- Gilles Halais
En mode Innovation, le podcast de l'Alliance du Commerce. Bonjour à toutes et à tous, c'est Gilles Halais. Je suis très heureux de vous retrouver pour un nouvel épisode du podcast qui vouys explique comment les marques réinventent la mode et le commerce de demain. 6 Français sur 10 affirment avoir intégrés du Made in France dans leurs achats selon un sondage de l'Institut Français de la Mode. Et pourtant, la part du Made In France dans l'habillement plafonne à 3%. À l'heure où le prix reste un critère déterminant dans l'acte d'achat, comment renforcer la compétitivité du fabriqué en France ? Comment développer les savoirs-faire ? Comment reconstruire notre outil industriel ? Ces enjeux majeurs valent bien un numéro de En mode Innovation, le podcast de l'Alliance du Commerce. 4 invités pour mettre un peu plus de bleu blanc rouge dans nos vêtements : Erika Joffrin-Cadix, directrice Offre et RSE chez Jules, qui fait partie de l'écosystème de l'Association Familiale Mulliez, Grégory Marchant, co-fondateur de La Maillecotech, co-dirigeant d'UTT et vice-président d'EURATEX, Luc Lesénécal, président de Saint James, près de 134 ans de Made in France et Gildas Minvielle, directeur de l'Observatoire économique de l'Institut français de la mode, l'IFM. Gildas, 3% de production française dans l'habillement, mais une tendance de fond quand même. Les distributeurs sont de plus en plus nombreux à proposer du Made in France.
- Gildas Minvielle
Mais ce n'est pas du tout quelque chose qui est réservé au positionnement prix premium ou haut de gamme, ou luxe accessible comme on l'appelle parfois. La grande distribution s'intéresse au Made in France et ça c'est intéressant je trouve comme nouveauté.
- Gilles Halais
Qu'est-ce qui met du vent dans les voiles du fabriqué en France ?
- Gildas Minvielle
On peut associer à ce mouvement la montée de l'éco-responsabilité. Je pense que... beaucoup de consommateurs ont pris conscience que les valeurs de l'éco-responsabilité sont très importantes. Ça nous pousse, tous les acteurs de l'écosystème, écoles, entreprises, instituts, fédérations, ça nous pousse à faire des efforts pour aller dans le bon sens. Pour être plus précis, je situe ce renforcement de l'intérêt pour le Made in France après le drame de 2013 du Rana Plaza. Je pense qu'il y a un avant et un après Rana Plaza. Sur des questions peut-être plus de responsabilité sociale que de responsabilité environnementale, a marqué les esprits.
- Gilles Halais
L'effondrement de ce bâtiment atelier en 2013. Quelques mois plus tôt, le ministre de l'économie de l'époque enfilait la marinière pour défendre le Made in France.
- Arnaud Montebourg
(Archives) Ce patriotisme économique existe. Les Français sont prêts à payer un tout petit peu plus cher dès lors que ce sont des produits qui sont fabriqués sur le territoire national.
- Gildas Minvielle
Arnaud Montebourg, ce n'était pas le plus mauvais ministre de l'industrie qu'on ait eu. Je ne suis pas certain qu'il avait raison sur le fait que, en moyenne, on est prêt à acheter plus cher. Vous avez à la fois une partie de la population qui est capable de payer plus cher, réduire la voilure de ses achats, être moins dans une consommation boulimique, mais on a aussi toute une partie de la population qui traverse des périodes difficiles avec un pouvoir d'achat fragilisé. Je mets ça en regard avec la montée en puissance de l'ultra fast fashion, comme on l'appelle aujourd'hui, Shein, Temu. On a clairement aujourd'hui... à la fois la montée du Made In France et la montée en puissance de distributeurs qui sont très très loin de l'éco-responsabilité, qui font de nombreux pas en arrière avec une consommation basée sur les volumes, les tout petits prix, etc. Et il ne faut pas blâmer les consommateurs qui ont besoin de petits prix, mais il faut les comprendre.
- Gilles Halais
Érika Joffrin-Cadix, l'empreinte environnementale des produits, c'est clairement ce qui vous a amené chez Jules à relocaliser une partie de votre production, en commençant par les jeans. Pourquoi les jeans ?
- Érika Joffrin-Cadix
Chez Jules, c'est une catégorie phare, un de nos bastions. On arrive à baisser de 30% l'impact d'un jean en le confectionnant en France. On produit aussi du 5 poches et actuellement on réfléchit aussi à développer des chinos.
- Gilles Halais
Est-ce que vous avez réussi à maintenir vos prix et vos marges en relocalisant ?
- Érika Joffrin-Cadix
Alors non, on n'a pas maintenu nos marges. En toute lucidité, ce n'était pas vraiment l'objectif. On sait qu'un produit fabriqué en France coûte plus cher que dans d'autres pays. On a plutôt ajusté nos marges et en termes de prix de vente pour le client, on est plutôt dans la fourchette haute. Le Gym Ending France, on a fait le choix de lancer à 59 euros. On a vraiment à cœur de rester accessible.
- Gilles Halais
À quels enjeux vous avez dû faire face ?
- Érika Joffrin-Cadix
Trois enjeux majeurs. Le premier, c'est un enjeu de formation, puisque le savoir-faire de confection et de lavage n'existe quasiment plus en France. Donc on a dû faire face à une courbe d'apprentissage plutôt longue. Ensuite, un enjeu industriel. Il a fallu trouver des financements. On a acheté du matériel de pointe, aussi bien pour la confection, la coupe et le lavage. Et puis après, des enjeux commerciaux. Une usine, il faut qu'elle ait un carnet de commandes. Donc le premier client c'est Jules, on a commencé à ouvrir avec des enseignes de notre écosystème avec Auchan et Kiabi, mais on reste aussi ouvert à d'autres clients, ce qu'il faut bien avoir un carnet de commande.
- Gilles Halais
Grégory Marchant, votre atelier de tricotage à Roubaix produit des bonnets en laine pour Decathlon, est-ce que votre bonnet sera au même prix que les bonnets que Decathlon importe d'Asie ?
- Grégory Marchant
Nous étions légèrement plus chers au démarrage avec un objectif d'arriver, en inventant et en créant les automatismes et les matériels derrière, à un prix moins cher que celui du Sri Lanka. Sur les coûts de fabrication du bonnet en tant que tel, on est totalement compétitifs.
- Gilles Halais
Beaucoup plus compétitifs s'agissant de l'empreinte environnementale.
- Grégory Marchant
Dans la gamme de chez Decathlon, il y avait des bonnets, des bonnets qui étaient faits en acrylique avec des membranes à l'intérieur de polyester. Et donc moi je suis arrivé en disant, aujourd'hui on va leur faire leur bonnet tel qu'il est, et après on va essayer de mettre nos convictions pour leur partager l'envie de faire évoluer ce bonnet dans une éco-conception qui corresponde à la terre de demain, des bonnets qui ont un impact carbone le plus bas possible. On a pu prouver au bout d'un an et demi, deux ans, que notre bonnet, il est 50% moins impactant que celui importé du Sri Lanka. Voilà, il n'y aurait pas eu ce partenariat, on ne faisait rien.
- Gilles Halais
Le partenariat industriel entre UTT, votre entreprise, et Decathlon, ça a été vraiment le cœur de la démarche de relocalisation. Main dans la main, vous avez créé La Maillecotech qui fabrique ces bonnets. Comment s'est construite la démarche ?
- Grégory Marchant
C'est un bonnet qui, d'origine, était un bonnet fait en acrylique polyester. Aujourd'hui, c'est un bonnet en 100% acrylique parce que moi j'ai demandé qu'il fasse qu'une seule matière pour pouvoir le recycler. Un produit qui est dans une seule matière, c'est beaucoup plus simple à recycler. Aujourd'hui, cette matière première, elle provient du Portugal. Ces balles d'acrylique, on va faire du fil, on va aller le teindre dans notre teinturie qui est ici à Tourcoing, ça va être envoyé dans le bâtiment qui est derrière, qui s'appelle La Maillecotech, qui est un tricotage. C'est fini à La Maillecotech, contrôlé, etc. Mis en packing, envoyé dans un centre logistique de Décathlon, ici à 20-30 kilomètres. Messieurs, dames, les retailers, les industriels, j'ai des solutions pour baisser votre impact carbone. Et aujourd'hui, la preuve, on l'a fait avec Décathlon et ce bonnet. On l'a fait !
- Gilles Halais
Érika Joffrin-Cadix, quels avantages vous avez pu mesurer chez Jules à produire vos jeans en France, peut-être déjà de travailler à flux plus tendus ?
- Érika Joffrin-Cadix
Alors effectivement c'est à flux beaucoup plus tendus. L'usine du Denim Center est située à quelques kilomètres de notre entrepôt, donc il y a quand même un vrai enjeu d'être à portée de main. La production très proche, locale, permet d'être hyper réactif et d'ajuster au mieux nos quantités, donc d'acheter mieux.
- Gilles Halais
Cette usine, vous l'avez créée de toutes pièces à Neuville-en-Ferrain dans les Hauts-de-France. 40 000 pièces produites en 2023, objectif 3 fois plus en 2024.
- Érika Joffrin-Cadix
Et l'ambition c'est de devenir une plateforme locale d'apprentissage où tous les intervenants de la chaîne de valeur, que ce soit les marques avec les designers, les acheteurs, les chefs de produits, mais également les industriels, pour trouver des solutions, pour être plus vertueux, pour être plus compétitif et surtout plus créatif.
- Gilles Halais
Quels enseignements, au terme de cette première année pour le Denim Center, et quelles actions correctives vous avez mises en place pour améliorer les performances ?
- Érika Joffrin-Cadix
Alors déjà, de la formation plus intense, c'est un chef d'atelier qui est expert en confection, qu'on n'avait pas au tout démarrage, et du coup qui a permis vraiment d'accélérer cette formation. On fait face aussi à des problèmes d'absentéisme, donc en fait il faut former régulièrement. On a dû améliorer et adapter notre manière de former et aussi revoir la disposition des chaînes de production pour éviter les "temps morts" entre chaque étape dans la chaîne de production.
- Gilles Halais
Luc Lesénécal, la transmission des savoirs, la formation sont des enjeux essentiels pour Saint-James. C'est ce qui vous permet de maintenir la qualité des vêtements Saint James fabriqués en France depuis près de 134 ans.
- Luc Lesénécal
Pour maintenir tout ce niveau-là, chaque poste de travail c'est 18 mois de formation, comme ces métiers ont disparu, pour la plupart, les écoles de formation ont disparu, donc on fait notre propre formation interne. Nous avons des personnes issues de l'encadrement qui forment les personnes pendant 18 mois et ensuite on les garde. Alors l'attractivité, nous avons ouvert nos ateliers et ça permet aussi au grand public et aux personnes en reconversion, puisque un tiers de nos embauches sont des personnes qui, après 40 ans, veulent changer de vie et ont découvert l'entreprise via les visites que nous effectuons au grand public. On s'aperçoit qu'il y a aussi une possibilité de carrière chez nous, puisque actuellement notre directrice des ateliers était une ancienne couturière qui a monté les échelons un par un. On favorise très nettement la promotion interne, que ce soit bien dans nos outils de production que dans nos autres services.
- Gilles Halais
Et c'est donc ce vis ma vie qui renforce aussi votre attractivité ?
- Luc Lesénécal
Vis ma vie, venez visiter Saint James, venez voir qu'il y a une ambiance plutôt sympathique, il y a une possibilité de carrière, qu'on fait des métiers de création. Nous sommes organisés aussi en groupe de travail, c'est-à-dire que chaque groupe est un groupe autonome. Une fois que les pièces du pull sont tricotées, on les assemble. Ce sont des groupes d'une dizaine de personnes. C'est elles-mêmes qui font tout le pull et non pas des monotaches. Et c'est assez motivant pour les couturières.
- Émmanuel Macron
(Archives) La réindustrialisation de la France et de l'Europe. C'est un enjeu clé de souveraineté, c'est clé pour le climat et la biodiversité. Réindustrialiser est le seul moyen de redonner des projets et des emplois partout dans le pays.
- Gilles Halais
Le gouvernement enchaîne les plans d'aide aux entreprises pour réindustrialiser la France. L'enjeu est énorme Gildas Minvieille car avec cette mondialisation à tout craint, on l'a entendu, on a perdu des savoir-faire qui n'existent plus en France.
- Gildas Minvielle
Réindustrialiser ou relocaliser au sens propre, c'est-à-dire ce qu'on faisait à l'étranger, le faire de nouveau en France, c'est louable, mais c'est effectivement une démarche difficile.
- Gilles Halais
Alors la clé du succès peut-être dans le développement des partenariats entre les industriels français et leurs homologues européens ou du bassin méditerranéen ?
- Gildas Minvielle
Ce qu'il faut, c'est faire une production au maximum dans un cadre européen élargi, associer bien sûr les autres pays européens, et puis les pays de la rive sud de la Méditerranée, Maroc, Tunisie, les pays de l'Est. Je crois qu'il faut avoir une conception euroméditerranéenne de la mode. Travailler avec le Maroc et la Tunisie, c'est aussi une bonne chose. Il y a souvent une complémentarité d'ailleurs entre le textile amont français et la confection marocaine et tunisienne. Donc vous voyez, je pense qu'il faut avoir une exception assez large du Made in France. Finalement, c'est la proximité qui m'intéresse, autant que le made in France, on va dire.
- Gilles Halais
Oui, la proximité, c'est aussi une bonne façon de commander au plus près des tendances de la mode.
- Gildas Minvielle
Et finalement, un approvisionnement lointain en Asie ou au Bangladesh, par exemple, c'est une prise de risque importante. Quand on commande six mois avant la saison... Parce qu'on ne sait pas très bien lire le futur. Et bien sûr, on n'oublie pas la météo. On est un secteur qui dépend énormément de la météo et elle est très capricieuse en ce moment. Donc il faut avoir ça en tête. Et la proximité, c'est peut-être plus cher, mais c'est moins risqué d'une certaine façon. Donc il faut faire des arbitrages.
- Gilles Halais
Oui, comme on a des mix énergétiques, on peut faire aussi des mix d'approvisionnement en quelque sorte.
- Gildas Minvielle
Plus on s'approvisionne proche du marché, plus on répond facilement aux tendances de la demande, plus c'est facile d'animer le point de vente, mais c'est aussi salutaire pour l'environnement.
- Gilles Halais
C'est aussi ce que vous déployez pour Saint James, Luc Lesénécal, et l'enseignement que vous en tirez, c'est que l'avenir de l'industrie française passe par des partenariats avec d'autres pays européens et méditerranéens.
- Luc Lesénécal
Il ne faut pas non plus être plus réaliste que le roi. Nous, on défend notre savoir-faire qui est bien identifié, qu'à la fois sur le tricotage, laine et la confection de pulls et de marinières. Par contre, nous sommes incapables de fabriquer des pantalons. Donc on envoie nos patronages, on choisit nos tissus, et on essaye dans la mesure du possible de les ramener en France ou en Europe. Donc on l'a fait avec les établissements Tuffery, qui sont des fabricants de jeans en France, ou 1083. Mais parfois on est obligé de faire appel à un savoir-faire plus européen. On travaille pas mal avec le Portugal, notamment pour les sweatshirts. On ne peut pas tout faire en France. Mais tout ce qui peut être en France, il faut le faire en France. L'ambition, ce n'est pas de faire 100% en France, mais de croître, de retrouver nos savoir-faire. Quitte à laisser à d'autres pays d'autres savoirs-faire qui ne sont pas maîtrisés.
- Gilles Halais
Quelles mesures concrètes pourraient être prises pour soutenir le développement du fabriqué en France ?
- Luc Lesénécal
Une qui serait simple à mettre en application, c'est le marquage pour le textile de la provenance systématiquement et obligatoire. En Europe, c'est le seul continent où vous n'avez pas l'obligation de mettre où est fabriqué le produit. Ensuite, il y a des mesures fiscales. Baisser la TVA des textiles fabriqués en France à 5,5% et non à 20%. Peut-être qu'il faudrait mettre un plan plus direct d'aide aux entreprises pour la relocalisation ou les investissements, soit par des allégements fiscaux, mais fléchés. C'est-à-dire que si on fait une économie de 50 000 euros d'impôts, on s'engage et on prouve qu'on a réinvesti ces 50 000 euros dans l'outil de production ou dans la formation.
- Gilles Halais
Et vous êtes prêt, vous, Grégory Marchant, à développer d'autres projets industriels sur le modèle du partenariat entre La Maillecotech et Decathlon ?
- Grégory Marchant
Il y a plein de retailers autour de nous. Des projets comme ça, si vous allez les voir, si vous partagez avec eux, il y a moyen d'en faire 100, 1000, comme ce qu'on est en train de faire. Et la même chose, mon ambition est de dire aux marques, "Venez voir !". Decathlon nous a donné peut-être 2% de sa quantité, donc ça veut dire rien. Néanmoins, on a réussi à faire quelque chose, et on est toujours dans le process de le faire, parce qu'on modifie nos matériels, on crée des nouvelles manières de faire, et ce process, on le fait ensemble.
- Gilles Halais
Merci, merci infiniment à tous les quatre pour ces échanges passionnants sur les enjeux et les opportunités du fabriqué en France pour le développement industriel français, pour nos emplois et pour la planète. N'hésitez pas à partager ce podcast, à le commenter et on se retrouve très bientôt pour un nouvel épisode de En mode Innovation avec l'Alliance du Commerce. On restera sur les enjeux environnementaux avec le recyclage. À très bientôt.
- Voix off
En mode Innovation. Le podcast de l'Alliance du Commerce.