Speaker #0Je suis François Sureau et je poursuis mes pérégrinations dans Paris sur la trace des grands personnages de notre littérature. Et nous sommes ici rue du Helder, dans le 9e arrondissement, et vous allez bientôt savoir pourquoi. Celui dont je vais parler est peut-être le plus cher de nos héros, celui qui se venge à notre place et qui répare en 3000 pages le tort qu'on nous a fait. On n'en finirait pas de parler d'Edmond Dantes comme d'un ami absent, ou plutôt de deux amis, parce qu'ils sont bien deux. Edmond Dantès en réalité meurt au château d'If, enfermé dans le sac dans lequel on l'a jeté à l'eau. Et celui qui sort du sac, avant même d'aborder à l'île qui lui donnera son nom et sa fortune, c'est Monte-cristo, comme on sort différent des eaux baptismales. L'océan tout entier lui sert de baptistère, d'élément originel et baigne le livre, de l'équipé à l'île d'Elbe, au rivage de la Turquie, de la Corse à la Sardegne, à la Normande du Lensel. Et nos deux personnages sont très différents. Le premier, Edmond Dantès, est pauvre et naïf, il aime la vie et il croit à l'amour. Le second Monte-Cristo est sombre et désabusé. Le croisant à l'opéra, une dame du monde le prend pour une sorte de vampire. Il est juste aussi de dire que le second personnage, Monte-cristo, est lui aussi double. Dans une première incarnation, mandataire de la maison Thompson et French, où abbé courant les routes, il récompense les bons. Dans la seconde, il punit les méchants. À la fin d'ailleurs, c'être ainsi substitué à Dieu lui causera un trouble extrême, d'autant que pour ce faire, il a usé sans mesure de ce que la Bible appelle l'argent d'iniquité. Et c'est bien dans la monarchie de Juillet que Monte-Cristo s'est en quelque sorte incarné, c'est-à-dire dans un temps peut-être plus ordonné qu'aucun autre par l'argent, les distinctions sociales anciennes et les titres eux-mêmes ne subsistent en plus que comme des objets décoratifs. Et c'est pourquoi j'ai voulu vous emmener ce matin, non devant l'espèce de palais au vrai difficile à situer, que Monte-Cristo s'est fait bâtir sur les Champs-Elysées, mais au 27 de la rue du Helder. C'est là qu'habite le jeune Albert de Morserf, fils de son ancienne fiancée Mercédès et du comte de Morserf. Ce Fernand Mondego auquel la traîtrise a donné fortune et gloire, après qu'il ait fait enfermer au château d'If son rival, Edmond Dantes. Le jeune Morserf n'habite pas chez ses parents, mais dans un pavillon à l'écart. De Rome, il invite Monte-Cristo à déjeuner trois mois plus tard, un 21 mai, à 10h30 du matin. On déjeunait donc très tôt à l'époque. Le jour venu, Morserf a réuni chez lui quelques convives. En vrai badaud de Paris, Vincent Decque et moi, nous allons les voir entrer, mais il faut d'abord que je vous décrive l'endroit. Et pour cela, nous devons faire preuve d'un peu d'imagination pour situer un hôtel particulier aux 27 rues du Helder, mais j'ai bon espoir que nous finissions par y parvenir. La rue du Helder est donc une rue du 9e arrondissement de Paris, un quartier qui devenait à la mode à l'époque, on disait, fashionable. La chaussée d'Antin, royaume des nouvelles couches, s'opposait au faubourg Saint-Germain. C'est là où Balzac envoie Rastignac rendre visite à Anastasie de Restaud dans le Père Goriot. Nous y sommes donc, ce matin du 21 mai. La vérité oblige à dire que l'endroit ne brille pas par le bon goût. Les riches de ce temps, comme ceux du nôtre, en faisaient toujours trop. Devant nous s'élève un grand mur, surmonté de distance en distance de vases de fleurs, est coupée en son milieu par une grande grille aux lances dorées. C'est visiblement une entrée d'apparat. Un peu plus loin, une petite porte accolée à la loge du concierge. Par un coup de chance, elle est restée ouverte. Et c'est ainsi que Vincent et moi nous entrons discrètement à l'intérieur. À droite se trouve le petit pavillon d'Albert de Morcerf. Des massifs et des plantes grimpantes cachent les fenêtres. Nous nous dissimulons au mieux dans ces massifs. On ne voit pas grand-chose à l'intérieur, je dois dire. Il y a une grande pièce, une sorte de divan algérien, réservé aux fumeurs. Et sur la table, on parvient à voir des pots de tous les tabacs connus, que je distingue à peu près. Le tabac jaune de Saint-Pétersbourg, le Maryland, le Latakiais, qui dégage, quand on le fume, une odeur de papier brûlé. À côté, des caisses de cigares. Dans une armoire ouverte, une collection de pipes, des pipes allemandes, fourneaux de porcelaine, des chibouques, des narguilés incrustés d'or. J'essaye d'obtenir que Vincent ne me cite pas Baudelaire, ce qui nous ferait immédiatement repérer, il rêve d'échafaud en fumant son hookah, et j'ai bien fait, parce qu'on vient. Nous nous aplatissons dans les plates-bandes. Les convives d'Albert sont là. Château-Renaud, le gentilhomme de l'ancien temps, Debray, le secrétaire du ministre de l'Intérieur, amant de la femme d'un autre persécuteur de Dantès, le banquier d'Anglard, Beauchamp, le journaliste de l'impartial, qui révélera au monde la trahison de Janina, et dans son bel uniforme de l'armée d'Afrique, Maximilien Morel, le fils de l'armateur, qui fut autrefois le bienfaiteur de Nantes. À l'heure précise qu'il avait donnée, dix heures et demie, le comte de Monte-Cristo va se présenter. À l'intérieur, tendant l'oreille dans notre cache, nous avons entendu les convives s'interroger sur ce nom. Il vient peut-être de Terre Sainte, un de ses aïeux aura possédé le calvaire. Ils ont aussi essayé de le décrire. Front magnifique, teint livide, barbe noire, dents blanches et aiguës, politesse toute pareille. Ils ont tous voulu, sans y parvenir, évaluer la profondeur de sa fortune. Mais à présent, l'inconnu passe devant nous. Monte-cristo est mince et très droit, vêtu de sombre à la manière de Brumel. Il frappe. Pour en savoir davantage, revenez à votre jeunesse et reprenez le conte de Monte-cristo.