimentaire est objective, mais aussi symbolique. Elle influence autant la santé du mangeur que son rapport à lui-même et la façon dont il s'affirme dans le monde. C'est cette relation à soi, établie par l'alimentation, que ce chapitre cherche à explorer. Une composante de la santé. Souvent, ce qui vient en premier à l'esprit quand on s'interroge sur ce à quoi sert l'alimentation, se résume à c'est indispensable pour vivre De fait, cesser définitivement de manger entraîne à court terme la mort. Et en dehors des situations extrêmes de totale privation ou d'intoxication, une bonne alimentation est communément reconnue comme étant l'une des clés d'une bonne santé. La conscience du lien entre alimentation et santé n'est pas nouvelle. Elle se manifeste dès l'Antiquité dans les principes de la diététique. Pour Hippocrate, comme pour les diététiciens de la médecine traditionnelle chinoise ou de la médecine ayurvédique indienne, certains aliments peuvent être utilisés comme médicaments pour préserver la santé des bien portants ou pour rétablir celle des malades. Des produits comme l'ail et le gingembre en Chine ou l'asperge et l'orge en Europe servent ainsi à la fois à la cuisine quotidienne et à des fins thérapeutiques, parfois en association avec des remèdes issus de la pharmacopée. Longtemps, Les propositions diététiques en matière d'alimentation ont été marquées par l'empirisme, faute de connaissance des mécanismes physiopathologiques du lien entre alimentation et santé. Pour la médecine antique européenne, par exemple, l'alimentation améliorait l'état de santé en équilibrant les quatre éléments fondamentaux constitutifs du corps, l'eau, la terre, l'air et le feu. Mais ces propositions diététiques n'en demeuraient pas moins efficaces. Ainsi, depuis l'Antiquité, le goitre endémique, une augmentation du volume de la thyroïde liée à une carence en iode, était traité par une prescription de produits d'origine marine, sans que l'on ait alors connaissance de l'existence de l'iode ni même de la thyroïde. À partir du XVIIe siècle, dans les sociétés occidentales, la diététique a peu à peu laissé place aux sciences de la nutrition qui ont progressivement mis au jour les micro-constituants des aliments. macro-et micronutriments, bactéries, etc., et leurs mécanismes d'action sur l'organisme au niveau cellulaire et moléculaire. Certes, l'alimentation n'est qu'une des différentes composantes de la santé, avec l'activité physique, le mode de vie, le sommeil ou la génétique, par exemple. Mais ses effets sur le fonctionnement de l'organisme sont tels qu'elle redéfinit en permanence l'être humain du point de vue biologique. La qualité de l'alimentation influence en effet des paramètres aussi variés que la taille, l'espérance de vie ou les capacités physiques et intellectuelles des individus. La malnutrition, lorsqu'elle touche les jeunes enfants ou leurs parents en amont de la conception, peut avoir des conséquences pour le reste de la vie des individus. Les mille premiers jours de la vie, de la conception d'un individu jusqu'à ses deux ans, sont ainsi appréhendés comme une fenêtre d'exposition critique au cours de laquelle les pratiques alimentaires, in utero, allaitement, diversification, etc., pourrait avoir une incidence sur le risque de développer des maladies à l'âge adulte. En amont de la naissance, on parle de programmation fétale de l'obésité et des maladies métaboliques. Outre la malnutrition, les carences en micronutriments, vitamines, minéraux, sont à l'origine de perturbations de certaines fonctions physiologiques comme la vue ou l'immunité. Quant à la suralimentation, elle favorise le surpoids, l'obésité, et certaines maladies non transmissibles, maladies cardiovasculaires, diabète de type 2, certains cancers. La santé des individus peut aussi être affectée par une mauvaise qualité sanitaire des aliments qui provoque des effets divers allant de vomissements au décès dans les cas les plus graves. Par ailleurs, dans les sociétés industrialisées, les effets sanitaires à moyen terme de certains composés chimiques présents dans les aliments, tels que les microplastiques, les pesticides ou les additifs, commencent à être établies. Grâce aux récentes avancées des sciences de la nutrition qui mettent en évidence le rôle joué par le microbiote intestinal ou l'épigénétique, la compréhension du lien alimentation-santé s'affine. Loin de n'être qu'un déterminant ponctuel de la santé, l'alimentation s'inscrit durablement dans les corps. Une expérience sensorielle et émotionnelle. Les aliments partagent un point commun. Il provoque une sensation gustative lors de la mise en bouche. Et si, comme la vue, le toucher ou l'odorat, la sensation gustative transmet au système nerveux des informations qui contribuent à déterminer la nature et la qualité des aliments, elle présente aussi une particularité, celle d'entraîner un retentissement affectif de l'information. Cela signifie que le goût des aliments fait naître des émotions nettes et immédiates. qui sont associés à une dimension hédonique. Ces émotions ont d'abord un caractère inné. Les nouveaux-nés soumis à une stimulation du goût réagissent tous systématiquement par une mimique qui diffère selon la qualité sapide du stimulus. Au cours des premiers mois de la vie, cette réaction est dénuée d'intentionnalité. C'est un réflexe qui résulte de l'affect et non du traitement cognitif de l'information sensorielle. Par la suite, La dimension cognitive prend une importance grandissante dans l'orientation des choix alimentaires. Mais le plaisir ou le déplaisir, provoqué par la sensation gustative, reste un moteur fondamental de l'ingestion, et par sa capacité à se moduler selon l'état physiologique, un puissant régulateur des comportements alimentaires. Tout au long de la vie, et dès la grossesse où l'enfant commence à construire ses habitudes alimentaires, les processus biologiques et socioculturels s'imbriquent pour former le goût unique de chaque individu. Pendant l'enfance, la phase de néophobie alimentaire, qui survient généralement entre 3 et 7 ans, est une constante anthropologique au cours de laquelle l'enfant expérimente et construit ses choix alimentaires. Elle se caractérise d'abord par le refus d'aliments inconnus ou cuisinés de façon nouvelle, avant d'aboutir à un élargissement de la palette des goûts qui diffèrent selon le contexte socioculturel et émotionnel de l'enfant. Le goût des aliments, mais aussi les représentations qui leur sont associées ou les circonstances de consommation, composent les modalités d'un plaisir alimentaire complexe au travers duquel l'individu affirme son statut de mangeur pluriel. Sur le plan psychologique, l'alimentation joue plus généralement un rôle dans la structuration du rapport au plaisir de l'individu. Le stade oral, caractérisé par le plaisir provoqué par la sucion lors de la tétée du nourrisson et par l'assouvissement de la tension biologique de la faim, constitue une étape fondamentale dans la construction de la personnalité. L'acte alimentaire est ponctuellement motivé par la seule recherche de plaisir. Et en amont de la mise en bouche, le simple fait de penser à un aliment peut provoquer une émotion spécifique en lien avec les appétences et les histoires individuelles et induire un désir de revivre concrètement cette émotion par l'expérience de consommation. Dès l'étape de préparation culinaire, le plaisir sensoriel peut être stimulé par des odeurs, fantasmée dans l'agencement des goûts et des textures et dans la mise en scène des aliments dans l'assiette. L'anticipation du plaisir constitue une satisfaction en soi, qui peut d'ailleurs être l'allié d'une alimentation plus saine lorsqu'elle permet de réduire les quantités consommées. À l'image de la Madeleine de Proust, les aliments sont ainsi source de bien-être, voire de plénitude ou de réconfort. À noter que la dimension affective de l'alimentation se trouve aussi impliquée dans l'ensemble du spectre des troubles du comportement alimentaire, TCA, qui visent à contrôler les ressentis émotionnels négatifs. L'hédonisme alimentaire, tant dans ses dimensions organoleptiques que contextuelles, participe ainsi à l'équilibre émotionnel des mangeurs, un support de l'identité individuelle. Manger implique de se laisser transformer par les aliments en incorporant tout ou partie de leur propriété. Si l'être humain se nourrit de nutriments, il se nourrit aussi de significations, de telle sorte que l'incorporation alimentaire se fait à la fois sur le plan biologique et sur le plan imaginaire. Les qualités symboliques, morales ou intellectuelles des aliments, et notamment des animaux consommés, sont transférées aux mangeurs, selon le contexte socioculturel. certains aliments sont spécifiquement recherchés pour les bénéfices réels et imaginaires qu'ils peuvent apporter. La viande, considérée comme un aliment vecteur de force, est fortement valorisée dans de nombreuses cultures. Pour les habitants du nord-est de l'Inde, auprès desquels Lucien Lévy-Brulle a enquêté il y a plus d'un siècle, la consommation de chouette était recherchée pour y voir plus clair la nuit. Dans la communauté bulue du sud Cameroun, les aliments sont considérés comme des remèdes. aussi bien pour les maladies physiologiques que pour les maladies dites surnaturelles. À l'inverse, consommer un aliment dont les qualités symboliques sont considérées comme mauvaises représente une menace pour l'identité du mangeur. Par exemple, les guerriers de certaines communautés étudiées par James George Fraser en 1890 évitaient de consommer du lièvre ou du hérisson de peur de perdre courage ou de se recroqueviller devant le danger. Mais encore, l'impureté symbolique d'un aliment présente un risque de souillure qui peut inspirer un dégoût cognitif et freiner la consommation. C'est le cas des aliments marqués par les interdits alimentaires dans certaines religions ou cultures. Ainsi, bien que l'alimentation soit bonne à manger, lorsqu'elle ne représente aucun danger pour l'organisme, elle n'est pas toujours bonne à penser. Parce que l'on devient ce que l'on mange, chaque prise alimentaire constitue donc une opportunité. ou un risque. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Dans son ouvrage Physiologie du goût, Jean-Antelme Brias-Avarin a parenté il y a déjà deux siècles l'alimentation à une forme de miroir de soi. Et en reflétant nos identités de mangeurs tissés d'histoires personnelles, d'ancrages sociaux et culturels, de valeurs et de croyances partagées, l'alimentation parle de nous comme de nos interactions avec le collectif. Dans cette perspective, le concept d'incorporation permet de penser l'articulation entre l'individu et la collectivité. Car manger, c'est s'ancrer dans une communauté et en incorporer les règles. D'un point de vue constructiviste, l'identité est un processus dynamique et réflexif, qui se recompose en permanence au gré des diverses expériences structurantes de socialisation vécues par l'individu au sein de ses différentes sphères d'activité. En mangeant, l'individu adopte les valeurs et les codes de son groupe d'appartenance. En même temps, il marque son individualité, parfois en s'adaptant ou en s'opposant, et bien souvent en influençant en retour le collectif. Ainsi, dès le plus jeune âge, le repas apparaît comme un lieu privilégié de socialisation. Au contact de son entourage proche, l'enfant adopte peu à peu le répertoire alimentaire familial, tout en affirmant sa position d'individu au sein de l'identité collective. Dans bien d'autres situations, les mangeurs utilisent l'alimentation pour marquer leur place dans un certain contexte social. Ils recourtent ainsi à des processus de conformation, d'identification, de distinction, de provocation ou de transgression. Chez les adolescents et les jeunes adultes, cette affirmation identitaire s'illustre par exemple par la consommation d'alcool. Ainsi, le rapport que chaque mangeur entretient avec son alimentation se compose au gré de ses expériences propres, les pratiques alimentaires, et notamment la cuisine et son champ des possibles en matière de créativité et de distinction, racontent les mangeurs. C'est la recette héritée d'une grand-mère revisitée au gré des envies du moment, l'aliment exotique découvert en voyage acheté dans une épicerie spécialisée, le plat marquant reproduit à la suite d'un dîner au restaurant, le complément alimentaire consommé dans le cadre d'un traitement médical, etc. Les choix alimentaires révèle une construction symbolique et sociale du soi où s'expriment les rationalités, les contraintes et les préférences de chacun. Une forme d'optimisation de soi. L'alimentation peut également constituer un support de mise en scène de soi. Dans son ouvrage La présentation de soi Erwin Goffman envisage le monde social comme un théâtre. Les acteurs, nous, y ont des rôles préparés en coulisses les endroits où l'on répète, et jouer dans le cadre de représentation, les interactions sociales, devant un public, les autres. Le restaurant est un exemple typique de lieu où l'on se met en scène, de façon plus ou moins explicite et codifiée, et dans lequel l'alimentation peut constituer un faire-valoir social. À travers les plats choisis et dégustés aux yeux de tous, mais aussi à travers les plats que l'on prépare dans l'intimité de sa cuisine pour son conjoint, sa famille, ses amis ou que l'on apporte sur son lieu de travail, c'est toute une partie de soi qui est rendue publique. Et cette opération est loin d'être anodine. Elle donne à voir nos goûts, nos valeurs, notre niveau de vie et d'engagement, notre degré de perméabilité aux recommandations nutritionnelles ou aux débats éthiques. Ce mécanisme de mise en scène de soi est d'autant plus marquant que progresse aujourd'hui un marché du développement personnel et que se généralise l'usage des réseaux sociaux et des applications mobiles à partir desquelles on peut diffuser publiquement les photos de ses plats ou de ses repas. L'alimentation peut alors devenir une entreprise narcissique et égotique, un outil ordinaire et quotidien de mise en récit de soi où il s'agit de se montrer publiquement sous son meilleur jour. De fait, elle articule en permanence l'individuel et le collectif. et résulte de la rencontre entre des forces centrifuges et des forces centripètes. Mais que met-on concrètement en scène lorsqu'on invite des amis à une soirée barbecue ou que l'on partage sur Internet une photo du gâteau préparé pour l'anniversaire de son enfant ? Cette publicisation d'une partie de soi peut être associée à l'idée de performance alimentaire. On performe ce que les autres attendent de nous, ou plutôt ce que l'on pense qu'ils attendent de nous. ou encore ce qu'on aimerait qu'ils pensent de nous. Et cette performance est fonction des injonctions morales qui circulent au sein de notre société et dont le degré d'appropriation varie selon des critères d'appartenance sociale tels que la classe, l'âge ou encore le genre. Si l'on appartient à la classe moyenne supérieure, il pourra s'agir, pour l'exemple du barbecue entre amis, de montrer que l'on a intégré la norme nutritionnelle mais que l'on sait aussi s'en distancier lors d'occasions festives et conviviales. Si l'on est un homme, il pourra s'agir, dans le cas du gâteau d'anniversaire, de donner à voir son attachement à la norme égalitariste et donc de se présenter comme un homme moderne, qui sait cuisiner et s'occuper de sa progéniture. Ces injonctions morales, manger sainement ou partager les tâches domestiques, suscitent des réactions qui vont de l'adhésion enthousiaste au rejet revendiqué, en passant par des intermédiaires plus implicites ou négociés. Ici, l'enjeu est surtout de saisir les manières dont les individus s'approprient ces injonctions à optimiser leur alimentation. Qu'en font-ils concrètement ? L'acte alimentaire, par son occurrence quotidienne, peut être assimilé à un processus. Tel le lit d'une rivière, il coule toujours dans le même sens mais serpente au gré des aspérités du terrain. Les injonctions morales évoquées plus haut Tout comme les événements biographiques et les contextes d'interaction dans lesquels se déroulent les prises alimentaires constituent ces aspérités. Elles questionnent les mangeurs et suscitent leur réflexivité, c'est-à-dire la prise de distance et le regard autocritique. Elles permettent aussi parfois de faire un pas de côté et de déclencher ainsi la consommation de nouvelles catégories de produits, compléments alimentaires, bio, etc. ou l'adoption de nouvelles pratiques, véganisme, régime sans, etc. etc. À travers la cuisine et la consommation, cette réflexivité peut donc être mise en acte quotidiennement. De surcroît, elle peut susciter la dérive, flâner délibérément dans un marché ou accepter de perdre son temps à cuisiner un plat from scratch à partir de zéro, comme disent les anglo-saxons. et même conduire à des expérimentations de soi, monodiète, jeûne intermittent, etc. Tous ces bricolages, aussi discrets qu'instructifs, portent un potentiel transformatif qui va de la recherche d'une relation apaisée à soi à des formes de politisation de l'alimentation qu'elles opèrent au niveau individuel ou collectif. En cela, l'alimentation peut être appréhendée comme une forme d'optimisation de soi, c'est-à-dire comme un espace social. Une technique ou encore une pratique qui permet de rechercher et parfois d'atteindre un compromis satisfaisant entre des normes et des possibles, entre des injonctions morales et des préférences individuelles. Conclusion. Manger, c'est se rassasier, se faire plaisir, se révéler aux autres dans l'instant. Car le corps nourri renvoie quasi instantanément des messages de satisfaction, des émotions plus ou moins agréables, des signaux de régulation, la satiété notamment. Mais manger, c'est aussi une construction de soi au long cours, tant par ses dimensions biologiques et hédoniques que par ses dimensions sociales et identitaires. L'alimentation façonne nos corps et nos esprits. Nous devenons ce que nous mangeons, consciemment ou non, volontairement ou non. Prendre conscience de cette relation à soi tissée par l'alimentation permet de prendre du recul sur cette composante alimentaire. incontournable dans nos vies, et de poser la question, au-delà de qui nous sommes, qui nous voulons être. Au travers de leur alimentation et des bricolages qu'ils y instaurent, les mangeurs trouvent des moyens de s'optimiser pour répondre à leurs attentes ou à celles d'autrui, et pour composer avec leurs contraintes. Mais la configuration de certains modes d'alimentation change aujourd'hui la donne. Chaque individu peut se voir offrir par le marché un régime qui lui serait propre. optimisé en fonction de son profil génétique, de ses préférences et de son mode de vie. Ces nouvelles possibilités sont porteuses de nombreuses opportunités. Elles doivent aussi interroger sur les reconfigurations induites dans le rapport des mangeurs avec leurs voisins de table, leurs commerçants ou, plus généralement, avec leur culture alimentaire. Car l'alimentation est aussi un moyen de se relier aux autres. Ce chapitre s'inspire en partie des présentations de plusieurs colloques organisées par la chaire UNESCO Alimentation du Monde. Je suis ce que je mange 2016, Se nourrir de plaisir 2017. Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Anne Dupuis et Michelle Oldworth pour leur relecture de ce chapitre et leur proposition d'amélioration. Vous venez d'écouter un extrait de Une écologie de l'alimentation, publié aux éditions Quae en 2021, de Nicolas Bricas, Damien Connaré et Marie Walser, lu par Sarah Bourre. Retrouvez ce titre et nos ouvrages au format papier et numérique sur www.quae.com

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Description

Les éditions Quae vous présentent Une écologie de l’alimentation, ouvrage de Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Walser, lu par Sara Bourre. Dans cette série d’épisodes, on s’interroge sur la place d’une alimentation durable dans nos sociétés. Ce premier chapitre s'intitule "L'alimentation pour se relier à soi".


Quae Vox : paroles de sciences, un podcast des éditions Quae.

👉 Retrouvez nos ouvrages sur quae.com et quae-open.com, et suivez nos actualités sur Instagram, Facebook et LinkedIn.


Hébergé par Ausha. Visitez ausha.co/politique-de-confidentialite pour plus d'informations.

Transcription

  • Speaker #0

    Les éditions Quae vous présentent une écologie de l'alimentation, ouvrage de Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Valser, lu par Sarah Bourre. Dans cette série d'épisodes, on s'interroge sur la place d'une alimentation durable dans nos sociétés. Chapitre 1 L'alimentation pour se relier à soi de Marie Valser, Tristan Fournier et Nicolas Bricas, où il est annoncé que l'alimentation, au-delà de sa fonction biologique de préservation de la santé, nous relie à nous-mêmes. Elle est source d'expériences sensorielles et de plaisir, support de la construction de nos identités individuelles et collectives et peut constituer une forme d'optimisation de soi. Ce que nous mangeons aujourd'hui façonne le devenir de nos corps et de nos esprits, et donc ce que nous serons demain. La nourriture n'est pas un bien de consommation comme les autres, car en dépit de son aspect ordinaire, elle place quotidiennement le mangeur dans un paradoxe fondamental. Manger est nécessaire pour vivre, mais implique de prendre des risques. En effet, les aliments comptent parmi les très rares éléments, avec les drogues, qui, une fois ingérées, sont transformés pour être incorporés. Ils transitent ainsi du monde extérieur vers l'intérieur de l'individu, du dehors au dedans, et traversent la barrière du soi. La bouche peut alors être assimilée à un sas qui admet ou non la nourriture à franchir le seuil de la déglutition. Dès lors, le voyage de la nourriture dans l'individu le recompose dans ce qu'il a de plus intime au niveau biologique, émotionnel, identitaire et moral. Car l'incorporation est une des principales questions alimentaire est objective, mais aussi symbolique. Elle influence autant la santé du mangeur que son rapport à lui-même et la façon dont il s'affirme dans le monde. C'est cette relation à soi, établie par l'alimentation, que ce chapitre cherche à explorer. Une composante de la santé. Souvent, ce qui vient en premier à l'esprit quand on s'interroge sur ce à quoi sert l'alimentation, se résume à c'est indispensable pour vivre De fait, cesser définitivement de manger entraîne à court terme la mort. Et en dehors des situations extrêmes de totale privation ou d'intoxication, une bonne alimentation est communément reconnue comme étant l'une des clés d'une bonne santé. La conscience du lien entre alimentation et santé n'est pas nouvelle. Elle se manifeste dès l'Antiquité dans les principes de la diététique. Pour Hippocrate, comme pour les diététiciens de la médecine traditionnelle chinoise ou de la médecine ayurvédique indienne, certains aliments peuvent être utilisés comme médicaments pour préserver la santé des bien portants ou pour rétablir celle des malades. Des produits comme l'ail et le gingembre en Chine ou l'asperge et l'orge en Europe servent ainsi à la fois à la cuisine quotidienne et à des fins thérapeutiques, parfois en association avec des remèdes issus de la pharmacopée. Longtemps, Les propositions diététiques en matière d'alimentation ont été marquées par l'empirisme, faute de connaissance des mécanismes physiopathologiques du lien entre alimentation et santé. Pour la médecine antique européenne, par exemple, l'alimentation améliorait l'état de santé en équilibrant les quatre éléments fondamentaux constitutifs du corps, l'eau, la terre, l'air et le feu. Mais ces propositions diététiques n'en demeuraient pas moins efficaces. Ainsi, depuis l'Antiquité, le goitre endémique, une augmentation du volume de la thyroïde liée à une carence en iode, était traité par une prescription de produits d'origine marine, sans que l'on ait alors connaissance de l'existence de l'iode ni même de la thyroïde. À partir du XVIIe siècle, dans les sociétés occidentales, la diététique a peu à peu laissé place aux sciences de la nutrition qui ont progressivement mis au jour les micro-constituants des aliments. macro-et micronutriments, bactéries, etc., et leurs mécanismes d'action sur l'organisme au niveau cellulaire et moléculaire. Certes, l'alimentation n'est qu'une des différentes composantes de la santé, avec l'activité physique, le mode de vie, le sommeil ou la génétique, par exemple. Mais ses effets sur le fonctionnement de l'organisme sont tels qu'elle redéfinit en permanence l'être humain du point de vue biologique. La qualité de l'alimentation influence en effet des paramètres aussi variés que la taille, l'espérance de vie ou les capacités physiques et intellectuelles des individus. La malnutrition, lorsqu'elle touche les jeunes enfants ou leurs parents en amont de la conception, peut avoir des conséquences pour le reste de la vie des individus. Les mille premiers jours de la vie, de la conception d'un individu jusqu'à ses deux ans, sont ainsi appréhendés comme une fenêtre d'exposition critique au cours de laquelle les pratiques alimentaires, in utero, allaitement, diversification, etc., pourrait avoir une incidence sur le risque de développer des maladies à l'âge adulte. En amont de la naissance, on parle de programmation fétale de l'obésité et des maladies métaboliques. Outre la malnutrition, les carences en micronutriments, vitamines, minéraux, sont à l'origine de perturbations de certaines fonctions physiologiques comme la vue ou l'immunité. Quant à la suralimentation, elle favorise le surpoids, l'obésité, et certaines maladies non transmissibles, maladies cardiovasculaires, diabète de type 2, certains cancers. La santé des individus peut aussi être affectée par une mauvaise qualité sanitaire des aliments qui provoque des effets divers allant de vomissements au décès dans les cas les plus graves. Par ailleurs, dans les sociétés industrialisées, les effets sanitaires à moyen terme de certains composés chimiques présents dans les aliments, tels que les microplastiques, les pesticides ou les additifs, commencent à être établies. Grâce aux récentes avancées des sciences de la nutrition qui mettent en évidence le rôle joué par le microbiote intestinal ou l'épigénétique, la compréhension du lien alimentation-santé s'affine. Loin de n'être qu'un déterminant ponctuel de la santé, l'alimentation s'inscrit durablement dans les corps. Une expérience sensorielle et émotionnelle. Les aliments partagent un point commun. Il provoque une sensation gustative lors de la mise en bouche. Et si, comme la vue, le toucher ou l'odorat, la sensation gustative transmet au système nerveux des informations qui contribuent à déterminer la nature et la qualité des aliments, elle présente aussi une particularité, celle d'entraîner un retentissement affectif de l'information. Cela signifie que le goût des aliments fait naître des émotions nettes et immédiates. qui sont associés à une dimension hédonique. Ces émotions ont d'abord un caractère inné. Les nouveaux-nés soumis à une stimulation du goût réagissent tous systématiquement par une mimique qui diffère selon la qualité sapide du stimulus. Au cours des premiers mois de la vie, cette réaction est dénuée d'intentionnalité. C'est un réflexe qui résulte de l'affect et non du traitement cognitif de l'information sensorielle. Par la suite, La dimension cognitive prend une importance grandissante dans l'orientation des choix alimentaires. Mais le plaisir ou le déplaisir, provoqué par la sensation gustative, reste un moteur fondamental de l'ingestion, et par sa capacité à se moduler selon l'état physiologique, un puissant régulateur des comportements alimentaires. Tout au long de la vie, et dès la grossesse où l'enfant commence à construire ses habitudes alimentaires, les processus biologiques et socioculturels s'imbriquent pour former le goût unique de chaque individu. Pendant l'enfance, la phase de néophobie alimentaire, qui survient généralement entre 3 et 7 ans, est une constante anthropologique au cours de laquelle l'enfant expérimente et construit ses choix alimentaires. Elle se caractérise d'abord par le refus d'aliments inconnus ou cuisinés de façon nouvelle, avant d'aboutir à un élargissement de la palette des goûts qui diffèrent selon le contexte socioculturel et émotionnel de l'enfant. Le goût des aliments, mais aussi les représentations qui leur sont associées ou les circonstances de consommation, composent les modalités d'un plaisir alimentaire complexe au travers duquel l'individu affirme son statut de mangeur pluriel. Sur le plan psychologique, l'alimentation joue plus généralement un rôle dans la structuration du rapport au plaisir de l'individu. Le stade oral, caractérisé par le plaisir provoqué par la sucion lors de la tétée du nourrisson et par l'assouvissement de la tension biologique de la faim, constitue une étape fondamentale dans la construction de la personnalité. L'acte alimentaire est ponctuellement motivé par la seule recherche de plaisir. Et en amont de la mise en bouche, le simple fait de penser à un aliment peut provoquer une émotion spécifique en lien avec les appétences et les histoires individuelles et induire un désir de revivre concrètement cette émotion par l'expérience de consommation. Dès l'étape de préparation culinaire, le plaisir sensoriel peut être stimulé par des odeurs, fantasmée dans l'agencement des goûts et des textures et dans la mise en scène des aliments dans l'assiette. L'anticipation du plaisir constitue une satisfaction en soi, qui peut d'ailleurs être l'allié d'une alimentation plus saine lorsqu'elle permet de réduire les quantités consommées. À l'image de la Madeleine de Proust, les aliments sont ainsi source de bien-être, voire de plénitude ou de réconfort. À noter que la dimension affective de l'alimentation se trouve aussi impliquée dans l'ensemble du spectre des troubles du comportement alimentaire, TCA, qui visent à contrôler les ressentis émotionnels négatifs. L'hédonisme alimentaire, tant dans ses dimensions organoleptiques que contextuelles, participe ainsi à l'équilibre émotionnel des mangeurs, un support de l'identité individuelle. Manger implique de se laisser transformer par les aliments en incorporant tout ou partie de leur propriété. Si l'être humain se nourrit de nutriments, il se nourrit aussi de significations, de telle sorte que l'incorporation alimentaire se fait à la fois sur le plan biologique et sur le plan imaginaire. Les qualités symboliques, morales ou intellectuelles des aliments, et notamment des animaux consommés, sont transférées aux mangeurs, selon le contexte socioculturel. certains aliments sont spécifiquement recherchés pour les bénéfices réels et imaginaires qu'ils peuvent apporter. La viande, considérée comme un aliment vecteur de force, est fortement valorisée dans de nombreuses cultures. Pour les habitants du nord-est de l'Inde, auprès desquels Lucien Lévy-Brulle a enquêté il y a plus d'un siècle, la consommation de chouette était recherchée pour y voir plus clair la nuit. Dans la communauté bulue du sud Cameroun, les aliments sont considérés comme des remèdes. aussi bien pour les maladies physiologiques que pour les maladies dites surnaturelles. À l'inverse, consommer un aliment dont les qualités symboliques sont considérées comme mauvaises représente une menace pour l'identité du mangeur. Par exemple, les guerriers de certaines communautés étudiées par James George Fraser en 1890 évitaient de consommer du lièvre ou du hérisson de peur de perdre courage ou de se recroqueviller devant le danger. Mais encore, l'impureté symbolique d'un aliment présente un risque de souillure qui peut inspirer un dégoût cognitif et freiner la consommation. C'est le cas des aliments marqués par les interdits alimentaires dans certaines religions ou cultures. Ainsi, bien que l'alimentation soit bonne à manger, lorsqu'elle ne représente aucun danger pour l'organisme, elle n'est pas toujours bonne à penser. Parce que l'on devient ce que l'on mange, chaque prise alimentaire constitue donc une opportunité. ou un risque. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Dans son ouvrage Physiologie du goût, Jean-Antelme Brias-Avarin a parenté il y a déjà deux siècles l'alimentation à une forme de miroir de soi. Et en reflétant nos identités de mangeurs tissés d'histoires personnelles, d'ancrages sociaux et culturels, de valeurs et de croyances partagées, l'alimentation parle de nous comme de nos interactions avec le collectif. Dans cette perspective, le concept d'incorporation permet de penser l'articulation entre l'individu et la collectivité. Car manger, c'est s'ancrer dans une communauté et en incorporer les règles. D'un point de vue constructiviste, l'identité est un processus dynamique et réflexif, qui se recompose en permanence au gré des diverses expériences structurantes de socialisation vécues par l'individu au sein de ses différentes sphères d'activité. En mangeant, l'individu adopte les valeurs et les codes de son groupe d'appartenance. En même temps, il marque son individualité, parfois en s'adaptant ou en s'opposant, et bien souvent en influençant en retour le collectif. Ainsi, dès le plus jeune âge, le repas apparaît comme un lieu privilégié de socialisation. Au contact de son entourage proche, l'enfant adopte peu à peu le répertoire alimentaire familial, tout en affirmant sa position d'individu au sein de l'identité collective. Dans bien d'autres situations, les mangeurs utilisent l'alimentation pour marquer leur place dans un certain contexte social. Ils recourtent ainsi à des processus de conformation, d'identification, de distinction, de provocation ou de transgression. Chez les adolescents et les jeunes adultes, cette affirmation identitaire s'illustre par exemple par la consommation d'alcool. Ainsi, le rapport que chaque mangeur entretient avec son alimentation se compose au gré de ses expériences propres, les pratiques alimentaires, et notamment la cuisine et son champ des possibles en matière de créativité et de distinction, racontent les mangeurs. C'est la recette héritée d'une grand-mère revisitée au gré des envies du moment, l'aliment exotique découvert en voyage acheté dans une épicerie spécialisée, le plat marquant reproduit à la suite d'un dîner au restaurant, le complément alimentaire consommé dans le cadre d'un traitement médical, etc. Les choix alimentaires révèle une construction symbolique et sociale du soi où s'expriment les rationalités, les contraintes et les préférences de chacun. Une forme d'optimisation de soi. L'alimentation peut également constituer un support de mise en scène de soi. Dans son ouvrage La présentation de soi Erwin Goffman envisage le monde social comme un théâtre. Les acteurs, nous, y ont des rôles préparés en coulisses les endroits où l'on répète, et jouer dans le cadre de représentation, les interactions sociales, devant un public, les autres. Le restaurant est un exemple typique de lieu où l'on se met en scène, de façon plus ou moins explicite et codifiée, et dans lequel l'alimentation peut constituer un faire-valoir social. À travers les plats choisis et dégustés aux yeux de tous, mais aussi à travers les plats que l'on prépare dans l'intimité de sa cuisine pour son conjoint, sa famille, ses amis ou que l'on apporte sur son lieu de travail, c'est toute une partie de soi qui est rendue publique. Et cette opération est loin d'être anodine. Elle donne à voir nos goûts, nos valeurs, notre niveau de vie et d'engagement, notre degré de perméabilité aux recommandations nutritionnelles ou aux débats éthiques. Ce mécanisme de mise en scène de soi est d'autant plus marquant que progresse aujourd'hui un marché du développement personnel et que se généralise l'usage des réseaux sociaux et des applications mobiles à partir desquelles on peut diffuser publiquement les photos de ses plats ou de ses repas. L'alimentation peut alors devenir une entreprise narcissique et égotique, un outil ordinaire et quotidien de mise en récit de soi où il s'agit de se montrer publiquement sous son meilleur jour. De fait, elle articule en permanence l'individuel et le collectif. et résulte de la rencontre entre des forces centrifuges et des forces centripètes. Mais que met-on concrètement en scène lorsqu'on invite des amis à une soirée barbecue ou que l'on partage sur Internet une photo du gâteau préparé pour l'anniversaire de son enfant ? Cette publicisation d'une partie de soi peut être associée à l'idée de performance alimentaire. On performe ce que les autres attendent de nous, ou plutôt ce que l'on pense qu'ils attendent de nous. ou encore ce qu'on aimerait qu'ils pensent de nous. Et cette performance est fonction des injonctions morales qui circulent au sein de notre société et dont le degré d'appropriation varie selon des critères d'appartenance sociale tels que la classe, l'âge ou encore le genre. Si l'on appartient à la classe moyenne supérieure, il pourra s'agir, pour l'exemple du barbecue entre amis, de montrer que l'on a intégré la norme nutritionnelle mais que l'on sait aussi s'en distancier lors d'occasions festives et conviviales. Si l'on est un homme, il pourra s'agir, dans le cas du gâteau d'anniversaire, de donner à voir son attachement à la norme égalitariste et donc de se présenter comme un homme moderne, qui sait cuisiner et s'occuper de sa progéniture. Ces injonctions morales, manger sainement ou partager les tâches domestiques, suscitent des réactions qui vont de l'adhésion enthousiaste au rejet revendiqué, en passant par des intermédiaires plus implicites ou négociés. Ici, l'enjeu est surtout de saisir les manières dont les individus s'approprient ces injonctions à optimiser leur alimentation. Qu'en font-ils concrètement ? L'acte alimentaire, par son occurrence quotidienne, peut être assimilé à un processus. Tel le lit d'une rivière, il coule toujours dans le même sens mais serpente au gré des aspérités du terrain. Les injonctions morales évoquées plus haut Tout comme les événements biographiques et les contextes d'interaction dans lesquels se déroulent les prises alimentaires constituent ces aspérités. Elles questionnent les mangeurs et suscitent leur réflexivité, c'est-à-dire la prise de distance et le regard autocritique. Elles permettent aussi parfois de faire un pas de côté et de déclencher ainsi la consommation de nouvelles catégories de produits, compléments alimentaires, bio, etc. ou l'adoption de nouvelles pratiques, véganisme, régime sans, etc. etc. À travers la cuisine et la consommation, cette réflexivité peut donc être mise en acte quotidiennement. De surcroît, elle peut susciter la dérive, flâner délibérément dans un marché ou accepter de perdre son temps à cuisiner un plat from scratch à partir de zéro, comme disent les anglo-saxons. et même conduire à des expérimentations de soi, monodiète, jeûne intermittent, etc. Tous ces bricolages, aussi discrets qu'instructifs, portent un potentiel transformatif qui va de la recherche d'une relation apaisée à soi à des formes de politisation de l'alimentation qu'elles opèrent au niveau individuel ou collectif. En cela, l'alimentation peut être appréhendée comme une forme d'optimisation de soi, c'est-à-dire comme un espace social. Une technique ou encore une pratique qui permet de rechercher et parfois d'atteindre un compromis satisfaisant entre des normes et des possibles, entre des injonctions morales et des préférences individuelles. Conclusion. Manger, c'est se rassasier, se faire plaisir, se révéler aux autres dans l'instant. Car le corps nourri renvoie quasi instantanément des messages de satisfaction, des émotions plus ou moins agréables, des signaux de régulation, la satiété notamment. Mais manger, c'est aussi une construction de soi au long cours, tant par ses dimensions biologiques et hédoniques que par ses dimensions sociales et identitaires. L'alimentation façonne nos corps et nos esprits. Nous devenons ce que nous mangeons, consciemment ou non, volontairement ou non. Prendre conscience de cette relation à soi tissée par l'alimentation permet de prendre du recul sur cette composante alimentaire. incontournable dans nos vies, et de poser la question, au-delà de qui nous sommes, qui nous voulons être. Au travers de leur alimentation et des bricolages qu'ils y instaurent, les mangeurs trouvent des moyens de s'optimiser pour répondre à leurs attentes ou à celles d'autrui, et pour composer avec leurs contraintes. Mais la configuration de certains modes d'alimentation change aujourd'hui la donne. Chaque individu peut se voir offrir par le marché un régime qui lui serait propre. optimisé en fonction de son profil génétique, de ses préférences et de son mode de vie. Ces nouvelles possibilités sont porteuses de nombreuses opportunités. Elles doivent aussi interroger sur les reconfigurations induites dans le rapport des mangeurs avec leurs voisins de table, leurs commerçants ou, plus généralement, avec leur culture alimentaire. Car l'alimentation est aussi un moyen de se relier aux autres. Ce chapitre s'inspire en partie des présentations de plusieurs colloques organisées par la chaire UNESCO Alimentation du Monde. Je suis ce que je mange 2016, Se nourrir de plaisir 2017. Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Anne Dupuis et Michelle Oldworth pour leur relecture de ce chapitre et leur proposition d'amélioration. Vous venez d'écouter un extrait de Une écologie de l'alimentation, publié aux éditions Quae en 2021, de Nicolas Bricas, Damien Connaré et Marie Walser, lu par Sarah Bourre. Retrouvez ce titre et nos ouvrages au format papier et numérique sur www.quae.com

Description

Les éditions Quae vous présentent Une écologie de l’alimentation, ouvrage de Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Walser, lu par Sara Bourre. Dans cette série d’épisodes, on s’interroge sur la place d’une alimentation durable dans nos sociétés. Ce premier chapitre s'intitule "L'alimentation pour se relier à soi".


Quae Vox : paroles de sciences, un podcast des éditions Quae.

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    Les éditions Quae vous présentent une écologie de l'alimentation, ouvrage de Nicolas Bricas, Damien Conaré et Marie Valser, lu par Sarah Bourre. Dans cette série d'épisodes, on s'interroge sur la place d'une alimentation durable dans nos sociétés. Chapitre 1 L'alimentation pour se relier à soi de Marie Valser, Tristan Fournier et Nicolas Bricas, où il est annoncé que l'alimentation, au-delà de sa fonction biologique de préservation de la santé, nous relie à nous-mêmes. Elle est source d'expériences sensorielles et de plaisir, support de la construction de nos identités individuelles et collectives et peut constituer une forme d'optimisation de soi. Ce que nous mangeons aujourd'hui façonne le devenir de nos corps et de nos esprits, et donc ce que nous serons demain. La nourriture n'est pas un bien de consommation comme les autres, car en dépit de son aspect ordinaire, elle place quotidiennement le mangeur dans un paradoxe fondamental. Manger est nécessaire pour vivre, mais implique de prendre des risques. En effet, les aliments comptent parmi les très rares éléments, avec les drogues, qui, une fois ingérées, sont transformés pour être incorporés. Ils transitent ainsi du monde extérieur vers l'intérieur de l'individu, du dehors au dedans, et traversent la barrière du soi. La bouche peut alors être assimilée à un sas qui admet ou non la nourriture à franchir le seuil de la déglutition. Dès lors, le voyage de la nourriture dans l'individu le recompose dans ce qu'il a de plus intime au niveau biologique, émotionnel, identitaire et moral. Car l'incorporation est une des principales questions alimentaire est objective, mais aussi symbolique. Elle influence autant la santé du mangeur que son rapport à lui-même et la façon dont il s'affirme dans le monde. C'est cette relation à soi, établie par l'alimentation, que ce chapitre cherche à explorer. Une composante de la santé. Souvent, ce qui vient en premier à l'esprit quand on s'interroge sur ce à quoi sert l'alimentation, se résume à c'est indispensable pour vivre De fait, cesser définitivement de manger entraîne à court terme la mort. Et en dehors des situations extrêmes de totale privation ou d'intoxication, une bonne alimentation est communément reconnue comme étant l'une des clés d'une bonne santé. La conscience du lien entre alimentation et santé n'est pas nouvelle. Elle se manifeste dès l'Antiquité dans les principes de la diététique. Pour Hippocrate, comme pour les diététiciens de la médecine traditionnelle chinoise ou de la médecine ayurvédique indienne, certains aliments peuvent être utilisés comme médicaments pour préserver la santé des bien portants ou pour rétablir celle des malades. Des produits comme l'ail et le gingembre en Chine ou l'asperge et l'orge en Europe servent ainsi à la fois à la cuisine quotidienne et à des fins thérapeutiques, parfois en association avec des remèdes issus de la pharmacopée. Longtemps, Les propositions diététiques en matière d'alimentation ont été marquées par l'empirisme, faute de connaissance des mécanismes physiopathologiques du lien entre alimentation et santé. Pour la médecine antique européenne, par exemple, l'alimentation améliorait l'état de santé en équilibrant les quatre éléments fondamentaux constitutifs du corps, l'eau, la terre, l'air et le feu. Mais ces propositions diététiques n'en demeuraient pas moins efficaces. Ainsi, depuis l'Antiquité, le goitre endémique, une augmentation du volume de la thyroïde liée à une carence en iode, était traité par une prescription de produits d'origine marine, sans que l'on ait alors connaissance de l'existence de l'iode ni même de la thyroïde. À partir du XVIIe siècle, dans les sociétés occidentales, la diététique a peu à peu laissé place aux sciences de la nutrition qui ont progressivement mis au jour les micro-constituants des aliments. macro-et micronutriments, bactéries, etc., et leurs mécanismes d'action sur l'organisme au niveau cellulaire et moléculaire. Certes, l'alimentation n'est qu'une des différentes composantes de la santé, avec l'activité physique, le mode de vie, le sommeil ou la génétique, par exemple. Mais ses effets sur le fonctionnement de l'organisme sont tels qu'elle redéfinit en permanence l'être humain du point de vue biologique. La qualité de l'alimentation influence en effet des paramètres aussi variés que la taille, l'espérance de vie ou les capacités physiques et intellectuelles des individus. La malnutrition, lorsqu'elle touche les jeunes enfants ou leurs parents en amont de la conception, peut avoir des conséquences pour le reste de la vie des individus. Les mille premiers jours de la vie, de la conception d'un individu jusqu'à ses deux ans, sont ainsi appréhendés comme une fenêtre d'exposition critique au cours de laquelle les pratiques alimentaires, in utero, allaitement, diversification, etc., pourrait avoir une incidence sur le risque de développer des maladies à l'âge adulte. En amont de la naissance, on parle de programmation fétale de l'obésité et des maladies métaboliques. Outre la malnutrition, les carences en micronutriments, vitamines, minéraux, sont à l'origine de perturbations de certaines fonctions physiologiques comme la vue ou l'immunité. Quant à la suralimentation, elle favorise le surpoids, l'obésité, et certaines maladies non transmissibles, maladies cardiovasculaires, diabète de type 2, certains cancers. La santé des individus peut aussi être affectée par une mauvaise qualité sanitaire des aliments qui provoque des effets divers allant de vomissements au décès dans les cas les plus graves. Par ailleurs, dans les sociétés industrialisées, les effets sanitaires à moyen terme de certains composés chimiques présents dans les aliments, tels que les microplastiques, les pesticides ou les additifs, commencent à être établies. Grâce aux récentes avancées des sciences de la nutrition qui mettent en évidence le rôle joué par le microbiote intestinal ou l'épigénétique, la compréhension du lien alimentation-santé s'affine. Loin de n'être qu'un déterminant ponctuel de la santé, l'alimentation s'inscrit durablement dans les corps. Une expérience sensorielle et émotionnelle. Les aliments partagent un point commun. Il provoque une sensation gustative lors de la mise en bouche. Et si, comme la vue, le toucher ou l'odorat, la sensation gustative transmet au système nerveux des informations qui contribuent à déterminer la nature et la qualité des aliments, elle présente aussi une particularité, celle d'entraîner un retentissement affectif de l'information. Cela signifie que le goût des aliments fait naître des émotions nettes et immédiates. qui sont associés à une dimension hédonique. Ces émotions ont d'abord un caractère inné. Les nouveaux-nés soumis à une stimulation du goût réagissent tous systématiquement par une mimique qui diffère selon la qualité sapide du stimulus. Au cours des premiers mois de la vie, cette réaction est dénuée d'intentionnalité. C'est un réflexe qui résulte de l'affect et non du traitement cognitif de l'information sensorielle. Par la suite, La dimension cognitive prend une importance grandissante dans l'orientation des choix alimentaires. Mais le plaisir ou le déplaisir, provoqué par la sensation gustative, reste un moteur fondamental de l'ingestion, et par sa capacité à se moduler selon l'état physiologique, un puissant régulateur des comportements alimentaires. Tout au long de la vie, et dès la grossesse où l'enfant commence à construire ses habitudes alimentaires, les processus biologiques et socioculturels s'imbriquent pour former le goût unique de chaque individu. Pendant l'enfance, la phase de néophobie alimentaire, qui survient généralement entre 3 et 7 ans, est une constante anthropologique au cours de laquelle l'enfant expérimente et construit ses choix alimentaires. Elle se caractérise d'abord par le refus d'aliments inconnus ou cuisinés de façon nouvelle, avant d'aboutir à un élargissement de la palette des goûts qui diffèrent selon le contexte socioculturel et émotionnel de l'enfant. Le goût des aliments, mais aussi les représentations qui leur sont associées ou les circonstances de consommation, composent les modalités d'un plaisir alimentaire complexe au travers duquel l'individu affirme son statut de mangeur pluriel. Sur le plan psychologique, l'alimentation joue plus généralement un rôle dans la structuration du rapport au plaisir de l'individu. Le stade oral, caractérisé par le plaisir provoqué par la sucion lors de la tétée du nourrisson et par l'assouvissement de la tension biologique de la faim, constitue une étape fondamentale dans la construction de la personnalité. L'acte alimentaire est ponctuellement motivé par la seule recherche de plaisir. Et en amont de la mise en bouche, le simple fait de penser à un aliment peut provoquer une émotion spécifique en lien avec les appétences et les histoires individuelles et induire un désir de revivre concrètement cette émotion par l'expérience de consommation. Dès l'étape de préparation culinaire, le plaisir sensoriel peut être stimulé par des odeurs, fantasmée dans l'agencement des goûts et des textures et dans la mise en scène des aliments dans l'assiette. L'anticipation du plaisir constitue une satisfaction en soi, qui peut d'ailleurs être l'allié d'une alimentation plus saine lorsqu'elle permet de réduire les quantités consommées. À l'image de la Madeleine de Proust, les aliments sont ainsi source de bien-être, voire de plénitude ou de réconfort. À noter que la dimension affective de l'alimentation se trouve aussi impliquée dans l'ensemble du spectre des troubles du comportement alimentaire, TCA, qui visent à contrôler les ressentis émotionnels négatifs. L'hédonisme alimentaire, tant dans ses dimensions organoleptiques que contextuelles, participe ainsi à l'équilibre émotionnel des mangeurs, un support de l'identité individuelle. Manger implique de se laisser transformer par les aliments en incorporant tout ou partie de leur propriété. Si l'être humain se nourrit de nutriments, il se nourrit aussi de significations, de telle sorte que l'incorporation alimentaire se fait à la fois sur le plan biologique et sur le plan imaginaire. Les qualités symboliques, morales ou intellectuelles des aliments, et notamment des animaux consommés, sont transférées aux mangeurs, selon le contexte socioculturel. certains aliments sont spécifiquement recherchés pour les bénéfices réels et imaginaires qu'ils peuvent apporter. La viande, considérée comme un aliment vecteur de force, est fortement valorisée dans de nombreuses cultures. Pour les habitants du nord-est de l'Inde, auprès desquels Lucien Lévy-Brulle a enquêté il y a plus d'un siècle, la consommation de chouette était recherchée pour y voir plus clair la nuit. Dans la communauté bulue du sud Cameroun, les aliments sont considérés comme des remèdes. aussi bien pour les maladies physiologiques que pour les maladies dites surnaturelles. À l'inverse, consommer un aliment dont les qualités symboliques sont considérées comme mauvaises représente une menace pour l'identité du mangeur. Par exemple, les guerriers de certaines communautés étudiées par James George Fraser en 1890 évitaient de consommer du lièvre ou du hérisson de peur de perdre courage ou de se recroqueviller devant le danger. Mais encore, l'impureté symbolique d'un aliment présente un risque de souillure qui peut inspirer un dégoût cognitif et freiner la consommation. C'est le cas des aliments marqués par les interdits alimentaires dans certaines religions ou cultures. Ainsi, bien que l'alimentation soit bonne à manger, lorsqu'elle ne représente aucun danger pour l'organisme, elle n'est pas toujours bonne à penser. Parce que l'on devient ce que l'on mange, chaque prise alimentaire constitue donc une opportunité. ou un risque. Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es. Dans son ouvrage Physiologie du goût, Jean-Antelme Brias-Avarin a parenté il y a déjà deux siècles l'alimentation à une forme de miroir de soi. Et en reflétant nos identités de mangeurs tissés d'histoires personnelles, d'ancrages sociaux et culturels, de valeurs et de croyances partagées, l'alimentation parle de nous comme de nos interactions avec le collectif. Dans cette perspective, le concept d'incorporation permet de penser l'articulation entre l'individu et la collectivité. Car manger, c'est s'ancrer dans une communauté et en incorporer les règles. D'un point de vue constructiviste, l'identité est un processus dynamique et réflexif, qui se recompose en permanence au gré des diverses expériences structurantes de socialisation vécues par l'individu au sein de ses différentes sphères d'activité. En mangeant, l'individu adopte les valeurs et les codes de son groupe d'appartenance. En même temps, il marque son individualité, parfois en s'adaptant ou en s'opposant, et bien souvent en influençant en retour le collectif. Ainsi, dès le plus jeune âge, le repas apparaît comme un lieu privilégié de socialisation. Au contact de son entourage proche, l'enfant adopte peu à peu le répertoire alimentaire familial, tout en affirmant sa position d'individu au sein de l'identité collective. Dans bien d'autres situations, les mangeurs utilisent l'alimentation pour marquer leur place dans un certain contexte social. Ils recourtent ainsi à des processus de conformation, d'identification, de distinction, de provocation ou de transgression. Chez les adolescents et les jeunes adultes, cette affirmation identitaire s'illustre par exemple par la consommation d'alcool. Ainsi, le rapport que chaque mangeur entretient avec son alimentation se compose au gré de ses expériences propres, les pratiques alimentaires, et notamment la cuisine et son champ des possibles en matière de créativité et de distinction, racontent les mangeurs. C'est la recette héritée d'une grand-mère revisitée au gré des envies du moment, l'aliment exotique découvert en voyage acheté dans une épicerie spécialisée, le plat marquant reproduit à la suite d'un dîner au restaurant, le complément alimentaire consommé dans le cadre d'un traitement médical, etc. Les choix alimentaires révèle une construction symbolique et sociale du soi où s'expriment les rationalités, les contraintes et les préférences de chacun. Une forme d'optimisation de soi. L'alimentation peut également constituer un support de mise en scène de soi. Dans son ouvrage La présentation de soi Erwin Goffman envisage le monde social comme un théâtre. Les acteurs, nous, y ont des rôles préparés en coulisses les endroits où l'on répète, et jouer dans le cadre de représentation, les interactions sociales, devant un public, les autres. Le restaurant est un exemple typique de lieu où l'on se met en scène, de façon plus ou moins explicite et codifiée, et dans lequel l'alimentation peut constituer un faire-valoir social. À travers les plats choisis et dégustés aux yeux de tous, mais aussi à travers les plats que l'on prépare dans l'intimité de sa cuisine pour son conjoint, sa famille, ses amis ou que l'on apporte sur son lieu de travail, c'est toute une partie de soi qui est rendue publique. Et cette opération est loin d'être anodine. Elle donne à voir nos goûts, nos valeurs, notre niveau de vie et d'engagement, notre degré de perméabilité aux recommandations nutritionnelles ou aux débats éthiques. Ce mécanisme de mise en scène de soi est d'autant plus marquant que progresse aujourd'hui un marché du développement personnel et que se généralise l'usage des réseaux sociaux et des applications mobiles à partir desquelles on peut diffuser publiquement les photos de ses plats ou de ses repas. L'alimentation peut alors devenir une entreprise narcissique et égotique, un outil ordinaire et quotidien de mise en récit de soi où il s'agit de se montrer publiquement sous son meilleur jour. De fait, elle articule en permanence l'individuel et le collectif. et résulte de la rencontre entre des forces centrifuges et des forces centripètes. Mais que met-on concrètement en scène lorsqu'on invite des amis à une soirée barbecue ou que l'on partage sur Internet une photo du gâteau préparé pour l'anniversaire de son enfant ? Cette publicisation d'une partie de soi peut être associée à l'idée de performance alimentaire. On performe ce que les autres attendent de nous, ou plutôt ce que l'on pense qu'ils attendent de nous. ou encore ce qu'on aimerait qu'ils pensent de nous. Et cette performance est fonction des injonctions morales qui circulent au sein de notre société et dont le degré d'appropriation varie selon des critères d'appartenance sociale tels que la classe, l'âge ou encore le genre. Si l'on appartient à la classe moyenne supérieure, il pourra s'agir, pour l'exemple du barbecue entre amis, de montrer que l'on a intégré la norme nutritionnelle mais que l'on sait aussi s'en distancier lors d'occasions festives et conviviales. Si l'on est un homme, il pourra s'agir, dans le cas du gâteau d'anniversaire, de donner à voir son attachement à la norme égalitariste et donc de se présenter comme un homme moderne, qui sait cuisiner et s'occuper de sa progéniture. Ces injonctions morales, manger sainement ou partager les tâches domestiques, suscitent des réactions qui vont de l'adhésion enthousiaste au rejet revendiqué, en passant par des intermédiaires plus implicites ou négociés. Ici, l'enjeu est surtout de saisir les manières dont les individus s'approprient ces injonctions à optimiser leur alimentation. Qu'en font-ils concrètement ? L'acte alimentaire, par son occurrence quotidienne, peut être assimilé à un processus. Tel le lit d'une rivière, il coule toujours dans le même sens mais serpente au gré des aspérités du terrain. Les injonctions morales évoquées plus haut Tout comme les événements biographiques et les contextes d'interaction dans lesquels se déroulent les prises alimentaires constituent ces aspérités. Elles questionnent les mangeurs et suscitent leur réflexivité, c'est-à-dire la prise de distance et le regard autocritique. Elles permettent aussi parfois de faire un pas de côté et de déclencher ainsi la consommation de nouvelles catégories de produits, compléments alimentaires, bio, etc. ou l'adoption de nouvelles pratiques, véganisme, régime sans, etc. etc. À travers la cuisine et la consommation, cette réflexivité peut donc être mise en acte quotidiennement. De surcroît, elle peut susciter la dérive, flâner délibérément dans un marché ou accepter de perdre son temps à cuisiner un plat from scratch à partir de zéro, comme disent les anglo-saxons. et même conduire à des expérimentations de soi, monodiète, jeûne intermittent, etc. Tous ces bricolages, aussi discrets qu'instructifs, portent un potentiel transformatif qui va de la recherche d'une relation apaisée à soi à des formes de politisation de l'alimentation qu'elles opèrent au niveau individuel ou collectif. En cela, l'alimentation peut être appréhendée comme une forme d'optimisation de soi, c'est-à-dire comme un espace social. Une technique ou encore une pratique qui permet de rechercher et parfois d'atteindre un compromis satisfaisant entre des normes et des possibles, entre des injonctions morales et des préférences individuelles. Conclusion. Manger, c'est se rassasier, se faire plaisir, se révéler aux autres dans l'instant. Car le corps nourri renvoie quasi instantanément des messages de satisfaction, des émotions plus ou moins agréables, des signaux de régulation, la satiété notamment. Mais manger, c'est aussi une construction de soi au long cours, tant par ses dimensions biologiques et hédoniques que par ses dimensions sociales et identitaires. L'alimentation façonne nos corps et nos esprits. Nous devenons ce que nous mangeons, consciemment ou non, volontairement ou non. Prendre conscience de cette relation à soi tissée par l'alimentation permet de prendre du recul sur cette composante alimentaire. incontournable dans nos vies, et de poser la question, au-delà de qui nous sommes, qui nous voulons être. Au travers de leur alimentation et des bricolages qu'ils y instaurent, les mangeurs trouvent des moyens de s'optimiser pour répondre à leurs attentes ou à celles d'autrui, et pour composer avec leurs contraintes. Mais la configuration de certains modes d'alimentation change aujourd'hui la donne. Chaque individu peut se voir offrir par le marché un régime qui lui serait propre. optimisé en fonction de son profil génétique, de ses préférences et de son mode de vie. Ces nouvelles possibilités sont porteuses de nombreuses opportunités. Elles doivent aussi interroger sur les reconfigurations induites dans le rapport des mangeurs avec leurs voisins de table, leurs commerçants ou, plus généralement, avec leur culture alimentaire. Car l'alimentation est aussi un moyen de se relier aux autres. Ce chapitre s'inspire en partie des présentations de plusieurs colloques organisées par la chaire UNESCO Alimentation du Monde. Je suis ce que je mange 2016, Se nourrir de plaisir 2017. Les auteurs remercient Mathilde Coudray, Anne Dupuis et Michelle Oldworth pour leur relecture de ce chapitre et leur proposition d'amélioration. Vous venez d'écouter un extrait de Une écologie de l'alimentation, publié aux éditions Quae en 2021, de Nicolas Bricas, Damien Connaré et Marie Walser, lu par Sarah Bourre. Retrouvez ce titre et nos ouvrages au format papier et numérique sur www.quae.com

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