- Speaker #0
Alors l'ambiguïté, il y a beaucoup de définitions, parfois même les gens qui veulent faire de l'humour disent qu'il y a une ambiguïté sur la définition de l'ambiguïté. C'est au quai de se tromper, c'est au quai d'hésiter, sinon je pense qu'on va avoir tendance à rationaliser une décision et donc à mobiliser uniquement la capacité positive.
- Speaker #1
Bienvenue sur DinoSapiens, le podcast qui explore la transformation des organisations sans bullshit ni jargon. Je suis Bérangère du cimetière et chaque épisode, je tends le micro à celles et ceux qui, à leur manière, font évoluer nos façons de travailler, de décider, de manager. Parce que transformer, ce n'est pas imposer, c'est comprendre, embarquer, expérimenter. Parce que, dans un monde qui change vite, c'est notre cas. capacité à rester humain qui fera toute la différence. Alors embarquez avec moi sur Dinosapiens et ensemble, évitons l'extinction.
- Speaker #0
Aujourd'hui,
- Speaker #1
je reçois Caroline Rieu-Plichon, enseignante chercheuse à l'IESEC. Caroline et moi, on s'est rencontrées toutes les deux sur les bancs de la PAC au début des années 90. Depuis, nos chemins ont pris des directions différentes, mais avec un point commun, une passion pour l'humain et la transformation. Caroline Rioplichon a débuté sa carrière dans la distribution sélective chez LVMH avant de rejoindre Michael Page, le spécialiste du recrutement. Avec son conjoint, elle a ensuite décidé de tenter une expérience à l'étranger, direction la Suède. Là-bas, Caroline Rioplichon continue dans le recrutement et la distribution et rejoint Ikea où elle restera 5 ans dans le sud du pays. A son retour en France, elle poursuit son aventure chez Ikea pendant une dizaine d'années. c'est là qu'elle découvre la conduite du changement à travers un poste de change manager. Une révélation pour elle. À ce moment-là, elle comprend que la transformation ne se résume pas à un plan de projet. Elle touche aussi à quelque chose de vivant. Les émotions, les résistances, les dynamiques collectives. Ce sera le début d'un vrai virage. Elle reprend ses études, obtient un master de recherche à l'École des Mines de Paris, puis soutient une thèse à l'ESCP en 2019. Elle devient enseignante-chercheuse à l'IESEG, où elle dirige aujourd'hui le master spécialisé en conseil. et enseigne la conduite du changement dans plusieurs programmes, master, exécutive et master spécialisé. Caroline Rieu-Plichon nous parle aujourd'hui d'un sujet passionnant dans la lignée de son épisode n°12 de janvier sur la capabilité négative. Elle nous parle de l'ambiguïté dans le changement et pourquoi cela peut être un atout pour celles et ceux qui conduisent les transfo. Bonjour Caroline Rieu-Plichon.
- Speaker #0
Bonjour Bérangère, merci beaucoup. de me réinviter.
- Speaker #1
Je suis ravie de t'avoir sur le format de Dino Sapiens. Tu as été une des premières invitées. On va parler aujourd'hui d'un sujet que tu connais parfaitement bien et on va commencer, si tu le veux bien, par quelques définitions pour bien se mettre dans l'ambiance de la conduite du changement. Alors, qu'est-ce que c'est l'ambiguïté dans le changement ?
- Speaker #0
Alors, l'ambiguïté, il y a beaucoup de définitions. Parfois même, on dit qu'il y a des gens qui veulent faire de l'humour, disent qu'il y a une ambiguïté sur la définition de l'ambiguïté. Moi, je retiens deux définitions. La première, c'est celle peut-être à laquelle on pense toutes et tous. Donc la notion de flou, de vague, de clarté un peu limitée. Et l'autre définition, c'est celle qui dit qu'il y a plusieurs, qu'on envisage plusieurs interprétations, plusieurs significations à une même idée. Donc on est plus dans une forme de polysémie pour la deuxième définition. Donc voilà, pour moi, c'est les deux définitions que je retiens pour ma part de l'ambiguïté.
- Speaker #1
Et alors, si on va dans le vif du sujet, qu'est-ce que c'est que la... « Capabilité positive » .
- Speaker #0
Alors, « Capabilité positive » , en fait, je vais faire un micro-détour. Et j'aime bien faire ce détour parce qu'en fait, elle se définit d'abord par la « Capabilité négative » .
- Speaker #1
Ça tombe bien, c'était la question d'après.
- Speaker #0
Mais en fait, c'est vrai que du coup, contrairement à ce qu'on peut croire, ça commence par le négatif et ensuite on... par négatif, entre guillemets, comme un film, une diapo, ont défini la capabilité positive. Et je trouve ce cheminement intéressant. Donc la capabilité négative, c'est un concept qui n'a pas été créé par moi du tout, qui a été créé au XIXe siècle par un poète, ça vient de la littérature, Keats, britannique, et qui, à l'époque, déterminait cette capacité à finalement rester dans l'incertitude et dans le doute. et de ne pas chercher absolument à se raccrocher à des faits et à un raisonnement ou une forme de raison. Donc à l'époque, c'était resté un peu dans ce flou, dans ce je ne sais pas. Et ça s'est passé en gestion bien plus tard, au XXe siècle, à la fin du XXe siècle, notamment avec des Britanniques toujours de Bristol, Simpson, French et entre autres. Et donc moi, j'ai découvert ça au moment de faire ma thèse. Et j'ai trouvé que c'était... Le lien avec l'ambiguïté, c'est que j'ai trouvé que c'était finalement une très belle ressource pour essayer de gérer cette ambiguïté. Donc, capabilité négative, une forme d'aptitude, de ressource à ne pas. Donc, négative parce que ne pas décider trop vite, ne pas agir trop vite quand on ne sait pas. Et ça arrive... finalement plus souvent qu'on veut bien l'admettre. Et aussi l'autre partie négative, parce que finalement, c'est être capable de résister à des affects un peu négatifs autour de soi, liés au stress, liés à l'anxiété, liés à la pression, de prendre une décision justement, pression qu'on a de ses collaborateurs, de ses collègues, de son management. Et donc, c'est de contenir un petit peu ces émotions négatives pour pouvoir essayer de continuer à y voir un peu plus clair.
- Speaker #1
J'aime bien cette idée de contenir ces émotions négatives. Et donc, la capabilité positive...
- Speaker #0
Exactement, en négatif, entre guillemets, en creux, comme on dit. La capabilité positive, en fait, je me suis aperçue que c'est ce pourquoi on est souvent formé, éduqué. Donc, à savoir, on a un problème qui est compliqué, donc on le coupe en différents morceaux pour finalement structurer, anticiper, décider, pour pouvoir au final agir dans... sur le cours des choses et dans les organisations. Donc, c'est quelque chose de très cartésien, auquel on est formé en général dans la plupart des études supérieures.
- Speaker #1
Alors, on voit bien qu'il n'y a pas une mauvaise ou une bonne capabilité, mais quelles sont les vertus des deux capabilités ?
- Speaker #0
Alors, effectivement, moi, je trouve et j'ai observé aussi dans mon terrain de thèse qu'en fait, on est autorisé à, entre guillemets, à mobiliser sa capabilité négative. que si, quelque part, on a montré qu'on pouvait mobiliser d'abord, utiliser sa capabilité positive. On est autorisé à douter, à suspendre son jugement que si on a montré qu'on savait, décider et agir. Donc, les vertus, du coup, cette capabilité positive qui nous, quelque part, rend légitime, quand même, avant tout dans les organisations. On est quand même, avant tout, je trouve, attendus sur cette mobilisation-là. Justement, c'est savoir structurer, anticiper, agir, décider, sous pression, quand même, avec beaucoup de complexité. Voilà, normalement, c'est quand même une belle vertu, la capabilité positive. Et une autre vertu, enfin, d'autres vertus, en tout cas, pour la capabilité négative, justement, c'est savoir se dire, là, je n'ai pas les billes pour décider. Si je décide, c'est sur un coup de dé. Donc, je risque d'abîmer une organisation, des personnes. gaspiller beaucoup de ressources, notamment financières, mais pas que. Et donc, c'est pouvoir suspendre un jugement trop hâtif et aller chercher des signaux faibles quelque part pour essayer d'en savoir plus et nous aider à décider. Donc finalement, la capacité positive est intéressante, enfin de capacité négative pour finalement réussir à décider, mais dans un contexte très différent.
- Speaker #1
Alors, est-ce qu'on a chacun des prédispositions pour l'une ou l'autre, capa négative ou positive ?
- Speaker #0
Alors, je pense que oui. Je pense qu'on en a en termes de personnalité. Après, je pense que ça se travaille. Je ne veux pas faire le parallèle avec cerveau droit, cerveau gauche, mais voilà, il y a un petit peu de ça. Donc voilà, pour moi, idéalement, on a, en tout cas dans les études de management, on va plutôt développer du coup la capabilité, je disais, plutôt positive. Et donc, c'est intéressant de... d'essayer de cultiver sa capacité négative.
- Speaker #1
Donc, on peut avoir les deux en même temps. On a privilégié souvent dans le système scolaire la positive. Et donc, c'est tout un travail, j'imagine, de développer la capacité négative, la capacité à se taire, finalement.
- Speaker #0
Alors, la capacité, oui, à se taire. C'est vrai que le silence, c'est quelque chose qui n'est pas naturel, entre guillemets, dans les organisations. Donc, tu disais, oui, on a appris la capacité... Mais les organisations, ensuite nos jobs nous entraînent à cultiver, à entretenir, à mobiliser cette capacité positive avant tout. Et donc, c'est vrai qu'il faut se forcer un petit peu à faire ce pas de côté pour mobiliser cette aptitude qui peut être reliée à des compétences comme... finalement savoir mobiliser son intuition, être très attentif à l'instant présent, parler de mindfulness. Donc voilà, c'est des éléments qui vont un peu dans le sens de cette capabilité négative.
- Speaker #1
Alors pourquoi, selon toi, les organisations sont-elles peu enclines à reconnaître les vertus de la capabilité négative ? Est-ce que, par exemple, est-ce que c'est parce qu'elles manquent de compétences pour naviguer dans un environnement vu cas, volatile, uncertain, complexe ? est ambiguous. Est-ce que c'est parce qu'effectivement la complexité du monde, la polarisation du monde aujourd'hui, dans cet environnement, elles continuent à utiliser toujours la capacité positive en essayant d'arriver à leur fin et manquent de reconnaître les compétences de capacité négative ?
- Speaker #0
Alors effectivement, c'est une très bonne question. Alors je te reprends quand même parce que maintenant on est passé à Bani. On est passé de VUCA à Bani. Donc Brittle, Anxious, Non-Linear. Donc le côté un petit peu cassant, fragile et anxiogène, effectivement, pour les deux premiers lettres de l'acronyme. Et finalement, BANI, je trouve, est encore plus incertain. C'est mon interprétation que VUCA.
- Speaker #1
C'est encore plus ambigu finalement.
- Speaker #0
Oui, et la capacité négative encore plus nécessaire, selon moi. Alors pourquoi les organisations ne sont pas toujours disposées ? à valoriser, à accepter déjà peut-être ce type de ressources. Je crois parce que tout simplement, elles ont été configurées, structurées, organisées un peu sur les bases du management, donc command and control, file, et puis avec tous les indicateurs de performance. Donc on est quand même dans un contexte qu'on essaie de rationaliser, qu'on essaie de prédire. qu'on essaie de mesurer, d'identifier puis d'anticiper les risques pour pouvoir les éviter. Donc d'où, effectivement, un certain nombre d'indicateurs. On peut comprendre également que finalement, les organisations ont besoin d'être rassurées sur leur bon fonctionnement et leur soutenabilité ultérieure. Après, je pense qu'il y a aussi beaucoup d'organisations qui ne connaissent pas forcément. Alors aujourd'hui, je trouve que ça change un petit peu quand même. Avec les soft skills, on s'éloigne quand même des hard skills. Mais c'est vrai qu'il y a cette méfiance, même cette défiance, je dirais, de tout ce qui n'est pas mesurable, tout ce qui n'est pas anticipable et tout ce qui est un peu, justement, un peu... On n'a pas le contrôle, un peu flou.
- Speaker #1
Donc finalement, c'est lâcher le contrôle. Il vaut mieux garder le contrôle, la capabilité négative.
- Speaker #0
Oui, l'image qui me vient, c'est l'image du cartilage. Donc, voilà, notre corps, il a besoin de ce slack pour pouvoir finalement mieux fonctionner, fonctionner de manière plus fluide. Donc, c'est un peu pareil. Enfin, moi, j'aime l'image de l'organe pour les organisations, organe vivant. Et donc, il faut du cartilage.
- Speaker #1
Très bien. Alors, dans ces organisations qui changent, qui se transforment, quels sont tes conseils ? pour équilibrer les deux capabilités ? Parce que les deux restent nécessaires au final. Comment on se dit qu'il faut utiliser, faire appel plutôt à l'une qu'à l'autre ? C'est quoi tes conseils ?
- Speaker #0
Alors, il y a un conseil qu'on a peut-être entendu un petit peu partout, mais qui est quand même important, c'est qu'il faut que les humains qui travaillent dans ces organisations aient droit à l'erreur. Il faut qu'ils sachent que c'est OK de se tromper, c'est OK d'hésiter, c'est OK éventuellement de se tromper. Sinon, je pense qu'on va avoir tendance à rationaliser une décision et donc à mobiliser uniquement la capacité positive. Et puis, au niveau individuel, c'est peut-être finalement discuter avec toi. Qu'est-ce qui est possible sur une journée ? Qu'est-ce qui est possible sur une semaine, par exemple ? Pragmatiquement, peut-être sur une journée, c'est relier, revoir sa to-do list avec plus de recul, essayer de voir d'autres approches. que les approches un peu hypothético-déductives pour faire ce qu'on doit faire. Et puis sur la semaine, peut-être parfois se dire, finalement, je mets sur papier des choses à faire, c'est des réponses à des questions sur lesquelles je dois produire, mais finalement, est-ce que c'est les bonnes questions que je me pose ? Donc c'est déconstruire et dézoomer. En même temps, alors c'est pas simple, je dis pas que j'y arrive facilement moi-même, mais si on s'entraîne pas, on n'y arrive pas. Et voilà, donc l'idée c'est d'essayer de faire le pas de côté, de dézoomer, et puis d'essayer de s'écouter. Si on ne sait pas, on n'a pas de conviction pour prendre une décision qu'on nous demande de prendre, c'est d'essayer de prendre ce temps, ne serait-ce que quelques heures, quelques jours, quelques semaines quand c'est possible. Ça vaut le coup pour prendre une meilleure décision d'attendre un petit peu.
- Speaker #1
Un immense merci Caroline d'être venue. me rejoindre.
- Speaker #0
Merci beaucoup Bérangère.
- Speaker #1
Donc, la force et la beauté de l'ambiguïté dans les processus de transformation, c'est pas rien. Derrière les modèles, les plans et les indicateurs, il y a des êtres humains qui doutent, tâtonnent, s'autorisent à hésiter, à chercher le sens et à accueillir le vivant. Dans nos organisations, apprendre à écouter le flou, à suspendre le jugement, à accepter le droit à l'erreur, c'est réhabiliter la vitalité. La créativité, la confiance. Finalement, et vous l'entendez beaucoup sur ce podcast, réhabiliter notre vulnérabilité, notre capacité à douter, ça nous rend plus humains. Merci à Caroline d'avoir partagé sa trajectoire, ses réflexions et ses conseils pour cultiver cette capabilité négative qui nous invite à faire un pas de côté, à questionner nos certitudes et à composer avec l'incertitude du monde. À vous qui écoutez, n'oubliez jamais que derrière chaque... processus de changement, il y a avant tout la richesse de l'humain, sa complexité, sa sensibilité, sa capacité à se réinventer. Prenez soin de vos ambiguïtés, elles sont précieuses. Elles sont autant de portes ouvertes sur de nouveaux mondes, sur de nouveaux possibles, de chemins à explorer ensemble pour faire de nos organisations des organismes vivants, souples et résilients. Merci pour votre écoute et à très bientôt pour un prochain épisode de DinoSapiens. Et d'ici là... Éviter l'extinction