- Martin Quenehem
L'archéologie, c'est poursuivre des fantômes. Et parfois, l'archéologue va jusqu'à poursuivre le fantôme d'un autre archéologue, comme Christine Lorre, lancée aux frontières de l'Iran et de l'Azerbaïdjan sur les traces du fantôme de l'un de ses plus illustres prédécesseurs. Un homme paré d'une aura de légende, Jacques de Morgan. Vous écoutez "ARCHEO, l'archéologie par tous les temps", le podcast de la collection Grands Sites Archéologiques.
- Christine Lorre
Tout de suite j'ai été fascinée parce que j'ai tout de suite vu l'ampleur de cet homme passer de la profession d'ingénieur des mines à l'archéologue professionnel.
- Martin Quenehem
Qu'est-ce qui fait de Jacques de Morgan, cet ingénieur devenu un véritable aventurier de l'archéologie, une figure presque mythique ? Pour Christine Lorre... C'est d'abord sa curiosité.
- Christine Lorre
C'est un homme qui s'intéressait à tout. C'est-à-dire le contexte naturel. Il a prélevé des échantillons naturalistes, autant que des échantillons archéologiques. Il prélevait des objets ethnographiques. Il s'intéressait aux coutumes des gens qu'il croisait. Il s'intéressait à la vie politique des pays qu'il traversait. Il s'intéressait aux relevés des ruines. Pas seulement liés aux époques protohistoriques qui le concernait particulièrement, mais aussi auxruines antiques, par exemple, des grandes villes antiques de l'époque hellénistique. C'est un des premiers chefs de mission à avoir une vision transdisciplinaire.
- Martin Quenehem
Mais Christine Lorre découvre sur le terrain que la légende de Jacques de Morgan tient aussi à son charisme.
- Christine Lorre
Ce qui était très émouvant. C'est que quand on est arrivé dans la région, nos accompagnateurs de l'Institut d'archéologie, qui étaient archéologues, ils se sont adressés à des locaux, à des habitants, pour qu'on soit bien orientés dans la bonne direction. Et quand on a prononcé le mot, le nom de Jacques de Morgan, ça a tout de suite dit quelque chose aux gens qu'on interrogeait.
- Martin Quenehem
À la fin du XIXe siècle, Jacques de Morgan s'aventure donc à la frontière entre l'Iran et l'Azerbaïdjan, dans une région également nommée Lenkorân, un terrain où, cent ans plus tard, Christine Lorre débarque, elle aussi.
- Christine Lorre
C'est un paysage de champs avec des traces d'anciens vergers. qui surplombe un affluent de la fameuse rivière Lenkorân. Nous avons retrouvé en prospection certains des terrains qu'il avait lui-même arpentés. Et nous avons tout de suite retrouvé le site de Kraveladi. On l'a reconnu à cause du plan et des relevés qu'il avait faits. En fait, on constate... des amas de pierres à certains endroits, ou même des amorces de cercles de pierres. Et ça, c'est l'indice probable de monuments funéraires anciens qui affleurent, si vous voulez, à la surface. Et donc, à partir des données topographiques actuelles, on essaye de le recaler par rapport au plan ancien relevé de Morgan, et on fouille, on continue, on descend, en fait. On enlève progressivement les couches et parfois on parvient jusqu'au fond de la structure.
- Martin Quenehem
Quand un archéologue pourchasse un fantôme, où cela peut-il mener ? Pour Christine Lorre, ça a donc été fatalement dans une nécropole.
- Christine Lorre
Et quand on a ouvert la fouille, on a retrouvé certaines des tombes qui avaient... très certainement déjà été explorées par Morgan. Donc si vous voulez, c'est quand même un peu émouvant de se dire qu'on s'est vraiment mis à la suite de ces recherches-là, sur les pas de Jacques de Morgan.
- Martin Quenehem
Les trouvailles de Jacques de Morgan dans les années 1890 lui ont permis de rapporter en France des objets qui ont fait sa renommée et qui ont été exposés au fameux musée Guimet. Mais Christine Lorre, que cherche-t-elle ? La gloire ou bien, elle aussi, de mystérieux objets ? Cent ans après Jacques de Morgan, que lui reste-t-il à trouver ? Des indices, comme dans toute bonne enquête ? Ou peut-être quelques trésors oubliés ?
- Christine Lorre
Alors, on a retrouvé des éléments d'armement, des équipements qui sont liés à certaines des sépultures, mais on a aussi retrouvé des éléments de parure, par exemple, et des vases. Mais la question, c'est que nous, on est plus à même de déterminer... plus précisément les contextes, parce qu'on a d'autres méthodes d'études, même si lui [Morgan] était déjà très précautionneux pour son époque. Et nous, ce qu'on espère, c'est d'arriver à mettre davantage les assemblages funéraires en relation les uns avec les autres et d'en tirer des conclusions plus fines, et donc de valoriser scientifiquement cette collection et de montrer qu'on peut toujours revenir sur du matériel anciennement découvert, puisque les méthodes d'investigation évoluent évidemment dans le temps. Et on a retrouvé quelques bribes de matériel qui étaient passés à l'as et qu'il avait oublié. Une petite lame de couteau, une petite perle en or qu'on a retrouvée, mais pourquoi ? Grâce au tamisage. Il faut aussi bien considérer qu'à l'époque, Morgan il avançait dans ses travaux à marche forcée. Et donc il ne restait pas le temps que nous nous mettons aujourd'hui pour faire nos travaux de manière fine, avec tous les moyens nécessaires, et entre autres en pratiquant, quand on le juge nécessaire, le tamisage. Et la petite perle en or a été retrouvée au tamisage.
- Martin Quenehem
Il est une catégorie d'objets trouvée par Jacques de Morgan qui a particulièrement intéressé Christine Lorre. Un type d'objet précieux, mais aussi tout sauf innocent, et même un brin inquiétant.
- Christine Lorre
Les objets qui ont été découverts par Morgan, certains d'entre eux sont absolument spectaculaires. Certains, par exemple des poignards, ont des formes archétypales. Ce sont des objets d'environ entre 30 et 50 cm de long, dont la lame est souvent nervurée. Parfois les poignées peuvent être partiellement bimétalliques. Pour les objets les plus tardifs, donc qui sont déjà du début de l'âge du fer, soit avec d'autres matériaux d'incrustation, par exemple des matériaux osseux. Parfois, il subsiste des fragments de bois. Il peut y avoir eu aussi de l'ivoire, qui était éminemment précieux, évidemment. Et puis, ils [les poignards] ont des pommeaux très variés, ajourés, pleins, en forme de croissant. C'est du matériel de tombe riche.
- Martin Quenehem
Ressortie vivante des nécropoles du Lenkorân, Christine Lorre a décidé de prolonger ses recherches sur Jacques de Morgan à Paris. Mais pour espérer conclure une enquête sur un fantôme, elle a eu recours à un outil un peu particulier.
- Christine Lorre
La conclusion, c'est qu'on est arrivé à obtenir de l'Institut d'archéologie de Bakou. La venue exceptionnelle en France, grâce à un accord particulier, qui nous a permis d'exporter une partie des belles pièces métalliques qui venaient d'être découvertes, en comparaison avec une autre série qu'on avait présélectionnée d'objets anciennement découverts par Morgan, de manière à les faire passer au laboratoire, au C2RMF (Centre de recherche et de restauration des musées de France), qui est logé dans le Louvre, et qui a analysé avec l'accélérateur Aglaé la composition métallographique de ces objets, de manière à voir si les résultats collaient, s'il y avait une sorte de continuité, de cohérence, évidemment dans les assemblages funéraires, et aussi des questions liées aux méthodes de fabrication, et notamment celles des poignards.
- Martin Quenehem
In fine, les poignards rapportés jadis par Jacques de Morgan, comme ceux retrouvés par Christine Lorre au nord de l'Iran, ont été soumis au regard pénétrant d'Aglaë. Ce gigantesque accélérateur de particules aux airs de machines à remonter le temps. Et au-delà des découvertes scientifiques, un fantôme est ressuscité.
- Christine Lorre
Le but, est, si vous voulez, de renouveler l'intérêt pour cette personnalité qui est très représentative de la dernière génération des archéologues un peu encyclopédistes, qui n'étaient pas encore des spécialistes et qui s'intéressaient à de vastes domaines de l'archéologie et des sciences annexes.
- Martin Quenehem
"Archeo, l'archéologie par tous les temps", un podcast écrit et réalisé par Aram Kebabjian et Martin Quenehem. Cet épisode est produit par la Mission du patrimoine mondial, de la Direction générale des patrimoines et de l'architecture du ministère de la Culture.