- Speaker #0
Saviez-vous qu'une recette de cuisine ne peut pas être protégée par le droit d'auteur, comme pourrait l'être un tableau, une musique ou un livre ? La cuisine est en effet considérée comme un héritage commun. Elle se transmet de génération en génération et relève du domaine des idées, commune à tous. Par exemple, le Paris-Brest, créé par Louis Durand en 1910, rendrait hommage à la course cycliste Paris-Brest et a depuis été librement revisité par les pâtissiers, allant même jusqu'à sa version salée. Mais en 2025, le contexte a évolué. L'inspiration est devenue accessible sans même se déplacer, et les créations culinaires se partagent souvent sans référence à leur créateur. Et aujourd'hui, aucun moyen reconnu n'existe pour attacher une création à celui qu'il a imaginé. Est-ce un problème pour les chefs ? Et quelle sera la signature culinaire de demain ? Je m'appelle Lucie Pételle, je suis avocate et passionnée par le domaine culinaire. J'ai étudié les limites de la propriété intellectuelle appliquées aux pâtisseries, puis à celles des arômes et des saveurs, et j'ai toujours rêvé d'interroger les chefs sur ces sujets. Aujourd'hui, je vous les partage dans ce podcast. Si vous souhaitez approfondir certains points, je vous invite à suivre The Legal Spoon sur Instagram et si le sujet vous parle, n'hésitez pas à me contacter. Dans ce premier épisode, j'ai l'honneur de recevoir le chef Bruno Verjus. Bonjour Bruno et merci d'avoir accepté mon invitation.
- Speaker #1
Bonjour, c'est un bonheur d'être avec vous aujourd'hui.
- Speaker #0
Tu es à l'origine de Table, un restaurant que tu as ouvert en 2013, aujourd'hui doublement étoilé et classé l'année dernière 3e meilleur restaurant du monde par le 50 Best. Derrière table, une équipe de 11 personnes que tu appelles ta tribu et qui t'aide à sublimer le produit brut de saison par des jeux de couleurs, de textures et de saveurs. Tu as aussi écrit un livre, L'Art de Nourrir, que je recommande vivement, dans lequel tu partages tes recettes et tu cites comme dans ton menu les chefs qui t'ont inspiré. Avant de parler de tes créations, j'aimerais quand même souligner une coïncidence amusante. Ton nom de famille, Verjus, est aussi un nom bien connu dans l'univers du vin et de la gastronomie, puisqu'il signifie jus de raisin pas mûr. Il y a d'ailleurs un restaurant à côté du Palais Royal à Paris qui s'appelle Verjus. Tu as déjà remarqué une confusion auprès de tes clients ?
- Speaker #1
Effectivement. Alors même que je n'étais pas très connu, c'est-à-dire que je venais d'ouvrir, et donc j'avais peu de clients, très peu. Et il arrivait quelquefois que je constate qu'une table soit en retard. Et donc j'essayais de les joindre au téléphone. Et quand ils décrochaient, ils me disaient « Mais pas du tout, on est chez vous, c'est d'ailleurs très bon. » Je leur disais « Mais non, vous n'êtes pas chez moi parce que chez moi, il n'y a personne. Et donc, je ne vous vois pas puisque de toute façon, je ne peux pas me tromper, il n'y avait que vous. » Et en fait, ils étaient chez Verjus. Voilà, donc ça a duré, duré, duré. Puis après, j'ai acquis un peu de célébrité. Et je pense que je leur remplis toujours le restaurant, évidemment. J'ai beaucoup d'anecdotes sur le sujet. Même des amis qui m'ont dit « mais on mange chez toi demain soir » , et je leur dis « mais moi j'ai pas votre réservation » , et en fait ils avaient bien réservé chez Verjus. Bon voilà, c'est la vie, je suis content de leur apporter une belle clientèle, au début un peu moins parce que c'est celle que moi je n'avais pas, et puis à un moment ça m'a un peu chatouillé, alors je me suis dit « mais je vais les racheter, tiens ! » Et donc j'ai envoyé un négociateur, mais ils ont dit qu'ils n'étaient pas à vendre. Et bien sûr ils n'étaient pas à vendre parce qu'ils sont très complets tous le temps et notamment grâce à moi. Dans le même temps, je crois qu'ils produisent une cuisine qui est tout à fait honnête, agréable et sympathique. Et puis j'ai eu l'occasion un jour, tout à fait par hasard, de rencontrer toute l'équipe qui viennent du monde entier, qui sont un peu des jeunes branchouilles comme ça, aussi bien pour le vin que pour la cuisine, et qui étaient très très sympas et c'était vraiment rigolo. Et je leur ai quand même dit attendez, il n'y a qu'un verjuice, c'est moi.
- Speaker #0
La première question que je vais te poser est un peu basique, mais elle est essentielle. Qu'est-ce qu'une recette de cuisine, selon toi ?
- Speaker #1
Une recette de cuisine, c'est beaucoup de choses. Alain Chappelle disait que la cuisine, c'est bien plus que des recettes. Et en même temps, les recettes, c'est bien plus que la cuisine. Je pense qu'une recette de cuisine, c'est d'abord et avant tout un projet. C'est un projet de pensée, c'est un projet philosophique, c'est un projet de narration. C'est-à-dire, c'est à partir d'un produit ou de plusieurs produits, quelle est l'histoire qu'on a. qu'on a envie de raconter dans l'assiette, je crois que c'est ça, quand on fait de la haute cuisine en tout cas, il y a mille façons de faire la cuisine, la mienne, c'est une narration, c'est le projet de raconter quelque chose de particulier par rapport au produit, qu'est-ce qu'il me raconte, mais ce qu'il peut me raconter n'est finalement que ce qu'il était, c'est-à-dire j'essaie d'avoir toujours ce rapport extrêmement simple aux choses qui consiste... d'abord à les ausculter, c'est-à-dire à les regarder avec attention, essayer de les comprendre, et de dire, voilà ce que ça évoque, et qu'est-ce que j'ai envie de raconter par rapport aussi au temps qui fait. Hier, il y avait un soleil incroyable, je pense que j'aurais été dans une autre narration qu'aujourd'hui, où on est un peu plus couvert, où il y a cette petite bruine qui vient charbonner légèrement les toits en zinc. Et du coup, je pense que la projection, si je devais faire par exemple un tourteau, un crabe tourteau, je ne le verrais pas de la même façon. Un jour où on va le pêcher alors qu'il pleut, qu'on a nos bottes ou nos sandales et les pieds dans les algues et dans le guémont et qu'on lance des épuisettes un peu comme ça au petit bonheur des trouvailles, qu'on a la pluie qui nous tombe dessus, qu'on a ce rapport finalement qui est un peu comme si on était sous la mer, puisqu'on est à la fois dans l'eau du ciel et dans l'eau de la mer, qu'un jour d'été, effectivement, où la pêche se transforme plus en une... une forme de joyeuse baignade et d'amusement au soleil. Voilà, je crois que c'est ça, une recette de cuisine. C'est quelle est la narration, quelles sont les histoires, ou les histoires entremêlées qu'on a envie de raconter, qu'est-ce qu'elles évoquent en vous, et surtout, parce que la cuisine et une recette, c'est du partage, qu'est-ce qu'on a envie de partager avec ceux qui vont la manger. D'autres vous diraient, une recette, c'est d'abord et avant tout des pesées, un mode opératoire, des techniques, etc. ... Pour moi, c'est autre chose. C'est-à-dire, c'est comme si on demandait à un écrivain c'est quoi un livre ? C'est un vocabulaire, une grammaire, une rigueur, etc. Je crois que non. D'abord, la première chose, c'est qu'est-ce qu'on a envie de raconter ? Après, évidemment qu'il y a une grammaire, une rigueur, un vocabulaire et qu'écrire, c'est savoir nommer. Mais en cuisine, je pense que c'est exactement la même chose. Cuisiner, c'est savoir cuire, c'est savoir comprendre une cuisson, comprendre une une technique, comprendre une couleur, comprendre une mise en assiette. Mais si on n'a rien à raconter, ça n'a aucun intérêt.
- Speaker #0
Et justement, en parlant de partage, comment tu transmets tes recettes à tes équipes aujourd'hui ?
- Speaker #1
Alors les recettes, elles se transmettent de la même façon. C'est-à-dire que je ne leur donne pas des carnets avec des poids et des pesées, mais je leur raconte des histoires. Et je les amène surtout aujourd'hui. Alors il se trouve qu'ils sont chez moi maintenant depuis pas mal d'années. Donc on parle la même langue et quand je dis des choses que personne ne comprend vraiment, eux le comprennent parce qu'ils savent, ils sont intensément et profondément dans mon univers et dans ma philosophie parce qu'ils sont venus pour l'apprendre, ils sont venus pour ça. Donc ils étaient extrêmement ouverts et ils ont compris. Alors je raconte une histoire et en même temps j'essaie aujourd'hui d'être dans une forme de maïeutique, c'est-à-dire de les faire eux-mêmes accoucher d'une partie de l'histoire en disant « Tiens, Qu'est-ce que tu ferais là ? Qu'est-ce que tu vois avec ça ? Alors ils évoquent des choses, et puis moi par petites touches, je les conduis un petit peu quand même là où j'ai envie d'aller, mais qui est aussi une façon de leur ouvrir des champs nouveaux, et de leur dire, voilà, je vais vous raconter une recette par exemple, c'était l'automne dernier, et on dit tiens, qu'est-ce qu'on fait comme entrée chaude ? Alors je pose la question à Jules, qui est l'un de mes sous-chefs, qui est un garçon qui a une sensibilité, une réceptivité très intéressante. Et je lui dis, je ne sais pas, qu'est-ce qu'on ferait ? Il me dit, on a des artichauts, je ferais bien une barigoule d'artichauts. Je lui dis, génial, mais bon, on n'est pas un bistrot, donc une barigoule d'artichauts, oui c'est super, mais on va la manger au repas du perso ou c'est pour les clients ? Il me regarde un peu comme ça et je lui dis, mais qu'est-ce qu'on a d'autre ? on a des moules. Alors je dis, ça c'est intéressant, parce que tu vois, quand tu me dis ça, la barigoule d'artichaut, moi je pense au fondant et au légèrement sucré de l'artichaut, et je me dis en ce moment en automne, les moules sont un peu grosses, un peu grasses, et finalement elles sont un peu le reflet, on a l'artichaut qui se mire dans la mer, et au fond de la mer, on a la moule qui peut se mirer dans l'artichaut. Et donc finalement, c'est un peu le... C'est un peu le pendant, la moule, c'est un peu l'artichaut de la mer, on pourrait dire, sur ce côté un peu gras, un peu savoureux, un peu sucré. Donc j'ai envie de les marier. Alors imaginons qu'on ait cette marigoule d'artichaut, qu'on ait quelques moules comme ça, les plus belles, les plus grasses, les plus offertes, qui viennent un peu comme des gros grains de sel orangés dans la recette. Et puis on aurait une émulsion de moule et de jus de moule et d'artichaut. qui viendraient enrober le tout. Et puis on aurait aussi peut-être, parce qu'on veut aller corroborer le moelleux, une petite mousseline d'artichaut bien beurrée au beurre noisette pour amener justement cette espèce de sapidité et d'envie d'en remanger. Et puis... On est en automne, on a des prunes, et donc je dis, mais j'imagine bien avoir quelques prunes coupées finement dedans, qui viendraient comme un citron, c'est-à-dire comme une acidité finalement, aller relancer un peu toute cette narration quand elle faiblit au palais, c'est-à-dire qu'on a été gavé et honoré de tous ces sucres, et à un moment, tac, on relance encore un petit peu la dégustation, on part sur autre chose. Donc voilà de ce rapport, de cette discussion, comment peut naître une recette. après Est-ce qu'on a besoin de peser ? On s'en fout. Je veux dire, on sait qu'est-ce qu'on veut dans la barigoule, on sait qu'on veut le fondant, on sait qu'est-ce qu'on veut dans la mousseline, on veut ce fondant beurre et noisette. Qu'est-ce qu'on veut dans l'émulsion mou, les artichauts ? On veut cette vigueur de la vague de mer, on veut que la mer s'emporte et dépasse la plage et vienne caresser les artichauts. Et puis, on sait ce qu'on veut avec la prune, on veut qu'elle soit discrète, qu'on ne sache même pas que c'est de la prune. et qu'on puisse la confondre avec le citron, parce qu'elle va venir juste simplement aiguiser un peu les saveurs. Et donc voilà, tout est dit, tout est fait. On n'a pas besoin de la peser et de la tester 12 millions de fois pour savoir si c'est comme ça. Et après, le dressage, on l'a compris, parce que le dressage, c'est une espèce d'ode, justement, à l'automne, à ses saveurs marines qui viennent caresser la terre. Donc l'assiette, elle va ressembler à ça, et puis on aura des belles couleurs orangées. On aura des belles couleurs vertes avec la prune, avec l'artichaut qui prend des couleurs un petit peu bleu-vert, comme ça, et donc la palette est là.
- Speaker #0
Et le secret qui peut être utilisé, par exemple, en pâtisserie, c'est une protection qui t'intéresse pour protéger tes recettes ou tu préfères tout partager ?
- Speaker #1
Moi, je considère que les recettes, oui, sont faites pour être partagées. Après, encore une fois... Imaginons là qu'un de tes auditeurs ait envie de refaire cette recette d'artichaut et moule que j'ai racontée par le détail, il la fera probablement complètement différemment, parce qu'il aura lui-même sa propre interprétation, ses propres connaissances et ses propres goûts et ses propres envies. Donc évidemment que c'est fait pour être partagé. Le secret des pâtissiers, moi je ne le connais pas. Je trouve honnêtement... que finalement, moins il y a de secrets, plus on en crée. Aujourd'hui, les jeunes pâtissiers modernes, ils nous font tous les mêmes choses, c'est-à-dire, grosso modo, un cœur fondant dans une coque de chocolat blanc, une génoise, ensuite encore un chocolat ou une laque ou quelque chose, et puis un coup de peinture, des colorants, des fixateurs, des sucres invertis. Après, oui, c'est probablement le... Je vais être un peu sévère, mais c'est un peu le même secret que quelqu'un qui fabriquerait de la peinture ou un revêtement de sol. C'est-à-dire que c'est un peu les mêmes techniques industrielles, la pâtisserie moderne, que pour fabriquer, je ne sais pas quoi, tu vois, un truc industriel que chez Coca-Cola. Mais on s'en fiche.
- Speaker #0
Et si une personne de ton équipe ouvrait un restaurant en face de table demain, comment tu réagirais ?
- Speaker #1
Alors d'abord, premièrement, toute personne voulant ouvrir un restaurant en face de table est la bienvenue. Parce que plus il y aura de restaurants dans la rue de Prague et tout autour, plus c'est content. Parce que ça crée une zone de chalandise, il n'y a rien de pire que d'être tout seul au monde, en pensant qu'on aura plus de clients. Il y avait un moment, une énorme compétition, je me souviens de ça, dans des vieux livres de marketing aux États-Unis, entre Avis et Hertz, je crois. les deux loueurs automobiles, et je ne sais plus qui était le premier, peu importe, imaginons que c'était Hertz, et le président de Hertz, il disait « Je ne peux être premier que parce que j'ai un excellent numéro 2 » . On ne peut pas être premier tout seul, on est premier parce qu'il y a un super numéro 2, numéro 3, numéro… c'est comme dans le 50-Best, si on n'est pas tous extraordinaires, comment on peut le devenir ? C'est impossible, si on n'a pas de concurrence, si on n'a pas des gens qui viennent là aussi un peu vous gratouiller, et à... aucune raison qu'on progresse, parce qu'on est par nature paresseux, et qu'on se satisfait assez rapidement de ce qu'on obtient, et qu'on cherche... On n'est pas toujours dans une quête. Moi, je suis un peu illuminé, je suis dans une quête permanence, mais qui n'est pas une quête de notoriété, qui n'est pas une quête d'étoiles, qui n'est pas une quête de numéros sociaux, numéros cela, mais je suis dans une quête personnelle qui veut toujours aller chercher un peu plus loin, parce que sinon, je m'ennuie. Mais donc... Donc ça, c'est une offre d'emploi. C'est venez faire un restaurant rue de Prague. Alors après, mes collaborateurs les plus proches, ma grande fierté, c'est qu'ils se sont tous installés. C'est-à-dire, ils ont tous, certains sont retournés dans leur pays. J'avais un second Coréen, il est à Séoul, il a ouvert un restaurant. Un autre qui a ouvert à Paris. Un autre qui a ouvert un japonais merveilleux, qui était mon second, qui a ouvert un restaurant formidable. qui s'appelle Magma dans le 11ème que tu connais peut-être et qui est un garçon que j'aime infiniment et qui s'est installé avec beaucoup de succès qui a un grand talent et que je soutiens le plus possible j'ai un de mes alors là il n'était pas en cuisine mais mon directeur de salle Aurélien qui lui vient de s'installer à Montreuil avec un restaurant qui s'appelle Labat dont il est associé et qui semble démarrer sur les chapeaux de roue aussi. J'ai une ancienne seconde aussi qui a le projet de s'installer en Bretagne, qui cherche depuis quelques mois un restaurant à racheter, enfin elle veut faire un hôtel-restaurant avec sa copine. Et donc c'est une immense fierté. C'est qu'est-ce que vous voulez faire de mieux dans la vie que d'avoir des collaborateurs qui ont longtemps travaillé avec vous, trois ans, quatre ans, sept ans. et qui ensuite s'en vont pour aller faire eux-mêmes leur propre affaire. Je pense qu'il n'y a pas assez comme voir ces enfants réussir. Je veux dire, on est fiers, quoi, parce qu'on leur a donné quelque chose, on leur a donné suffisamment de... comment dire, de fond, et peut-être de, je ne sais pas, de culture, d'éléments, pour qu'ils aient d'abord le courage de se lancer, parce qu'il faut beaucoup de courage, et qu'ensuite ils rencontrent le succès, c'est sublime. Et puis les derniers qui sont chez moi, mes trois sous-chefs, eh bien, je ne pense pas qu'ils iront s'installer ailleurs, parce que je pense que je vais leur céder mon restaurant pour qu'eux continuent. et qu'il est temps pour moi aussi de faire une forme de transmission, comme s'il s'agissait de mes enfants. Moi, mes enfants sont dans des secteurs d'activité qui n'ont rien à voir. Et donc, ce sera encore une plus grande fierté. C'est-à-dire là, on est vraiment dans une transmission de quelque chose de magnifique qui est table et qui deviendra leur table à eux. On va faire une transmission tranquille sur, je ne sais pas, deux, trois, quatre ans. Et donc, après, ce sera leur table. confortable, et je serai encore plus fier que plus fier, parce que c'est sublime.
- Speaker #0
On va maintenant parler de tes créations. Tu as plusieurs plats emblématiques qui changent aussi au fur et à mesure des saisons, mais il y en a une qui reste à la carte et qui marque les esprits, c'est ta fameuse tarte au chocolat infusée au capre et à l'huile de noisette, relevée par le caviar. Peux-tu nous raconter l'histoire de cette recette ?
- Speaker #1
C'est une histoire assez ancienne, en fait. Il y a peut-être... Une vingtaine d'années, il y avait dans le quartier de la Bastille une présentation de vins nature. À l'époque, j'écrivais un peu comme ça sur la cuisine à laquelle je me rends. Et au milieu de tout ça, il y avait un garçon qui s'appelle Claudio Corallo, qui est un planteur de cacaoillers et qui fait aussi un peu de chocolat à São Tomé et Principe, qui est un Italien un peu fou, assez génial et qui est un immense jardinier. régler la culture des cacaoyers, c'est très compliqué. Il faut régler les ombrages, il faut régler aussi le petit peuple qu'il y a autour et qui rend le cacaoyer heureux pour qu'il ait envie de faire des belles cabosses. C'est un capricieux, le cacaoyer. Il veut choisir son entourage, il faut que ça le stimule, mais pas trop. Il faut qu'il ait de l'ombre, mais pas trop. Bref, c'est des réglages un peu compliqués. Et Claudio, il excelle là-dedans. Et puis, c'est aussi un fin palais, il adore manger. Et il me fait goûter, et j'étais à l'époque avec mon ami Jacques Génin, le pâtissier, qui lui était dans le 15e arrondissement de Paris et fabriquait plutôt des chocolats à façon, c'est-à-dire sur commande d'autres chefs ou d'hôtels ou de magasins. Et il nous fait goûter des fèves de cacao cru écrasées avec des câpres qu'il avait ramassées aussi à Sao Tomé, en nous disant, les câpres et les feuilles de câpres, il y a des notes de cacao très intéressantes. Et je trouve que les deux, ça fait un joli condiment. Et il nous assaisonne avec ça un poisson cru pour montrer qu'on peut faire autre chose avec le chocolat que des gâteaux au chocolat. Et c'était tout à fait passionnant. Et ça va donner, quelques années plus tard, l'idée à mon cher Jacques de faire une tarte chocolat-capre dans laquelle il met même des morceaux de capre. Enfin, c'est un mariage extrêmement intéressant. Et c'est vrai que les capres ont ces notes un peu chocolatées. Et un jour, moi, on me demande d'aller faire un repas pour une marque de caviar. Je crois que c'était pendant le Covid, 2020, un truc comme ça. Et bon, je fais un repas avec du caviar, ce qui n'est quand même pas très compliqué. Et je me dis, mais il faut que je fasse un dessert avec du caviar. Et c'est là où je repense à cette association Chocolat Capre. Et je me dis, mais c'est formidable parce que... Dans le capre, il y a des notes chocolatées, mais dans le chocolat, il y a des notes marines aussi. Dans le capre, il y a des notes chocolatées et puis il y a des notes aussi évidemment un peu ionisées, c'est-à-dire de bord de mer. Et d'autant plus que depuis cette époque, un petit peu avant, j'avais pris l'habitude d'aller en Grèce. Et donc j'ai ramassé aussi des feuilles de capre au printemps ou des capres un peu plus tard. et que j'ai cette conscience de toute la... de ces notes chocolatées et de ces notes ionisées. Je l'ai senti, je l'ai goûté, je l'ai mangé, ça m'habite. Et donc, je pense et je me dis, mais ce qui manque, c'est le gras et puis la ionisation. Et donc, je me dis, le caviar, forcément, va devenir le meilleur ami de ces deux-là. Il manque quelque chose pour que la boucle soit vertueuse. Et donc, je fais cette tartelette sur laquelle je rajoute un caviar. Ça marche ! Ça marche à peu près, mais il y a quelque chose qui me gêne, c'est que le caviar est un peu maturé, donc il a des notes un peu poissonneuses, et puis il est un peu salé. Et je me dis, ce qu'il faut, c'est trouver un caviar qui nous donne ces notes ionisées, c'est-à-dire de fraîcheur, comme quand on vient de sortir d'un poisson de l'eau. Ça ne sent pas le poisson, ça sent autre chose, ça sent la mer, ça sent l'air de bord de mer, ça sent la vie, ça sent quelque chose de sublime. Et donc c'est là où je pars en quête de trouver le caviar ultime pour moi. Et je le trouve dans une ferme en Pologne. Et donc je le trouve sur des grosses poissons, des osciètres qui ont 14-16 ans. Donc qui donnent à peu près 1,2 kg à 1,3 kg de deux. Assez gros. Et je veux le travailler frais et presque pas salé. Donc évidemment sans aucun borax ou produits qui permettent de les conserver, de les maturer. et très peu de sel, à peine un gramme au kilo, ce qui n'est vraiment rien du tout, parce que j'ai vraiment plutôt 3-4 grammes au kilo pour le caviar. Et donc là, je fais fabriquer ce caviar qui va aller sur ma tartelette. C'est-à-dire qui amène ce que je veux, le gras, et puis ce bord de mer, quoi. Cette eau aussi, le bord de mer et l'eau de rivière, qui sent quelque chose, ce limon magnifique. Et puis je me dis, bon, c'est bien, mais il manque encore quelque chose pour aller... ramener cette boucle là et donc c'est vrai qu'au début je mets un peu d'huile d'une noisette mais qu'après je change complètement parce que j'aime beaucoup l'accord pistache caviar qui est un accord magnifique et donc je vais rajouter un petit peu d'huile de pistache sur le caviar et un tout petit peu de pistache légèrement torréfiée dans le fond de tarte contre la chablonne au chocolat noir la chablonnée, on la passe avec un peu de chocolat noir fondu pour l'étanchéifier pour qu'ensuite la ganache qu'on coule à l'intérieur ne rende pas la pâte molle. Puisque la ganache a de l'humidité, évidemment, il y a l'humidité de la crème dans la ganache. Donc pour éviter que la pâte se ramollisse, qu'elle garde un beau croustillant, d'une certaine façon, on l'imperméabilise avec un peu de chocolat noir. Et c'est là où je vais rajouter un tout petit peu d'éclat de pistache grillée. Et donc voilà comment en est cette recette. C'est-à-dire que c'est d'abord, encore une fois, une vision, un mode de pensée. résumer des expériences que j'ai vécues et les agréger, et puis ensuite une légère mise au point pour arriver à quelque chose que j'aime, qui d'une certaine façon répond à ce que j'avais imaginé quand je la goûte.
- Speaker #0
Et grand chef comme toi, j'imagine que tu es source d'inspiration. Quand tu tombes sur des reprises de cette création, ça te dérange ou ça te flatte ?
- Speaker #1
Alors c'est assez marrant parce que cette histoire de tartelette, quand je la fais chez Table, En une semaine, elle fait le tour du monde. Tous les gens l'Instagramment, tous ceux qui viennent manger l'Instagramment, elle est publiée, republiée, etc. Et ça devient, comme on dirait aujourd'hui chez les branchés des réseaux sociaux, viral ! Avec des millions de vues ! Exagérons ! Non, mais avec énormément de vues, qui fait que... sur quelque chose que les gens estiment être aussi original. C'est vrai que c'est quand même très out of the box d'aller mettre du caviar sur une tartelette. Tout le monde s'enflamme en disant finalement tout est possible et puis c'est génial parce que là ils ne comprennent pas que chez moi et qui aime beaucoup reprendre de temps en temps cette citation de Victor Hugo la forme c'est le fond qui revient à la surface ils ne comprennent pas que c'est ça. Eux ils ne voient que la forme. C'est-à-dire aller mettre un truc déconnant sur une pâtisserie, c'est-à-dire des oeufs de poisson. Alors ils ne vont pas s'en priver. Alors là, des oeufs de poisson dans la pâtisserie, on va en avoir un suivant partout, sur le flanc caramel, sur la mousse au chocolat. Alors on va du meilleur au pire, c'est-à-dire qu'il y en a qui vont la faire avec beaucoup d'élégance et je pense qu'ils ont compris la pensée. Et puis il y en a qui vont tomber dans des excès assez marrants, quelques fois. Alors des fois absolument pas marrants et horribles. Notamment celui qui a créé une mousse au chocolat blanc, qui, je le rappelle, n'est pas un chocolat, mais du gras de cacao et au saumon. Là, je suis quand même assez hésitant, même à la goûter. Jusqu'à un chef-d'œuvre russe, où ils ont fait une tarte au chocolat. Alors, je ne sais pas avec quel chocolat russe, mais... qui avait l'air assez fine et assez peu de chocolat, et à peu près 2 kilos de caviar sur la tarte, ce que je trouve assez rock'n'roll, et qui à mon avis ne répond pas tout à fait à ce que j'avais imaginé, mais ne manque pas d'audace. Et donc voilà, il y a même des chefs qui vont se faire une célébrité en faisant cette tarte, et en la mettant à Singapour, à Bangkok, à Hong Kong, à New York, à Los Angeles. à San Francisco, voilà, et qui d'un seul coup, parce que le monde, ce que partage le mieux le monde c'est l'ignorance, nonobstant les réseaux sociaux, vont dire « ouah mais quel génie, il a inventé ça » . Et donc ça me fait plutôt rigoler, et puis des fois ça me fâche un peu, je me dis « ah mince, etc. » Et puis finalement, je pense que... Il n'y a pas plus bel hommage que d'être copié. Ça veut dire qu'on est inspirant. Et je crois qu'un certain nombre, c'est rare finalement, parce que d'appartenir à ceux qui ont inspiré en pâtisserie, il y en a très peu. On pourrait citer Michel Brasse avec son coulant au chocolat qui a été copié, copié, copié, y compris repris d'ailleurs par des grandes marques de surgelés ou de pâtisseries industrielles. On peut penser à Pierre Hermé. avec son association magnifique Rose Litchi Framboise sur l'Ispahan, qui fait partie maintenant des associations que tout le monde fait, y compris dans les glaces industrielles, comme si c'était évident. C'est quand même Pierre qui a eu l'idée. Et puis cette association que j'ai faite avec Chocolat Capre Caviar. Et Pierre Hermé, d'ailleurs, dans son dernier livre, écrit que c'est le dessert qu'il aurait aimé inventer. J'en suis extrêmement fier. Et si Pierre devait un jour reprendre cette idée-là, je suis sûr qu'il en ferait quelque chose de sublime. Donc il y a du sublime dans la copie, comme il peut y avoir de l'horreur. Ça fait partie des choses de la vie, c'est pas grave. Donc finalement, je trouve qu'être copié, c'est plus un hommage qu'une difficulté. Et puis il y a une règle quand même qu'on apprend aussi quand on crée. c'est qu'on prend son marché ou pas. Et donc les créations appartiennent à ceux qui prennent leur marché. Si vous ne le prenez pas, qu'un autre le prend, parce que vous n'avez pas été assez bon. On peut être génial pour une idée, pas savoir quoi en faire. Moi, je pense qu'on a fait les deux, puisque chez Table, il y a même des gens qui, à la réservation, disent « mais est-ce qu'il y aura la tarte chocolat caviar ? » Donc je pense que c'est plus un snobisme de dire « moi aussi je l'ai mangé qu'autre chose » . Mais bon, tout va bien.
- Speaker #0
certains chefs ont quand même réussi à protéger par la propriété intellectuelle certains aspects de leur création, par exemple le nom d'une création en marque, son contour en dessin et modèle, ou encore son procédé inventif en brevet. Est-ce que c'est des protections qui t'intéressent ?
- Speaker #1
Alors moi, je ne protège rien. Au contraire, je fais partie de ceux qui sont vraiment dans l'idée de l'open source, c'est-à-dire de dire, moi, je partage le plus possible. Quand un confrère me demande comment je fais telle ou telle chose, je le raconte avec beaucoup de... beaucoup de rigueur, et je lui partage même mes sources de producteurs. Je pense qu'on est là pour ça, quand on dit « tiens, j'ai vu que tu travaillais ça, quitte les faits, je donne l'adresse » , ça me paraît normal. C'est un vrai partage, je pense que l'histoire de la cuisine, elle vient du partage et de la circulation des produits, des ingrédients, comme on dit, et des hommes, et des idées, et des cultures, et des pensées, et des goûts. Et si on arrête ça, il n'y a plus de cuisine. Donc je suis à l'opposé de ça. Et je suis même d'ailleurs tellement à l'opposé, quand mon agent m'a dit « il faut déposer ton nom » , je lui ai dit « mais non, on s'en fout » . Bon, finalement, je sais qu'il l'a déposé. Mais voilà, je veux dire, je n'étais pas dans la marque et dans le fait de dire « ça, c'est moi » . Je pense que j'ai une personnalité suffisamment présente et importante. Pour que les gens sachent que ça, c'est table ou c'est pas table, et s'ils ont oublié ou s'ils ne veulent pas le savoir, ça n'a aucune importance.
- Speaker #0
Mais comment tu pourrais faire valoir ton antériorité sur tes créations comme cette tarte ?
- Speaker #1
La vraie question, c'est pourquoi la faire valoir ? Je pense que...
- Speaker #0
Je pense que cette tartelette m'a aidé beaucoup aussi dans ma notoriété et dans mon ascension et dans le fait que les gens aient envie de venir chez table. Donc, je ne pourrais pas une meilleure façon de la faire valoir. Je ne suis pas sûr qu'en affichant le brevet sur la vitrine de mon restaurant, ça m'amènerait des clients. Et je ne vois pas l'intérêt et je passerai ma vie, du coup, je passerai ma vie en relation avec un cabinet d'avocats pour faire des procès partout. Ce n'est pas ma pensée.
- Speaker #1
On va finir sur l'avenir de la créativité culinaire. Il y a une proposition de loi qui date du 6 avril 2023, qui n'est pas inscrite à l'heure du jour, et qui vise notamment à garantir la protection des créations culinaires par la propriété intellectuelle. Je ne vais pas rentrer dans les détails de cette proposition parce que le podcast n'a pas pour objet d'en débattre, mais sur le principe, est-ce que tu aimerais obtenir un titre de propriété pour une de tes créations ? Après, c'est vrai que tu as déjà un peu répondu à la question.
- Speaker #0
J'ai répondu à ça, je trouve ça absolument ridicule, parce qu'encore une fois... c'est aller contre 5000 ans d'histoire de la cuisine et des recettes. Imaginons que l'homme paléolithique ait breveté la cuisson au feu de bois, pourquoi pas à l'époque, parce qu'il y en a bien un, à un moment qui s'est dit, mais au lieu de manger cru, on va manger cuit, puisqu'on a le feu. Ce qui a permis le développement de toute l'humanité, évidemment, on le sait, et notamment le développement du cerveau. Donc c'est vrai que s'il avait breveté ça, ses arrières, arrières, arrières, petits en blancs, on serait probablement très riches. Mais on rendrait tous, du coup, tribus à ce qu'a de le dire, à la tribu qui a inventé le feu. Non, c'est ridicule. Je pense que ça fait partie des idées de quelques députés ou sénateurs. désœuvré ou en mal de notoriété que de vouloir dire on va aller défendre telle ou telle chose. Même cette histoire, si tu veux, de du repas à la française, patrimoine de l'humanité, où là, je sais qu'il y a un projet sur la pâtisserie. J'en comprends bien, évidemment, ce qui est les sous-entendus. Mais... Mais ça, ça me paraît être vraiment une pensée antinomique à l'évolution de la pensée, justement. Ça, ça me paraît extrêmement réactionnaire, parce que la cuisine, c'est tout sauf des brevets, et je ne vois pas en quoi telle ou telle région ou telle ou telle... personnalité ou telle ou telle famille de chefs revendiqueraient la propriété de certaines recettes ou de certaines pratiques, parce qu'on sait très bien que les recettes de terroirs, c'est une invention rhétorique et que les terroirs auxquels on fait allusion quand on parle de terroirs ne sont pas des terroirs régionaux, mais des zones d'influence qui n'ont rien à voir avec des frontières de pays. et qui n'ont surtout rien à voir non plus avec des particularités régionales, de langue, de culture, de peuple, etc. Mais par des zones d'influence, et qui dit influence, ça veut dire des zones dans lesquelles des gens ont circulé, ont amené des choses et puis les ont cultivées. C'est un peu comme les légumes, j'aime bien ce parallèle. Finalement, les légumes, ils viennent de partout presque, sauf d'Europe. Il n'empêche que certains... ont su s'y établir avec succès et y contribuer en amenant des choses un peu différentes. Et on les a honorés de ça en leur donnant le nom du lieu dans lequel ils avaient su s'acclimater au mieux. Je pense par exemple au navet de Pardaillan, à l'oignon de Trébon, à la betterave Tiojia, qui portent chacun des noms, ou par exemple les volailles, qui portent aussi le nom de Barbezieux, de La Flèche, de Le Mans, qui sont des noms de villages, qui sont devenus des villes. mais pour bien montrer comment ces volailles ont évolué d'une certaine façon au fil du temps, comme nous nous évoluons, et qu'à un moment on a considéré que ce à quoi elles étaient arrivées marquait une différence importante, et en même temps était une évolution extrêmement intéressante en termes de, il s'agit de légumes et de volailles, donc de gustations, de goûts, de saveurs, d'intérêts particuliers. Donc je pense qu'on doit en rester là, c'est-à-dire qu'on vénère... un cassoulet de Castelnaudary par rapport à un cassoulet de chez Padoue, de Béziers ou de Toulouse, pourquoi pas ? Mais en même temps, est-ce utile de décider que le cassoulet... Il appartient à tel endroit et qui doit se faire de telle manière. Je pense que dans cette polysémie, tout présente intérêt et qu'encore une fois, la culture du goût, c'est être capable justement d'apprécier de subtiles différences et de subtiles influences. Et que la normalisation par la loi de figer quelque chose à un moment, ça procède presque de la normalisation du goût par l'agro-industrie. C'est-à-dire que... Le goût de la framboise, ce n'est pas un yaourt à la framboise. Quand M. Danone ou M. Yopelet ou M. Beignet fait un yaourt à la framboise, il y a quelqu'un qui pense au goût de la framboise et qui le fabrique et qui dit c'est ça le goût de la framboise. Mais quand tu goûtes des framboises que tu accueillis de différentes variétés, ou des sauvages ou des demi-sauvages ou des cultivés, à différentes périodes de la saison, tu te rends bien compte... que les saveurs de la framboise, c'est un éventail incroyable, et que c'est ça qui est intéressant. Et donc cette tentative de normaliser, c'est la tentative de codifier, de normaliser la société. Et moi, je suis pour la plus grande des libertés, et d'une certaine façon, un appel à la sauvagerie. Le goût, ça doit rester sauvage, c'est-à-dire que ça doit se produire à un moment où tu ne l'attends pas. Le goût, ce n'est pas quelque chose qu'on domine, c'est quelque chose qui vient de surprendre. Et à un moment, tu dis, putain, c'est ça, quoi. Voilà. Et là, tu comprends. Et il se passe autre chose. Et moi, je suis pour qu'on se décloisonne l'esprit et qu'on ne se laisse pas enfermer dans des petites cases, dans des petites façons de penser, dans des petites choses comme ça, où on est tous d'accord. On a le droit de ne pas être d'accord sur des goûts. J'ai le droit d'adorer certains goûts et d'autres pas. Et c'est cette confrontation des saveurs, comme avec d'autres chefs, on a des visions complètement différentes sur la cuisine. Et moi, je ne dis pas, toi... Tu appartiens au bon monde de la cuisine parce que c'est mes goûts et toi pas. Je suis au contraire plus curieux de ce que je n'aime pas que de ce que j'aime déjà. Parce que ce que j'aime déjà, c'est ce qui va me nourrir souvent puisque je l'aime. Mais ce que je ne connais pas ou ce que je n'aime pas, c'est ce qui peut me percuter. Pierre Hermé a une très jolie phrase là-dessus qu'il m'avait dit il y a très longtemps. Et il dit, tu ne peux pas dire que tu n'aimes pas quelque chose parce que c'est peut-être ce que tu adoreras plus tard. Et je crois qu'il faut toujours garder ça à l'idée pour tout. Enfin, je veux dire, c'est valable, évidemment, pour ce qui nous nourrit, la bouche, le corps, mais c'est aussi pour ce qui nous nourrit, l'esprit. C'est-à-dire des idées que l'on a tendance à aller réfuter parce que c'est trop loin de nous et qu'on ne peut pas les comprendre. Eh bien, il faut être aussi capable de les recevoir et d'aller les regarder sous des facettes où se les faire expliquer différemment pour peut-être un jour les apprivoiser. Voilà, la sauvagerie engendre le... La possible, comment dire, on envisage une forme où on peut apprivoiser les choses. Et c'est en ça que finalement, plus on vit, plus on doit être capable de s'ouvrir au monde et de l'apprécier dans toute sa diversité sans la juger. Le goût n'est pas un jugement. Voilà, c'est un mode de pensée à un instant donné. C'est surtout la construction d'une bibliothèque. C'est-à-dire que c'est quelque chose qui va s'ancrer en vous et dont on peut se souvenir un jour. Et peut-être que ce n'était pas le bon moment pour l'avoir goûté, qu'on n'avait pas aimé, qu'un jour on va dire « Ouais, mais ça c'est formidable ! » Il faut rester ouvert. C'est intéressant !
- Speaker #1
Mais concrètement, quelles seraient là ou les solutions demain pour que l'on se souvienne que Bruno Verjus est ou était à l'origine de cette création ?
- Speaker #0
Mais je crois qu'on s'en fiche complètement. On se souviendra de ça. On n'est pas maître de la mémoire, je pense que ça ramène à la cuisine, en fait. La cuisine, quand elle est pratiquée comme on l'a fait, c'est-à-dire la haute cuisine, c'est une forme d'art. Alors on prétend que c'est un art extrêmement éphémère. C'est vrai, parce qu'on mange, on a une émotion et puis ensuite on mange autre chose et puis ensuite on va manger dans un autre restaurant et on passe à autre chose. Mais c'est le seul éphémère qui provoque de l'éternité. C'est-à-dire qu'à un moment, il y a une saveur, il y a une émotion, il y a une association d'un certain nombre de choses qu'on avait en soi et qui n'avaient pas été agrégées autrement avant par le cerveau, qui vont s'agréger à l'instant d'un goût, à l'instant d'un regard, d'un moment, parce qu'on était en train de partager quelque chose. Et puis un jour, ça va ressurgir. Et donc c'est en ça qu'il y a une forme d'éternité. L'instant devient éternité, souvent. souvent associés à ce qu'on a mangé. C'est pour ça que les gens parlent toujours, je veux dire, les chefs en mal d'idées ou de storytelling parlent de leur grand-mère, de leur mère, de leur bababa, bababa. Et en réalité, ce qu'ils veulent dire en disant ça, c'est que... À un moment, il y a quelque chose qui peut ressurgir alors qu'on ne le maîtrise pas, qui vous remplit d'émotions et qui se ramène à un moment donné de la vie qui, souvent, a un lien puissant avec la table, avec ce qu'on a mangé. Et donc, manger, c'est peut-être la façon d'aller ancrer des sentiments qui s'agrègent et qui vont aller se mettre dans une petite partie du cerveau. Et c'est très beau, c'est très beau. Moi j'ai vu une fois, je fais une chose que j'appelle un moustache, qui est à la fois une mousseline d'un légume cultivé, et en même temps un potage de plantes sauvages, pour rappeler cette époque où il n'y avait pas de frontière entre le jardin cultivé et le jardin sauvage, parce qu'on avait cette connaissance, et que justement on n'avait pas commencé à tout mettre dans des cases. Et il y a un vieux monsieur, mais très vieux, qui ne marche pas, 90 ans, Et qui s'est mis à pleurer. Et c'était un peu interpellant, tu vois. Tu dis, quand t'es vieux, tu pleures facilement, comme les enfants, finalement, tu reviens à cette façon-là. Et qui a dit, mais ça, c'est ce que me donnait ma grand-mère quand j'étais tout petit. Et tu vois, et d'un seul coup, ça l'avait percuté. C'est-à-dire qu'il ne pouvait rien faire. Il ne pouvait rien faire. C'est-à-dire qu'il s'était revu à 5 ans... dans la cuisine de sa grand-mère, en train de manger ce truc-là, et c'était pareil, quoi. Et c'était fou. Et j'en ai fait le plus heureux des hommes, parce que d'un seul coup, je les ramenais dans quelque chose de très doux, de très beau, de très personnel, et qui a provoqué cette émotion en lui. Et ça, manger, c'est ça. Tu vois, à un moment, c'est ça. C'est toucher une forme d'éternité. Je crois que je n'ai pas du tout répondu à la question, comme d'habitude. C'était quoi la question ? Ah oui, il y a une chose à laquelle je n'avais pas répondu non plus, et je voudrais revenir dessus, parce que j'étais un peu embêté de ne pas avoir répondu. Tu m'avais posé une question sur comment on avait fait le travail avec mon ami Andrea Tortora, le pâtissier italien génie. Et on a fait ensemble pour cet hiver un panettone. Andréa, c'est le génie du panettone. C'est incroyable. Il y a le panettone et puis il y a les panettones d'Andréa Tortora. Et il adore ma madeleine dans laquelle j'ai ce petit vaisseau inventé par Proust. Madeleine qui n'existe pas, mais Proust a parfaitement compris que c'est le petit véhicule idéal justement pour la mémoire. Et donc, moi, j'ai eu une forme de révélation. Un printemps dans le Magne, à côté de Carnamilly, pendant le Covid, où en bord de mer, j'ai senti un parfum. Et je me suis dit, qui est parfumé comme ça ? C'est un parfum de dingue. Évidemment, c'était pendant le Covid, il n'y avait personne, j'étais tout seul paumé dans un endroit sauvage. Et c'était simplement les oliviers qui étaient en fleurs. Ça dure deux jours, la fleur d'olivier, c'est très rapide. Quelques amandilles en fleurs, quelques agrumes en fleurs. Et puis encore une fois, l'ozone de la mer, qui probablement venait... Je ne sais pas pourquoi, il faudrait vérifier. Finalement, il y a une capacité d'enfleurage par l'ozone de la mer qui arrive à capter et à remélanger les arômes. Et on était vraiment à parfum, c'est-à-dire que c'était construit. Il y avait des notes de tête, des notes de cœur et des notes de fond. Et donc, je l'ai gardé et j'en ai fait une madeleine. Parce que je me suis dit, mais voilà, Proust, le génie Proust, il a fait une madeleine comme véhicule de la mémoire d'un moment, justement. Sa grand-mère, un tilleul, etc. Cette petite chambre. Et finalement, toutes ces impressions très confuses et en même temps très puissantes qui le rendaient peut-être encore plus petit et plus recroquevillé. Et tout cet amour, tout ce qu'il ressentait, tout ce soin et toute cette peur aussi de le perdre, il l'a mis dans cette fausse petite madeleine trempée dans un tigol. Et moi, j'ai mis ça, j'avais peur de le perdre aussi, mais surtout je voulais le faire partager. Parce que c'est quand même mon métier, c'est faire partager ce que je ressens, ce que je vis. et ce que je goûte à mes clients et donc je l'ai mis dans une madeleine et quand Andrea a mangé ça, il a trouvé ça génial il a dit on va faire un panettone et donc on a fait le premier panettone italien à l'huile d'olive, le panettone ça se fait au beurre et Andrea est un génie parce que c'est très compliqué de faire des fermentations à l'huile d'olive et puis on a rajouté cette confiture d'olive et puis on a rajouté des oeufs grubes et puis on a rajouté des amandes et donc ça s'est fait en un clin d'oeil parce qu'il avait tout compris en la mangeant, il savait ce qu'il voulait faire et moi je savais que que le panétonne serait génial. Donc on a fait deux essais, puis on était au point, et on a fait un panétonné absolument sublime. Merci beaucoup. Voilà, c'était fou. Merci beaucoup, beaucoup, beaucoup. Merci beaucoup. C'était sublime. Tac !
- Speaker #1
La vision de Bruno Verjus sur la créativité culinaire est passionnante et j'imagine que les enjeux de la propriété intellectuelle varient aussi selon les univers et les parcours. Et c'est ce qu'on découvrira ensemble avec les prochains invités. Un grand merci à vous tous de nous avoir écoutés et si vous avez aimé cet épisode, n'hésitez pas à le partager.