Speaker #0Chacun a déjà connu des scènes de ce genre. Lorsque la politique s'invite dans un dîner de famille, le ton, en général, ne tarde pas à monter. Les arguments fusent, au milieu des insultes, chacun coupe la parole aux autres, on proteste, on crie, on s'injurie aussi. En somme, voilà une discussion animée qui laissera probablement d'excellents souvenirs. Mais au milieu de cette guerre de tranchées, entre le plateau à fromage et l'eau buvide d'une bouteille de Merlot, il y a toujours un invité plus sage que les autres pour gâcher la fête. Ne vous disputez pas ainsi, voyons, ça ne sert à rien. Chacun a le droit de penser ce qu'il veut. Et là, voilà, d'un seul coup, c'en est fini du joyeux pugilat. Il ne reste plus qu'à parler du sale temps de l'automne, de la télé et peut-être des ennuis de santé de la grand-mère. D'où a bien pu venir cette idée bizarre que chacun avait le droit de penser ce qu'il veut. Dans un monde normal, les gens revendiquent plutôt le droit de penser des choses qu'ils tiennent pour vraies. Et la vérité, que l'on sache, n'est pas un de ces biens dont on pourrait disposer à volonté. Si c'était le cas, certes, chacun aurait droit à sa vérité. Mais même en faisant beaucoup d'efforts, il est très difficile de comprendre ce que signifie cette expression. Ma vérité, ta vérité, sa vérité. Cela vient tout seul comme un tableau de déclinaison. On pourrait aussi bien dire mon soleil, ton soleil, son soleil. Simplement, ce serait absurde car il n'y a... qu'un seul soleil est le même pour tous. Même chose pour la vérité. Si ma vérité n'est pas conforme à la vôtre, forcément, l'un de nous deux doit se tromper. Si l'un croit sincèrement que Dieu existe, il peut difficilement éviter de penser que l'autre a complètement tort de penser le contraire. De son point de vue, la vérité de l'autre n'en est simplement pas une. Là, il faut entendre ce fait tout simple que deux vérités contraires ne sauraient simultanément et sous le même rapport être tenues pour vraies. De cette propriété élémentaire est tirée la première loi logique que tout cerveau normalement constitué est supposé respecter s'il tient à penser quelque chose de cohérent. Cette loi de non-contradiction expose deux personnes qui ne penseraient pas la même chose à être éventuellement amenées à se contredire. Mais comme deux personnes qui se contredisent s'opposent frontalement l'une à l'autre, l'esprit de tolérance nous engage naturellement à dépasser ce désaccord en supprimant la contradiction par tous les moyens. L'un de ces moyens pourrait être la discussion et la franche confrontation de nos idées. Mais il existe un autre moyen plus paresseux et par conséquent beaucoup plus séduisant. Pour illustrer cette stratégie, je vais me permettre de prendre une image. Deux personnes peuvent très bien se ressembler comme deux gouttes d'eau. Mais par temps clair, sous une lumière favorable, il sera toujours possible de déceler une différence, si légère soit-elle. Tandis que sous un clair obscur ou une nuit d'encre, les différences s'estomperont au point de rendre toute chose indistincte. La nuit, disait Hegel, toutes les vaches sont grises. De là, on conclut que le jour divise ce que la nuit unit. La nuit est amie de la concorde et le soleil père de la discorde. Nous ne sommes jamais aussi semblables qu'à la faveur d'une bénéfique obscurité. Si l'on veut favoriser les dispositions calines de la gente humaine, il n'est donc à première vue pas de meilleur moyen que de briser méthodiquement et résolument toutes les ampoules du plafonnier. Que le travail naturel de l'intelligence consiste à faire lever le soleil, à mettre un peu de lumière là où règne la confusion, à poser des différences et à marquer des distinctions, là où tout semble pareil, devient du même coup un douloureux problème. Dans cette chaleureuse ambiance de l'hupanar, tout se passe comme si nous avions résolu alors de sacrifier la clairvoyance sur l'autel unanime de la bienveillance. Une véritable débauche d'amour fraternel conduit les plus motivés d'entre nous à répudier le droit d'aucune différence, à faire en somme la moindre différence. À nier systématiquement les différences, on se prémunit commodément contre les différents. La recette fait miracle. De près et par temps clair, deux chiens se renifleront et ils se détesteront. De loin et sous le brouillard, un caniche pourrait bien se laisser séduire par la croupe avantageuse d'un lampadaire. Sous des conditions suffisantes d'obscurité, il n'est pas de contraire qu'ils ne finissent par se ressembler. En demeurant suffisamment dans le flou, les plus tenaces des accords disparaîtront donc comme par enchantement. C'est la raison pour laquelle, en matière morale, nous préférons désormais revendiquer des valeurs plutôt que d'adhérer à des doctrines solidement charpentées. Une doctrine est une chose trop précise pour ne pas être clivante. Mais pourquoi s'embarrasser d'une doctrine quand on peut s'accrocher à quelques repères fixes écrits en magnètes aimantées sur la porte blanche de notre frigidaire ? Égalité, fraternité, liberté, démocratie, république, dignité. Jadis, tous ces mots faisaient tout de même partie d'une doctrine. Être républicain, être démocrate, libéral, ou même monarchiste ou réactionnaire figuraient des engagements précis, des allégeances clairement définies. Toute une riche armature intellectuelle était présente derrière chacun de ces termes. Ils ne flottaient pas comme des phares luminés au milieu de la nuit, ils étaient des pièces maîtresses dans une charpente. Deux doctrines s'opposent, contrairement à des valeurs, parce que le sens d'une valeur est toujours suffisamment imprécis pour empêcher que nous soyons jamais en désaccord. C'est vrai qu'il nous voudrait défendre la liberté, ou la dignité, ou la fraternité entre les hommes. Si l'on considère l'obscurantisme comme une façon de préférer l'ombre du sentiment à la lumière de la raison, alors il ne fait pas de doute que cette stratégie est une forme d'obscurantisme. Et comme tout obscurantisme, elle est exposée à un certain péril. Certes, un certain degré de confusion intellectuelle peut favoriser les accords de façade, mais l'honnêteté oblige aussi à admettre qu'elle favorisera plus certainement les suspicions les plus irrationnelles. Un homme saoule. qui ne sait plus distinguer un ami d'un étranger embrassera sans doute son voisin avec la tendresse d'un vieux copain. Mais comme il ne sait pas non plus distinguer l'ombre du piéton qui marche, il fera aussi un large détour pour éviter d'écraser votre ombre. Quand on n'a pas les yeux en face des trous, on n'est jamais trop prudent ni trop précautionneux. C'est, je crois, une situation de ce genre qui se produit toutes les fois que l'on condamne une idéologie au motif qu'elle serait trop radicale, trop extrême ou trop sectaire en appliquant de... tel critère d'évaluation à des idées, on s'expose rapidement à s'effrayer d'un je-ne-sais-quoi, qui n'est plus une faute précise, mais la vague direction qu'emprunterait cette idée. Dans la confusion intellectuelle où nous nous trouvons, tout se passe comme si nous manquions de critères exacts pour juger et apprécier rigoureusement les raisonnements qui nous sont tenus. Faute d'avoir du discernement, il nous reste alors au moins la possibilité d'avoir des pressentiments. Et c'est ainsi que nous avons pris l'habitude de juger les idées, non pas pour ce qu'elles sont en elles-mêmes. mais plutôt pour le fumet ou le relent qu'elle dégagerait. Il n'est pas douteux que l'intolérance intellectuelle trouve la interro particulièrement favorable. Parce qu'on s'est mis en tête de juger les idées d'après leurs odeurs, le monde des idées est devenu depuis quelque temps le tribunal des parfumeurs. Les nés délicats y règnent en maîtres absolus, ne lisant rien, écoutant peu, mais reniflant tout, débusquant avec la vigilance impitoyable de grands sommeliers les croyances nauséabondes, malodorantes, affectes ou repoussantes de leurs concitoyens.