Speaker #0Bonjour, je m'appelle François Sureau et je continue mon exploration de Paris sur la trace des grands personnages de la littérature avec mon ami Vincent Decque. Et aujourd'hui, je vais vous parler d'Anna Coupeau, l'un des grands personnages tragiques d'Émile Zola. Nous n'allons pas vous emmener là où elle a vécu, mais là où elle a commencé sa carrière éblouissante et triste. Nous sommes au carrefour de Port-Royal, à deux pas de l'hôpital, à deux pas de l'observatoire, et face au monstrueux bâtiment bulgare du Crous, le centre régional des œuvres universitaires et scolaires. Les années 70 ont été, on s'en souvient, un grand moment de vandalisme parisien, entre la tour Montparnasse, le boulevard Morland et ce clapier devant lequel nous sommes. Évidemment, Anna Coupeau étant née en 1852, elle n'a pas trouvé ses premiers amants dans le restaurant du Crous. D'ailleurs, mes camarades et moi n'aurions jamais osé l'aborder. Au XIXe siècle, à la place du Crous, s'élevait : le bal Bullier. C'était avec le bal Mabille, l'un des grands bals publics de l'époque où tout le monde se côtoyait. Il avait été racheté par un dénommé Bullier en 1847 et s'appelait auparavant le bal de la Chartreuse, ce qui est savoureux quand on connaît l'ascétisme des Chartreux. La Chartreuse de Paris avait fait la fortune du quartier avant que la Révolution la transforme en fabrique de canons. Le salut impossible, l'amour, la danse, la malédiction, la guerre et la mort, une bonne part du roman de Nana est là, dans cet endroit. Faisons un effort d'imagination si vous voulez bien. Abattons le Crous. Nous voyons apparaître un grand quadrilatère. On y entrait par une belle porte en céramique qui donnait sur l'avenue de l'Observatoire. On peine à imaginer la splendeur bizarre de cet endroit. En 1852, année de la naissance de Nana, Bullier rénove tout, s'inspirant de Lorient qui était très à la mode à l'époque à Paris. On le voit chez Dumas comme chez Mérimée. Peut-être, les timides débuts du féminisme ont-ils en réaction conduit les écrivains mâles de l'époque à rêver sans mesure des femmes voilées, soumises et silencieuses, à l'image de la Haïdée du comte de Montécristo. Quoi qu'il en soit, le bal Bullier est, comme on dirait aujourd'hui, dément. Les nombreux bosquets propices au rapprochement sont ornés de lampes à gaz en forme de gerbe, on danse, on joue aussi au billard ou au quille, on peut même tirer à l'arc ou au pistolet. Le bal Bullier est moins cher que le bal Mabille. Mais à partir de 1860, les attractions disparaissent, le bal n'ouvre plus que le soir et les Parisiens s'y essayent à la polka, au chahut-cancan, à la scottish dance. Et c'est là qu'Anna Coupot, dite Nana, fait ses débuts dans la galanterie. Progressivement, le bal avait basculé dans la prostitution mondaine ou demi-mondaine, ou moins encore. Nana s'y livre pour élever le fils qu'elle a eu à 16 ans d'un père inconnu. Elle commence à se faire entretenir par un riche marchand de Moscou et devient célèbre au théâtre dans le rôle évidemment très déshabillé de Vénus. Elle connaît une amour malheureuse avec un comédien qui la bat, est installée dans un hôtel particulier par le comte Mufa, en compagnie d'ailleurs d'une fille galante prénommée Satin, avec laquelle elle couche aussi. Le malheur, qui commence dans le roman avec la misère ouvrière, se déploie en cercle concentrique comme par l'effet d'une pierre noire jetée dans l'eau. Mufa se ruine et se fracasse contre le mur de son addiction. Un autre amant de Nana se suicide,après une course de chevaux truquée qui a vu l'hippodrome présidé par l'empereur en personne. hurler le nom d'une jument nommée en son honneur. C'est un tourbillon de mort et la chute se profile. Nana quitte Paris ruinée et disparaît pour y revenir à la veille de la guerre de 1870, y soigner son fils, atteint de la petite vérole. Elle contracte à son tour cette maladie et en meurt, son cadavre abandonné se décompose, pendant qu'on entend au dehors les cris du boulevard qui se réjouit de la guerre. Je ne veux pas rentrer dans la querelle des modèles, mais ici, devant Bullier, je me souviens aussi de celles qui ont inspiré à Zola, ses carnets d'écrivains en témoignent, le personnage de Nana. Ce sont les témoins d'une époque où, comme pour compenser un assujettissement sans remords, certaines femmes étaient portées au pinacle social, dans le seul rôle qu'il était facile de le reconnaître, celui de dispensatrice du plaisir et de ses illusions. On voit, aux archives de la police parisienne, un gros livre de près de 1000 pages qui raconte la vie de Blanche Dantini, qui fut l'une des inspiratrices de Nana. Le policier anonyme écrit qu'elle lisait beaucoup. Sa destinée est prodigieuse. En 1873, Nana n'ayant que 11 ans, Blanche Dantini avait émigré en Russie, y devenant la maîtresse du préfet de police de Moscou. Elle devait revenir à Paris sous la commune et y inspirer un amour fou à Jean-Baptiste Clément, l'auteur du Temps des cerises Et peut-être le vers que vous allez maintenant chanter avec moi : "c'est de ce temps-là que je garde au cœur, une plaie ouverte" vient-il de là ? Levons notre chapeau, au passage de Nana et de ses inspiratrices. Derrière nous, le maréchal Ney charge en vain les pigeons au pied de la closerie des Lilas. Le bal Bullier a duré un peu après Nana. En 1870, il s'est transformé en hôpital. En 1913, Apollinaire y a lancé, dans le Mercure de France, le couple Delonay Sonia et Robert, les peintres. Et c'est là que ce même Apollinaire a vu pour la dernière fois Blaise Sandrard, avant de s'en retourner mourir chez lui de la grippe espagnole, en novembre 1918. Bulier ne subsiste plus que sous l'apparence d'un café, que l'on voit d'ici, et qui sert de refuge au personnel de l'assistance publique. Nous allons à présent y entrer, Vincent Decque et moi, et lever un verre de cumel, d'absinthe ou de mandarin curasso, en l'honneur de Nana.