- Speaker #0
Codecast, le podcast juridique de la Faculté de droit et de sciences politiques d'Aix-Marseille Université. Bonjour à toutes et à tous et bienvenue dans ce nouvel épisode de Codecast. Aujourd'hui, on plonge au cœur d'une actualité qui agite à la fois le monde médiatique, politique, mais aussi juridique, l'affaire Thomas Legrand et Patrick Cohen. Des soupçons de connivence avec un parti politique, une vidéo enregistrée à l'insu de deux journalistes, une tempête médiatique. Mais derrière cette histoire de buzz, il y a une vraie question de droit. Jusqu'à où peut-on protéger la vie privée quand l'intérêt public revendique le droit d'être informé ? Pour en discuter, nous reçons Philippe Moron, professeur de droit privé à l'université d'Aix-Marseille. Bonjour.
- Speaker #1
Bonjour.
- Speaker #0
Alors, avant de commencer l'analyse juridique, revenons sur cette actualité. Le 5 septembre dernier, le journal L'Incorrect diffuse une vidéo montrant Thomas Legrand et Patrick Cohen, deux éditorialistes de France Inter, en conversation avec des membres du Parti Socialiste. Cet échange, datant du 7 juillet dernier, concerne l'ancienne ministre Rachida Dati. La diffusion a rapidement été reprise massivement par les médias et les réseaux sociaux. Et face à cette situation, Patrick Cohen a porté plainte pour violation du secret des correspondances et atteinte à la vie privée. Est-ce que le média avait le droit de publier cet enregistrement au nom de la liberté de la presse ?
- Speaker #1
Alors, je dirais que la réponse est déjà un petit peu dans la question parce que vous évoquez la liberté de la presse. Il faut savoir qu'en droit français, et notamment au niveau constitutionnel, la liberté de la presse ou liberté d'expression inclut le droit du public à l'information, c'est-à-dire le droit de recevoir des informations sur des sujets d'intérêt général, d'ordre politique, social, économique ou environnemental. Étant donné que l'enregistrement met en cause des personnalités publiques, ne serait-ce que déjà deux journalistes du service public, Deux personnes du Parti Socialiste, alors qu'ils n'ont peut-être pas la même notoriété que d'autres personnalités du parti, mais quand même officiées au sein d'un parti politique français. Des personnes qui en plus discutent d'une autre personnalité politique, la ministre de la Culture. On a déjà des éléments qui laissent penser que ce qu'ils se sont dit à cette occasion peut intéresser le public.
- Speaker #0
Est-ce que le fait que la vidéo ait été publiée par l'incorrect, un média qui est marqué politiquement, est-ce que ça a un impact juridique ?
- Speaker #1
Alors en principe, non. Non, parce que là encore, au nom de la liberté d'expression, il existe un objectif à valeur constitutionnelle de pluralisme. Pluralisme des courants d'expression socioculturelle, mais aussi pluralisme des courants d'expression politique. Au nom de ce pluralisme, il doit exister. dans le paysage médiatique français, des journaux, des entreprises de presse et des entreprises de communication audiovisuelle qui, elles-mêmes, sont censées refléter des tendances de caractère différents. Donc, le fait que ce soit un média marqué politiquement qui révélisse cette information ne lui enlève absolument pas le droit de publier des informations d'intérêt général. C'est un élément qui est complètement indifférent.
- Speaker #0
et on a vu que Patrick Cohen a porté plainte, sur quel fondement juridique précis peut-il s'appuyer ?
- Speaker #1
Alors là, les poursuites seront engagées sur le terrain des articles 226-1 et 226-2 du Code pénal qui répriment des formes d'atteinte à l'intimité de la vie privée. Précisément, le fait de capter l'image d'une personne lorsqu'elle se situe dans un lieu privé ou d'enregistrer les paroles d'une personne qui sont prononcées à titre privé ou confidentiel. Dans un cas comme dans l'autre, sans le consentement de la personne, et c'est important avec l'intention de porter atteinte à l'intimité de la vie privée. Les peines encourues sont de 45 000 euros d'amende et d'un an de prison au maximum.
- Speaker #0
Peut-on considérer que cette affaire est différente parce qu'il s'agit de journalistes du service public ?
- Speaker #1
Alors, en soi, oui et non. C'est-à-dire le fait qu'il s'agit de journalistes du service public est un élément supplémentaire. à prendre en compte au titre de l'information du public. Alors là, je dirais, c'est un autre problème en fait. Le problème est de savoir est-ce que les informations révélées relèvent bien d'un sujet d'intérêt général. Là, le sujet est le suivant. Est-ce que les journalistes du service public sont tenus à un devoir de... ...neutralité du point de vue politique, ou est-ce qu'ils peuvent exprimer des opinions explicitement ou implicitement. Donc je dirais que c'est un élément de plus qui peut être pris en compte au titre de l'information du public.
- Speaker #0
Et maintenant, revenons sur ce dilemme juridique entre protection de la vie privée et liberté de la presse. Est-ce qu'il y a un droit qui prime sur l'autre ?
- Speaker #1
Alors en principe, non. En principe, non. Ce sont deux droits qui sont d'égale valeur, que ce soit du point de vue constitutionnel. Mais aussi au sens du droit européen. Alors là, je parle du droit européen, celui de la Convention européenne des droits de l'homme, de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, pardon. Ce sont des droits qui ont une valeur égale, mais qui sont régulièrement amenés à s'équilibrer. Et pour s'équilibrer, il existe des éléments qui sont pris en compte, qui notamment ont été précisés par la Cour européenne des droits de l'homme. et qui permettent de vérifier au cas par cas, et c'est toujours au cas par cas, si l'un doit primer sur l'autre. L'examen de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme permet de dire que, dans certains cas, c'est le droit du public à l'information qui a pu primer sur le droit à la vie privée, et comme dans d'autres cas, ça a été le droit à la vie privée qui a primé sur le droit du public à l'information. Tout est encore une affaire de circonstances.
- Speaker #0
Et revenons sur, justement, cette Convention européenne. Est-ce qu'il existe des affaires célèbres en France ou devant la CEDH ? pour aider les juges à prendre une décision ?
- Speaker #1
Alors oui, il y a eu plusieurs affaires, elles sont même assez nombreuses. Et les critères que nous évoquions tout à l'heure ont été précisés par la Cour européenne des droits de l'homme. Notamment dans une affaire qui a été jugée en 2015 et qui impliquait déjà la France à l'époque, la Cour a précisé qu'au titre de l'équilibre entre le droit à la vie privée et la liberté d'expression, il faut prendre en compte les éléments suivants. La contribution de la publication... litigieuse à un débat d'intérêt général, la notoriété de la personne visée, l'objet du reportage, le comportement antérieur de la personne concernée, le contenu, la forme de la publication, mais aussi les répercussions qu'elle pourrait avoir sur la vie privée, et lorsqu'il y a photographie ou enregistrement, les circonstances de leur réalisation, donc de la prise de photographie ou d'enregistrement. Alors comme on disait, la jurisprudence de la Cour européenne... nous donne de bons exemples de la prise en compte de ces critères. Alors dernièrement, ce sont des exemples, la Cour a pu considérer que la diffusion des enregistrements qui ont été réalisés par le majordome de Liliane Bétancourt dans le cadre de l'affaire qui impliquait la première fortune de France pouvait présenter un intérêt pour le public, bien qu'ils aient été réalisés à l'insu de l'intéressé, et dans un cadre... privé, même relatif à l'intimité de la vie privée. Et c'est pour cette raison que la Cour européenne a estimé que l'interdiction qui a été faite à Mediapart de diffuser des extraits de ces enregistrements était justifiée. Entre guillemets, il pouvait exister d'autres moyens alternatifs que les journalistes auraient dû utiliser de faire connaître ces informations sans porter atteinte à l'intimité de la vie privée de Liliane Bettencourt. On a eu un autre exemple encore très récent, un arrêt du 11 septembre. 2025, où là, il était question de la révélation de conversations téléphoniques entre Claude Guéant et sa fille, dans le cadre de l'affaire relative au financement de la campagne présidentielle de 2007 de Nicolas Sarkozy. Les écoutes téléphoniques avaient été réalisées sur demande d'un juge d'instruction, les journalistes se sont procurés les enregistrements et ont révélé un certain nombre de propos que Claude Guéant et sa fille avaient échangés. Alors là, on est dans une situation typique. Je dirais d'intimité de la vie privée, puisqu'on a bien une discussion entre un père et sa fille, discussion qui a été captée à l'insu des deux intéressés. Pourtant, on a considéré, les juridictions françaises et la Cour européenne des droits de l'homme ont considéré que la publication d'extraits retranscrits de ces conversations présentait malgré tout un intérêt pour le public, que les journalistes avaient fait une sélection efficace des propos en question. Et qu'au demeurant, la révélation de ces discussions n'avait pas emporté une atteinte démesurée à la vie privée des intéressés. Il y a aussi le fait qu'on avait affaire à une personnalité publique, Claude Guéant, qui lui-même mettait en cause d'autres personnalités publiques dans la conversation. Donc dans cette affaire-là, c'est le droit du public à l'information qui l'a emporté sur le droit au respect de la vie privée.
- Speaker #0
Et donc concrètement, comment l'affaire Cohen-Legrand pourra-t-elle se terminer ?
- Speaker #1
Tout va être question de savoir justement si les journalistes du Média L'Incorrect ont pris des précautions suffisantes ou pas dans la révélation de ces discussions. Alors là encore, sans préjuger de l'issue de cette affaire, il y a quand même des éléments dont il faut tenir compte. Comme on l'a dit tout à l'heure, on a affaire à des personnalités publiques, ou en tout cas dont les fonctions les exposent au public, des journalistes, des membres d'un parti politique. La conversation est elle-même relative à un sujet d'ordre public, la campagne, d'une personnalité qui est actuellement, la future campagne électorale d'une personnalité qui est actuellement ministre de la culture. Alors évidemment, là on est en train de discuter sur les circonstances dans lesquelles l'enregistrement a été fait. On sait qu'il a été fait a priori par un particulier qui s'est trouvé là, on va dire pour lui au bon moment, et reconnaissant les personnes, les a enregistrées à leur insu. Alors bien sûr, l'enregistrement a été fait sans le consentement. Maintenant on peut relever qu'il a été fait dans un lieu. public et non privé. L'argument qui est soulevé par Patrick Cohen, c'est de dire que la conversation, malgré tout, était d'ordre privé, parce qu'on était dans un cadre un peu informel. Alors oui, un cadre informel, mais quand même dans un lieu public. Et on sait bien que dans un lieu public, tout le monde qui est doté d'un appareil, d'un téléphone portable, pardon, peut être amené à filmer, enregistrer les événements dont il est témoin, dont les personnes sont témoins. Donc pourquoi pas surprendre, la conversation de personnalités publiques qui ont choisi ce cadre-là pour une conversation informelle, mais donc ne pouvaient pas ignorer qu'elle risquait d'être prise en photo, ou pourquoi pas filmée, enregistrée. Plaider aussi que la conversation est d'ordre privé me paraît un peu excessif, parce que même si les relations étaient informelles, les propos en question qui ont été captés et diffusés, parce qu'il semble que le médial incorrect, selon ses dires, ait opéré une sélection, Les propos retenus révèlent bien quelque chose qui est de l'ordre du débat d'intérêt général et justement qui met en cause la neutralité du service public et de ses journalistes. Alors il faudra peut-être aller plus loin. Est-ce que, comme le prétend Patrick Cohen, il y a bien eu un montage des propos, une décontextualisation ? Le Médial Incorrect affirme bien qu'il y a eu une sélection, qu'a priori tout n'a pas été retenu. Alors est-ce qu'il y aurait eu d'autres propos qui, en vérité, permettraient de nuancer ceux qui ont été diffusés ? Tout ça, c'est ce qu'il va falloir justement clarifier si les poursuites sont maintenues. Je ne me prononce pas sur l'issue évidemment de ces poursuites, mais on ne peut pas nier que malgré tout, il y a des éléments qui sont en faveur du droit du public à l'information.
- Speaker #0
Merci beaucoup Philippe Mouron pour cet éclairage juridique sur cette affaire. Nous espérons que cet épisode vous aura intéressé. N'hésitez pas à le partager autour de vous, à nous faire part de vos retours et pourquoi pas, ... à nous suggérer des thématiques futures. A très bientôt pour un nouvel épisode de CodeCast. Merci à toutes et à tous et au revoir.
- Speaker #1
Au revoir, merci.