- Martin Quenehen
L'archéologue est un enquêteur. Bien sûr, il ne porte pas d'uniforme ni d'arme à la ceinture comme les enquêteurs de la police judiciaire. Mais la violence du monde ne lui est pas étrangère. Et il est parfois, et même de plus en plus, obligé de changer son outil et son fusil d'épaule. Comme c'est le cas pour Jérémie Schiettecatte, archéologue spécialiste du Yémen et de la péninsule arabique antique. En 2010, des menaces terroristes extrêmement aigües l'ont forcé à interrompre brutalement toutes ses fouilles sur le terrain. Mais il n'a pas renoncé pour autant. Surtout quand les trafiquants d'antiquité sont entrés dans la danse. Vous écoutez "Archeo, l'archéologie par tous les temps", le podcast de la collection Grands Sites Archéologiques. Et ça commence par un email de Scotland Yard.
- Jérémie Schiettecatte
On est en novembre 2021. Je reçois un email me disant qu'une enquêtrice de la police métropolitaine britannique de Scotland Yard a eu connaissance. par un individu de la mise en vente d'un lot de quatre objets d'un type qu'on appelle sud-arabique, qui rappellent des objets qui viennent du Yémen, chez un vendeur d'art, un galeriste londonien. Et apparemment ces objets sont suspects, et donc la police britannique a souhaité en savoir un petit peu plus.
- Martin Quenehen
Depuis 2014, le Yémen est en guerre. Et pour les trafiquants d'antiquité, c'est malheureusement... Une aubaine. Au Yémen, comme dans les autres zones de guerre du Proche et du Moyen-Orient, en Irak ou en Syrie, les terroristes et autres insurgés se financent désormais volontiers avec ce que l'on nomme des antiquités de sang. Aussi, les objets sur lesquels enquête Scotland Yradalarment aussitôt notre archéologue.
- Jérémie Schiettecatte
Quand je reçois ce courrier, il s'avère que ce n'est pas le premier courrier de ce genre que je reçois. Depuis... En 2015-2016, je suis régulièrement contacté par des services, que ce soit le tribunal de première instance de Bruxelles, par l'office central de lutte contre le trafic des biens culturels en France, par le ministère de la culture suisse, etc. au sujet d'objets de provenance yéménite dont l'origine est douteuse, qui de manière très fréquente semble être issue de contextes pillés. Alors quand j'ouvre les photographies, l'objet évidemment m'est tout à fait familier, c'est-à-dire que ce sont quatre stèles funéraires qui sont identiques à plusieurs centaines de stèles funéraires que j'ai déjà eu l'occasion d'étudier avec un collègue, Mounir Arbach, qui proviennent également de pillages. Et donc évidemment là quand je vois ces objets, ça me rappelle immédiatement ce que j'ai pu voir auparavant.
- Martin Quenehen
Mais le regard d'un archéologue, avant d'être celui d'un limier lancé sur la piste de quelques trafiquants, et celui d'un amoureux des œuvres et des hommes du passé. Ainsi, Jérémie est-il ému et fasciné quand il contemple l'objet qui est intriguant la police britannique.
- Jérémie Schiettecatte
Ce sont des dalles en calcaire qui font à peu près 40 cm de hauteur, 25 à 30 cm de largeur. En bas de cette stèle, il y a un nom qui est écrit dans une écriture dite sud-arabique. Un nom de personne, ce qui est souvent le prénom, et puis ensuite le nom de son père ou un nom de clan. Et la partie supérieure de la stèle comporte la représentation d'un visage. Donc on a systématiquement des yeux, parfois on n'a que les yeux, et puis parfois on a aussi le nez qui est figuré entre les yeux, simplement un rectangle incisé, parfois l'arcade sourcilière. Et puis plus on avance dans le temps et plus ces stèles sont élaborées. Parfois elles sont également en bas-relief, avec le visage qui va ressortir de la dalle. Alors quand on voit ces objets, à la fois il y a une colère, évidemment, parce que c'est le énième lot d'objets qu'on voit passer, dont on sait, on a l'intuition que ça vient du pillage. Et il y a l'envie de réussir à faire saisir ces objets.
- Martin Quenehen
Mais il n'est pas si simple de savoir si l'objet que la police a soumis à son expertise est bien le fruit d'un vol.
- Jérémie Schiettecatte
On est confronté à une grosse difficulté, c'est de réussir à prouver d'un point de vue juridique, que l'objet a été pillé, qu'il a été exporté illégalement du pays, et donc qu'on peut le saisir sans aucune ambiguïté. Parce que d'un point de vue juridique, il faut qu'il y ait des preuves. Or, on sait qu'il y a à peu près 95% de ces stèles qui viennent de contextes pillés. Le problème, c'est qu'il y en a 5% qui ne viennent pas du pillage. ou alors qui viennent d'un pillage suffisamment ancien pour qu'elles puissent circuler librement, d'un point de vue légal j'entends. S'il a été pillé récemment, alors là c'est un autre cas de figure et là la saisie est possible.
- Martin Quenehen
Tel un détective, Jérémie Schiettecatte déploie alors son savoir pour pister et identifier l'objet suspect.
- Jérémie Schiettecatte
Quand on voit ces objets, on vérifie d'abord s'ils viennent de contextes documentés. parce que le Yémen est en guerre depuis 2014, que certains musées ont été détruits, certains musées ont été partiellement pillés, que des dépôts archéologiques ont également été pillés. Donc on essaie déjà de vérifier si ces objets ont été documentés. Ça, c'est le cas de figure idéale, mais c'est rarement le cas. Ensuite, la deuxième étape, c'est analyser l'objet. Essayer de voir, est-ce que c'est un objet qui vient d'une région très précise ? Est-ce qu'il vient d'un site très précis ? Parce que quand on arrive à déterminer qu'il vient d'un site en particulier et que ce site a fait l'objet d'un pillage massif, là, on peut clairement affirmer qu'il a été exporté du pays de manière illégale et qu'on peut le saisir de manière légitime.
- Martin Quenehen
Mais c'est bien connu, le diable est dans les détails.
- Jérémie Schiettecatte
Pour authentifier les objets, il y a plusieurs obstacles. Le premier, ça peut être la qualité de la documentation. Il m'est arrivé d'expertiser des objets qui, en taille réelle, font quasiment 2 mètres de haut, mais sur une photo qui fait la taille d'un timbre-poste. Tout simplement parce que les services de douane n'ont pas forcément mieux que ça. Donc là, on est confronté à des problèmes quand même assez majeurs. L'autre difficulté, c'est les objets qui n'ont pas d'inscription. Parce que là, il est beaucoup plus difficile d'attribuer une date. On tombe dans une fourchette chronologique de l'ordre de 5 à 10 siècles. Donc là, c'est énorme. Il est difficile d'attribuer une provenance précise. Et là, avec l'inscription, on peut avoir des noms propres, on peut avoir des noms de divinité, on peut avoir des noms de lieu. Et là, ça change évidemment tout.
- Martin Quenehen
Mais pourquoi notre archéologue joue-t-il ainsi les justiciers ? Mesure-t-il bien les risques auxquels il s'expose ?
- Jérémie Schiettecatte
Pour moi, la question c'est est-ce qu'un objet est sorti illégalement ? C'est un objet qui relève du patrimoine yéménite, qui appartient au peuple yéménite. Et pour moi... L'objectif, c'est que cet objet lui soit restitué. Après, évidemment, ça peut nuire à des personnes. Je dois bien dire que l'éthique des personnes dont on expertise les objets est relativement questionnable ou douteuse. Et donc, de ce point de vue-là, je n'ai pas beaucoup de scrupules, on va dire, à aller de l'avant pour permettre éventuellement la saisie d'un objet, si c'est possible. Mais mon objectif, ce n'est pas une forme de revanche ou de vengeance sur quiconque. Je ne cherche pas, moi, à paraître comme le bon face aux méchants. Ce n'est pas la question. La question, c'est encore une fois de réussir à faire en sorte que des objets pillés puissent retourner dans leur pays d'origine. Après, la difficulté, c'est qu'on jamble aussi avec des questions géopolitiques ou politiques, à savoir que les collections... qui comportent les objets sud-arabiques les plus prestigieux et dont on sait pertinemment qu'ils viennent du pillage à l'heure actuelle, ce sont des collections au Qatar et au Koweït qui appartiennent à des membres des familles régnantes. Donc quand on commence à toucher ou à critiquer à ces objets, on s'expose d'une certaine manière aussi. Donc voilà, il y a une forme de risque.
- Martin Quenehen
Au terme de son enquête, Jérémie est parvenu à identifier l'origine des objets. Il a prouvé qu'ils étaient le fruit du pillage. Comme dans les enquêtes signées à Agatha Christie, le dénouement est proche.
- Jérémie Schiettecatte
À partir du moment où la police britannique, Scotland Yard, a eu de son expertise, qui prouve que les objets proviennent d'un contexte pillé dans la région du Jawf au Yémen, que ce sont quatre objets parmi des centaines d'autres objets qui circulent actuellement, ils sont en mesure d'apporter des preuves concrètes aux propriétaires de ces objets sur leur provenance illicite. Et le propriétaire a manifestement eu... soit peur, soit en tout cas n'a pas eu le souhait de se retrouver impliqué dans des poursuites judiciaires, durales, dans une procédure trop longue. Et donc, de lui-même, il a décidé de se destituer de ces objets et il les a remis à la police. La police britannique ne savait pas trop quoi faire de ces objets. Donc, ils sont revenus vers moi en me disant, voilà, savez-vous... Qu'est-ce qu'on peut en faire ? Qu'est-ce qui se fait habituellement ? Et donc il y avait eu un précédent avec un objet saisi par la police française qui venait de Marib, qui était sortie du pillage, et qui l'avait, eux, remis au musée du Louvre. Et effectivement, ce qui se fait dans ce cas de figure, c'est que les objets sont déposés dans un musée public. Ensuite, la police britannique s'est mise en contact avec l'ambassadeur du Yémen à Londres pour mettre en place une restitution formelle au Yémen. En attendant de restituer officiellement l'objet au pays, ils sont déposés dans ce que l'on appelle des safe havens, une espèce de paradis sécurisé dans lequel on peut entreposer un objet. Et donc au Royaume-Uni, les objets ont été déposés au Victoria et Albert Museum, qui les a exposés au public et qui, à la suite de cette exposition temporaire, les garde. jusqu'à ce que l'objet puisse ensuite être retourné au Yémen. Le terrain yéménite, ça fait 15 ans que je n'y suis pas allé. Donc, on va dire qu'avec le temps, on perd un petit peu de vue ce moment où on était sur le terrain, où on fouillait, où on exhumait des objets. Et j'ai vu beaucoup plus d'objets yéménites me passer. sous les yeux, et j'ai expertisé beaucoup plus d'objets finalement provenant de pillages que d'objets qu'on a pu sortir nous en fouille. C'est-à-dire que j'ai l'impression d'une bascule qui s'est opérée où le plus gros du corpus qu'on étudie actuellement ou qu'on voit passer, ce sont des objets qui sortent de fouilles clandestines et plus de fouilles officielles validées par le service des antiquités yéménites. Donc c'est... Plus une forme de dépit, on va dire, qui se met en place. Et puis, malheureusement, aussi d'habitude, avoir ces objets circulés, avoir ces objets qu'on nous soumet pour nous demander si quelque chose peut être fait. Ça devient quasiment, on ne va pas dire notre quotidien, mais enfin pas loin, malheureusement. Ce qui renforce un petit peu notre détermination, c'est de voir qu'après... on va dire maintenant dix ans, à faire des expertises sur des centaines d'objets, on finit par voir des issues positives. Il y a eu une saisie à Paris avec restitution au Louvre, il y a eu une saisie à Washington avec restitution à la Smithsonian et puis ensuite au Yémen. Il y a eu une saisie à Londres avec restitution au Victoria Albert Hall Museum qui sera suivie ensuite d'une restitution au Yémen. Et donc là, on commence à voir des issues positives et là je dois bien dire qu'on a l'impression de ne pas se... battre contre des moulins. Et ça, c'est extrêmement encourageant.
- Martin Quenehen
Aujourd'hui, Jérémie n'est plus le même archéologue. L'étudiant qui rêvait des paysages bibliques du Yémen et de déchiffrer les secrets de la reine de Saba a dû mettre son art au service d'enquête, non seulement historique, mais aussi policière. ARCHEO - L'archéologie par tous les temps. Un podcast écrit et réalisé par Martin Quenehen. Cet épisode est produit par la mission du Patrimoine mondial, de la direction Générale des patrimoines et de l'architecture du ministère de la Culture.