- Speaker #0
Bonjour, je suis Maud Bernos, photographe depuis longtemps et podcasteuse depuis maintenant, et je vous propose d'écouter Des Clics, un podcast dédié aux femmes photographes. Aujourd'hui, et pour ce onzième épisode, je suis ravie d'accueillir la photographe Juliette Pavy. On me demande souvent comment je choisis mes invitées. Un coup de cœur artistique, une personnalité, des ponts qui se tissent, des noms qui surgissent, une thématique spécifique. Et il y a des sujets qui résonnent comme une évidence. Juliette Cessa, un sujet tsunami, une série aux tons bleus et aux ambiances glacées. Juliette Cessa, un sujet coup de poing, la stérilisation forcée des femmes au Groenland. La première fois que j'ai entendu parler d'elle, c'était il y a à peine un an. Un directeur de festival me confiait. Il y a une photographe super prometteuse avec qui je bosse depuis un petit moment. Puis son nom est apparu partout après qu'elle soit nommée Photographer of the Year à Londres en avril 2024 lors des Sony World Photography Awards. La première fois que j'ai parlé à Juliette c'était il y a à peine un an et la simple évocation du collectif de photographes dont elle fait partie, le collectif hors format, illuminait son regard. Depuis je l'ai croisée à diverses reprises et je retrouve à chaque fois cette même authenticité, cette même timidité, cette même sensibilité. et cette même curiosité, et surtout, cette volonté de témoigner, ou plutôt d'enquêter. Car Juliette ne photographie pas, ou pas simplement, elle enquête. Juliette est une enquêteuse photographique. Elle était en Tunisie il y a peu, elle vient tout juste de rentrer de son dernier voyage au Groenland, elle s'apprête à décoller vers New York, en ce moment Juliette s'envole, au sens propre comme au sens figuré. Bonjour Juliette, l'été est fini, nous ne sommes plus à Arles où j'étais vue pour la dernière fois, mais sur le port de Vannes, chez toi, et on vient de voir un voilier s'amarrer sous une pluie fine, ça change beaucoup des cigales. Et je suis ravie de te recevoir aujourd'hui au micro de Déclic, et c'est un grand jour car on est toutes les deux ensemble pour enregistrer cet épisode. Dans quelques heures, tu vas inaugurer ton premier solo show au Kiosk, qui est un lieu d'exposition sur le port de Vannes, accessible à tous gratuitement. L'exposition est du 3 octobre au 23 novembre et elle s'appelle « Sous la glace de l'Arctique, le mercure » . Et en plus de tout ça, Tu viens de recevoir ce matin ou hier, je crois, en avant-première, le premier exemplaire de ton premier livre qui s'appelle « Spiral, une enquête photographique sur la stérilisation forcée des femmes au Groenland » publié chez 4Eyes Éditions. En gros, c'est le jour des premières fois.
- Speaker #1
Oui c'est ça, exactement, et beaucoup d'émotions dans toutes ces premières fois.
- Speaker #0
Oui c'est ce que j'allais te dire, comment tu te sens avec toute cette actualité qui déborde ?
- Speaker #1
C'est assez fou, j'avoue que j'ai un peu l'impression de courir partout, je ne sais plus trop où donner la tête, et en même temps je suis tellement heureuse de pouvoir partager ces deux histoires sur le Groenland, que ce soit la... La stérilisation forcée des femmes avec le livre où, j'en reparlerai peut-être plus tout à l'heure, mais où vraiment ces trois ans d'enquête photographique qui maintenant sortent sous forme de livres que je peux partager, que je peux diffuser, que je peux offrir, c'est assez incroyable. Et de voir aussi cette exposition sur la pollution de l'articot mercure au kiosque dans la ville où j'ai grandi, de voir ce matin un public auquel je ne m'attendais pas forcément à voir. À voir dans une de mes expositions, des parents, d'amis avec qui j'ai grandi, des gens de mon quotidien à Havane, de mon enfance, de mon adolescence. C'est hyper important aussi pour moi de rendre accessible cette exposition à ces gens-là.
- Speaker #0
C'est une journée forte en émotions.
- Speaker #1
Oui.
- Speaker #0
Et qui n'est pas finie.
- Speaker #1
Oui.
- Speaker #0
Tu as clairement un lien très fort et très particulier avec le Groenland. C'est un lien dont... Nous allons beaucoup parler aujourd'hui, mais avant de nous lancer dans le Grand Nord, j'aimerais que tu me dises ce qui t'empêche de dormir la nuit. On reprend nos vieilles habitudes d'avant Arles.
- Speaker #1
J'avoue qu'en ce moment, je suis quand même... Assez inquiète par rapport à l'actualité et surtout par rapport à ce qui se passe à Gaza. D'autant que j'ai suivi il y a trois semaines le début des flottilles de la Global Smooth Flottilla, une flottille de bateaux qui se dirigeait vers Gaza avec de l'aide humanitaire dans le but d'essayer d'ouvrir un corridor humanitaire et qui se sont fait arrêter hier. J'avoue que ça me préoccupe beaucoup. De voir ces gens qui sont emprisonnés alors que c'est des citoyens qui essayent de briser le blocus et d'arriver en paix et d'agir contre le génocide qui est en cours à Gaza.
- Speaker #0
T'es parti pour le nouvel observateur et tu devais embarquer, t'as pas embarqué finalement. C'est ça, exactement.
- Speaker #1
J'ai embarqué, j'ai passé quelques nuits à bord mais le bateau n'a pas pris la mer.
- Speaker #0
C'est évidemment une thématique dont on parle beaucoup en ce moment et d'ailleurs, Oriane Cientaro-Livre, dans l'avant-dernier épisode, je crois qu'on a enregistré à Arles, en a parlé et a évoqué cette thématique à travers l'intervention de Nan Golding au Théâtre Antique de Arles. Je ne sais pas si tu étais là, je ne sais pas si tu l'as vue. Est-ce que tu pourrais me dire quelles sont les grandes étapes de ta vie ? Photographique qui est assez récente, mais ça fait quand même maintenant quelques années. Me résumer, comment tu es passée de la science à l'image ? Parce que je crois qu'à la base, tu as suivi un parcours scientifique.
- Speaker #1
Oui, c'est ça. Alors à la base, j'ai fait une école d'ingénieur en biologie. J'ai eu la chance de passer ma troisième année de cette école d'ingénieur au Canada. Et c'est vraiment là que j'ai commencé à... à faire de la photographie, dans le sens de la photographie, plus de reportage. En fait, j'ai beaucoup voyagé en stop et en sac à dos et avec mon appareil photo. Et à ce moment-là, mon appareil photo, c'était un peu... C'est toujours un petit peu, pour moi, un moyen de braver ma timidité et d'aller vers les gens, de leur poser des questions sur leur vie et puis de créer une interaction, une rencontre et de les photographier. Donc, j'ai vraiment commencé. Comme ça, je pense, la photographie, en faisant d'abord des petits reportages, mais juste pour moi, des gens que je rencontrais. Déjà, à ce moment-là, j'ai commencé à m'intéresser aux questions des peuples autochtones et aux droits des peuples autochtones. Je découvrais à ce moment-là l'histoire des pensionnats autochtones canadiens. Donc ça m'a aussi beaucoup touchée. J'ai commencé à faire des portraits de gens qui étaient témoins de ces histoires-là. Ensuite, en rentrant en France, je faisais mes études à Paris et je me suis rendu compte que... Vraiment, l'appareil photo me donnait un petit peu accès à tout ce que j'avais envie. J'ai commencé à documenter beaucoup l'actualité, d'abord des manifestations, mais aussi des concerts, du sport. Dès qu'il y a quelque chose de m'intéressé, je demandais une accréditation de photographe et puis j'y allais. Au fur et à mesure, je me suis constitué un petit portfolio de photos d'actualité, ce qui m'a permis de rentrer dans une agence et de commencer à vendre des photos à la presse, tout en parallèle de mon école d'ingénieur. Et puis ensuite, j'ai entendu parler de l'EMI, qui est une reconversion professionnelle en photojournalisme d'un an. Donc j'ai fait ça juste après avoir obtenu mon diplôme d'ingénieur. Et c'est surtout là que j'ai rencontré aussi les autres photographes avec qui j'ai cofondé le collectif Hors Format, qui va fêter ses cinq ans cette année. Et ça, c'est toujours des rencontres incroyables.
- Speaker #0
J'allais justement y venir, mais juste avant de parler d'Hors Format, j'ai l'impression quand tu parles que le Au tout début, l'appareil photo t'a permis d'établir un lien avec l'autre et comme si t'enlevais une certaine timidité quand tu me présentais la façon dont tu t'es mise à la photo au Canada. Est-ce que c'est ça ?
- Speaker #1
Oui, c'est ça. Je pense qu'il y a ce côté où vraiment l'appareil photo va me permettre de tisser des liens avec les gens. et en fait je vais je sais que J'ai un objectif, je vais vouloir faire une photo de cette personne, donc ça me fait une excuse pour me sentir légitime à parler à quelqu'un. Je sais que ça peut paraître un petit peu bizarre au début, mais je pense que c'est toujours comme ça aussi aujourd'hui. Ça me permet d'avoir quand même plus confiance en moi pour aller vers les gens et raconter leurs histoires, parce que je sais que derrière, je vais en faire quelque chose. Je vais essayer de diffuser leur histoire et en tout cas de comprendre aussi ce qu'ils vont me raconter.
- Speaker #0
Oui, donc tu te sens plus légitime avec l'appareil photo en main pour aborder l'autre.
- Speaker #1
Exactement.
- Speaker #0
Donc tu fais partie de ce collectif de photographes qui s'appelle Orforma, qui est un collectif qui a été créé en 2020 et dont tu parles souvent, avec beaucoup d'attachement, presque d'amour et de conviction. qui fait un peu partie de ton ADN, j'ai l'impression. Quel est ton lien à ce collectif et quelle est l'histoire du collectif ?
- Speaker #1
Oui, d'amour, je pense qu'on peut le dire. Pour moi, Hors Format, c'est vraiment une deuxième famille. C'est un lien qui est très fort entre nous. C'est d'abord aussi, avant d'être une histoire de photo et de collectif, c'est d'abord une histoire d'amitié qui est assez incroyable. et je pense que On fait un métier quand même aujourd'hui, le métier de photographe, où on est amené à être assez seul au quotidien, sur le terrain, on est seul quand on essaye de pitcher des sujets, dans nos relations avec les iconographes, etc. On se retrouve souvent seul et c'est important d'avoir des gens avec qui discuter des situations, échanger, même avec qui choisir des photos, avoir des regards. Donc à la base, c'est vraiment sur ce constat-là que Hors Format s'est créé aussi, sur le fait que En fait, pendant les un an de formation à l'EMI, on avait déjà cette entraide-là qui était née entre nous. Et on s'est dit que ce serait dommage que ça se termine avec la formation. Et puis, petit à petit, ce groupe-là qu'on a formé sur cette base d'entraide a pris de plus en plus de place. Et on a commencé à faire des projets ensemble. Donc, on a fait un projet d'édition. On a travaillé aussi sur un projet collectif sur la jeunesse qui s'appelle « Nous n'avons pas grandi ensemble » qui a été exposé à Arles l'année dernière. Et de plus en plus, on se questionne et on essaye aussi de s'ouvrir à d'autres milieux que le milieu de la photo. Là, par exemple, on fête nos cinq ans le 20 novembre prochain. Et la thématique de nos cinq ans, c'est vraiment sur la question de faire collectif. Donc, il y a cette idée de travailler avec un collectif de curatrices pour mettre en place l'exposition, d'amener un collectif de DJ pour l'événement et puis aussi d'enregistrer. Un podcast avec d'autres collectifs de photographes et d'avoir vraiment une discussion sur comment aujourd'hui on peut faire collectif dans le milieu de la photo mais aussi ailleurs et qu'est-ce que ça peut nous apporter et quelle forme d'organisation on peut créer. En fait vu qu'on est aussi amis dans la vraie vie, pour certains on est aussi en colloque, donc on se voit quand même vraiment beaucoup à la fois pour parler de travail mais pas que et je pense que c'est ça aussi qui fait notre force. Et vraiment, on s'est construit ensemble et on a évolué ensemble aussi dans la construction de nos sujets, dans notre engagement. Et je pense que ça, c'est ce qui est le plus intéressant aussi pour moi dans le collectif.
- Speaker #0
Donc effectivement, Hors Format est plus qu'un collectif de photographes. C'est aussi une histoire d'amour et une histoire amicale et une histoire de famille. J'aimerais maintenant qu'on parle du Groenland. Est-ce que tu sais combien de voyages tu as déjà fait au Groenland ?
- Speaker #1
Alors ? Combien ? J'avoue que je ne compte plus trop, mais ça fait trois ans maintenant que je travaille au Groenland. Et là, depuis le début de l'année, je pense que j'ai passé plus de quatre mois sur place.
- Speaker #0
Sur place au Groenland, tu as travaillé, tu travailles sur différents sujets depuis des années. Mais il y a deux sujets que j'aimerais développer particulièrement avec toi aujourd'hui. Le premier qui est le placement abusif des enfants groenlandais. Comment tu es arrivé à ce sujet ? qui moi m'interpelle particulièrement en tant que mère de réaliser, enfin tu vas nous en expliquer un peu plus sur ce sujet, mais j'ai l'impression que c'est des parents groenlandais à qui on a enlevé leur enfant, souvent à la naissance, pour les emmener au Danemark.
- Speaker #1
Oui, c'est une histoire qui est assez dingue. J'ai commencé à travailler sur ce sujet en octobre dernier.
- Speaker #0
Donc en octobre 2024.
- Speaker #1
C'est ça, exactement. Donc en fait, à ce moment-là, j'ai discuté avec une des femmes victimes de stérilisation forcée, donc un autre sujet sur lequel on va parler. Et elle m'expliquait qu'elle avait une connaissance qui venait de se faire enlever son enfant par le gouvernement danois et placée dans une famille danoise. Et à partir de cette histoire-là, j'ai commencé à creuser le sujet. J'ai vu qu'il y avait un rapport de l'ONU qui était sorti sur le sujet et qui disait qu'en fait aujourd'hui il y a 1% des enfants danois qui sont placés dans des familles d'accueil contre 8% des enfants groenlandais. Et donc quand on parle d'enfants placés, c'est d'enfants placés par des travailleurs sociaux parce que selon l'évaluation des travailleurs sociaux, les parents ne sont pas en capacité de s'occuper de leurs enfants. Et en fait, au fur et à mesure, en parlant aussi avec des Inuits, on m'a expliqué que ces travailleurs sociaux faisaient passer des tests aux mères groenlandaises pour savoir si elles étaient en capacité de s'occuper de leurs enfants. Le problème, c'est que ces tests, ils sont en langue danoise et ils sont basés sur la culture danoise. Donc, beaucoup plus compliqué pour les mères groenlandaises. à réussir et donc ces fameux tests c'est les tests FKU donc les Inuits ont milité pour l'abolition de ces tests ce qui a eu lieu en mai dernier donc en mai 2025. Le gouvernement danois a reconnu que ces tests étaient biaisés et racistes et donc les a interdits sauf que avant ces tests là donc là même l'année dernière même il y a six mois Encore rentrée, une mère qui s'est fait placer son enfant, donc qui a juste passé deux heures avec son enfant après sa naissance, et qui au bout de deux heures a eu son enfant placé sur la base des résultats de ses tests. Et donc même là, ces mères qui ont eu leurs enfants placés, même si aujourd'hui les tests ont été reconnus comme racistes et ont été abolis, ces mères n'ont pas récupéré leurs enfants. Elles sont encore en train d'essayer de se battre pour récupérer leurs enfants. Et on ne parle pas de cas isolés au début. La première fois qu'on m'a raconté cette histoire, je me suis peut-être naïvement dit que peut-être qu'il y avait un souci avec les parents et que oui, l'enfant avait été placé, mais là on parle quand même de 8% d'enfants groenlandais qui sont placés contre 1% d'enfants danois. Ce qui est énorme, énormissime.
- Speaker #0
Où vont ces enfants ? Pourquoi on les enlève ?
- Speaker #1
Je pense qu'il y a toujours ces stigmates de la colonisation qui sont encore très présents aujourd'hui dans la société groenlandaise. où déjà à l'époque, on avait pour idée de... d'éduquer les Groenlandais et de les « daniser » dans les années 60, aussi pendant l'époque de la modernisation du Groenland. Les meilleurs élèves groenlandais à l'école étaient placés dans des familles danoises pendant un ou deux ans pour en faire de bons Danois et pour qu'ils retournent au Groenland ensuite éduquer les Groenlandais. Et je pense qu'on est toujours dans cette optique-là aujourd'hui quand on parle de placement abusif d'enfants groenlandais dans les familles. On a aussi une incompréhension totale des différences culturelles.
- Speaker #0
Et quel est le recours pour ces mères ou ces familles, parce que c'est sûrement pas que des mères, ou ces familles pour récupérer leur enfant, la garde de leur enfant, pour être en famille ?
- Speaker #1
Oui, alors aujourd'hui il y a plusieurs associations qui se sont montées de femmes, de mères inuites qui essayent de récupérer leurs enfants, notamment SILA 360 par exemple. Et il y a aussi le recours à la presse. En fait, je pense qu'ils comptent beaucoup dessus. Et nous, on a travaillé avec The Guardian, par exemple. On a suivi une des mères qui a passé seulement deux heures avec son enfant avant qu'il ne lui soit enlevé. Ça a été diffusé. L'histoire a fait la une. Mais pour l'instant, cette mère-là n'a pas encore récupéré son enfant. Donc même le recours à la presse et à la médiatisation internationale, en tout cas pour... pour l'instant, n'a pas fonctionné.
- Speaker #0
C'est dingue. Peut-être le podcast, parce que je crois que la thématique dont on va parler maintenant, qui est la stérilisation forcée des femmes au Groenland, a été révélée en 2022 à travers un podcast. Du coup, Juliette, la stérilisation forcée des femmes au Groenland, c'est ton grand sujet avec lequel tu as remporté le prix de photographe de l'année. au Sony World Photograph Award en 2024. C'est un sujet qui t'a donné une immense visibilité. C'est le sujet de ton livre qui est devant moi et dont on va parler un tout petit peu plus tard. Est-ce que tu pourrais me raconter la genèse, le développement et ce qui semble être la fin de ce scandale ? Avec pour la première fois de l'histoire les excuses officielles de la première ministre, il y a juste quelques jours, pardon.
- Speaker #1
Alors pour moi, la première fois que j'en ai entendu parler, en fait, c'était juste une brève dans Ouest France, justement. Donc le journal local qui parlait de ces stérilisations forcées des femmes. À ce moment-là, on était à l'été 2022 et j'avais beaucoup de questions à la suite de la lecture de cet article. J'ai commencé à regarder un petit peu tout ce qui existait sur... sur internet à ce moment-là et surtout je suis rentrée en contact avec Naya Libert, qui est la première femme victime à avoir parlé publiquement de ce qui lui était arrivé, de ces stérilisations qu'elle a subies. Donc on a beaucoup échangé sur Facebook, les Groenlandais utilisent beaucoup Facebook et on s'est parlé comme ça pendant un mois sur Facebook jusqu'au moment où elle me dit « tu peux venir chez moi, viens à nous, viens raconter notre histoire » . Et c'est comme ça qu'en novembre 2022, je suis arrivée chez elle à Nukes pour la première fois. C'était aussi la première fois que je mettais les pieds au Groenland. Il y a trois ans. Donc il y a trois ans, exactement. À ce moment-là, il venait d'y avoir ce podcast qui avait été fait par deux journalistes danoises en 2022 et qui mettait en avant les stérilisations forcées des femmes qui ont lieu au Groenland à l'époque. colonies danoises dans les années 60-70. Donc en fait, c'est plus de la moitié des femmes qui étaient en âge d'avoir des enfants, donc 4500 femmes, qui se sont vues poser de force un stérilet en forme de spirale, sans leur consentement, sans le consentement de leurs parents. Et ces stérilets étaient beaucoup trop gros et pas du tout adaptés à leur corps. Donc même...
- Speaker #0
Pardon, Juliette, je te coupe, parce que tu parles de femmes, mais c'était même des enfants. Des jeunes filles ?
- Speaker #1
Exactement, des enfants de 12 ans.
- Speaker #0
Oui, donc c'est important. Oui,
- Speaker #1
effectivement. Et donc du coup, ces stérilisations se faisaient pendant les visites médicales à l'école, donc sans consentement, sans explication, sans le consentement de leurs parents. Et surtout, ces stérilets étaient beaucoup trop gros et pas du tout adaptés au corps de jeunes femmes. Donc même s'ils étaient... parfois retirées, parfois non. Mais même après être retirées, les femmes ont subi des infections, des hystérectomies et sont restées stériles à vie. Certaines n'ont pas eu leur stérilité retirée. Et pendant des années, avec le traumatisme, elles avaient totalement oublié qu'elles avaient ce stérilé à l'intérieur de leur corps. Et c'est en plusieurs dizaines d'années plus tard, en consultant une gynécologue, que Et en faisant une radio, là, elles se sont rendues compte qu'elles avaient ce stérilet. Et souvent, elles m'expliquaient qu'en fait, il avait rouillé, que ça s'était infecté, que c'était horrible, parce que personne ne s'en était occupé pendant 10 ans. Personne ne savait qu'il y avait cet objet à l'intérieur de leur corps. Et pour revenir à la question du podcast, parce que j'ai un petit peu dévié, mais du coup, en 2022, il y a deux journalistes danoises qui ont... On travaillait sur un podcast sur ces stérilisations forcées des femmes groenlandaises. Et en fait, à cette époque-là, on pensait que c'était juste des médecins qui agissaient de manière isolée pour stériliser les femmes. Et elles, elles ont trouvé des documents dans les archives de Copenhague qui prouvent que c'était vraiment la moitié des femmes qui étaient en âge de procréer qui ont eu ces stérilisations et que c'était une politique globale menée par l'État vanois. pour diminuer la population groenlandaise et pour diminuer les aides qui étaient versées au Groenland à cette époque-là. Et c'est là qu'une enquête officielle a été ouverte en octobre 2022. Et suite à ces trois ans d'enquête, il y a deux enquêtes qui ont été ouvertes en parallèle, et il y en a une des deux qui vient de se terminer il y a trois semaines maintenant. Et suite à ça, la première ministre danoise s'est excusée officiellement à Nouk auprès de ses femmes victimes.
- Speaker #0
Pour la première fois.
- Speaker #1
Pour la première fois, alors que par exemple en février dernier, suite notamment à la venue de Trump Jr. au Groenland, un débat avait été organisé officiellement pour la première fois entre la télé groenlandaise et la télé danoise où il parlait des stérilisations forcées. À ce moment-là, un homme politique danois a été invité et à la question de la présentatrice qui lui demande est-ce que vous vous excusez pour nous convenez de... d'entendre le témoignage d'une des victimes de stérilisation forcée. Donc on lui posait la question, est-ce que vous vous excusez ? Il répond froidement non, parce que je suis un politicien, donc je ne peux pas m'excuser car mes excuses seraient officielles. Tout le monde est sorti glacé. On était à Nouc, dans le centre culturel, et tout le monde était sidéré par sa réponse et le fait qu'il ne s'excuse pas, même en tant qu'humain ou en tant que personne sensible, touchée par le récit de ces femmes.
- Speaker #0
Tu connais toutes ces femmes de mieux en mieux. Tu les côtoies depuis trois ans. Tu connais les ravages. les victimes, les ravages de cette campagne officielle de stérilisation forcée ? Ou continue-t-elle à puiser des forces et de l'énergie à l'heure actuelle, quand on se trouve face à des discours comme ça, à des discours de négation presque de leur réalité et des atrocités qui ont été commises sur elles ?
- Speaker #1
Je pense que c'est assez fou. et vraiment moi je... Je ne sais pas comment elles font pour garder le calme, l'énergie, etc. Mais je pense qu'il y a quand même cette histoire de sororité et de force du collectif aussi. Où en fait, Naya, un de ses premiers réflexes après avoir partagé son histoire à la presse, c'était aussi de faire un post Facebook et de dire voilà, c'est ça qui m'est arrivé. Et en fait, ce post, il a eu tellement de réactions de femmes qui lui ont dit mais moi aussi j'ai subi la même chose. Et Naya, ce qu'elle a fait, c'est qu'elle les a regroupées, toutes ces femmes. Elle a créé un groupe Facebook, elle a organisé des réunions, elle a créé du lien entre elles. Et je pense que c'est ça qui fait aussi qu'elles en sont arrivées aujourd'hui à avoir obtenu des excuses. C'est en se regroupant, en parlant de leur histoire et en s'organisant aussi. Si à un moment, une journée, l'une n'était pas capable de témoigner. Elle pouvait donner le contact d'une autre qui, elle, avait peut-être plus de force, plus d'énergie ce jour-là pour partager son histoire et se battre comme ça sans relâche pendant plus de trois ans et pendant toute une vie, en fait, pour partager ce qui leur était arrivé.
- Speaker #0
C'est des sujets et un sujet qui traite directement des conséquences de la colonisation danoise et de la condition des femmes, car enlever un enfant à sa mère et stériliser deux jeunes filles est d'une violence inouïe. Et au cours de tes années d'investigation, est-ce que tu as eu un lien avec les responsables ? Parce qu'on parle des victimes, on en parle souvent. À travers tes photos, à travers tes rencontres, est-ce que tu as eu un lien direct avec ces responsables ? Et quels sont leurs points de vue aujourd'hui, des années après, à l'heure où, en tout cas pour la stérilisation forcée, les excuses sont officielles ? Est-ce que tu sens une évolution ?
- Speaker #1
Oui, effectivement. Dans ce travail d'enquête... J'ai aussi cherché à contacter les gens qui avaient le pouvoir à cette époque. J'ai notamment pu rencontrer un médecin, un gynécologue, qui était aussi chef du village de Manitsock au moment de ces stérilisations forcées. Je l'ai rencontré au Danemark, chez lui, et c'était assez glaçant cette rencontre. Quand je lui ai parlé de l'enquête qui était en cours, c'était il y a deux ans maintenant que je l'ai rencontré, et quand je lui ai demandé ce qu'il attendait de l'enquête, il m'a répondu froidement « nothing » . Comme si pour lui, ce n'était pas un problème, ça n'avait pas vraiment existé. Et quand je lui ai demandé « mais pourquoi vous avez fait ça ? » Comment vous avez pu faire ça à des jeunes femmes de 12 ans sans leur consentement ? Et lui se protégeait en me disant, les spirales c'est ce qu'on avait en stock et on les a utilisées. Donc c'était très froid, très lunaire en fait, je ne sais pas comment qualifier cette... cette rencontre, mais voilà, je pense qu'il y a un fossé énorme, en fait, avec ces gens-là.
- Speaker #0
Mais parce que toutes ces personnes ne craignent rien. Elles sont toutes totalement hors de... Enfin, il y a eu des excuses officielles, mais il n'y a pas eu des...
- Speaker #1
De jugement.
- Speaker #0
De jugement, ou de procès, ou d'incrimination, ou donc tout va bien.
- Speaker #1
Oui.
- Speaker #0
Ça avance, mais...
- Speaker #1
Mais doucement et on est encore toujours aujourd'hui, quand je parlais du placement abusif des enfants groenlandais, il y a toujours aujourd'hui cette histoire de s'approprier le corps des femmes, de décider à leur place de qui va être capable d'éduquer leurs enfants, de les contrôler. C'est fou que ça arrive encore maintenant.
- Speaker #0
Et que ça ne soit pas fini, parce que d'après tout ce que tu viens de dire et ce qu'on vient de dire, c'est des sujets qui devraient être classés, entre guillemets, j'aime pas utiliser ce mot, mais qui devraient être classés. Mais tu dis qu'il y a encore des placements abusifs aujourd'hui. Est-ce qu'il y a encore des stérilisations forcées ? J'ose espérer que non,
- Speaker #1
mais... C'est un peu horrible, mais c'est fou que tu en parles, parce que la semaine dernière, j'ai aussi travaillé là-dessus, et il s'avère que l'enquête dont on parle, elle a lieu sur les cas qui sont entre 1966 et 1976, pendant la colonisation danoise. Mais lundi dernier, j'ai rencontré une femme qui m'a dit qu'elle avait subi une stérilisation forcée en 1989, et qui m'a aussi dit que Elle n'était pas la seule et que ce n'était pas exactement les mêmes conditions que cette campagne massive de stérilisation, mais qu'elle aussi, elle avait subi ça. Et je pense que là, de toute façon, je vais raconter son histoire avec Dietzeit, qui est un média allemand avec qui je l'ai rencontré. Mais je compte aussi continuer de rencontrer ces autres femmes et de parler de ce qui se passe encore récemment.
- Speaker #0
Qui n'est pas du tout fini. Juliette, j'ai devant moi justement le livre Spiral, qui s'appelle Spiral, une enquête photographique sur la stérilisation forcée des femmes groenlandaises. Et c'est un livre qui a l'air magnifique, que je suis ravie de ramener chez moi ce soir et que je vais pouvoir regarder avec précision et admiration. Est-ce que tu as participé ? Enfin, quelle est l'histoire ? Du livre, parce que c'est une grande première. J'imagine que c'est émouvant. Enfin, moi, je suis émue pour toi, en tout cas.
- Speaker #1
Oui, oui, oui, c'est une grande première. C'est super émouvant. C'est toujours quelque chose de faire un livre. C'est quelque chose qui reste. C'est un objet de mémoire. Et pour moi, c'est aussi un hommage à toutes ces femmes qui m'ont confié leur histoire. Et je me rappelle d'une conversation avec Naya, c'est marrant parce que tu es à la page pile de son portrait, et en fait quand je suis venue la voir pour la première fois, elle m'avait un petit peu dit au début, bon tu sais il y a aussi la BBC qui m'a contactée, elle ne m'a pas formulé ça comme ça, mais je voyais qu'elle s'interrogeait un petit peu sur, qu'est-ce que toi petite photographe indépendante tu vas faire de... de plus ou en tout cas de différent que la BBC. Et à ce moment-là, je savais que je voulais passer du temps et que ce serait un sujet qui me prendrait beaucoup de temps et que je voulais faire quelque chose d'intime et pas juste une enquête journalistique. Bien sûr que le côté enquête journalistique est important, mais c'est ce que j'ai expliqué à Naya, c'est que vraiment moi je suis Mon idée, c'était de porter leur voix et de raconter leur histoire avec tout ce qu'on peut mettre dans un livre, avec des respirations, des émotions, la documentation aussi. Dans le livre, on a aussi typiquement des... Donc c'est vraiment une collaboration. Il y a aussi des dessins de Naya qui sont glissés. Donc Naya qui est psychologue aussi et qui a travaillé sur la question du traumatisme. J'ai décidé aussi d'intégrer cette matière, ces dessins, à ce récit. Et là, tu tiens aussi dans ta main une lettre. C'est une lettre d'Aka Hansen, qui est une militante inuite groenlandaise, qui s'adresse à toutes ces femmes qui ont été victimes de stérilisation forcée, qui vient d'apprendre ce qui s'est passé, ce qui a été fait à son peuple, à toute une génération, et qui leur écrit avec beaucoup d'émotion. et que j'ai voulu intégrer aussi à ce livre.
- Speaker #0
C'est hyper beau, je suis assez touchée et émue, presque. En tout cas, je lis juste les quatre premières lignes que je vois. C'est imprimé sur un papier super fin, super beau, qui est glissé dans une espèce de mini-pochette, enveloppe, au début du livre. Et pour que vous ayez une idée... de cette lettre d'Aka Hansen. Je lis et je cite « Chères femmes, merci d'avoir partagé vos histoires. Merci d'avoir utilisé vos voix pour sensibiliser, rendre justice et guérir. Merci d'avoir osé parler d'une chose qui n'aurait jamais dû arriver. » C'est juste pour donner une idée, mais ça donne envie de tout lire. Est-ce que, avant qu'on se quitte, Tu peux me dire quel est ton plus grand combat ? Quelle est la cause pour laquelle tu as vraiment envie de tout donner ?
- Speaker #1
J'ai l'impression qu'il y a tellement de choses... Il y a tellement de causes qui me révoltent aujourd'hui. Je pense que ce serait un combat général pour les droits humains, pour l'égalité, pour les droits des femmes, pour l'environnement, pour...
- Speaker #0
Submerger de combats.
- Speaker #1
Oui, j'ai l'impression d'être assez sensible et qu'aujourd'hui, il y a tellement de choses qui ne vont pas aussi et qui... Je pense que c'est important de se battre contre tout ça. Je ne peux pas tout citer, mais j'ai l'impression qu'il n'y a pas une cause plus haute que l'autre. C'est pour ça que je suis hyper heureuse de faire ce métier. J'ai la chance dans mon métier de pouvoir parler de tout, que ce soit des droits des femmes. de Gaza, que ce soit de l'environnement, et je pense que c'est hyper important.
- Speaker #0
Au tout début de ta longue carrière, l'appareil photo était une façon de tisser le lien avec l'autre. Donc c'est comme si ça avait déjà un peu évolué en quelques années. L'appareil photo est plus un moyen de révéler, de combattre. et d'essayer de ne pas te noyer dans cette submersion de mauvaises nouvelles.
- Speaker #1
Oui, je pense qu'aujourd'hui, bien sûr que ça reste un moyen pour moi d'échanger avec les gens.
- Speaker #0
Excuse-moi.
- Speaker #1
Non, pardon. Non, je disais, pour moi, bien sûr que l'appareil photo, ça reste un moyen de communication, mais plus que ça, aujourd'hui, c'est... C'est aussi un outil d'engagement et je me suis rendu compte au fur et à mesure aussi de mes sujets, du pouvoir qu'on pouvait avoir en tant que photojournaliste, mais aussi des responsabilités qui vont avec de diffuser les histoires et les voix de ceux qui se confient à nous. Donc oui, je dirais qu'aujourd'hui, c'est vraiment une forme d'engagement.
- Speaker #0
Merci beaucoup, beaucoup Juliette, pour ce moment avec toi. Sous la pluie presque, de Vannes, devant le port, et pas loin de ton exposition, depuis l'endroit où je suis, je vois écrit en énorme Juliette Pavie. Merci et bravo pour tous ces travaux qui me semblent super importants.
- Speaker #1
Merci beaucoup Maud, et merci à toi de porter la voix des femmes photographes.
- Speaker #0
Merci beaucoup d'avoir écouté ce nouvel épisode de Déclic, conversation avec des femmes photographes. N'hésitez pas à laisser des avis sur les plateformes telles Apple Podcasts par exemple. Ça aide beaucoup à la diffusion du podcast. Merci encore à vous toutes et tous qui écoutez régulièrement ce podcast qui me tient vraiment à cœur et que je souhaite diffuser le plus longtemps possible. À bientôt !