- Speaker #0
Parce qu'on aura toujours besoin de remplir le réservoir de sa voiture pour les choses essentielles de la vie. Parce qu'on aura toujours envie du meilleur confort possible. Et parce qu'il faudra toujours préserver l'environnement. Un jour, peut-être, si nos actionnaires sont d'accord. Alors.
- Speaker #1
Total Energy, c'est la multinationale qui va changer votre vie. Plus verte, plus humaine, plus propre, elle promet une énergie bon marché qui arrive comme un enchantement dans le réservoir de vos voitures. Une compagnie pétrolière qui s'aimerait seulement des pétales de rose dans le siège de ses pipelines. Vraiment ? Vous écoutez Goliath. Que cachent les multinationales ?
- Speaker #2
Je suis Laura Vérec.
- Speaker #1
Je suis Violette Voldois. Bienvenue dans le podcast de l'Observatoire des multinationales et de Radioparleurs.
- Speaker #3
Moi, quand je suis arrivé, c'était en début 2015, personne ne parlait de ce projet-là.
- Speaker #1
Collusion, pression, menaces, des récits troublants viennent contredire le rêve fleuri que Total Energy déploie dans sa communication tirée à quatre épingles. Que se passe-t-il réellement dans les savannes hougandaises ? Pour y voir clair et percer les secrets du géant pétrolier directement sur un terrain miné, il faut un enquêteur discret. Un enquêteur qui sera composé avec la très secrète industrie pétrolière, sur le site du futur projet titanesque de Total Energy, Tilanga.
- Speaker #3
Alors moi c'est Thomas Barthes, aujourd'hui je me considère comme chercheur indépendant. J'ai passé environ 5 ans en Ouganda et aujourd'hui je travaille principalement avec différents médias.
- Speaker #1
En 2015, Thomas Barthes, qui a étudié les sciences politiques à la Sorbonne, pose donc ses valises dans le pays et s'imagine y passer quelques mois, cultivant un petit lot peintaire, tranquillement concentré sur ses recherches.
- Speaker #2
Comment est-ce que tu t'intéresses à Total ?
- Speaker #3
Mon sujet de thèse était sur la mise en place de l'industrie pétrolière en Ouganda. Dès le début de ma thèse, je m'amenais à travailler sur Total.
- Speaker #1
Et lorsqu'il découvre comment Total travaille déjà le terrain hongandais depuis 4 ans, il en trouve une boîte de Pandore au secret peu reluisant. Car l'entreprise française lorgne depuis longtemps sur les gisements pétroliers du lac Albert, découvert en 2006. Le projet de Total Energy porte un nom, E-COP, pour East African Crude Oil Pipeline, titanesque réseau de transport de pétrole qui doit traverser 1400 km d'est en ouest, à travers parcs naturels, forêts, savannes, villages. Des tuyaux énormes dont la température doit être maintenue à 50 degrés pour que l'or noir y reste bien liquide. L'équivalent d'un milliard de barils vont y couler pendant 25 ans. Et pour cela, les buffles, les antilopes qui viennent boire l'eau fraîche du lac Albert devront être délogés. À leur place, le monstre sinueux s'alimentera du pétrole dans le vacarme des foreuses. Ces forêts de métal, comme on en voit dans les livres d'histoire américains sur la conquête de l'Ouest, risquent de souiller ces terres, à tout jamais.
- Speaker #3
Il y a à la fois bien sûr les conséquences climatiques d'un projet, alors que l'Agence internationale de l'énergie, le GIEC, disent qu'il ne faut plus aucun nouveau projet. Ce projet-là, au moment du pic de production, on parle de plus de 34 millions de tonnes de CO2, ce qui ne parle pas trop. Mais pour avoir un équivalent, c'est en gros l'équivalent de 6 fois les émissions de CO2 de l'Ouganda. et il y a tous les risques environnementaux, à la fois au niveau de l'océan Indien, là où il y aura le port pétrolier, notamment parce que c'est une zone qui a un risque de cyclone, il y a de plus en plus de cyclones. En 2004, il y avait eu un tsunami. Potentiellement, ça peut être vraiment catastrophique. Aussi, parce que le pipeline passe l'Utah quelques kilomètres, à environ 5 kilomètres de la plus grande réserve d'eau douce d'Afrique, le lac Victoria. D'après la Banque mondiale, il y a environ 40 millions de personnes qui dépendent de ce lac. donc des potentielles contaminations qui seraient désastreuses. Et ce qu'il faut bien voir, c'est que toute cette région de l'Afrique bouge énormément, dans le sens que c'est l'une des zones où l'activité sismique est la plus élevée. Sur les 25 dernières années, on parle de plus de 300 tremblements de terre élevés, c'est-à-dire supérieurs à 4,5 sur l'échelle de Richard, et qui, bien entendu, augmente le risque de fuite d'un pipeline, tout en sachant que, de toute façon, tous les pipelines fuient. Après, plus ou moins, mais tous, même en Europe, même en Amérique du Nord, sauf que là, en plus, quand on parle de cette zone-là extrêmement fragile, extrêmement sensible, on augmente le risque des conséquences de ça.
- Speaker #4
On travaille par exemple en ce moment en Ouganda avec des experts et scientifiques pour voir comment on peut reconstituer les corridors pour la circulation des chimpanzés.
- Speaker #1
Patrick Pouyanné, PDG de Total Energy, auditionné par les députés le 9 novembre 2022.
- Speaker #4
On va contribuer à accroître de 50% les rangers dans les parcs nationaux d'Ouganda. Or le principal sujet de la biodiversité dans ces pays africains, c'est le braconnage. et que mettre en place une police des parcs nationaux a une vraie utilité pour la biodiversité. Voilà des choses très concrètes qu'on peut chercher à faire.
- Speaker #1
Le PDG du pétrolier français aime ainsi rappeler dès qu'il en a l'occasion que l'entreprise est engagée pour l'environnement. Il n'y a donc pas de sujet environnemental et tout est transparent. En bon enquêteur, Thomas Barthes ne prend pas ses beaux discours pour argent comptant et s'arme tout de même de quelques précautions dans son travail. Car l'industrie pétrolière n'est pas un livre ouvert, c'est un monde opaque, fermé, dont les protagonistes savent parfaitement qu'ils pourront se réserver le droit d'écarter les gêneurs. L'énergie est un secteur stratégique. Total Energy, on est le bras armé. Pire, c'est un fleuron de l'industrie française.
- Speaker #3
Pour les chercheurs universitaires, on est censé avoir un permis de recherche. Donc ça c'est pour n'importe quel sujet, mais en plus pour tout ce qui concerne le secteur pétrolier, il faut un permis spécial, un sur-permis entre guillemets. Et ce qu'on m'avait dit, c'est qu'en gros personne n'avait jamais eu ce permis-là. D'ailleurs, je ne l'ai jamais eu. Ma peur, elle n'était pas du tout en termes sécuritaires, en tout cas. En tant que Français, je me disais que le risque, il était qu'ils me mettent dans un avion et pas vraiment autre chose.
- Speaker #1
Thomas Barthes devrait pourtant se méfier. Il faut avoir des yeux partout lorsqu'on enquête sur le projet Tilinga. En Ouganda, Total Energy, ce n'est pas que Total Energy, ses salariés identifiables avec un badge et ses officiels au langage policier. La multinationale a des bras armés, des sous-traitants qui font un bien sale boulot, faire place nette sur les sites des raffineries qui sortiront un jour du sol. Thomas Barthes constate alors que des pressions, parfois même des menaces, ont déjà commencé, alors que les forages ne sont même pas encore d'actualité. En 2017, la multinationale française mandate des intermédiaires. L'entreprise Atacama en fait partie. Chargé de négocier avec les populations, ses sbires proposent un deal. Quitter les terres des futurs forages contre une compensation financière.
- Speaker #3
Par exemple, dans la zone là où il y a le premier sous-projet au sein du projet d'exploitation de Tilanga. Total, compensent les personnes 3,5 millions de shillings. Il va parler à personne qui écoute cette émission. C'est un peu moins de 1000 euros, 800 euros. Pour vous donner une image, l'Ouganda National Road Authority, c'est-à-dire l'administration qui construit des routes en Ouganda. compense entre 3 et 4 fois plus. Donc une administration ougandaise compense 3 à 4 fois mieux que Total.
- Speaker #4
Nous n'indemnisons pas du tout à 1000 dollars par hectare comme je l'ai entendu en Ouganda, mais plus cher que ça, à un prix relativement élevé. Vous vérifierez sur la base de nos chiffres qu'on vous fournit, puisque c'est nous-mêmes qui les alimentons.
- Speaker #1
Pourtant, beaucoup de familles acceptent le deal. Car Total Energy s'engage à verser l'argent le plus vite possible dans la poche des paysans et leurs familles. Pour Thomas Barthes, cela ressemble surtout à un bel écran de fumée. Car dans les petites lignes du contrat que les employés d'Atacama font signer aux paysans, il y a des choses bizarres.
- Speaker #3
Ils n'ont pas le droit de réparer les maisons. Alors que ce sont des maisons en terre, au bout d'un an et demi, les maisons s'écroulent si elles ne sont pas réparées. Ils n'ont pas le droit d'enterrer leurs morts, par exemple, sur leur terre. Et elles ne peuvent pas cultiver certaines cultures. Encore aujourd'hui, en 2023, il y a énormément de personnes qui n'ont pas reçu la compensation. Ces personnes-là ne peuvent pas utiliser leur terre de manière libre. Elles sont totalement coincées. Il y a une perte de revenus très importante. Beaucoup de familles parlent de famine. Il n'y a pas que les rapports d'ONG qui en parlent. Plusieurs journalistes ont sorti les mêmes choses. Il y a un phénomène de déscolarisation très important. Il y a le problème d'accès à la santé, bien sûr, qui augmente parce que quand on ne peut plus se nourrir, on va encore moins à l'hôpital quand on est malade. Lors de mon dernier séjour en Ouganda, l'été 2022, certaines familles me disaient que pour se nourrir, elles volaient dans les champs de leurs voisins. Pour certaines familles, ça en va jusqu'à là.
- Speaker #1
Certaines familles ont osé dire non. Non aux sommes dérisoires qu'on leur proposait, en échange d'un projet d'extraction pétrolière présenté comme une nécessité économique absolue pour leur pays.
- Speaker #3
Certains ne sont même pas contre. Beaucoup le sont, mais pas tous du tout. Mais ceux qui ne sont pas contre le projet en soi, mais qui refusent ces taux de compensation et qui le disent et l'expliquent de manière publique, peuvent subir des pressions. de différents types. Certaines se sont fait attaquer en justice par le gouvernement rwandais. D'autres se sont fait arrêter parce qu'elles parlaient trop notamment à des ONG ou à des journalistes. D'autres ont subi des menaces de mort.
- Speaker #1
Défendre ses citoyennes et citoyens, qui se plaignent d'être les dernières roues du carrosse, n'est ainsi pas la priorité des autorités hougandaises, qui convoitent les 25 milliards de barils promis par le projet. Pour Total Energy, il n'est pas question de renoncer à Tilanga. Ce projet est trop important pour la santé financière de la multinationale, quitte à adopter des méthodes douteuses.
- Speaker #3
Il y a eu aussi des menaces de salariés de Total, dont même récemment une menace de mort d'un salarié de Total ou grandé vis-à-vis d'une personne affectée mais qui est très active.
- Speaker #1
Écarter les gêneurs, faire taire les paysans mécontents, pour les habitants et habitantes des zones concernées par le projet Tilanga, C'est la loi du silence qui s'installe. Pour Thomas Barthes, l'enquête devient de plus en plus compliquée sur le terrain.
- Speaker #3
Les gens avaient peur. Ils avaient peur pour différentes raisons. Par exemple, au niveau des communautés affectées, le fait que j'étais français n'aidait pas du tout. Blancs, ça n'aidait pas, mais français encore moins, dans le sens où, je ne sais pas si c'est au français, il y avait notamment une entreprise qui s'appelle Total qui était présente. mais même sans parler d'une possible association entre moi et Total, il y avait aussi toute la peur du land grabbing, c'est-à-dire des personnes qui essayaient de voler les terres avant Total, pour après essayer de spéculer avec Total. À la suite, au niveau des fonctionnaires, c'était extrêmement sensible. Au fil du temps, la confiance s'installe et on arrive à nouer des relations qui permettent de récupérer des informations. Mais c'est vrai que ça prend beaucoup de temps. Pas tant parce que parfois, les informations sont dites secrètes, interdites, mais de fait, vu le sujet, c'est souvent plus facile de les récupérer si les fonctionnaires ne savent pas que c'est lié au secteur pétrolier. Et dans un régime non démocratique comme l'Ouganda... sur des sujets extrêmement sensibles. En gros, quand ça touche au groupe au pouvoir, donc M. Vignier, sa famille, c'est très très proche, et quelques secteurs clés stratégiques, notamment concrètement l'armée et le pétrole. Il y a un risque pour les fonctionnaires de se faire jarter du jour au lendemain parce qu'il n'y a pas de protection pour ses salariés. Et de manière générale, même pour ceux déplacés, pendant mes cinq ans là-bas, très peu de monde savait sur quoi je travaillais parce que c'est trop compliqué, à tous les niveaux, pour récupérer des informations et pour pouvoir y rester notamment aussi longtemps.
- Speaker #1
Pendant toutes ces années d'enquête, Thomas Barthes avance donc masqué, discret avec ses sources, évasif avec les agents de l'État, prudent. avec le géant français de l'énergie. Car c'est un système auquel il est confronté, un système bien huilé, un système qui finit toujours par remarquer quand on s'intéresse à lui d'un peu trop près. L'enquêteur sent bien qu'un jour ou l'autre, c'est sur son dos qu'on accrochera une cible.
- Speaker #3
Moi, j'ai subi des pressions, surtout à la fin, la dernière année. Même si officiellement, je ne travaillais pas sur le secteur pétrolier, donc clairement, ils avaient compris que je travaillais là-dessus, parce que je vivais à plein de temps là-bas. Il y a notamment l'équivalent du préfet qui, plusieurs fois, m'a menacé de me mettre dans un avion. Enfin, à moi et aussi à beaucoup de mes proches. À un moment, moi et mon confrère ougandais, on a été recherchés. Là, c'était juste avant, on m'a été en demeure totale. On prenait des témoignages écrits pour l'université de Haute-Juge. Quand les autorités l'ont découvert, là on a été recherché. Et avec d'ailleurs des messages à la radio locale avec nos noms. Donc là ça a été un peu compliqué. Il n'y a pas eu de photo à ma connaissance. Mais donc il y avait juste nos noms, etc. Après j'étais un peu le seul blanc dans le coin, tout le monde me connaissait.
- Speaker #1
Le chercheur sait qu'une fois identifié par Total, le compte à rebours est lancé. Pour gagner du temps avant de se faire mettre la main sur le col, Thomas Barthes prend ses précautions. Il prend plusieurs appartements, l'un à côté d'une zone d'exploitation, l'autre à côté d'une future raffinerie, le troisième à Kampala, la capitale. Pendant deux mois, le chercheur va vivre dissimulé dans l'un de ses logements, là où personne ne le connaît. Il se sait rechercher, entend des annonces à la radio qui répètent son nom. Pourtant, il continue d'enquêter sur la pointe des pieds pour retarder le plus possible son éviction par le géant pétrolier.
- Speaker #3
Quand j'étais dans l'autre ville, personne ne me connaissait, c'est quand je suis retourné dans la zone pétrolière, que là par contre, on était suivi, mais comme... Aujourd'hui, plein d'acteurs d'ONG ougandaises, c'est ça qu'il faut bien voir. Et la grosse différence entre moi et eux, c'est que moi je me suis toujours dit, s'ils m'arrêtent, c'est pour me mettre dans un avion. Les acteurs ougandais, c'est pas la même chose. On les arrête et eux, ils restent en prison. On a quand même clairement une protection quand on a un passeport européen. Il ne faut pas l'oublier. Certains projets sont probablement plus dangereux, mais sur un projet comme celui-là, Total veut tout, sauf qu'un journaliste ou un chercheur occidental prenne une balle. On n'est pas sur du graphique d'armes dans certains pays où là c'est autre chose. Donc de mon point de vue, par contre pour les Ougandais, c'est clairement très très différent. Un accident de la route d'un Ougandais, ce n'est pas forcément la une des journaux. Ceux qui sont à risque, c'est clairement les opposants au projet Ougandais et Tanzaniens. Et en gros, ils ont commencé à arrêter des gens quand ils ont vu qu'on recommençait à contacter des personnes affectées par le projet. Et du coup, c'est là où j'ai dû partir.
- Speaker #1
Si chez Total Energy, on pensait avoir enfin retiré les pintomes à Barthes du pied du projet Tilianga, on en est pour ses frais. De retour en France, le chercheur complète son travail de terrain par les informations publiées directement par l'entreprise. C'est alors une deuxième enquête qui commence.
- Speaker #3
Il y a énormément d'informations publiques qu'on récupère, de fait. La première information qui me semble intéressante, comme exemple, c'est le chiffre de nombre de personnes expulsées, impactées par le projet, de 118 000. Ça, c'est juste en fouillant les plusieurs milliers de pages. Dans certains tomes, on voit que dans cette région-là, il y a tant de personnes qui sont affectées. Dans un autre tome, 3000 pages plus loin, c'est ce nombre de personnes-là qui est affecté, etc. Et c'est en additionnant qu'on arrive à avoir le nombre. Et cette bataille des chiffres qui est importante, entre moins de 1000 papes qui seraient impactés, après ils vont passer à 18 000 papes, personnes affectées par le projet, toutes les personnes qui se font expulser, en sachant qu'en total utilisent ce terme, ils font référence principalement aux foyers, qui peuvent être parfois plus de 15, 20 personnes, et c'est aussi pour ça qu'il y a eu pendant longtemps une bataille des chiffres sur Total qui parlait des papes. Et nous qui parlions de personnes affectées par le projet, mais par individus. Puis maintenant, ils ne parlent que des personnes qui sont expulsées, comme si en gros il n'y avait que les personnes pour lesquelles Total construit des maisons, qui sont impactées, et pas les 118 000. C'est dans les documents de Total, ce chiffre-là. Même si, bien sûr, Total, c'est ce qu'on dénonce, n'a pas publié plein de documents et de protocoles, notamment en cas de fuite, qu'est-ce qui se passerait. Mais ce n'est pas pour ça qu'il n'y a pas déjà plein de choses qui sont sorties. Et... Gros exemple, le rapport que Survie et les militaires avaient publié en collaboration avec notre organisation, l'Observatoire des Multinationaux, plus de 90% des informations, on les a eues de France. Et la très grande majorité derrière nos ordinateurs. Là c'était sur notamment le soutien de l'État français au projet Total en Ouganda. Tout le système des portes tournantes qu'on a évoqué dans ce rapport là, pour beaucoup ce sont des informations qui sont publiques. C'est juste que c'est chronophage oui, mais ça se fait. Le 9 mai 2022,
- Speaker #1
des militantes polonaises interpellent le président Macron au Parlement européen sur E-COP et demandent l'arrêt du financement de l'État français au projet de Total Energy.
- Speaker #2
Tu as parlé justement de la France et de la position que la France a par rapport au projet de Total. Est-ce que la France soutient, aide, protège ? Quelle est la position de la France par rapport à ce projet ?
- Speaker #3
Il est assez représentatif, en tout cas l'image que je m'en fais, du comportement de l'État français vis-à-vis du secteur pétrolier de manière générale. qui d'un côté dit qu'il ne soutient pas le projet, parce que ce projet-là, spécifiquement, ils ne l'ont pas soutenu financièrement, ce qu'ils ont fait sur plein de projets de Total, de par le monde d'ailleurs. Par contre, ce qu'on voit, c'est qu'il y a eu un soutien diplomatique fort passé et encore présent, et ça va de tous les niveaux, que ce soit là à l'Elysée, on a récupéré le bout d'une lettre de félicitation de Macron à Musevini lors de sa énième réélection. Musevini, pour tout le monde le sache, c'est une personne qui est au pouvoir depuis 1986, donc ça fait quand même 37 ans qu'il est au pouvoir, pris par les armes, le pouvoir. Donc lors de sa dernière réélection, Macron lui envoie une lettre de félicitation, Il dit que le projet ICOPE va encore permettre d'augmenter la coopération entre la France et le Louvain, etc. Il y a un soutien de l'ambassade de France. On en parle beaucoup dans le rapport que les trois ONG, Observatoire multinational, Survie et Les Amis de la Terre ont publié. Et c'est encore tout récemment. Il y a quelques semaines, le ministère des Affaires étrangères français a fait venir un Tanzanien totalement pro-ICOP, qui n'avait jamais rencontré de personnes affectées. C'est lui-même qui m'a expliqué. Et clairement, pour vanter le projet et pour expliquer comment ce projet était génialissime pour le pays. Et clairement, il m'a expliqué que les personnes qu'il avait convaincues qu'il n'y avait aucun risque environnemental, par exemple, c'était le directeur. de l'entreprise ICOP, la filiale de Total, et que c'était lui qui lui avait vraiment rassuré qu'il n'y avait aucun risque sur l'environnement. En quoi le ministère des Affaires étrangères français se fait le VRP d'un projet de Total ? C'est pas possible, quoi. Après, il n'y a pas du tout que le soutien diplomatique d'ailleurs, il y a aussi plein d'autres formes de soutien, notamment en termes de coopération militaire. On a découvert que les militaires qui ont été déployés dans la zone pétrolière, qui servent beaucoup plus à réprimer les opposants au projet que ce soit d'autres, ces mêmes militaires, ces mêmes unités ont été formés par la coopération française.
- Speaker #1
L'État français affiche une inquiétude de façade. Car en réalité, difficile pour lui de ne pas soutenir la multinationale, car elle est française. Et cela semble semer le trouble dans l'esprit des fonctionnaires des ministères. Thomas Barthes le voit au quotidien sur son terrain ougandais. Et depuis la France, c'est Olivier Petitjean, un autre enquêteur qui va aller voir ce système bien ancré, d'aller et retour incessant des fonctionnaires qui vont dans le privé, notamment chez Total, pour revenir ensuite défendre les intérêts de leurs anciens employeurs dans le public. C'est ce qu'il appelle les portes tournantes.
- Speaker #5
Quand on se penche sur le projet Total en Ouganda, on voit que l'État français à tous les niveaux a soutenu Total à bout de bras et a multiplié les gestes diplomatiques vis-à-vis du gouvernement ougandais. Quand le président ouganda a été réélu, il y a Emmanuel Macron qui lui a adressé un message de félicitations, alors même qu'il avait été élu dans les circonstances problématiques, en incluant dans ce message son souhait que ce projet voit le jour. Donc nous on s'est posé la question, qu'est-ce qui fait que l'État français... On confond d'une certaine manière l'intérêt d'une entreprise privée dont les actionnaires sont majoritairement pas français, Total, avec les intérêts de la France qui veuille le coup que la diplomatie française se mette au service de Total. Et une des réponses qu'on a trouvées, c'est cette dynamique de ce qu'on appelle les portes tournantes, c'est-à-dire les échanges de personnel entre le secteur public et le secteur privé, soit des personnes qui travaillaient à l'Élysée comme conseiller d'Emmanuel Macron ou au ministère des Affaires étrangères. y compris sur l'Afrique, qui ont été travaillés sur Total et sont devenus lobbyistes pour Total, ou dans le sens inverse, Total qui a recruté des gens qui ensuite ont été embauchés par le ministère des Affaires étrangères en particulier, notamment la chef à l'époque de toute cette affaire de Total ou Banda, la chef de la diplomatie économique au ministère des Affaires étrangères, avait travaillé plusieurs années chez Total. Ces entreprises à la fois ont cet accès privilégié qui est vraiment critique quand on a besoin d'un soutien au plus haut niveau, et à la fois créent cette culture d'entre-soi qui crée une confusion entre intérêt public et intérêt privé. Nous on préfère parler de porte tournante plutôt que de pantouflage qui est l'expression consacrée en France. Le pantouflage c'est les vieux hauts fonctionnaires qui à la fin de leur carrière ont vu d'un emploi plus rémunérateur et qui vont travailler dans une entreprise privée, donc ça existe depuis longtemps. Là ce qu'on voit aujourd'hui c'est que déjà ça concerne tous les échelons hiérarchiques, ça se fait très tôt dans la carrière, donc il y a des gens qui font l'ENA, qui travaillent à Bercy il y a quelques années et puis ensuite vont partir dans le privé, et ça se fait dans les deux sens. Ça crée cet entre-soi, ça crée ce sentiment de culture commune, ça crée cet accès privilégié. Et ces gens qui travaillaient auparavant pour le gouvernement ont d'une certaine manière, et même ceux qu'on a interrogés nous l'ont dit, ont l'impression erronés à mon sens, qui travaillent encore pour l'intérêt de la France alors qu'ils travaillent pour une entreprise pétrolière qui détruit la planète et qui rémunère ses actionnaires qui sont en majorité à Wall Street.
- Speaker #1
Pourtant, ce pipeline et le projet qui va avec est une menace écologique majeure, et pas seulement pour l'Ouganda. Pour avoir vu de ses yeux les sites concernés, Thomas Barthes est aujourd'hui très inquiet de voir les premiers forages commencer dans le parc naturel des chutes du Murchison.
- Speaker #3
On en est où sur le terrain ? L'entreprise chinoise Sinoq a commencé les premiers forages au sein du parc naturel des Murchison Falls. Après, ils n'ont pas du tout fini de compenser les 118 000 personnes. Encore moins de commencer à construire en lui-même le pipeline. Par contre, il y a déjà des routes goudronnées au sein même du parc naturel. Et des routes goudronnées dans un parc naturel, ça ne marche pas. Tous les rampants, juste sur du béton, ils crament. Mais même les animaux plus grands, etc. Bon, ça ne marche pas. Il y a des premiers chantiers au niveau de l'océan Indien, au niveau de la côte, du futur port. Là-dessus, ils ont commencé des travaux dans ce qu'on appelle des zones prioritaires. C'est là où il va y avoir les futurs, notamment camps de travailleurs. Là, ils commencent à avoir des premiers travaux à ce niveau-là. Mais bon, ils en sont encore loin. Les financements, surtout, des promoteurs, quand je dis les promoteurs, c'est à la fois Total, mais aussi l'entreprise chinoise et aussi les deux gouvernements, Ougandais et Tanzaniens, qui doivent aussi mettre plusieurs centaines de millions de dollars pour le projet, ces financements ne sont pas encore assurés. Et si Certotal pourrait totalement autofinancer, vu les bénéfices qu'ils font, on imagine bien qu'ils pourraient autofinancer, ce qui n'est pas du tout le cas des gouvernements Ougandais et Tanzaniens. Un projet autofinancé pour les actionnaires de Total, ce serait dramatique. C'est beaucoup moins intéressant financièrement pour les actionnaires.
- Speaker #1
Le 26 mai 2023, des activistes écologistes bloquent à nouveau l'Assemblée générale des actionnaires de Total. Contre ce projet, c'est aussi au tribunal que la lutte se joue désormais. En partie, grâce à ces années d'enquête sur le terrain, puis en France. Six ONG déposent plainte contre Total en 2020. En février 2023, le tribunal accouche d'une souris. Les organisations sont déboutées. Motif ? Le dossier est irrecevable pour une bête question de procédure. C'est une victoire pour Total et une question pour celles et ceux qui luttent contre ce projet Tilanga. La justice est-elle finalement une arme efficace ?
- Speaker #3
C'est une question un peu difficile. Je ne sais pas si c'est le plus efficace, parce que j'ai l'impression que c'est les actions contre ce type de projet, que ce soit le projet ICOPE en Ouganda et en Tanzanie, que de manière générale, les projets climaticides, toutes les différentes actions me semblent très complémentaires. Par exemple, sur le projet ICOPE, on voit bien que ce dossier judiciaire en France aide d'une certaine manière les autres dossiers judiciaires, parce qu'il n'y a pas que en France. Une action en justice contre ce projet-là, il y en a plusieurs en Ouganda, il y en a une au niveau de l'East African Court of Justice, donc en Afrique de l'Est. Aussi, d'autres entreprises rattachées au projet, pas directement contre Total ou les gouvernements ougandais et français, mais notamment contre March, qui est le courtier d'assurance. Donc ça, c'est aux États-Unis qu'il y a ça. Il y a plein d'autres dossiers judiciaires. Chaque dossier judiciaire, de fait, se nourrit les uns les autres, parce que les personnes qui portent ces dossiers-là sont en contact. Mais on voit aussi que ces dossiers judiciaires... médiatise la chose. Et il y a une pression médiatique contre Total et contre le gouvernement français. Les ONG qui font du plaidoyer auprès des banques pour ne pas financer le projet se servent des ONG. Mais le fait aussi que les banques, certaines ont publié des choses pour dire que, clairement, le projet ne suivait pas les meilleures pratiques internationales, notamment celles recommandées par la Banque mondiale, que se réclame Total. servent aussi après les différents dossiers judiciaires, comme la mobilisation dans la rue, etc. Tout ça, à mon avis, me semble très complémentaire. En tout cas, ça renforce les uns les autres, c'est clair. Le meilleur, je ne sais pas, mais complémentaire à coup sûr.
- Speaker #1
Avoir vu de ses propres yeux les dégâts sur les vies de celles et ceux réduites au silence au nom du Saint-Pétrole a changé Thomas Barthes. L'enquêteur poursuit aujourd'hui son minutieux travail de documentation auprès d'un eurodéputé, Pierre Laroturo. Il ne lâchera pas Total Énergie d'une semelle, car il y a encore beaucoup de petits secrets à déterrer ici, en France, là où la multinationale fait encore de bonnes affaires, mais où elle s'arrange aussi pour ne pas y payer d'impôts, ce qui ne l'empêche pas d'en profiter de l'autre main, en touchant de l'argent public pour une méga-usine de batteries dans le nord de la France. On en parle avec l'économiste Maxime Combe dans un prochain épisode de Goliath.
- Speaker #2
Entretien Laura Vérec Réalisation Étienne Gracianotte