- Martin Quenehen
L'archéologie est une discipline dangereuse, surtout quand on la pratique dans des régions où il est coutume de sortir armé. Vous écoutez "Archeo, l'archéologie par tous les temps", le podcast de la collection Grands Sites Archéologiques. Le Yémen est l'un des berceaux les plus anciens de la civilisation au Moyen-Orient. Arabie heureuse, pays de la reine de Saba, Pays du café, de l'encens et de la myrrhe, c'est un carrefour de peuplement au paysage biblique, un territoire de rois et de tribus préislamiques méconnues que tentent de comprendre quelques aventureux archéologues. Dispersés à travers le pays, dans le désert et sur les montagnes, des inscriptions permettent de recomposer cette histoire pièce par pièce. Sauf que l'archéologue, pour les lire, doit parfois faire face à des situations pour le moins inattendues. Loin de la truelle et du pinceau, il manie le baudrier et essuie le feu de la kalachnikov. Et tout commence comme ça.
- Jérémie Schiettecatte
On est à la fin de l'année, en hiver. Les matins sont très froids, il y a un peu de givre dans les champs et ensuite la journée se réchauffe assez vite. On atteint vite des températures. Il passe les 20-25 degrés.
- Martin Quenehen
Jérémie Schiettecatte est chercheur au CNRS, spécialiste de la péninsule arabique antique. Il travaille sur le Yémen depuis plus de 20 ans.
- Jérémie Schiettecatte
On est à 2000 mètres d'altitude, dans la montagne, les hautes terres du Yémen, avec un décor de culture en terrasse. Et on arrive près d'un site archéologique qui s'appelle al-Misal. qui est un grand affleurement rocheux, avec une ville au pied d'une barre rocheuse et d'un promontoire.
- Martin Quenehen
Le site d'al-Misal, l'antique Wallan, se trouve à l'intérieur d'une curieuse formation granitique en forme de boucle, à quelques 150 kilomètres au sud-est de Sanaa. On y distingue une ville antique et un sanctuaire dédié à la déesse Soleil, perché sur l'arete méridionale.
- Jérémie Schiettecatte
Ce site est connu depuis longtemps, c'est une ville antique. Et ce qui est intéressant, c'est que des inscriptions y ont été repérées dans les années 70-80 par des collègues yéménites.
- Martin Quenehen
De son apparition jusqu'à son déclin, la péninsule sud-arabique fut une civilisation de l'écrit. Plus de 10 000 inscriptions monumentales ne sont parvenues. L'inventaire est colossal et souvent compliqué par les contraintes du terrain. Et si les textes de la ville d'Almissal et du sanctuaire sont déjà connus et traduits, il en va tout autrement d'un ensemble d'inscriptions résiduelles. Et pour cause.
- Jérémie Schiettecatte
Ces inscriptions sont complètement inaccessibles. Elles sont au sommet d'un promontoire, entre 12 et 15 mètres de hauteur, sur un panneau rocheux, vertigineux, parfaitement vertical. On se demande comment elles ont été gravées. Le but, c'est d'aller lire ces inscriptions, en faire une copie, en faire des photographies, sachant qu'elles sont perchées à 12 mètres au-dessus du vide. On arrive sur place avec une équipe d'archéologues, d'épigraphistes. Là, la difficulté, c'est qu'on ne peut pas mettre en œuvre des techniques de calque, de moulage des textes, simplement à cause du vide. Donc là, on est simplement avec des appareils photos. Et l'idée, c'est de prendre un maximum de photographies de ces inscriptions.
- Martin Quenehen
La dame de la citadelle a sauvé la plaine de Ourma, lorsque le seigneur roi de Saba et son armée ont attaqué les ennemis. Ils combattirent et rencontrèrent le roi de l'aube jusqu'à la fin du jour dans la plaine de Ourma. De là, ils revinrent avec du butin et des victimes, hommes et chevaux, tués dans la bataille et vivants.
- Jérémie Schiettecatte
Ces inscriptions sont extrêmement précieuses parce que ces textes sont écrits, ont été inscrits sur la roche à la demande des personnages qui étaient des chefs de tribus locaux, des princes d'une fédération de tribus locale qui dépendait d'un des royaumes de l'Arabie du Sud, le royaume de Himyar. Et on a dans ces inscriptions le récit, justement, des pouvoirs en place au IIe, IIIe siècle, des affrontements qu'il y a eu entre ces royaumes, des rivalités de royaumes, des grandes conquêtes. On a la mention d'une expédition vers le port d'Aden, qui est aujourd'hui un des grands ports du Yémen, qui existait déjà à cette époque. On a la mention également de l'arrivée des Aksoumites, donc d'un royaume qui était à l'époque centré sur le nord de l'Éthiopie. On a la mention également d'épidémies. à frapper l'Arabie, donc des événements qui nous permettent de reconstituer la chronologie politique, la carte politique de l'Arabie du Sud à cette époque. Et puis, accessoirement, c'est aussi le récit des grands aménagements et grandes constructions de la ville à proximité de laquelle on se trouve, la ville d'Al-Misal, qui était un des grands centres urbains de l'Arabie du Sud préislamique. Donc voilà, en quelques textes, on a tout un pan de l'histoire régionale qui s'offre à nous et c'est pour ça qu'on est particulièrement intéressé par un relevé, une lecture précise de ces textes.
- Martin Quenehen
Le roi ne revint jamais déçu et sans butin d'ennemis tués, sans trophée, sans prise de guerre, mais avec des pointes de lance, des boucliers, des arcs, des bijoux d'or, d'argent et des reins, et des rubans. Tout ce que les abyssins ont l'habitude de nouer sur leur tête. La déesse du soleil leur accorda cette récolte et cette expédition fut excellente.
- Jérémie Schiettecatte
On a conscience d'arriver après un certain nombre de pionniers. Je pense à Joseph Halévy, par exemple, qui, pour le compte de l'Académie des inscriptions et belles-lettres de Paris, était parti dans les années 1870 au Yémen, relever des inscriptions, ce qui était très, très compliqué, parce que c'est longtemps resté une région très hermétique à toute présence étrangère et également occidentale. Ce qui fait qu'on a aussi l'impression d'un terrain non pas vierge, mais enfin où il y a encore beaucoup de zones blanches qui restent à explorer. Beaucoup reste à faire et c'est un pays qui est extrêmement enthousiasmant de ce point de vue-là.
- Martin Quenehen
Pour le malheur des archéologues, il ne suffit pas d'être fin observateur, bon lecteur, ni alpiniste pour déchiffrer ses inscriptions. Il faut aussi être diplomate, très diplomate.
- Jérémie Schiettecatte
Le début de l'opération se passe très bien. Les collègues belges font leur installation. L'un d'eux commence à descendre. Il se trouve qu'on est au Yémen, que c'est un pays qui n'est pas toujours facile pour différentes raisons. Pour cette expédition, nous avons des autorisations du service des antiquités yéménites. Nous avons des autorisations des autorités locales. Nous sommes accompagnés par l'armée. Et nous avons l'accord du chef de tribu dont la tribu occupe le territoire sur lequel on se trouve. Si ce n'est que le frère de ce chef de tribu, de ce chef, lui voit d'un très mauvais œil le fait que l'on vienne, comme ça, sans contrepartie financière, sur ce terrain, prendre des photographies. Et donc, cette personne revient pendant que l'un des spéléologues est suspendu au bout de sa corde en train de prendre des photographies et sort une arme automatique, une kalachnikov.
- Martin Quenehen
Le Yémen est un territoire disputé, à l'histoire mouvementée, souvent guerrière. Aux royaumes tribaux de l'Antiquité, ont fait suite les troubles actuels entre Yémen du Nord et du Sud. Et dans ces circonstances, l'archéologie devient un sport de combat.
- Jérémie Schiettecatte
Il est à une distance d'à peu près 500-600 mètres, tout en bas du promontoire rocheux, et commence à tirer sur le collègue qui est suspendu à sa corde. Donc au départ, on ne comprend pas trop ce qui se passe, on voit des petits éclats de roche qui sautent à côté de lui, et puis assez rapidement, il se trouve que quelques balles commencent à siffler au-dessus de nos têtes, au sommet de la paroi rocheuse, donc là on se met à plat ventre. Le collègue qui est suspendu au bout de sa corde, descend en vitesse en rappel et se met également à plat ventre. Et donc, on est contraints de tous devoir quitter le terrain. S'en suivent 48 heures de négociations entre le responsable de la mission, Christian Robin, collègue épigraphiste, et le chef de tribu frère de cette personne qui était un peu énervée, avant de finalement pouvoir retourner sur le terrain, continuer à travailler dans des conditions normales. Et ça s'est suivi également d'une grande réception de la part du chef de tribu, qui pour faire amende honorable, a jugé quand même nécessaire de tuer un mouton et de nous inviter à partager un repas pour, on va dire, effacer un petit peu cette tâche qui venait un petit peu marquer le déroulement de notre expédition. Donc voilà un peu comment se passe une expédition au Yémen dans des conditions parfois un petit peu rocambolesques.
- Martin Quenehen
Aujourd'hui, Jérémie Schiettecatte est privé de terrain à cause de la guerre. Mais il a recueilli un trésor de connaissances archéologiques et épigraphiques, notamment grâce aux inscriptions documentées au péril de sa vie. Elles lui permettent de travailler au vaste projet Map Arabia, un atlas en ligne de l'Arabie antique, à la fois répertoire des lieux et dictionnaire de l'Arabie antique. Cela lui permettra à coup sûr d'essuyer moins de balles perdues. "ARCHÉO. L'archéologie par tous les temps". Un podcast écrit et réalisé par Martin Quenehen. Cet épisode est produit par la Mission du patrimoine mondial, de la Direction générale des patrimoines et de l'architecture du ministère de la Culture.