Speaker #1Les vieux mots de la langue sont un peu comme des vêtements qui auraient beaucoup servi. A force d'être enfilés et de servir en toute saison, ils ont fini par perdre l'éclat de leur couleur primitive. La force de leur premier usage s'est émoussée sous la patine d'une circulation abondante. qui a permis d'assagir ce que leur jeunesse tonitruante avait de véhément. Il n'y a pas à s'en étonner, sans doute. Ainsi va la vie, on vieillit. Quand je dis qu'il n'y a pas à s'en étonner, j'utilise par exemple ce terme d'étonnement, qui paraît tellement commun et tellement quelconque qu'il s'est glissé dans ma phrase sans que j'y ai fait vraiment attention. Comme on peut s'étonner de beaucoup de choses, c'est un mot qui glisse très facilement entre nos lèvres quotidiennement. comme un caillou longtemps poli dans le lit d'une rivière. Pourtant, il garde encore, dans sa physionomie de vieillard, quelque chose qui rappelle les excès de sa prime jeunesse. Dans cet étonnement si ordinaire, on entend, si on prête bien l'oreille, résonner au loin le grondement d'un ciel traversé d'éclairs, avec ses roulements de grosses caisses qui font toujours trembler les petits enfants. Rien à voir avec l'allure bonhomme et légèrement sceptique de celui qui, aujourd'hui, s'étonne en donnant à ses sourcils l'inflexion dubitative d'un accent circonflexe. Nos petits étonnements, qui dessinent à peine quelques rides sur l'eau calme et étale de notre âme, sont bien loin de ce coup de tonnerre primitif qui devait avoir sur l'âme des effets autrement puissants. Pour s'en faire une idée approximative, on pourrait suggérer un petit scénario. On m'a jadis raconté l'histoire d'hommes enchaînés au fond d'une caverne, tenus captifs sous la terre depuis leur plus tendre enfance. Réduits à cette triste condition, tout ce qu'ils connaissaient de la réalité n'était que les ombres projetées sur le mur de leur caverne. C'est le récit assez sordide d'un fait divers de séquestration que j'ai probablement dû puiser dans les pages racoleuses d'un magazine à scandale. Quoi qu'il en soit, Je me rappelle que l'un de ces hommes réussit un jour à se libérer de ses chaînes. On ne sait pas exactement comment il y réussit, on ne sait même pas si cette brutale libération est de son fait, probablement que non. Probablement s'est-il trouvé un jour libre de ses attaches, comme ça, par pur hasard ou par négligence de son geôlier. Notre homme se lève donc, se retourne, et découvre à ce moment que cet écran où toute sa vie il avait cru percevoir la réalité n'était que l'ombre pâle de la réalité véritable. Il marche un peu, fait le tour de sa grotte et, horreur, il découvre que toute sa vie n'a été jusqu'à présent qu'un gigantesque mensonge. Une illusion funeste et tragique. Le ciel serein sous lequel il avait bâti toute son existence paisible, brutalement, lui tombe sur la tête. Il se déchire au-dessus de lui dans un sourd galop d'apocalypse. Comment alors ne pourrait-il pas, ce pauvre homme, se sentir complètement perdu, désorienté, déboussolé, et même en colère contre cette liberté soudaine qu'il... paye d'un prix si prohibitif. C'est ce genre d'expérience traumatisante que pourrait bien évoquer le terme d'étonnement, si nous voulions le prendre dans l'état qui était le sien au sortir de la forge. Pour que le sol en vienne ainsi à trembler sous nos pieds, il faut un événement d'une singulière gravité. Si je constate que l'un d'entre vous est absent pendant mon cours, je pourrais éventuellement faire part de mon étonnement. mais pas tout de même au point de vaciller sur ma chaise. Même si j'apprécie grandement votre présence, l'événement de votre absence n'est pas de nature à ébranler particulièrement mon assise. Mon petit monde continuera à rouler tranquillement sur son axe inamovible, avec ou sans votre présence. Que j'en vienne à traverser l'épreuve d'un monde désorbité, il faudrait qu'il m'arrive un événement autrement plus grave, comme un deuil par exemple. Ou plus joyeusement, tiens, si je tombais follement amoureux. Là, oui, sans aucun doute, les circonstances seraient pour moi profondément déstabilisantes. Que m'arriverait-il dans ce cas ? Si j'en crois ce que dit Platon, il m'arriverait en fait deux choses qui sont étroitement liées. D'abord, je prendrais conscience que toute mon existence était bâtie sur un certain nombre d'évidences implicites, de convictions tacites, au sujet desquelles je ne m'étais jamais vraiment interrogé. Elles étaient là, pourtant, bien présentes dans ma vie, comme autant de points cardinaux, de repères fixes. Simplement, je n'y faisais pas attention parce que je n'avais jusque-là aucun besoin d'y faire attention. Aucun d'entre nous ne prête attention à l'air qu'il respire ni au sol qui soutient sa marche, mais que l'air vienne brusquement à manquer ou que le sol inexplicablement se dérobe sous nos pieds, d'un seul coup, nous sommes forcés de considérer leur présence invisible. Quelque chose de similaire survient à la faveur de l'étonnement. Ce qui était invisible pour moi m'apparaît d'un seul coup, comme si je l'avais plongé dans un bain révélateur. Je perçois alors avec une étrange acuité toutes ces évidences qui formaient jusque-là le socle implicite de mes choix et de mes décisions. C'est réellement, pour moi, une découverte. Mais le moment de cette heureuse découverte est aussi fatalement le moment d'une cruelle désillusion. Et ça, c'est la deuxième chose qui m'arrive en même temps. En traversant l'expérience du deuil, par exemple, je prends sans doute conscience de l'inconséquence qu'il y avait à bâtir jusque-là toute mon existence sur le déni de la mort et la croyance qu'elle était un simple événement périphérique et anecdotique. Ou alors, en tombant follement amoureux, qui sait, je serais peut-être amené à réaménager entièrement l'ordre. établi de mes priorités, au point que mes proches auront peut-être du mal à me reconnaître. On peut donc dire que cet étonnement représente pour chacun d'entre nous l'avènement d'un questionnement radical qui fait réellement vaciller les bases fondamentales de notre existence. Rien de surprenant en ce cas à ce que Platon ait considéré l'étonnement comme le pathos proprement philosophique. Il dit même, si je m'en rappelle correctement, qu'il n'y a pas d'autre origine à la philosophie. C'est une affirmation assez péremptoire. Pas de philosophie sans cette épreuve. grave et profondément perturbante qui, en grec, se nommait tomadzein Malheureusement, je crois que Platon a bien raison. Je dis malheureusement parce que cela signifie, concrètement, qu'on ne pourra jamais apprendre la philosophie comme on apprend l'algèbre ou comme on apprend les dates d'une frise chronologique. La différence essentielle est que personne n'a fondamentalement besoin avant d'apprendre le théorème de Pythagore, d'avoir la moindre croyance au sujet de la somme des trois angles d'un triangle. Et aucun élève que je sache n'a non plus besoin de prétendre croire quelque chose au sujet du siècle de Périclès avant que le professeur d'histoire ne vienne en parler pour la première fois. Ce qui, en ces cas, précède l'avènement du savoir, c'est un simple et basique état d'ignorance. L'élève qui entre dans une classe de mathématiques y arrive en ne sachant rien. Il en ressort, du moins c'est le projet, en ayant appris un peu de quelque chose. Par contre, il n'est personne qui ne puisse se passer d'avoir par avance quelques croyances préétablies au sujet de ce qu'il attend de la vie, de ce qu'il peut en savoir et de ce qu'il doit en faire. Les grands repères existentiels sont donc toujours déjà présents dès le départ, parce que sans eux, nul d'entre nous ne trouverait seulement la force de se lever le matin ou de faire... aucune de ces choses tout à fait banales que requiert la simple gestion de notre existence. Contrairement donc à ce qu'il se passe dans une classe de mathématiques, l'adolescent qui pénètre pour la première fois de sa vie dans une classe de philosophie n'y entre pas dans l'état adamique d'un esprit ignorant, d'un bené ou d'un puceau de la connaissance. Il y entre au contraire par le sous-sol de la cave, lesté de toute cette masse de jugements anticipés qui rendent à ses yeux soit absurde, soit absconce, soit terriblement abstraite, les réflexions auxquelles on cherchera à l'initier. Il y a, dès le départ, beaucoup trop de réponses sédimentées en lui pour qu'aucune question sincère puisse avoir la moindre chance de pousser ses premières radicelles dans ce pot qui lui sert de crâne. Ce qu'il lui faudrait, à lui, ce n'est certainement pas un bon professeur capable de l'intéresser, ce qu'il lui faudrait, c'est une lourde épreuve initiatique qui rendrait acceptable et profitable, à ses yeux, sa présence dans une classe de philosophie. Pour qui n'a jamais ressenti dans sa chair le pathos proprement philosophique, le pathos d'une vie prête à chavirer, L'enseignement de la philosophie s'avère non seulement complètement inutile, mais il est aussi, de surcroît, particulièrement nuisible. Si l'on prenait au sérieux cet avertissement de Platon, il serait probablement de nature à justifier la mise au chômage de tous les professeurs de philosophie.